Par Le Batonnier le vendredi 18 septembre 2020
Catégorie: Actualités juridiques

Action directe et compétence territoriale : la victime n’est pas l’assuré

Depuis 1926 (Civ. 1re, 14 juin 1926), la jurisprudence reconnaît à la victime d’un dommage le droit d’exercer une action directe contre l’assureur de responsabilité de l’auteur du dommage, action fondée sur le droit propre dont dispose la victime, en vertu de la loi, contre l’assureur de responsabilité. C’est à l’article L. 124-3 du code des assurances qu’a été codifié, au profit de la victime, ce droit propre sur l’indemnité d’assurance, interdisant à l’assureur de « payer à un autre que le tiers lésé tout ou partie de la somme due par lui, tant que ce tiers n’a pas été désintéressé, jusqu’à concurrence de ladite somme, des conséquences pécuniaires du fait dommageable ayant entraîné la responsabilité de l’assuré » : c’est aujourd’hui l’alinéa 2 du texte. En effet, la loi n° 2007-1774 du 17 décembre 2007 a ajouté un alinéa 1er à l’article L. 124-3, qui confère expressément à la victime une action directe (J.-Cl. Procédures formulaires, v° Assurances, par S. Ben Hadj Yahia, fasc. 20, spéc. n° 103 ; B. Beignier et S. Ben Hadj Yahia, Droit des assurances, 3e éd., Lextenso, coll. « Précis Domat », 2018, n° 754). La Cour de cassation rappelle régulièrement que cette action directe est autonome (Civ. 3e, 15 déc. 2010, n° 09-68.894 P, Dalloz actualité, 14 janv. 2011, obs. C. Dreveau ; RDI 2011. 171, obs. C. Dreveau

). En conséquence, il a été notamment jugé que la recevabilité de l’action directe est indépendante de toute saisine préalable du conseil de l’ordre des architectes (Civ. 3e, 10 nov. 2016, n° 15-25.449 NP, RTD civ. 2017. 148, obs. H. Barbier

; Procédures 2017. Chron. 3, n° 1, art. C. Bléry ; 18 déc. 2013, n° 12-18.439 P, Dalloz actualité, 14 janv. 2014, art. A. Portmann ; D. 2014. 78

; RDI 2014. 105, obs. B. Boubli

; Procédures 2014. Chron. 2, n° 3, obs. C. Bléry) ou que l’action directe de la victime n’est pas placée sous la dépendance de l’action en garantie de l’assuré (Civ. 2e, 3 mai 2018, n° 16-24.099, Dalloz actualité, 31 mai 2018, J.-D. Pellier ; D. 2018. 1009

; ibid. 2048, chron. E. de Leiris, O. Becuwe, N. Touati et N. Palle

; RTD civ. 2018. 668, obs. H. Barbier

; ibid. 685, obs. P. Jourdain

) : dès lors qu’il y a un contrat d’assurance de responsabilité (Civ. 28 mars 1939, Bull. civ. 1939, n° 87), la responsabilité de l’assuré (Civ. 2e, 4 nov. 2010, n° 09-69.780 NP) et l’existence d’une garantie de l’assureur, l’action directe peut être exercée.

De manière générale, l’action directe contre l’assureur de responsabilité suscite un contentieux assez nourri (v. C. Bléry, Procédures 2019. Chron. 5, nos 2 et 3, Procédures 2018. Chron. 4, nos 2 et 3 ; Procédures 2017. Chron. 3, nos 1, 2 et 3 ; Procédures 2016. Chron. 3, n° 1, Procédures 2015. Chron. 2, n° 1, etc.). Témoin encore l’arrêt rendu par la Cour de cassation qui traite des règles de compétence territoriale régissant l’action directe en indemnisation de ses préjudices exercée par la victime d’un accident de la circulation contre l’assureur du véhicule impliqué : il est de « jurisprudence constante » (v. l’arrêt n° 5) que la victime dispose d’options de compétence territoriale offertes par plusieurs textes. Pour autant, la victime ne peut choisir son juge d’une manière totalement libre. L’arrêt rappelle quelles sont ces options. Surtout, il affirme leur caractère limitatif, d’où la grande diffusion à laquelle il est destiné.

