Par Le Batonnier le lundi 24 février 2020
Catégorie: Actualités juridiques

CEDH : le rejet d’une demande de questions préjudicielles doit être motivé

Une élève infirmière, vaccinée en 1972, s’est vu diagnostiquer une sclérose en plaques (1993), la maladie de Crohn (1999) ainsi qu’une polymyosite (2004). Après avoir engagé une action en responsabilité contre l’État et obtenu une réparation de son préjudice, la victime assigna la société Sanofi Pasteur devant le juge civil afin d’obtenir réparation de l’aggravation des préjudices dont elle avait obtenu réparation. La société Sanofi Pasteur fut successivement reconnue responsable du préjudice par le tribunal de grande instance et la cour d’appel de Toulouse. Saisie du pourvoi formé par le laboratoire, la première chambre civile de la Cour de cassation vint mettre fin au litige par un arrêt de rejet. Elle saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le 28 avril 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Devant la CEDH, Sanofi Pasteur invoque en particulier l’article 6, § 1 (droit à un procès équitable). Deux griefs sont soutenus par le laboratoire sur ce fondement. D’une part, la société requérante se plaint de la fixation du point de départ de la prescription à la date de la consolidation du dommage. Ce choix aurait de facto rendu l’action imprescriptible dès lors que la maladie à la base du dommage est évolutive, donc insusceptible de consolidation. Sur ce point pourtant, le juge européen conclut à l’absence de violation. La Cour constate en effet qu’il revenait à l’État d’assurer la mise en balance de deux intérêts contradictoires : droit à la sécurité juridique pour la société requérante contre droit à un tribunal pour la victime (§ 56). Cette situation de conflit de droit lui permet de reconnaître en l’espèce une marge d’appréciation importante au profit de l’État (§ 57).

Constat de violation de l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme

Surtout, la société requérante se plaint du rejet non motivé par la Cour de cassation de sa demande de questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Sur ce point, la CEDH conclut à la violation de l’article 6, § 1. Le raisonnement mené et la solution à laquelle le juge européen aboutit s’inscrivent en parfaite cohérence avec les principes établis dans sa jurisprudence antérieure (CEDH 20 sept. 2011, Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, req. nos 3989/07 et 38353/07, Dalloz actualité, 26 oct. 2011, obs. C. Demunck ; D. 2011. 2338, et les obs.

; RFDA 2012. 455, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano

; RTD eur. 2012. 394, obs. F. Benoît-Rohmer

; L. Milano, Techniques préjudicielles et exigences du procès équitable dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, RUE 2019. 470

).

Une précision de la portée de l’obligation de motivation des juridictions nationales concernant le rejet des demandes de questions préjudicielles

Après un rappel de l’obligation de renvoi pesant sur les juridictions de dernier ressort au titre de l’article 267, § 3, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), la Cour européenne des droits de l’homme précise les exceptions prévues par la jurisprudence Cilfit (CJCE 6 oct. 1982, aff. C-283/81, pt 21, v. S. Gervasoni, CJUE et cours suprêmes : repenser les termes du dialogue des juges ?, AJDA 2019. 150

 ; M. Brober et N. Fenger, L’application de la doctrine de l’acte clair par les juridictions des États membres, RTD eur. 2010. 861

) : le juge national n’est pas tenu de déférer à son obligation de saisine lorsque « la question soulevée n’est pas pertinente » ou que « la disposition [du droit de l’Union] en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour » ou enfin que « l’application correcte du droit [de l’Union] s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable ». La Cour européenne rappelle ensuite que « [la] Convention ne garantit pas, comme tel, un droit à ce qu’une affaire soit renvoyée à titre préjudiciel par le juge interne devant la CJUE » (§ 69). Cependant, l’article 6, § 1, de la Convention met à la charge des juridictions nationales une obligation de motivation du rejet de la demande de questions préjudicielles au regard du droit applicable. Dans le cadre de l’article 267, § 3, cette obligation implique que les juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne justifient le rejet au regard des exceptions par la jurisprudence Cilfit. La CEDH considère en l’espèce que la formule « sans qu’il y ait lieu de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne » ne constitue pas une motivation suffisante du rejet (§ 78).

