Par Le Batonnier le jeudi 17 décembre 2020
Catégorie: Actualités juridiques

La réviviscence de la garde juridique de la chose

À la lecture de cette décision, le non-juriste ne trouverait rien à redire. Sans doute, saluerait-il une décision de bon sens ou de logique. En se penchant sur cet arrêt, le juriste, en revanche, bondit sur sa chaise tel un cabri qui s’entendrait susurrer d’une voix chevrotante qu’il est en présence d’un arrêt important. Ainsi, le commentateur en quête de nouveautés, épiant les moindres soubresauts de la Cour de cassation et flairant les éventuels revirements devine, immédiatement, les possibles conséquences de cette décision.

Un enfant de onze ans et sa mère sont en visite chez un couple d’amis. Dans la maison, l’enfant s’empare d’un pistolet de défense. En le manipulant, il se blesse grièvement. La mère du mineur assigne le couple d’amis et leur assureur huit ans plus tard sur le fondement de la responsabilité du fait des choses. Les premiers juges rendent une décision défavorable au jeune homme. Ce dernier, devenu majeur entre temps, interjette appel de la décision. Nous sommes alors déjà le 26 avril 2019, douze ans après les faits, quand la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion rend son arrêt, cette fois, en faveur de la victime. Le couple chez qui s’est déroulé le drame, ainsi que leur assureur, forment un pourvoi devant la Cour de cassation. Le pourvoi est composé d’un moyen divisé en trois branches mais la Cour de cassation ne répondra qu’à la première, jugeant que les autres sont suffisamment motivées ou ne sont pas de nature à entraîner la cassation. Dans la première branche, ils reprochent aux juges du fond d’avoir considéré qu’il n’y avait pas eu transfert de garde du pistolet. Les époux font valoir que le gardien d’une chose est celui qui en a l’usage, le contrôle et la direction et que c’est donc la victime qui était gardienne de l’arme au moment des faits. Ils rappellent, en sus, des éléments de faits propres à corroborer leurs allégations : la victime s’est introduite seule et sans autorisation dans le sous-sol des époux ; elle s’est emparée à leur insu de l’arme et des munitions qui y étaient entreposées, et s’est blessée elle-même sous l’effet de ses manipulations.

La deuxième chambre civile de la Cour de cassation rejette le pourvoi en s’appuyant sur les éléments donnés par les juges du fond. Elle procède alors en deux temps qui visent, chacun, à invalider la thèse du transfert de garde. Dans un premier temps, elle rappelle que ce sont les conditions dans lesquelles ont été entreposées l’arme qui ont permis à l’enfant de s’en emparer, peu important que ce dernier ait eu l’autorisation de se rendre dans le lieu où elle s’y trouvait. Dans un second temps, les juges du droit font un parallèle entre l’âge de la victime au moment des faits, onze ans, et son incapacité à être gardien d’une chose.

Le problème du transfert de garde. Être gardien d’une chose signifie en avoir l’usage, le contrôle et la direction. Ces caractéristiques ont été posées dans le célèbre arrêt Franck du 2 décembre 1941 (Cass., ch. réun., 2 déc. 1941, DC 1942. 25, rapp. P. Lagarde et note G. Ripert ; S. 1941. 1. 17, note H. Mazeaud ; JCP 1942. II, n° 1766, note Mihura). Le principal intérêt de cet arrêt est de permettre de reconnaître la qualité de gardien d’une chose à une autre personne que son propriétaire. Dans l’arrêt, Franck, le voleur d’une automobile fut considéré comme le gardien de celle-ci, ce qui empêcha son propriétaire d’être jugé responsable des dommages causés par celui qui s’en était octroyé l’usage, le contrôle et la direction. Ainsi, grâce à cet arrêt, la présomption quasi-légale (v., P. Mimin, Les présomptions quasi-légales, JCP 1946. I, p. 578 ; P. Brun, Les présomptions dans le droit de la responsabilité civile, thèse Grenoble II, 1993, p. 106) qui pèse sur les propriétaires de choses peut être renversée en prouvant qu’il y a eu un transfert de garde (V. Req. 12 jan. 1927, DP 1927. I. 145, note R. Savatier ; S. 1927. 1. 129, note H. Mazeaud). Les auteurs parlent alors d’une conception matérielle de la garde – qui se rapporte à celui qui est gardien de fait – et non d’une conception juridique de la garde, qui se rapporte à celui qui est gardien en raison du droit réel qu’il a sur la chose (V. not., A. Bénabent, Droit des obligations, 15e éd., LGDJ, n° 590, 448 ; P. Brun, Droit de la responsabilité civile (Œuvre collective), éd. Wolters Kluwer, n° 260-35 ; P. le Tourneau, Droit de la responsabilité et des contrats (Œuvre collective), Dalloz Action 2018-2019, n° 2221.152).

