Le juge peut-il se fonder sur deux rapports d’expertise, l’un judiciaire et l’autre amiable, établis non contradictoirement qui ont pu être discutés au cours de l’instance ?

La première chambre civile de la Cour de cassation nous fournit des éléments de réponse dans cet arrêt du 9 septembre 2020.

Dans cette affaire, il s’agissait de désordres apparus sur des bateaux amarrés dans un port. Des expertises amiables ont été réalisées pour en déterminer l’origine. Les propriétaires et leurs assureurs ont assigné en responsabilité la commune dans laquelle était situé le port ainsi que son assureur. Le propriétaire d’un navire était ensuite intervenu volontairement à l’instance.

Au cours de l’instance, le juge de la mise en état a ordonné une expertise. Dans son rapport, l’expert a conclu que les dommages subis étaient imputables à la défectuosité de l’installation électrique du port, ayant pour origine un phénomène ou un appareil électrique à bord d’un voilier.

En appel, la commune et son assureur ont été condamnés in solidum à payer différentes sommes en réparation des désordres. La cour d’appel a pour cela jugé inopposable le rapport d’expertise judiciaire à une partie – en l’occurrence un assureur – au motif que celle-ci n’avait été ni appelée ni représentée aux opérations d’expertise, dans la mesure où elle a été attraite en la cause postérieurement au dépôt du rapport de l’expert judiciaire. La juridiction d’appel a ajouté que, s’agissant des expertises amiables réalisées à la demande des assureurs des propriétaires des navires endommagés et de la commune, les opérations ne se sont pas déroulées contradictoirement. Elle en a déduit qu’en l’absence d’autres éléments suffisamment probants, ces expertises amiables et judiciaire devaient être écartées des débats. Devant la Cour de cassation, les demandeurs avançaient que ce rapport, régulièrement versé aux débats, était corroboré par des rapports d’expertises amiables et des décisions administratives, de sorte que le juge ne pouvait refuser de l’examiner.

La Haute juridiction censure la décision au visa de l’article 16 du code de procédure civile. Elle indique que lorsqu’une partie à laquelle un rapport d’expertise est opposé n’a pas été appelée ou représentée au cours des opérations d’expertise, le juge ne peut refuser d’examiner ce rapport, dès lors que celui-ci a été régulièrement versé aux débats et soumis à la discussion contradictoire des parties. Elle ajoute qu’il lui appartient alors de rechercher s’il est corroboré par d’autres éléments de preuve. La Haute juridiction conclut en soulignant que ces rapports d’expertise, régulièrement versés aux débats, avaient été soumis à la libre discussion des parties et se corroboraient mutuellement.

Cette solution rappelle que des rapports d’expertise établis en méconnaissance du principe du contradictoire peuvent conserver leur force probante. Cela ne va pourtant pas de soi. Un rapport d’expertise élaboré en méconnaissance de ce grand principe du procès qu’est le contradictoire ne peut qu’inspirer une certaine méfiance, surtout si l’on considère que cette mesure d’instruction est un élément de preuve souvent décisif qui peut emporter la conviction du juge. C’est ce qui explique que le juge ne saurait fonder sa décision sur une mesure d’instruction qui n’a pas été réalisée dans le respect du contradictoire. Néanmoins, le fait que ce rapport n’ait pas été établi contradictoirement ne le condamne pas pour autant à rester lettre morte. Il peut valoir à titre de preuve dès lors qu’il est soumis « à la libre discussion des parties » (Civ. 1re, 18 oct. 2005, n° 04-15.816 ; Civ. 2e, 14 sept. 2006, n° 05-14.333, Bull. civ. II, n° 225 ; AJDI 2007. 562 image, obs. C. Denizot image ; Civ. 1re, 30 janv. 2007, n° 06-11.581, D. 2008. 2820, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et T. Vasseur image ; Civ. 2e, 15 oct. 2009, n° 08-16.582). En un mot, le débat contradictoire au cours de l’instance « l’immunise contre les doutes dont son élaboration discrète a été entourée » (R. Perrot, Expertise amiable : son autorité ?, RTD civ. 2012. 769 image). Le rapport d’expertise établi non contradictoirement devient alors une pièce comme une autre susceptible d’être exploitée par le juge.

Cette position de la Cour régulatrice a pu paraître contestable en ce qu’elle réduit l’expertise au seul rapport produit à son terme alors qu’elle est avant tout un processus probatoire dont le déroulement, et non simplement l’acte qui en reprend la substance, doit être contradictoire...

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