En effet, il est acquis depuis l’arrêt Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique (préc., § 62) que, lorsque les juridictions nationales refusent de poser une question préjudicielle dans le cadre de l’article 267, § 3, elles doivent « indiquer les raisons pour lesquelles elles considèrent que la question n’est pas pertinente, que la disposition de droit de l’Union européenne en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour de justice ou que l’application correcte du droit de l’Union européenne s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable » (préc., § 62). La motivation doit donc permettre d’établir celle des trois hypothèses prévues par l’arrêt Cilfit (précité) sur laquelle est fondé le rejet, ainsi que les motifs permettant de retenir cette hypothèse. Ces deux volets de la motivation sont bel et bien absents en l’espèce dans l’arrêt de la Cour de cassation. Ainsi, si un État a pu être condamné en cas d’absence totale de référence à la demande de question préjudicielle (CEDH 8 avr. 2014, Dhahbi c. Italie, req. n° 17120/09, Dalloz actualité, 20 mai 2014, obs. N. Devouèze ; D. 2015. 450, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot

; RTD eur. 2015. 156, obs. F. Benoît-Rohmer

), une référence aussi lapidaire et formelle que celle utilisée par le juge français ne saurait être conforme aux exigences de l’article 6, § 1. L’arrêt Sanofi Pasteur permet donc de préciser (ou plutôt d’illustrer) la portée de l’obligation de motivation des juridictions nationales concernant le rejet des demandes de questions préjudicielles. Cette jurisprudence entraîne deux séries de réflexions.

L’articulation avec les obligations tirées du droit de l’Union européenne

Sur la question de l’articulation des obligations posée par la Cour européenne des droits de l’homme avec les exigences tirées du droit de l’Union, notons que la CJUE n’a connu qu’à une seule occasion du non-respect par une juridiction nationale de son obligation au titre de l’article 267, § 3. Il s’agissait d’un refus de renvoi dans le cadre d’une affaire portée devant le Conseil d’État français. (La France ne fait donc pas figure d’élève modèle…) Dans l’arrêt Commission c. France (CJUE 4 oct. 2018, Commission c. France, aff. C-416/17, Dalloz actualité, 9 oct. 2018, obs. E. Maupin ; AJDA 2018. 1933

; ibid. 2280, chron. P. Bonneville, E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser

; D. 2019. 240

, note P.-A. Cazau

; RFDA 2019. 139, note A. Iliopoulou-Penot

; RTD eur. 2019. 423, obs. A. Maitrot de la Motte

; ibid. 474, obs. L. Coutron

), la Cour conclut à l’existence d’un manquement de la France en raison de ce refus, après avoir opéré un contrôle de son bien-fondé au regard des critères Cilfit. Ainsi, la juridiction de Luxembourg ne s’est à ce jour pas prononcée spécifiquement sur la question de l’obligation de motivation du rejet.

La jurisprudence de la CEDH sur le fondement de l’article 6, § 1, conduit donc en pratique à renforcer l’obligation pesant sur les juridictions nationales dans le cadre de la procédure de renvoi préjudiciel. Si le juge de Strasbourg se considère logiquement incompétent pour opérer un contrôle sur le fond des critères Cilfit (CEDH 20 sept. 2011, Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, préc., § 66), l’obligation de motivation constitue une charge supplémentaire pour les juridictions nationales. Cette position s’explique en réalité par une différence fondamentale de paradigme. Certes, la CEDH intègre dans son contrôle les règles posées par le TFUE et par la CJUE. Cependant, les deux juridictions fondent leur contrôle sur des dispositions ayant des finalités différentes. D’un côté, l’obligation de renvoi prévue à l’article 267, § 3, a pour but d’assurer « la bonne application et l’interprétation uniforme » du droit de l’Union au sein des États membres (CJCE 6 oct. 1982, Cilfit, préc., pt 7). Il s’agit donc d’une procédure objective qui s’inscrit dans un rapport interjuridictionnel, un « dialogue de juge à juge » (CJUE, ass. plén., 18 déc. 2014, avis 2/13, pt 176, Dalloz actualité, 18 juin 2013, obs. A. Portmann ; AJDA 2015. 329, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser

; D. 2015. 75, obs. O. Tambou

; RTD civ. 2015. 335, obs. L. Usunier

; RTD eur. 2014. 823, édito. J. P. Jacqué

). De fait, le justiciable est donc mis à l’écart de cette procédure. De l’autre côté, l’article 6, § 1, a pour finalité la protection des droits des justiciables. Sans doute ne serait-il pas constructif d’enfermer la procédure de l’article 267 du TFUE dans des conditions procédurales strictes qui pourraient nuire au dialogue. Toutefois, « la prééminence du droit et l’interdiction de tout pouvoir arbitraire sont des principes qui sous-tendent la Convention » (v. not. CEDH 24 avr. 2018, Baydar c. Pays-Bas, req. n° 55385/14, § 39) : ainsi, l’obligation de motivation des décisions de justice permet de « renforcer la confiance du public dans un système de justice objectif et transparent, l’un des fondements d’une société démocratique » (ibid.). Cette différence de finalité guide l’action de la Cour européenne des droits de l’homme. Son contrôle n’a pas pour objectif le respect du droit de l’Union ou son unité, mais la protection de l’individu contre l’arbitraire ou l’apparence de l’arbitraire (v. en ce sens CEDH 17 janv. 1970, Delcourt c. Belgique, req. n° 2689/65, § 31). Ainsi, la position du juge strasbourgeois apparaît complémentaire des exigences tirées du droit de l’Union en ce qu’elles permettent de garantir une protection minimale aux justiciables dans le cadre d’une procédure purement interjuridictionnelle.

La question de l’office des juridictions françaises

Sur la question plus spécifique de l’office des juridictions françaises, l’arrêt Sanofi Pasteur c. France témoigne une nouvelle fois des difficultés que rencontrent le Conseil d’État et la Cour de cassation s’agissant de la prise en compte du droit européen. Ces difficultés s’expliquent sans doute par le respect traditionnel de l’imperia brevitas, peu compatible avec une motivation détaillée de la position retenue. Surtout, un certain « nationalisme judiciaire » semble encore régner au sein des juridictions françaises. Des avancées notables ont été accomplies, notamment à travers la systématisation du contrôle de conventionnalité in concreto. Cependant, des lacunes demeurent. Ainsi le Conseil d’État est à l’origine du constat en manquement dans l’arrêt Commission c. France (préc.) et la Cour de cassation a récemment été pointée du doigt par la CEDH en raison de la motivation insuffisante du rejet d’un grief tiré de la Convention européenne (CEDH 14 mars 2019, Quilichini c. France, req. n° 38299/15, § 44, Dalloz actualité, 27 mars 2019, obs. J. Boisson ; AJ fam. 2019. 300, obs. N. Levillain

; RTD civ. 2019. 306, obs. A.-M. Leroyer

). De nouveaux efforts semblent donc nécessaires.

En ce sens, la pratique par la Cour de cassation de la motivation « développée » ou « enrichie » témoigne d’une meilleure prise en compte de l’importance de la motivation, notamment dans le cadre des rapports interjuridictionnels. En effet, le renvoi à titre préjudiciel ou le rejet de la demande de renvoi font partie des hypothèses de mise en œuvre d’une motivation « en forme développée » selon la note publiée par la Commission de mise en œuvre de la réforme de la Cour de cassation (p. 29). Plusieurs arrêts refusant de prononcer un renvoi à titre préjudiciel ont déjà été rendus sous la forme enrichie par la première chambre civile de la Cour de cassation, postérieurement à l’arrêt Sanofi Pasteur (il s’agit d’une motivation enrichie à titre expérimental, v. not. Civ. 1re, 27 sept. 2017, n° 17-15.160, Dalloz actualité, 4 oct. 2017, obs. E. Maupin ou 21 nov. 2018, n° 18-11.421, AJDA 2018. 2320

; D. 2018. 2236

). Il s’agit principalement de rejet de demandes préjudicielles fondées sur la théorie de l’acte clair, troisième hypothèse aménagée par la jurisprudence Cilfit. Cependant, cette évolution ne semble pas suffisante tant l’« enrichissement » annoncé paraît parfois purement théorique. La formule retenue par la première chambre civile, laconique et répétitive (« attendu qu’en l’absence de doute raisonnable quant à l’interprétation [du droit pertinent de l’Union européenne], il n’y a pas lieu de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle »), ne semble pas à même de répondre au standard posé par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique. En effet, ce seul attendu ne suffit pas à indiquer les raisons pour lesquelles la Cour de cassation considère que l’application correcte du droit de l’Union relève de l’évidence.

Plus qu’un changement de style ou de forme, c’est donc un véritable changement d’état d’esprit des juridictions nationales qui semble nécessaire sur la question de la motivation des décisions de justice. En faisant preuve d’une plus grande ouverture au droit européen et d’une plus grande pédagogie, elles renforceront tout à la fois la confiance des justiciables et la qualité du dialogue avec les juridictions européennes.