Cet arrêt de rejet rendu le 23 mai 2019 par la deuxième chambre civile a trait aux modalités de réparation des préjudices découlant de l’impossibilité pour la victime d’un dommage corporel d’occuper une activité professionnelle. Il rappelle surtout la difficulté à cerner les contours du poste de préjudice de l’incidence professionnelle, encore « en partie mystérieux » (RCA 2019. Comm. 1 et Étude 5, obs. S. Hocquet-Berg), en raison de sa consécration relativement récente (v. J.-P. Dintilhac [dir.], Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, Doc. fr., 2005, p. 35 s.).

Après un accident de la circulation et une première indemnisation de son dommage, en raison d’une aggravation, la victime a assigné l’assureur du conducteur pour obtenir des indemnités complémentaires destinées à compenser les conséquences professionnelles de l’aggravation de son état. Une cour d’appel a fait droit à sa demande. L’assureur s’est pourvu en cassation, contestant la décision d’appel sur deux points. D’une part, sans remettre en cause l’indemnisation au titre de la perte de gains professionnels futurs, il contestait celle au titre de l’incidence professionnelle alors qu’il était établi que la victime ne pourrait plus occuper un quelconque emploi. D’autre part, il dénonçait le non-respect du principe de la réparation intégrale en raison de l’indemnisation au titre de ces deux postes de préjudices, ce qui, selon lui, revenait à indemniser deux fois la même chose.

La question était donc de savoir si la victime pouvait obtenir une indemnisation au titre de la perte des gains professionnels futurs mais également une indemnisation au titre de l’incidence professionnelle ou si, à l’inverse, l’indemnisation au titre du premier poste de préjudice englobait nécessairement celle au titre du second. La question se pose avec une acuité certaine en ce qu’un des derniers arrêts rendus sur le sujet avait rejeté le cumul dans un attendu aux termes « péremptoires » (P. Jourdain, obs ss Civ. 2e, 13 sept. 2018, RTD civ. 2019. 114 image) et généraux : « l’indemnisation de la perte de ses gains professionnels futurs sur la base d’une rente viagère d’une victime privée de toute activité professionnelle pour l’avenir fait obstacle à une indemnisation supplémentaire au titre de l’incidence professionnelle » (Civ. 2e, 13 sept. 2018, n° 17-26.011, Dalloz actualité, 28 sept. 2018, obs. J.-D. Pellier ; D. 2018. 1807 image ; ibid. 2153, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon image ; RTD civ. 2019. 114, obs. P. Jourdain image ; JCP 2018. 1109, note C. Cousin ; RCA 2019. Comm. 1 et Études 5, obs. S. Hocquet-Berg, préc.).

Cette dernière décision a fait craindre à ses commentateurs que la haute juridiction ne soit pas capable de « faire le départage entre les préjudices compatibles avec l’indemnisation des pertes de gains professionnels futurs et ceux qui ne le sont pas » (P. Jourdain, art. préc.) ou qu’elle ait procédé à « une redéfinition […] du contenu de l’incidence professionnelle [en l’amputant] d’une de ses composantes » (S. Porchy-Simon, obs. ss Civ. 2e, 13 sept. 2018, D. 2018. 2153, spéc. p. 2157 image).

On peut se réjouir de constater à la lecture de l’arrêt du 23 mai 2019 qu’il n’en est rien puisqu’en rejetant l’argumentation du pourvoi, la Cour de cassation maintient la possibilité d’un tel cumul.

Dans un premier temps, la deuxième chambre civile se prononce sur la caractérisation de l’incidence professionnelle, laquelle correspond, en l’espèce, à une perte de chance d’obtenir une promotion liée à l’évolution de la carrière. Elle reconnaît qu’au regard de la restriction importante à une activité, du marché du travail et de son âge, le retour à l’emploi de la victime demeure très aléatoire. Malgré l’impossible maintien de l’emploi, elle admet une indemnisation au titre de l’incidence professionnelle. Elle en tire la conclusion qu’en raison de l’aggravation de son dommage corporel, la victime a perdu une chance d’obtenir une promotion professionnelle. Promotion professionnelle, liée à l’évolution de carrière, qui lui aurait permis, en toute logique, de percevoir un salaire plus important.