Un conducteur est victime d’un accident de la circulation dans lequel est impliqué un véhicule assuré auprès de la société Macif Centre Europe (l’assureur) ; l’accident se produit dans le ressort du tribunal de grande instance (TGI) de Saverne. La victime et ses proches assignent l’assureur en indemnisation de leurs préjudices devant le TGI de Strasbourg – tribunal du domicile de la victime. L’assureur-défendeur soulève devant le juge de la mise en état (JME) l’incompétence territoriale de la juridiction saisie. Le JME fait droit à la demande : il déclare le TGI de Strasbourg incompétent territorialement et renvoie devant le TGI de Mulhouse – en tant que tribunal du siège du défendeur – pour continuation de la procédure. Sur appel des consorts victimes, la cour d’appel de Colmar confirme.

La juridiction du second degré juge que la victime exerçant l’action directe peut se prévaloir, soit des règles de compétence issues des articles 42 et suivants du code de procédure civile – en réalité, l’article 46 –, soit de celles de l’article R. 114-1 du code des assurances. Or aucun texte ne permettait de retenir la compétence territoriale de la juridiction dans le ressort de laquelle demeurait la victime.

Les consorts victimes se pourvoient et la Cour de cassation rejette ce pourvoi.

Ainsi que le rappellent la cour d’appel et la Cour de cassation, les juridictions territorialement compétentes sont les suivantes :

celle du lieu où demeure le défendeur ;
  celle du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi ;
  celle du domicile de l’assuré.

L’article 46 du code de procédure civile prévoit l’option entre la règle de principe (domicile du défendeur) et une autre juridiction en matière délictuelle, de sorte que le passage par l’article 42, effectué par les deux juridictions n’est même pas nécessaire. Tout au plus peut-on rappeler que cet article 42 est à combiner avec l’article 43 qui prévoit notamment que, lorsque le défendeur est une personne morale, est compétent le tribunal du lieu où cette personne morale est établie. Il s’agit en principe du siège social mais éventuellement d’une succursale qui répond aux conditions de la jurisprudence dite « des gares principales » (req. 19 juin 1876) – hypothèse hors sujet ici. Il faut aussi rappeler que, si les deux chefs « lieu du fait dommageable » et « lieu où le dommage a été subi » se distinguent parfois (par exemple, en cas de déversement de produits toxiques dans une rivière, qui cause une pollution dont les effets sont ressentis en aval), le plus souvent, les deux se confondent : c’est tout particulièrement vrai dans le cas d’un accident de la circulation.

L’assureur-défendeur avait son siège dans le ressort du TGI de Mulhouse et l’accident s’était produit/le dommage avait été subi dans le ressort du TGI de Saverne (adde J. Héron, Droit judiciaire privé, 7e éd., 2019, par T. Le Bars et K. Sahli, n° 982).

L’article R. 114-1 du code des assurances, de son côté, donne compétence au tribunal du domicile de l’assuré, par faveur pour celui-ci. Plus précisément, ce texte pose un principe et des exceptions. Il dispose que, « dans toutes les instances relatives à la fixation et au règlement des indemnités dues, le défendeur est assigné devant le tribunal du domicile de l’assuré, de quelque espèce d’assurance qu’il s’agisse sauf en matière d’immeubles ou de meubles par nature, auquel cas le défendeur est assigné devant le tribunal de la situation des objets assurés. / Toutefois, s’il s’agit d’assurances contre les accidents de toute nature, l’assuré peut assigner l’assureur devant le tribunal du lieu où s’est produit le fait dommageable ». Dans les hypothèses relatives à l’exécution par l’assureur de son obligation de garantie, la règle est impérative entre les parties au contrat ; autonomie de l’action directe oblige, elle est en revanche facultative à l’égard des tiers, de sorte que la victime exerçant cette action est en droit de s’en prévaloir seulement si elle le souhaite (jurisprudence constante depuis Civ. 1re, 14 déc. 1983, n° 82-13.385 P). Le domicile de l’assuré-conducteur était situé dans le ressort du TGI de Saverne.

