Par Le Batonnier le lundi 18 septembre 2023
Catégorie: Actualités juridiques

Chronique CEDH : la [I]lex sportiva[/I] prise dans les mailles du filet des droits de l’homme

La lex sportiva prise dans les mailles du filet des droits de l’homme

On sait à quel point le mouvement sportif est attaché à l’autonomie de la lex sportiva, ce droit transnational centralisé par le Comité international olympique et l’Agence mondiale antidopage qui privilégie le recours à l’arbitrage et ne relève pratiquement que du Tribunal arbitral du sport (TAS) établi à Lausanne dont les sentences font seulement l’objet d’un contrôle restreint par le Tribunal fédéral suisse. Naturellement cette soif d’autonomie pousse irrésistiblement à placer les valeurs sportives et les intérêts économiques bien compris du mouvement sportif au dessus de tout, même et y compris au dessus des droits de l’homme priés de fermer les yeux sur les atteintes les plus sidérantes à la vie privée ou, notamment, au droit à un procès équitable des sportives et des sportifs indisciplinés.

Or, le droit européen des droits de l’homme, qui avec l’effet dit horizontal de la plupart des articles de la Convention trouve le moyen de s’insinuer dans toutes les relations publiques ou privées pour se mêler de ce qu’il s’y passe, s’ingénie depuis quelques années à corriger les incartades que la lex sportiva se permet en matière de droit de l’homme. Ainsi, la patrouille européenne a-t-elle rattrapé le droit transnational du mouvement sportif dans un certain nombre d’affaires plus ou moins retentissantes (CEDH, 2 oct. 2020, Mutu et Pechstein c/ Suisse, nos 40575/10 et 67474/10, Dalloz actualité, 16 oct. 2018, obs. N. Nalepa ; D. 2018. 2448, obs. T. Clay

; RTD civ. 2018. 850, obs. J.-P. Marguénaud

; 28 janv. 20220, Ali Riza c/ Turquie, n° 30226/10 ; 18 mai 2021, Sedat Dogan c/ Turquie, n° 48909/14). Un nouveau coup vient d’être porté à la lex sportiva par l’arrêt Semenya c/ Suisse du 11 juillet (n° 10934/21, Dalloz actualité, 11 sept. 2023, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2023. 1360, et les obs.

; AJ fam. 2023. 421, obs. A. Dionisi-Peyrusse

). Il a été ajusté avec des arguments si foudroyants que, sauf renvoi en Grande chambre, elle risque bien, cette fois, de rester K.O. debout.

L’affaire concerne l’athlète sud-africaine Caster Semenya, double championne olympique et triple championne du monde du 800 mètres, à qui la Fédération internationale d’athlétisme amateur avait imposé, au nom des exigences d’éthique sportive, de réduire son taux naturel de testostérone par des traitements hormonaux pour pouvoir continuer à participer aux épreuves internationales dans la catégorie féminine. Or, en raison des sérieux effets secondaires ressentis au cours du traitement qu’elle avait commencé à suivre, la spécialiste mondiale du demi-fond, décida de l’interrompre. En conséquence, elle fut obligée de renoncer à disputer ses chances aux championnats du monde de 2019, tout en criant à la discrimination fondée sur le sexe et les caractéristiques sexuelles que, en dépit du soutien du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, le TAS, comptant pourtant parmi ses membres des juristes éminents, refusa d’admettre parce que la discrimination lui avait semblé nécessaire, raisonnable et proportionnée pour assurer une compétition équitable entre des femmes que la nature n’aurait pas dotées d’un taux de testostérone hors du commun. S’en tenant à un contrôle restreint des sentences du TAS, le Tribunal fédéral suisse rejeta la requête de Caster Semenya qui, ayant épuisé les sommaires voies de recours internes, devait saisir la Cour européenne des droits de l’homme. Au grand dam du mouvement sportif qui croit pouvoir faire rectifier les aspects les plus intimes de l’intégrité physique des athlètes pour les plier à ses propres objectifs, la jeune sud-africaine à obtenu à Strasbourg ce que Lausanne lui avait refusé. Elle pourra en effet ajouter à son palmarès un double constat de violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention et de l’article 13 qui consacre le droit à un recours effectif, au regard de l’article 14 combiné avec l’article 8. C’est surtout la force des arguments mobilisés pour justifier cette victoire juridique qui doit être soulignée.