Dans un second temps, elle se prononce sur la question de la réparation intégrale en opérant une distinction entre les préjudices indemnisés. D’un côté, il y a la perte de chance d’obtenir une promotion liée à l’évolution de carrière que la victime pouvait raisonnablement espérer. Perte de chance qui entre dans le poste de préjudice de l’incidence professionnelle. De l’autre, il y a la perte de gains professionnels futurs calculée uniquement sur la base de l’ancien salaire de la victime et qui n’inclut pas les sommes qui se seraient ajoutées en présence d’une évolution de carrière. Ce préjudice équivaut à la perte des gains professionnels futurs qu’aurait continué à percevoir la victime si elle avait occupé le même emploi.

Il en résulte que verser une indemnisation distincte au titre de ces deux postes de préjudices ne revient pas à indemniser deux fois la même chose. Et pour cette raison, la décision est pleinement justifiée.

L’incidence professionnelle et les pertes de gains professionnels futurs appartiennent à la catégorie des préjudices professionnels. Ils constituent deux postes de préjudice, à la fois patrimoniaux et permanents, distincts au sein de la nomenclature Dintilhac. L’incidence professionnelle vient compléter l’indemnisation déjà obtenue par la victime au titre des pertes de gains professionnels futurs. Les juges du fond doivent procéder à leur évaluation, non pas de façon globale, mais séparée (Civ. 2e, 13 déc. 2012, n° 11-28.852, Gaz. Pal. 15 et 16 févr. 2013, p. 35, obs. A.  Renelier ; 3 juill. 2014, n° 13-20.240, D. 2014. 2362, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon image ; RCA 2014. Comm. 325).

Pourtant, bien qu’ils soient autonomes, le cumul de ces deux postes de préjudice n’est pas toujours admis par le juge, notamment quand la distinction entre eux n’est pas praticable.

Le cumul ne peut pas avoir lieu lorsque l’indemnisation au titre de la perte de gains professionnels futurs s’oppose directement à celle au titre de l’incidence professionnelle. Il en va ainsi lorsque la victime est devenue inapte à tout emploi et qu’elle souhaite, par exemple, obtenir des indemnités au titre de la dévalorisation sur le marché du travail ou de la pénibilité accrue au travail – qui entrent dans l’incidence professionnelle –, puisque cela suppose un maintien de l’emploi ou la possibilité d’en retrouver un. De la même façon, les frais de reclassement ou de formation sont sans objet pour ces victimes. Il ne peut alors y avoir d’incidence professionnelle sans exercice d’une profession. Si elle est indemnisée au titre de la perte de gains professionnels futurs parce qu’elle n’occupe aucun emploi, elle ne peut pas, dans le même temps, obtenir une indemnisation de préjudices subis au cours d’une activité professionnelle.

À cet égard, la Cour de cassation n’a pas hésité a casser une décision réparant à la fois les pertes de ses gains professionnels futurs et l’incidence professionnelle d’une victime qui avait perdu son emploi et devait se reconvertir (Civ. 2e, 27 avr. 2017, n° 16-13.360, Gaz. Pal. 7 nov. 2017, p. 62, obs. M.-C. Gras et B. Guillon). Elle a également censuré les juges du fond qui, après avoir reconnu l’indemnisation des pertes de gains professionnels futurs jusqu’à l’âge de départ à la retraite, avaient alloué une indemnité au titre l’incidence professionnelle à une victime dans l’impossibilité de reprendre une activité professionnelle, sans caractériser l’existence d’un préjudice distinct de celui qu’elle avait déjà indemnisé au titre des pertes de gains professionnels (Civ. 1re, 5 avr. 2018, n° 17-16.116, Dalloz jurisprudence). Sans exclure totalement le cumul d’indemnités pour ces deux postes de préjudice, l’arrêt impose de caractériser une incidence professionnelle distincte des pertes de gains professionnels.

Mais il arrive, au contraire, que le cumul soit possible précisément parce que le poste de préjudice d’incidence professionnelle « protéiforme » (D. 2018. 2153, obs. S. Porchy-Simon, préc.) a été pensé pour indemniser « les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle, tel que le préjudice subi par la victime en raison de sa dévalorisation sur le marché du travail, de sa perte d’une chance professionnelle […] » (J.-P. Dintilhac [dir.], Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, op. cit.).

