Proclamé solennellement dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 comme un « droit inviolable et sacré » (art. 17), le droit de propriété y est présenté parmi les « droits naturels et imprescriptibles de l’homme » dont la conservation est « le but de toute association politique » (art. 2). Il est, en effet, conçu comme une déclinaison de la liberté (A. Cayol, Le droit des biens en tableaux, Ed. Ellipses, 2019, p. 62) : le propriétaire peut « jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue » (C. civ., art. 544). Il s’agit ainsi d’un espace de liberté, d’un contenant sans contenu précisément défini (F. Zenati, Pour une rénovation de la théorie de la propriété, RTD civ. 1993. 305 image), permettant de faire tout ce qui n’est pas interdit par la loi ou par les règlements (C. civ., art. 544 in fine).

« Rapport exclusif d’une personne sur un bien » (F. Zenati-Castaing et T. Revet, Les biens, 3e éd., PUF, 2008, n° 163, p. 259), le droit de propriété est caractérisé par l’exclusivisme (F. Zenati, Essai sur la nature juridique de la propriété. Contribution à la théorie du droit subjectif, Thèse Lyon III, 1981, n° 399, p. 541), lequel permet d’écarter tous les tiers, le propriétaire ayant vocation à profiter seul de toutes les utilités de la chose. Dès lors, nul ne peut, en principe, être privé de sa propriété sans y avoir consenti. Comme l’indique expressément l’article 545 du code civil, reprenant en substance le contenu de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété si ce n’est pour cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité ».

Le législateur a donc étroitement encadré la procédure d’expropriation (W. Dross, Droit civil. Les choses, LGDJ, 2012, nos 39 s.). Une première phase, administrative, consiste à vérifier l’existence d’une cause d’utilité publique. À défaut d’accord amiable sur la cession, s’ouvre une seconde phase, judiciaire, laquelle a pour objet de réaliser le transfert de propriété au profit de la collectivité publique et de fixer le montant de l’indemnité.

L’article L. 323-3 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique précise que, « Après la saisine du juge et sous réserve que l’ordonnance d’expropriation soit intervenue, les propriétaires expropriés qui occupent des locaux d’habitation ou à usage professionnel ainsi que les locataires ou preneurs commerçants, artisans, industriels ou agricoles peuvent, s’il n’y a pas obstacle au paiement et sauf dans l’hypothèse où leur relogement ou leur réinstallation est assurée par l’expropriant, obtenir le paiement d’un acompte représentant 50 % du montant des offres de l’expropriant. Toutefois, lorsque les offres de l’expropriant sont supérieures aux estimations faites par l’autorité administrative compétente, cet acompte est limité à 50 % du montant de ces estimations ». Dans un arrêt du 21 janvier 2021, la troisième chambre civile de la Cour de cassation décide du renvoi au Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité concernant ce texte, lequel serait susceptible de porter atteinte au principe d’égalité devant la loi et à la liberté d’entreprendre.

En l’espèce, un établissement public avait acquis par voie de cessions amiables diverses parcelles nécessaires à la réalisation d’un projet qui avait préalablement été déclaré d’utilité publique. Cet établissement saisit, par la suite, le juge de l’expropriation afin que soient fixées les indemnités d’éviction revenant aux locataires desdites parcelles. La juridiction de l’expropriation a alors transmis une question prioritaire de constitutionnalité visant à s’interroger sur la conformité au principe d’égalité devant la loi et à la liberté d’entreprendre, des dispositions de l’article L. 323-3 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, « en ce qu’elles ne s’appliquent pas aux locataires occupant un bien ayant fait l’objet d’un transfert de propriété par voie de cession amiable au profit de l’expropriant » (consid. 3).

Issu de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, le contrôle a posteriori des lois est entré en vigueur le 1er mars 2010. Depuis lors, tout justiciable peut soulever, à l’occasion d’un litige, une question prioritaire de constitutionnalité afin que le Conseil constitutionnel vérifie la conformité d’une disposition législative au bloc de constitutionnalité. La transmission d’une telle question au Conseil est toutefois subordonnée au passage d’un « filtre » réalisé par les Hautes juridictions des ordres administratif et judiciaire. Le Conseil d’État et la Cour de cassation doivent vérifier la réunion de trois critères cumulatifs. Il est, tout d’abord, nécessaire que la question posée soit directement applicable au litige. Il est, ensuite, requis qu’elle n’ait pas déjà été déclarée conforme par le Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances. Il est, enfin, exigé que la question soit nouvelle ou qu’elle présente un caractère sérieux.

