Par Le Batonnier le vendredi 21 mai 2021
Catégorie: Actualités juridiques

Affaire [I]Karine J…[/I] : l’État condamné pour faute lourde

Dès sa naissance, Karine J… a été victime de carences éducatives, de maltraitance, d’agressions sexuelles et de viols. Malgré de très nombreux signalements aux autorités, les viols ont perduré de nombreuses années, commis notamment par un ami de la famille vivant à leur domicile, déjà condamné pour des actes pédocriminels et par ailleurs accusé par sa propre fille. Le récit du calvaire de Karine J… a été fait par son avocat qui, lors de l’audience du 17 février 2021 (v. Dalloz actualité, 19 févr. 2021, art. J. Mucchielli), a demandé la condamnation de l’État pour déni de justice et faute lourde. En première instance, les juges avaient rejeté la faute lourde de l’État, constaté l’absence de demande d’indemnisation de l’oncle et de la tante de la jeune fille, déclaré les constitutions de partie civile de deux associations irrecevables. La décision s’était bornée à reconnaître un déni de justice et avait accordé la somme de 12 000 € à Karine J… à ce titre.

Par arrêt du 18 mai 2021, la cour d’appel a infirmé ce jugement du 17 février 2018. La constitution des deux associations a été déclarée recevable, ainsi que les demandes de l’oncle et de la tante de Karine J…. En effet, c’est sur le fondement d’une grossière erreur de plume que le tribunal avait considéré qu’aucune demande n’avait été formée au nom des époux J…. « S’agissant d’une pure erreur matérielle sur laquelle le tribunal aurait pu et dû solliciter les observations des parties pour la rectifier, tant elle est évidente et indiscutable, il y a lieu pour la cour, opérant cette rectification, de constater que les demandes indemnitaires formées devant le tribunal au nom de “M. et Mme René J…” étaient bien celles des époux Loïc J…. Elles ne peuvent donc être sérieusement qualifiées de “demandes nouvelles” ainsi que le prétend l’agent judiciaire de l’État. »

La question suivante portait sur la prescription de la faute lourde. Les juges de première instance avaient retenu comme point de départ de la prescription quadriennale l’année 2011, lorsqu’ils furent convoqués en tant que partie civile par le juge instruisant l’affaire de viols dans laquelle Karine J… était la victime, et les époux J… les représentants légaux, l’action étant donc prescrite après le 31 décembre 2015. Les appelants ont souligné que l’ensemble des dossiers d’assistance éducative n’avaient été joints au dossier qu’en 2013, et que ce n’est qu’à partir de ce moment qu’ils avaient pu prendre connaissance des faits qui ont été à la source du dommage, que le délai ne courait qu’à partir du 1er janvier 2014, et qu’ainsi, l’action engagée le 26 décembre 2016 n’était pas couverte par la prescription, qui n’était acquise qu’après le 31 décembre 2016. C’est le raisonnement qu’ont adopté les juges de la cour d’appel : « Ce n’est donc qu’à la date où les éléments collectés sur cette période 2002-2006 ont ainsi été joints au dossier, soit en novembre 2013, que les appelants ont eu connaissance des exactes modalités selon lesquelles avait été gérée la situation, dont les ratés sont la source de leur action », et retiennent le 1er janvier 2014 comme point de départ du délai de prescription.

La cour s’est ensuite penchée sur la question centrale faute lourde. Le parquet et l’agent judiciaire de l’État ont toujours estimé que les services de l’État ont réagi de manière adéquate à chaque signalement. Concernant l’un de ces signalements, une dénonciation anonyme informant d’abus sexuels et d’un comportement anormalement sexué de l’enfant, la cour d’appel considère : « Force est de constater qu’alors, aucune investigation complémentaire n’a été menée auprès de l’établissement scolaire fréquenté par l’enfant ou du voisinage de la famille, qu’aucun examen psychologique ni gynécologique de l’enfant n’a été envisagé, ni apparemment aucune vérification auprès des services sociaux, pour contrôler la réalité de la situation, le parquet s’accommodant, pour classer sans autre précaution ni réserve, d’une enquête exclusivement fondée sur les propos d’une enfant de six ans et de ses parents visés par la dénonciation : au regard de la nature des faits dénoncés, et quoi qu’il en soit de l’anonymat du dénonciateur [la tante de Karine J…, ndlr], cette réaction n’apparaît ni clairvoyante ni adaptée. »

Lors d’un signalement ultérieur, dit la cour, « une nouvelle fois, les enquêteurs s’en sont essentiellement tenus aux dénégations de Karine, âgée de huit ans et entendue par une brigadière de police, sans apparemment suspecter qu’elle puisse avoir subi des pressions de la part de ses parents, et à celles des époux J…, appuyées à nouveau d’un certificat médical rassurant sur l’état de l’enfant. […] Si l’agent judiciaire de l’État ne voit aucune faute dans cette seconde décision de classement, […] la cour y trouve pour sa part la démonstration de la superficialité de l’enquête ».

La cour considère in fine que « la succession des insuffisances ci-dessus analysées, dans le travail d’enquête et dans la communication interservices, et le manque de clairvoyance qui a gouverné l’appréciation de la situation et les prises de décisions constituent des fautes lourdes engageant la responsabilité de l’État vis-à-vis de Karine J… et de ses oncle et tante, victimes par ricochet ».

Sur le déni de justice : « La cour, en confirmation de la décision du tribunal sur ce point, retient donc le principe d’un déni de justice en raison de délais de procédure qu’elle considère toutefois excessifs à hauteur non pas de dix mois, mais de vingt-six mois. »

En conséquence, la cour a condamné l’État à verser la somme totale de 40 000 € au titre de la faute lourde et 15 000 € au titre du déni de justice, à Karine J…. À ses oncle et tante, 10 000 € et 6 000 € aux mêmes titres.

 

Sur le procès de l’agent judiciaire de l’État, Dalloz actualité a également publié :

Karine J…, enfant violée malgré des signalements, demande réparation à l’État pour « faute lourde », par Julien Mucchielli le 19 février 2021