Face à la multiplication des procédures-bâillons, à la pression subséquente induite par celles-ci et à leurs poids financiers, dont la journaliste Daphné Cuarana Galizia fut un exemple emblématique1, l’attente des journalistes, des universitaires, des ONG s’agissant de l’adoption de mesures de protection contre ces actions visant à censurer était très forte.
On ne compte plus le nombre de tribunes, d’articles et de rapports dénonçant cette pratique2, le but étant néanmoins d’assurer un juste équilibre entre le droit de toute personne à bénéficier d’un procès équitable3 et la liberté d’expression, laquelle bénéficie à tout un chacun et vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent4.
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, très protectrice de la liberté d’expression, n’intervenant qu’a posteriori, aucune règle n’existait en effet pour endiguer, en amont, ces poursuites bâillons et/ou pour dédommager les personnes poursuivies à raison de leur participation au débat public, alors même qu’elles avaient subi une violence économique et psychologique indéniable du fait de ces procédures.
Ce déséquilibre manifeste a conduit le Parlement européen à se saisir du problème5 et à inviter la Commission « à proposer un ensemble d’instruments juridiques contraignants et non contraignants pour faire face au nombre croissant de poursuites stratégiques altérant le débat public ou « poursuites-bâillons » concernant les journalistes, les ONG, les universitaires et la société civile dans l’Union »6.
Voici donc qu’après deux années de négociations a été adoptée la directive (UE) 2024/1069 du 11 avril 2024 du Parlement Européen et du Conseil sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les demandes en justice manifestement infondées ou les procédures judiciaires abusives (« poursuites stratégiques altérant le débat public »).
Mais cette directive est-elle à la hauteur des espoirs nourris par les acteurs du débat public, exposés de plus fort à la machine judiciaire, outre les menaces et violences7 grandissantes auxquelles ils sont désormais exposés compte tenu de la défiance née, notamment, de la déferlante complotiste ?
Si l’on peut saluer cette initiative et l’adoption d’un premier texte, à l’instar des législations qui existent déjà dans plusieurs pays anglo-saxons8, force est de constater que cette nouvelle directive risque de décevoir les attentes tant son champ d’application a priori vaste est en réalité limité. Elle le mentionne d’ailleurs expressément en précisant que « la présente directive établit des règles minimales, ce qui permet aux États membres d’adopter ou de maintenir des dispositions plus favorables aux personnes participants au débat public, y compris des dispositions nationales instituant des garanties procédurales plus efficaces, telles qu’un régime de responsabilité préservant et protégeant le droit à la liberté d’expression et d’information. La mise en œuvre de la présente directive ne devrait pas servir à justifier une régression par rapport au niveau de protection existant dans chaque État membre »9.
Une directive qui reconnaît l’existence des poursuites-bâillons et définit largement les bénéficiaires des mesures instaurées
► La présente directive prévoit expressément qu’elle n’a pas vocation à s’appliquer qu’aux seuls journalistes, quand bien même ils « jouent un rôle important dans la facilitation du débat public et dans la communication et la réception d’informations, d’opinions et d’idées (et qu’) ils devraient être en mesure d’exercer leurs activités de manière effective et sans crainte afin que les citoyens aient accès à une pluralité de points de vue dans les démocraties européennes »10.
Ainsi, elle « ne définit pas le terme de « journaliste », puisqu’elle a pour objet de protéger toute personne physique ou morale qui participe au débat public », soulignant néanmoins que le « journalisme est exercé par des personnes de tous horizons, y compris des reporters, des analystes, des éditorialistes et des blogueurs, ainsi que d’autres personnes qui publient elles-mêmes le produit de leur travail, sous forme imprimée, sur internet ou d’une autre manière. En particulier, les journalistes d’investigation et les organisations de médias jouent un rôle de premier plan dans la mise au jour de la criminalité organisée, des abus de pouvoir, de la corruption, des violations des droits fondamentaux et de l’extrémisme, ainsi que dans la lutte contre ces phénomènes. Leur travail comporte des risques particulièrement élevés et ils font de plus en plus souvent l’objet d’agressions, de meurtres et de menaces, ainsi que d’intimidations et de harcèlement. Un...