Or la victime a préféré ici saisir le TGI de Strasbourg et donc « plaider à domicile ». La Cour de cassation a donc dû, à la suite des juridictions du fond, se demander si la victime d’un accident de la circulation, exerçant son action directe, pouvait, également assigner en indemnisation l’assureur devant la juridiction de son propre domicile ? Ne fallait-il pas au contraire se contenter des possibilités offertes par les articles 46 et R. 114-1 ?

Souvent, la Cour de cassation fait preuve de souplesse pour permettre aux victimes d’exercer l’action directe. Pour autant, elle ne veut pas laisser les victimes s’affranchir des règles de droit. La victime n’est pas l’assuré. Si elle peut bénéficier de la règle dérogatoire de l’article R. 114-1 par la grâce de la jurisprudence (possibilité de saisine du tribunal du domicile de l’assuré), cette même jurisprudence, issue de l’arrêt sous commentaire, ne lui permet pas de faire comme si elle était l’assuré et de saisir le tribunal de son propre domicile.

Dont acte. On comprend que la Cour de cassation n’a pas voulu consacrer la « douleur ambulatoire » de la victime, subie non pas là où le dommage s’est produit ou a été subi, mais où il est subi (la rédaction de l’article 46, issue du décret n° 81-500 du 12 mai 1981, a condamné la jurisprudence et la doctrine qui admettaient cette douleur ambulatoire, v. J. Héron, op. cit.). On comprend qu’elle ne veut pas trop déroger à la règle de principe qui repose sur l’idée que celui qui prend l’initiative d’un procès doit plaider chez son adversaire (la solution contraire ferait présumer que le défendeur est dans son tort, ce qui est une mauvaise solution). Sans doute l’autonomie de l’action directe est-elle également le support de ce raisonnement. Pour autant, la position de la victime n’était pas absurde et on pourrait considérer qu’elle mérite la même faveur que l’assuré… peut-être a fortiori puisqu’elle est victime (contra S. Choisez, Action directe en assurance et clause compromissoire. Quelles règles du jeu ?, JCP 2019. 792)… Une nouvelle fois, l’arrêt ne s’oriente pas dans ce sens et la victime ne pourra donc plaider à domicile que si elle se situe dans le ressort d’un tribunal désigné, soit par l’article 46 du code de procédure civile, soit par l’article R. 114-1 du code des assurances.

Pour finir :

• rappelons que la Cour de cassation a récemment statué à propos de l’option de compétence de l’article 46, mais cette fois en matière contractuelle (Civ. 2e, 27 juin 2019, n° 18-19.466, Dalloz actualité, 18 juill. 2019, obs. N. Reichling ; D. 2019. 1398

; AJ contrat 2019. 446, obs. C. Bléry

; RTD civ. 2020. 456, obs. N. Cayrol

). La cour avait jugé que l’option de compétence territoriale prévue en matière contractuelle à l’article 46, alinéa 2, du code de procédure civile ne concerne que les contrats impliquant la livraison d’une chose ou l’exécution d’une prestation de services. Sans doute fallait-il y voir un retour à une lecture plus rigoureuse de l’article 4,6 alinéa 2, qui nous semblait bienvenu, tout autant que la fin (espérée) des divergences jurisprudentielles en matière contractuelle… C’est la matière délictuelle qui a retenu l’attention de la haute juridiction un an plus tard : la rigueur nous paraît moins appréciable ici ;

• précisons que, pour la compétence d’attribution, ce serait aujourd’hui le tribunal judiciaire (TJ) qu’il faudrait saisir, en tant qu’il statue en matière d’action civile personnelle ou mobilière, quel que soit le montant de la demande. En revanche, là où il y a une chambre de proximité – dénommée « tribunal de proximité (TP) » –, c’est ce TP qui serait compétent jusqu’à 10 000 € et le TJ au-delà de ce taux de compétence (sur cette nouvelle organisation judiciaire, v. Dalloz actualité, 7 oct. 2019, obs. C. Bléry ; D. avocats 2020. 17, obs. C. Bléry

).