C’est le cas lorsqu’il peut y avoir une incidence professionnelle même en présence d’une impossibilité pour la victime de reprendre, un jour, toute activité. Il en va ainsi lorsque l’indemnisation de la perte de gains professionnels futurs ne comprend pas l’indemnisation de certains aspects de l’incidence professionnelle comme la perte de chance professionnelle, laquelle doit être indemnisée lorsque la victime avait un espoir raisonnable de progression de carrière induisant une augmentation de revenus. Si elle n’a pas déjà été prise en compte au titre de la perte de gains professionnels futurs, elle devra l’être au titre de l’incidence professionnelle comme c’est le cas en l’espèce (v. égal. en ce sens Civ. 1re, 11 juill. 2018, n° 17-22.756, Dalloz jurisprudence). La Cour de cassation a accepté que la victime indemnisée de la perte de gains professionnels sur une base temporaire jusqu’à l’âge de départ à la retraite obtienne une indemnité complémentaire au titre de la « perte de points de retraite » (Civ. 2e, 20 oct. 2016, n° 15-15.811, Dalloz jurisprudence ; 13 déc. 2018, n° 17-28.019, Dalloz jurisprudence). La deuxième chambre a également admis le cumul d’indemnisations d’une victime qui occupait un emploi de journaliste et dont les troubles comportementaux et cognitifs consécutifs à un accident rendaient quasi impossible la reprise de son emploi antérieur. Elle a été indemnisée au titre de l’incidence professionnelle résultant de la nécessité de renoncer à l’exercice de la profession de journaliste (Civ. 2e, 14 sept. 2017, n° 16-23.578, Dalloz jurisprudence) laquelle se distinguait de la réparation de la perte de gains professionnels futurs.

Cette oscillation entre acceptation ou refus du cumul s’explique par « l’ambivalence » (S. Hocquet-Berg, art. préc.) de l’incidence professionnelle qui rend difficile la délimitation de son contenu. Ses contours ne sont pas précisément tracés ni par la nomenclature Dintilhac ni par la jurisprudence. Envisagée par le premier comme un poste de préjudice exclusivement patrimonial, il s’avère, en réalité, qu’il est dual, ce que peine à affirmer clairement la seconde. Un projet de décret gouvernemental rendu public en 2014, dont le but était d’entériner la nomenclature, proposait justement de scinder l’incidence professionnelle en deux postes, l’un patrimonial, l’autre extrapatrimonial. Parce que le projet a finalement été abandonné, il revient au juge de définir les règles d’application de ce poste de préjudice et de le faire avec méthode.

Pour ce faire, parce que « les éléments de préjudice composant le poste de l’incidence professionnelle sont hétérogènes » (P. Jourdain, art. préc.), l’idée serait de distinguer entre ceux d’entre eux qui ont un caractère patrimonial (frais de reclassement, perte de droit à la retraite, perte de chance professionnelle, dévalorisation sur le marché du travail) de ceux qui ont une dimension extrapatrimoniale (perte d’intérêt pour le travail). Il faut comprendre que « les composantes extrapatrimoniales expriment l’impact professionnel non économique du dommage corporel » (P. Jourdain, art. préc.). La pénibilité accrue du travail, en cas de maintien de l’emploi, et l’abandon de la profession antérieure, en cas de perte d’emploi, en sont des exemples. Autant d’éléments de préjudice, envisagés dans leur dimension extrapatrimoniale, parfaitement compatibles avec la réparation de la perte de gains professionnels futurs.

Toutefois, en l’espèce, la perte de chance d’une promotion indemnisée au titre de l’incidence professionnelle est un préjudice patrimonial démontrant par là même qu’il n’y a pas toujours incompatibilité entre l’indemnisation de la perte de gains professionnels et celle de l’incidence professionnelle envisagée, cette fois-ci dans sa dimension patrimoniale.

Finalement, ce ne sont pas tous les préjudices patrimoniaux rattachés à l’incidence professionnelle qui sont compatibles avec une indemnisation au titre des pertes de gains professionnels futurs mais seulement certains. En revanche, les préjudices extrapatrimoniaux qui entrent dans le cadre de l’incidence professionnelle peuvent, tous, être indemnisés indépendamment de l’indemnisation des pertes de gains professionnels.

En somme, s’il n’ y a pas de solutions clairement établies, l’arrêt du 23 mai 2019 montre que la tendance n’est pas au rejet systématique d’un cumul d’indemnisations au titre de la perte de gains professionnels et au titre de l’incidence professionnelle. Reste toutefois pour la Cour de cassation à marquer les frontières de l’incidence professionnelle plus nettement « afin de clarifier le contenu d’un préjudice de fait trop hétérogène pour être réellement valorisé en pratique » (S. Porchy-Simon, art. préc.).