Malgré la consécration de la conception matérielle de la garde, il n’est pas rare que les juges de la Cour de cassation – qui se réservent le droit de contrôler la notion – (V. Civ. 2e, 21 nov. 1990, n° 89-19.401, Gaz. Pal. 1991. Pan. 61 ; RTD civ. 1991. 345, obs. P. Jourdain

; 9 déc. 1992, n° 91-16.954, Gaz. Pal. 1993. 1. Pan. 126 ; 21 oct. 1999, n° 98-10.945 ; 7 oct. 2004, n° 03-11.498, D. 2004. 2835

; 26 oct. 2017, n° 16-24.703) rendent des décisions paraissant se conformer à la conception juridique de la garde en validant des arrêts d’appel défavorables aux propriétaires (Civ. 2e, 18 déc. 1967 ; 15 nov. 1978, n° 77-10.152 ; 3 mars 2011, n° 09-69.658, D. 2011. 2694, obs. F. G. Trébulle

). C’est le cas en l’espèce, car il est impossible d’admettre que le propriétaire avait véritablement le contrôle, l’usage et la direction de l’arme alors qu’elle se trouvait dans les mains d’un autre. Les faits de l’espèce montrent, par ailleurs, que la victime s’est emparée du revolver sans l’autorisation de son propriétaire, à son insu, et s’est blessée toute seule. Cet arrêt rend très difficile la possibilité de retenir un transfert matériel de la garde. Il doit être placé dans le contexte d’une décision rendue peu de temps après une autre ayant refusé, elle aussi, d’admettre le transfert de la garde sur le fondement de la responsabilité du fait de l’animal (Civ. 2e, 16 juill. 2020, n° 19-14.678, D. 2020. 1704

, note B. Waltz-Teracol

).

Cet arrêt est critiquable en ce qu’il fait peser sur le propriétaire une sorte d’obligation générale de surveillance sur son patrimoine. La décision est rendue, inévitablement, au regard de la nature particulière des faits et notamment au regard de la dangerosité de la chose à l’origine du dommage. Cependant, mal utilisé, un pistolet de défense n’est pas moins dangereux qu’une brique ou une lampe dans les mains d’une personne maladroite. Le propriétaire doit-il veiller et être tenu à la bonne utilisation de tous ses biens alors même que ces derniers ont été empruntés ou, demain, subtilisés ? L’arrêt admet que l’enfant a eu l’usage de l’arme mais ne pouvait en avoir le contrôle et la direction. Pourtant celui qui use de la chose ne peut être que celui qui en a la disposition matérielle. La décision a, en sus, pour conséquence de faire resurgir la faute au sein du régime de responsabilité du fait des choses, car il n’est finalement rien reproché d’autre, au couple, que d’avoir commis une faute de négligence. C’est le sens de l’arrêt quand il fait décision aux « conditions dans lesquelles l’arme était entreposée [qui] ont permis son appréhension matérielle par l’enfant ». À travers les critères de la direction et du contrôle, la faute réapparaît. Toutefois, sur ce point, la responsabilité du fait des choses a souvent été regardée comme une responsabilité pour faute dans la garde…