En l’espèce, la troisième chambre civile constate que la disposition contestée est bien applicable au litige et qu’elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution (consid. 4 et 5). Elle considère, en outre, qu’elle présente un caractère sérieux en ce que le versement d’un acompte est « réserv(é) aux locataires d’un bien ayant fait l’objet d’une ordonnance d’expropriation, à l’exclusion des locataires d’un bien ayant donné lieu à une cession amiable consentie à l’expropriant après déclaration d’utilité publique » (consid. 6). Pour la Cour de cassation, l’article L. 323-3 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique serait donc « susceptible de porter atteinte au principes d’égalité devant la loi et de la liberté d’entreprendre » (consid. 6 in fine).

Le principe d’égalité est le principe constitutionnel le plus souvent invoqué devant le Conseil constitutionnel (F. Mélin-Soucramanien, Le principe d’égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Cahiers du Conseil constitutionnel 2010. 89 image). Comme le proclame solennellement l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la loi « doit être la même pour tous ». Toutefois, l’égalité n’est requise qu’entre deux situations comparables. Ainsi, « le principe d’égalité ne fait pas obstacle à ce qu’une loi établisse des règles non identiques à l’égard de catégories de personnes se trouvant dans des situations différentes ». « L’égalité est toujours relative à quelque chose ou à quelqu’un » (Les grands arrêts du droit des libertés fondamentales, 2e éd., Dalloz, 2019, décis. 46-47, n° 10, p. 375) : elle n’implique pas un traitement uniforme, lorsque les personnes concernées ne se trouvent pas dans une même situation. Il est admis, depuis une décision du 9 avril 1996, que « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit » (Cons. const. 9 avr. 1996, n° 1996-375 DC, consid. 8). Il est toutefois permis de douter que tel soit le cas en l’espèce, l’article L. 323-3 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique traitant de façon différente les locataires de biens cédés à une collectivité publique dans le cadre d’un projet déclaré d’utilité publique selon que le transfert de propriété a eu lieu à l’amiable ou par une ordonnance judiciaire. On peine à voir l’incidence du caractère amiable ou judiciaire du transfert sur le droit à indemnisation des locataires, dont la situation est bien identique quant à l’obligation qui leur est faite de quitter les biens objets du transfert. Le critère de différenciation ne serait pas ici pertinent au regard de l’objectif poursuivi par le texte.

Par ailleurs, cette disposition serait également susceptible, d’après la troisième chambre civile, de porter atteinte à la liberté d’entreprendre. D’abord consacrée par le législateur lors de la Révolution française (Loi des 2-17 mars 1791, dite « Décret d’Allarde » et loi « Le Chapelier » des 14-17 juin 1791), cette dernière s’est vu reconnaître une valeur constitutionnelle en 1982 dans la décision du Conseil constitutionnel relative aux nationalisations, comme découlant de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « la liberté qui, aux termes de l’article 4 de la Déclaration, consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas autrui, ne saurait elle-même être préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d’entreprendre » (Cons. const. 16 janv. 1982, n° 81-132 DC, consid. 16). Il s’agit, selon le Conseil constitutionnel, de « la liberté d’accéder à une profession ou à une activité économique mais également (de) la liberté dans l’exercice de cette profession ou de cette activité » (Cons. const. 30 nov. 2012, n° 2012-285 QPC, consid. 7, AJDA 2012. 2301 image ; D. 2012. 2808 image). Certes, « la liberté d’entreprendre n’est ni générale, ni absolue » : « il est loisible au législateur d’y apporter des limitations exigées par l’intérêt général à la condition que celles-ci n’aient pas pour conséquence d’en dénaturer la portée » (Cons. const. 4 juill. 1989, n° 89-254 DC, consid. 5, D. 1990. 209 image, note F. Luchaire image ; Rev. sociétés 1990. 27, note Y. Guyon image ; RTD civ. 1990. 519, obs. F. Zenati image). Il importe de vérifier que les limitations prévues par le législateur ne sont pas disproportionnées à l’objectif poursuivi (Cons. const. 16 janv. 2001, n° 2000-439, consid. 14, AJDA 2001. 222, étude E. Fatôme image ; D. 2002. 1944 image, obs. V. Ogier-Bernaud image). Or il n’est pas certain que tel soit bien le cas en l’espèce concernant l’article L. 323-3 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique.