Vincent Nioré parle beaucoup, s’énerve, crie parfois, se radoucit, souffle, s’émeut, veut raconter, veut expliquer. L’avocat endosse depuis treize ans la lourde tâche d’assister ses consœurs et ses confrères lorsque leurs cabinets et leurs domiciles sont perquisitionnés. C’est lui qui conteste toute saisie devant le juge des libertés et de la détention (JLD), parfois violemment. Il le dit lui-même, « un bâtonnier qui ne conteste pas est une nullité crasse et il doit démissionner ». Vincent Nioré est le détenteur silencieux d’un nombre inestimable de secrets judiciaires. Nommé délégué aux perquisitions sous le bâtonnat de Christian Charrière-Bournazel, son mandat a été renouvelé sans discontinuité. Entre 2011 et 2019, sur 240 perquisitions aux domiciles/cabinets de 190 avocats et 130 audiences devant le JLD, Vincent Nioré a assisté à leur quasi-intégralité « avec une infime minorité d’avocats perquisitionnés mis en cause et poursuivis », a précisé l’ancienne bâtonnière Marie-Aimée Peyron. Pourquoi se séparer d’un tel combattant ?
Vincent Nioré a tenu, le 18 avril 2019, lors d’une audience JLD des propos considérés comme virulents par certains magistrats présents. Lors de huis clos, il dit en avoir assez « de nettoyer l’urine », en avoir marre « des salissures des juges d’instruction », avant d’ajouter « c’est dégueulasse, ce que vous faites à une avocate, cinq de barre ». Ils lancent à l’adresse des juges d’instruction qu’ils sont « les émissaires de la procureure générale », alias Catherine Champrenault, contre qui « le barreau pénal va se lever ». Il dit aussi au juge Serge Tournaire « nous connaissons vos méthodes, nous connaissons les méthodes du pôle financier, vous humiliez les avocats » avant d’ajouter, à l’encontre d’Isabelle Gentil, avocate générale au parquet de Paris, qu’elle était « l’épouse de Jean-Michel Gentil, on sait ce que ça veut dire ». Un rapport est fait dès le lendemain. Le président du tribunal de l’époque, Jean-Michel Hayat, et le procureur Rémy Heitz s’en émeuvent auprès de la bâtonnière Marie-Aimée Peyron. Le 20 juin, la procureure générale Catherine Champrenault demande à Mme Peyron de démettre Vincent Nioré de ses fonctions, à défaut une procédure disciplinaire serait initiée. Un acte de saisine de l’instance disciplinaire est rédigé par la magistrate pour manquement aux obligations et principes de la profession d’avocat. Le rapport d’instruction avait conclu que l’audience servirait à une mise en contexte nécessaire.
Alors, devant l’instance de discipline, logée pour quelques heures au premier étage de la bibliothèque de l’Ordre, Vincent Nioré s’est exprimé comme il en avait envie, devant la formation de jugement n° 1, présidée par l’ancien bâtonnier Pierre-Olivier Sur. Il n’est pas venu seul, de nombreux confrères sont là pour le soutenir, notamment le bâtonnier parisien (lire encadré, ndlr). Le 18 avril 2018, à l’audience JLD, il ne conteste pas avoir adopté « un ton virulent ». A-t-il effectivement tenu ces propos ?, interroge l’instance. « Je n’ai pas l’habitude de tourner autour du pot, je les ai évidemment tenus de sang-froid, je les reconnais dans le contexte de l’audience, je les revendique, je les assume, je les aime ! » Mais les juges d’instruction se sont montrés, selon lui, « anormalement susceptibles » et « anormalement insultants ».
« Je subis une pression inepte depuis mai 2019 », hurle l’avocat. « La procureure générale n’a pas daigné venir, qu’elle le sache. […] Madame la procureure générale me salit avec ses pressions ! […] Le déshonneur, c’est vous, le parquet général ! L’indignité, c’est le parquet général ! […] Les perquisitions ne sont pas des rencontres entre notables ! Je suis habitué aux sophismes depuis 37 ans, la recherche de la vérité passe par le sophisme et les mensonges. L’École nationale de la magistrature produit de temps à autre des petits monstres, vous êtes des petits monstres ! » « Mesurez vos propos », interrompt le président d’audience. Vincent Nioré poursuit. Les perquisitions sont des moments violents, des moments intrusifs, et « chacun est dans son rôle », celui de « la résistance » pour le juge et celui de « la contestation » pour l’avocat. « Dans la magistrature, on a le devoir de supporter la violence verbale, sinon on va à la Sécu », lance-t-il en regardant les deux magistrats qui ne sourcillent pas. « Il faut gagner devant le JLD car c’est un one shot ». Et puis, « les mots doivent devenir des maux ! Il ne faut pas se laisser faire sinon on ne sert à rien. […] Si les magistrats ne comprennent pas les plaidoiries, qu’ils retournent à l’école ! […] Je veux les sonner, je veux qu’ils trébuchent, les anéantir ! […] Je tape, je cogne avec les mots ! ». Vincent Nioré va plus loin. « Grâce à Éliane Houlette [l’ex-cheffe du PNF qui, entendue devant une commission d’enquête, a fait état des « pressions » de la procureure générale dans la gestion de certains dossiers politiques, ndlr), j’ai mis le doigt sur quelque chose d’important ! Le harcèlement ! J’ai fait l’objet de harcèlement moral de sa part sur des dossiers où elle intervient ». Il s’agace, Mme Champrenault n’est pas présente à l’audience. « Il n’y a pas de plaignant ici ! Cette procédure ne regardait personne ! Ça ne la regardait pas ! C’est une intruse ! Pourquoi les juges pourraient-ils perquisitionner ? Et pourquoi m’exclurait-on du champ de la contestation ? Que la procureure générale comprenne qu’elle a 70 000 avocats contre elle ». Ou encore, « arrêtez avec vos cocktails dînatoires ! Le protocole, c’est le poison de la défense ! Que Mme la procureure générale vienne voir ce qui se passe en perquisition ». Il se radoucit. « Est-ce que cette audience ne serait pas l’occasion d’un dialogue plutôt que de continuer ces cocktails débiles ? […] Et je demande publiquement la saisine du CSM pour une procédure équitable. Je mets en accusation la procureure générale pour procédure délétère et loufoque à mon encontre ! »
Des propos « insultants » car « explicites »
Michel Savinas, avocat général, se lève à son tour. « Nous ne sommes pas là pour faire le procès des perquisitions et des saisies. Ce n’est pas non plus la politique de contestation de saisies ni le principe même de la contestation des saisies. » Pas plus, assure le magistrat, qu’« une volonté cachée, sournoise pour nourrir un dessein à l’encontre de M. Nioré ». Vincent Nioré a manqué à ses devoirs d’avocat en tenant les propos litigieux. « Personne ne lie les enjeux importants de ces audiences, qui touchent au secret de la profession d’avocat. Il n’en demeure pas moins : quand ce secret est en cause, les arguments doivent porter sur des points de fait, c’est le droit qui est la boussole d’autant plus que cette audience ne réunit que des professionnels du droit. » Et puis, « pourquoi ce fameux climat de tension viendrait amoindrir la responsabilité des uns et des autres ? Il n’y a pas de raison de ne pas respecter la déontologie. M. Nioré dit “à bas le protocole”, je ne suis pas du tout d’accord. Il en ressort des échanges, il évite les dérapages, l’insulte et les propos offensants ». Pour Michel Savinas, les propos sont « insultants » car « explicites » et qu’il ne suffit pas, pour la défense, de brandir le témoignage à décharge de la JLD qui présidait l’audience du 18 avril 2018. Des « déclarations hasardeuses » qui ne font qu’interpréter et non établir des liens de cause à effet. « Je vous propose une inversion des rôles. Imaginons une audience où nous sommes les contradicteurs, où je lance “Monsieur le Bâtonnier, je connais vos méthodes, vous humiliez les magistrats”. Ce ne serait rien d’autre qu’une offense à votre pratique professionnelle ».
Pour Michel Lernout, le second avocat général, les propos tenus par Vincent Nioré à l’encontre de Catherine Champrenault sont « inadmissibles car la procureure générale a tenu son rôle. […] L’appel de M. Nioré au CSM, pourquoi ? Pour contester le fait qu’elle n’a fait qu’user des droits qui lui sont reconnus ? […] Elle constate une infraction et fait ouvrir une instruction : que peut-on lui reprocher ? » Vincent Nioré a manqué à ses obligations de dignité, d’honneur et de délicatesse. Le parquet général requiert le blâme.
« Dans un procès, ce qui compte, c’est la vérité, embraie le conseil de Vincent Nioré, Cédric Labrousse. […] La vérité ne passe pas par le protocole, il faut pouvoir tout dire surtout dans le cabinet d’un juge d’instruction et dans une audience secrète. Il n’y a pas de place possible pour l’hypocrisie judiciaire qui consisterait à pouvoir dire certains mots plutôt que d’autres. Il y a eu beaucoup d’émotions. Vincent Nioré est un avocat à la modestie exemplaire, courageux, beau, mémorable. Cela fait de lui un grand avocat, n’en déplaise à ces petits mots découpés dans une plaidoirie, ce n’est pas important. C’est ce procès que vous avez voulu qui les place dans une importance qu’ils n’ont pas. » Plus tôt, Me Labrousse avait rappelé, selon lui, « qu’il n’y avait pas eu de plainte dans cette procédure, mais simplement un courrier signé de deux magistrats instructeurs. Et la procureure générale a décidé, après avoir tout tenté pour mettre fin aux fonctions de Vincent Nioré, de le poursuivre.[…] Dans cette histoire, Vincent Nioré est un excellent avocat et il gagne. Au fond, la procureure générale qui ne supporte pas la défaite veut absolument qu’il parte, qu’il dégage ! Comment s’y prendre ? Par des pressions, des manigances auprès du bâtonnier et une lettre pour dire “s’il ne part pas, je le poursuivrai”. Évidemment, il n’est pas question qu’il parte et voici donc son procès ! C’est une atteinte à l’indépendance de l’Ordre et à celle des avocats. On n’a pas à se débarrasser de son contradicteur. Je dénonce le détournement de la procureure générale ».
Le dernier mot est à Vincent Nioré. « Le temps de l’apaisement est peut-être venu. Merci de l’organisation de cette cérémonie à vocation disciplinaire. En 2016, Catherine Champrenault m’avait fait l’honneur de sa présence pour une cérémonie relative à l’honneur. Aujourd’hui, elle dit que j’incarne le déshonneur. Vous, les avocats généraux, qui êtes venus la défendre par vos réquisitions contre moi, comment se fait-il qu’elle ne soit pas là, ne serait-ce que pour tendre la main ? »
La décision sera rendue le 22 juillet. Julie Couturier et Vincent Nioré ont annoncé, mardi 30 juin, se présenter au bâtonnat parisien.
« Instrumentalisation de la procédure disciplinaire »
Un acte « regrettable » a déclaré le bâtonnier Olivier Cousi à l’ouverture de l’audience. Une procédure qui n’est le résultat que de la « volonté unique de la procureure générale ». Et en attaquant le délégué du bâtonnier, c’est l’institution qui « est mise en cause ». « Dans cette affaire, a poursuivi l’avocat, la concertation n’a pas eu lieu, elle n’a pas abouti. C’est un cas unique, typique, topique. Les propos ont déplu à la procureure générale. […] Elle a fait pression à travers un courrier de menace. […] C’est une instrumentalisation de la procédure disciplinaire. La bâtonnière a résisté. » D’ailleurs, le rapport d’instruction a démontré, selon Olivier Cousi, de « manière claire et implacable » que l’autorité de poursuite, si elle avait agi légitimement, c’était aussi dans le but « d’en découdre ». « Vincent Nioré n’est que le porte-voix du bâtonnier. […] Cette poursuite n’est pas la mienne, c’est la vôtre [à l’adresse des représentants du parquet général, Mme Champrenault étant absente, ndlr]. »