Les plus déterminants sont ceux relatifs à la compétence ratione personnae et ratione loci de la Cour que le gouvernement de l’État défendeur contestait d’abord parce que, en sa qualité de cour suprême du sport, le TAS, organisation de nature privée, connaît des litiges opposant des acteurs privés provenant des quatre coins du globe qui ne présentent très souvent aucun lien avec la Suisse (exception faite du siège du TAS), ni même parfois avec des États membres du Conseil de l’Europe ; ensuite parce que tenir la Suisse pour responsable de la mise en œuvre de l’ensemble des garanties matérielles de la Convention dans des affaires de ce type, remettrait entièrement en cause la notion même d’arbitrage et la nature du système mis en place dans le domaine du sport. La réfutation de cette argumentation tout imprégnée de l’autonomie de la lex sportiva est cinglante et catégorique : en dépit des avantages d’un système centralisé empêchant les juridictions ordinaires de servir de contrepoids aux clauses imposant l’arbitrage forcé en matière sportive, l’incompétence de la Cour pour connaître ce type de requêtes ne serait conforme ni à l’esprit, ni à l’objet ni au but de la Convention. Une telle conclusion serait par ailleurs « à peine conciliable avec l’idée de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen, dont les États parties sont tenus de garantir au moins les fondements à tous les individus sous leur juridiction en vertu de l’article 1er ». Parfaitement consciente d’avoir affaire à la mise en cause de la conformité à la Convention d’un règlement sportif établi par une association de droit privé et appliqué par un tribunal arbitral qui n’est pas non plus une organisation étatique, la Cour affirme sans hésiter que les griefs invoqués par la requérante relèvent de la « juridiction » de la Suisse au sens de l’article 1er de la Convention, et ce même si la Haute juridiction suisse ne s’est pas explicitement référée aux dispositions de la Convention.

Dès lors, par une référence appuyée à son rôle de gardienne de l’ordre public européen, la Cour reproche à la Suisse les manquements aux exigences conventionnelles que son Tribunal fédéral a commis notamment en transposant à l’arbitrage sportif, reposant sur des relations très hiérarchisées entre les athlètes et de puissantes organisations sportives, l’approche retenue pour l’arbitrage commercial où des entreprises qui se trouvent généralement sur un pied d’égalité s’accordent sur une base volontaire pour régler leurs litiges de cette manière ; en ne répondant pas de façon suffisamment approfondie à l’argument des effets secondaires du traitement hormonal imposé à la double championne olympique notamment au regard de la Convention d’Oviedo du 4 avril 1997, premier instrument international contraignant pour la protection de la dignité, des droits et des libertés de l’être humain contre toute application abusive des progrès biologiques et médicaux ; en méconnaissant l’obligation de prévenir et de remédier effectivement à des actes discriminatoires même émanant de personnes ou d’entités privées ou en s’abstenant de soulever le défaut de différenciation par les instance sportives de la situation des sportives intersexes et des sportives transgenres dont la requérante ne fait pas partie.

Les mailles du filet des droits de l’homme se sont à ce point resserrées sur la lex sportiva sous l’étendard de l’ordre public européen et en raison de la localisation du TAS en Suisse, qu’il ne faudrait pas être autrement surpris si le mouvement sportif songeait à le déplacer dans quelque émirat extérieur au Conseil de l’Europe pour les desserrer. Ce serait alors un divorce à la portée dévastatrice entre l’olympisme et les droits de l’homme…

La lutte contre la constitution d’un « casier judiciaire virtuel » au moyen des archives numériques de la presse

Après le célèbre arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne Google Spain du 13 mai 2014, beaucoup d’encre a coulé à propos du « droit à l’oubli » qui permettrait de limiter le droit à la liberté d’expression pour l’empêcher de remettre sur le devant de la scène médiatique le passé douloureux de certains. La Cour européenne des droits de l’homme qui, dans plusieurs affaires importantes, avait plutôt pris la défense de la liberté d’expression de la presse contre les menées de ce nouveau concurrent un peu nébuleux comme par exemple dans l’arrêt M. L. et W. W. c/ Allemagne du 28 juin 2018 (n° 60798/10, D. 2019. 1673, obs. W. Maxwell et C. Zolynski

; AJ pénal 2018. 462, note L. François

; Dalloz IP/IT 2018. 704, obs. E. Derieux

; RSC 2018. 735, obs. J.-P. Marguénaud

) relatif au maintien des informations relatives au passé des assassins récemment libérés d’un acteur célèbre, vient d’aborder frontalement la question par l’un des deux seuls arrêts de Grande chambre de la série estivale Hurbain c/ Belgique du 4 juillet (n° 57292/16, Dalloz actualité, 13 juill. 2023, obs. M. Brillat ; D. 2022. 2002, obs. W. Maxwell et C. Zolynski

; Légipresse 2021. 393 et les obs.

; ibid. 536, étude N. Mallet-Poujol

; ibid. 2022. 188, étude E. Tordjman, O. Lévy et J. Sennelier

; ibid. 253, obs. N. Mallet-Poujol

; ibid. 510, chron. C. Bigot

). Il a été rendu à la requête de l’éditeur responsable du célèbre quotidien belge Le Soir condamné à anonymiser dans les archives numériques constituées et laissées en accès libre en 2008, le nom d’un médecin responsable d’un accident mortel de la circulation figurant dans un article publié en 1994.

La Cour européenne des droits de l’homme a d’abord profité de l’occasion solennelle qui se présentait pour procéder à une rude mise au point d’ordre terminologique. Ainsi faudra-t-il désormais se tenir pour dit que la prétention à l’oubli ne constitue pas un droit autonome protégé par la Convention et que l’article 8 ne peut que lui faire l’aumône d’une protection dans certaines situations et pour certaines informations. Elle précise également que pour s’entendre avec elle sur ce terrain effroyablement technique, il faut comprendre que le déréférencement désigne les mesures prises par les exploitants de moteurs de recherche tandis que la désindexation se rapporte à celles mises en place par l’éditeur de presse en charge du site internet rendant accessible un article litigieux.

Elle invite également à distinguer selon que le pseudo « droit à l’oubli » est menacé par la reprise dans la presse d’informations à caractère judiciaire déjà divulguées dans le passé ou de la présence permanente dans les archives numériques dont aucun organe de presse ne peut désormais se dispenser d’informations nominatives que tout un chacun peut découvrir en deux clics. C’est face à cette seconde modalité de résurrection d’un passé plus ou moins flatteur que l’on invoque communément le « droit à l’oubli » numérique. C’est celui que le médecin belge avait fait valoir pour qu’une désindexation consistant à modifier ses archives numériques pour faire disparaître son nom soit imposée au responsable de l’édition du quotidien Le Soir.

Sur le fond, la Grande chambre a réalisé un courageux équilibre entre le droit à la liberté d’expression de la presse et le « droit à l’oubli ». À la presse, elle a confirmé qu’elle doit pouvoir établir et maintenir des archives complètes pour pouvoir remplir la nouvelle fonction de formation de l’opinion démocratique à l’histoire contemporaine et reconnu que, en règle générale, ces archives doivent rester authentiques, fiables et intègres. Au justiciable soucieux de ne pas laisser le tout-venant se repaître de son passé officiellement pardonné, elle a apporté une protection raisonnable et proportionnée grâce à un remarquable travail d’approfondissement des critères de mise en balance des deux droits d’inégale portée conventionnelle en présence. Ce souci d’équilibre, qui n’a pas été partagé par cinq juges dissidents défenseurs jusqu’au-boutistes de la liberté de la presse, a conduit la Cour à refuser de dresser un constat de violation du droit de la liberté d’expression aux termes de cette conclusion : si la réhabilitation d’une personne ne peut justifier à elle seule la reconnaissance d’un « droit à l’oubli », l’archivage électronique d’un article relatif au délit commis ne doit pas créer une sorte de « casier judiciaire virtuel », alors que le condamné a purgé sa peine et qu’il a été réhabilité. Dès lors, une simple obligation d’anonymiser un article qui, sans le supprimer, suffit à neutraliser la constitution d’un tel casier judiciaire aux allures de tunique de Nessus électronique, constitue une atteinte proportionnée et nécessaire dans une société démocratique au droit que la presse tient de l’article 10 de la Convention.

La reconnaissance européenne des vertus du référé-liberté pour contrôler l’exercice des fouilles corporelles intégrales

Pour assurer la sécurité dans un établissement pénitentiaire, des fouilles corporelles intégrales peuvent s’avérer nécessaires pour vérifier que le moindre contact d’un détenu avec des personnes extérieures ne lui a pas fourni l’occasion d’introduire, par tous les orifices que la nature lui a donnés, des objets ou des substances interdits. Comme, pour les subir, il doit se mettre nu et adopter des gestes et des postures facilitant notamment des inspections anales, il est placé dans une situation particulièrement humiliante, attentatoire à sa dignité appelant à n’en pas douter la protection de l’article 3 de la Convention interdisant la torture et les traitements inhumains ou dégradants. C’est bien ce qu’avait admis, notamment, l’arrêt Frérot c/ France du 12 juin 2007 (n° 70204/01, Dalloz actualité, 22 juin 2007, obs. A. Darsonville ; D. 2007. 2632

, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi et S. Mirabail

; ibid. 2008. 1015, obs. J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon

; AJ pénal 2007. 336, obs. M. Herzog-Evans

; RSC 2008. 140, obs. J.-P. Marguénaud et D. Roets

; ibid. 140, obs. J.-P. Marguénaud et D. Roets

; ibid. 404, chron. P. Poncela

) qui a constaté une violation de l’article 3 en raison des conditions arbitraires dans lesquelles les fouilles corporelles intégrales étaient réalisées en France au début du XXIe siècle. En conséquence, la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 les a-t-elle strictement encadrées en proscrivant les investigations corporelles internes qui ne peuvent plus être pratiquées que par un médecin extérieur à l’établissement pénitentiaire requis par l’autorité judiciaire quand il existe un impératif spécialement motivé et en soumettant celles que le chef d’établissement peut continuer à ordonner à titre subsidiaire à la condition d’être strictement nécessaires, proportionnées...