Le problème de l’âge de la victime. L’âge de la victime entre indéniablement en compte dans la décision prise. La Cour de cassation ne s’en cache pas : « De ses constatations et énonciations, faisant ressortir que l’enfant, âgé de onze ans, ne pouvait être considéré comme ayant acquis les pouvoirs de direction et de contrôle sur l’arme dont il avait fait usage ». Ainsi formulée, il pourrait être avancé qu’un enfant de onze ans n’est jamais en mesure d’acquérir les pouvoirs de direction et de contrôle pour des choses dangereuses. Il ne faudrait pas qu’en généralisant la solution, un enfant ne puisse plus être considéré comme gardien d’une chose. Il faut sans doute plus voir ici une solution d’opportunité qu’un infléchissement de la solution portée par l’arrêt de l’Assemblée plénière du 9 mai 1984 – Derguini – ? Faudrait-il, cependant, admettre que la qualité de mineur est incompatible avec celle de gardien tout comme cette dernière l’est avec la qualité de préposé dans la responsabilité des commettants ? La publicité conférée à cette décision (F-P+B+I) suppose en tout cas un durcissement de l’appréciation de la conception matérielle de la garde.

Il a, pourtant, déjà existé des décisions refusant le transfert de garde à un enfant. Dans un arrêt du 24 mai 1989, la Cour de cassation avait souscrit à l’analyse de juges du fond qui avaient déclaré responsables, sur le fondement de la responsabilité du fait des choses, des grands-parents dont le petit-fils avait décroché sans autorisation un fusil de guerre armé dans la cave de leur maison et blessé accidentellement son frère (Civ. 2e, 24 mai 1989, n° 88-12.558). Le raisonnement opéré était très semblable à celui de de notre espèce puisque, pour juger que les grands-parents étaient restés gardien de la chose, la Cour de cassation avait repris le passage de l’arrêt d’appel qui énonçait que : « cette appréhension matérielle de l’arme par Dominique D… rendue possible par sa position accessible dans une pièce où était rangée la canne à pêche des enfants, ne lui conférait pas les pouvoirs de contrôle et de surveillance sur l’arme ». Dans l’arrêt du 26 novembre 2020, l’expression « appréhension matérielle » est reprise : « les conditions dans lesquelles l’arme était entreposée ont permis son appréhension matérielle par l’enfant ». Il faut toutefois noter que l’arrêt du 24 mai 1989 est un inédit quand celui du 26 novembre 2020 fait l’objet d’une large publication. Au moins un autre arrêt avait quant à lui, admis le transfert de la garde de fusées contre la grêle à un enfant de treize qui se blessa en les utilisant (Civ. 2e, 17 oct. 1990, n° 89-17.008, RTD civ. 1991. 345, obs. P. Jourdain

) et ce dernier était publié. Les remarques d’une partie de la doctrine ne sont sans doute pas pour rien dans la prise en compte de l’âge du civilement responsable. Certains auteurs considérant qu’il n’est sans doute pas opportun de conférer la qualité de gardien à des enfants sans discernement (V. not., P. Brun, op. cit., n° 260-47). Mais si la qualité de gardien devient incompatible avec le jeune âge de l’enfant, quel seuil d’âge retiendra la Cour de cassation ? On peut aussi se demander si le jeune enfant demeurera responsable sur le fondement de l’article 1240 du code civil.

L’arrêt laisse en tout cas préfigurer l’émergence d’une jurisprudence propre aux choses dangereuses sous la garde d’adultes qui devront être extrêmement vigilants. Cela conduira à une prise en compte plus systématique de la capacité des gardiens à prévenir la survenance du dommage, lorsqu’ils ont en leur possession des biens dangereux, ce qui constituera un critère déterminant pour juger du transfert de la garde. Pour s’exonérer, le propriétaire devra donc prouver qu’il a bien pris toutes les mesures nécessaires propres à éviter que n’importe qui puisse se blesser ou heurter son entourage. Cela peut consister dans la fourniture d’informations précises sur le fonctionnement de la chose par exemple.

Le lecteur juriste ou non s’étonnera en tout cas de l’absence d’un partage de responsabilité. Le régime de la responsabilité du fait des choses offre tout de même la possibilité au gardien de s’exonérer en partie en montrant que la victime a commis une faute ayant contribué à son dommage. Cette cause d’exonération aurait pu alléger le sentiment de sévérité à l’encontre des propriétaires que l’on peut éprouver en lisant l’arrêt. À la lecture des autres banches du moyen et de l’arrêt d’appel, cette absence semble imputable aux conseils des parties.