Par Le Batonnier le vendredi 10 janvier 2020
Catégorie: Actualités juridiques

La solidarité nationale questionnée

Un véhicule appartenant indivisément à deux personnes est incendié. Celles-ci saisissent la Commission d’indemnisation des victimes d’infraction (CIVI) pour obtenir réparation sur le fondement de l’article 706-14 du code de procédure pénale. La cour d’appel de Bordeaux alloue à chacune des victimes la somme de 4 500 €. Le Fonds de garantie des victimes et des actes de terrorisme et autres infractions (FGTI) forme un pourvoi devant la Cour de cassation. Il reproche à la cour d’appel de Bordeaux d’avoir alloué deux sommes de 4 500 € aux deux coïndivisaires, ce qui serait contraire aux articles 706-14 et 706-14-1 du code de procédure pénale qui ne prévoiraient que l’octroi d’une seule indemnité.

Lorsqu’elle applique le régime d’indemnisation de l’article 706-14 du code de procédure pénale en présence d’une indivision, la CIVI peut-elle allouer deux sommes à chacun des demandeurs ou doit-elle se contenter de n’en allouer qu’une seule ?

La Cour de cassation, dans un arrêt auquel elle donne de l’importance (FS-P+B+I), rejette le pourvoi et décide que la cour d’appel a eu raison de dire que les deux victimes étaient fondées à solliciter chacune une indemnisation.

L’article 706-14 du code de procédure pénale est indissociable de l’article 706-14-1 qui en est « la déclinaison » pour les véhicules incendiés (C. Béchu et P. Kaltenbach, Rapport d’information n° 107, 2013-2014). L’objectif de ces textes est d’améliorer le sort des victimes dans divers cas précisés par la loi, au nom de la solidarité nationale. L’article 706-14-1 est issu d’une loi du 1er juillet 2008 et établit un régime visant spécifiquement les incendies de véhicules. Le texte prévoit qu’il s’applique « à toute personne victime de la destruction par incendie d’un véhicule terrestre à moteur » tout en se rapportant aux conditions mentionnées dans l’article précédent. Il est donc plus limité en ce qu’il ne concerne qu’un certain type de dommage, mais plus facile à engager en ce qu’il s’affranchit de la condition exigeant que la victime établisse se trouver dans une situation matérielle ou psychologique grave. La deuxième chambre civile rappelle d’ailleurs, en citant l’arrêt de la cour d’appel, que les demandeurs remplissaient bien les conditions spécifiques de ce régime. Parmi ces conditions, le fait d’être titulaire de la carte grise puisque le texte précise que les victimes doivent justifier « au moment des faits avoir satisfait aux dispositions du code de la route relatives au certificat d’immatriculation et au contrôle technique ». On comprend toutefois, à la lecture de l’arrêt, que seul l’un des indivisaires était titulaire de la carte grise et que l’autre est celui qui avait payé le véhicule. Cela semblait suffisant aux juges pour conférer aux deux victimes la qualité de coïndivisaire. Cela signifie-t-il qu’il suffit d’être titulaire de la carte grise d’un véhicule pour s’en voir attribuer une partie de la propriété ? Pourtant, les juges se sont déjà prononcés, au regard de l’article 322-2 du code de la route, pour décider que « le certificat d’immatriculation dit carte grise est un titre de police mais ne préjuge pas de la propriété du véhicule » (Civ. 1re, 25 févr. 1958, Bull. civ. I, n° 114) ou encore que « la carte grise d’un véhicule est une simple pièce administrative qui permet la mise en circulation du véhicule mais qui ne vaut pas titre de propriété » (Paris, 14 sept. 2000, D. 2000. IR 265

).

En l’espèce, ce ne sont pas tant les conditions du régime qui posent problème que les conditions d’attribution de l’indemnité. Le Fonds d’indemnisation fait valoir que l’existence d’une indivision n’est pas un motif justifiant l’octroi d’une indemnité à chaque indivisaire.

L’enjeu est important. Il est aussi multiple. En effet, le régime prévoit un plafond de ressources qui est d’ailleurs plus élevé que pour le régime de l’article 706-14 du code de procédure pénale. L’article 706-14-1 rehausse le plafond à une fois et demie celui prévu à l’article précédent (v. L. n° 91-647, 10 juill. 1991, art. 4). On comprend que, selon le mode d’attribution, il est possible de dépasser le plafond prévu pour la réalisation du dommage consistant en l’incendie de la voiture. Si on envisage l’indivision comme une entité, la somme attribuée à son profit sera forcément moindre que si on prend en considération les personnes composant l’indivision. Certes, le plafond ne pourra pas être dépassé pour chacune d’entre elles mais cela revient tout de même à multiplier la somme par deux (quand il y a deux indivisaires). Dès lors, cet arrêt questionne la portée de la solidarité nationale et la Cour de cassation affirme qu’elle doit être étendue à toutes les victimes. On comprend, en effet, pourquoi le Fonds rechigne à indemniser les indivisaires plutôt que l’indivision. Sans doute craint-il aussi l’augmentation des demandes, pouvant, pour certaines d’entre elles, s’avérer frauduleuses. Il faut alors rappeler que le texte pose des conditions très strictes et que les indemnités versées par le FGTI, sur le fondement de l’article 706-14-1, ne représentent que 4 % des demandes au regard des deux autres mécanismes – l’article 706-14 et l’article 706-3 du code de procédure pénale – (source FGTI 2011, citée in C. Béchu et P. Kaltenbach, Rapport d’information, op. cit.). La solidarité s’en remettra dans ce cas-là… On est toutefois rassuré de savoir qu’il n’y avait pas des dizaines d’indivisaires.

L’argument du FGTI, pour refuser d’indemniser les deux indivisaires, ne pourrait n’être alors que strictement juridique. Celui déployé dans le moyen par le FGTI est pourtant lacunaire. Il se contente d’affirmer que « la destruction d’un véhicule terrestre à moteur dont plusieurs personnes sont indivisément propriétaires ne peut donner lieu au paiement que d’une seule indemnité […] à répartir entre les coïndivisaires ». On pourra aussi déplorer l’absence de motivation de la Cour de cassation qui semblait pourtant vouloir l’enrichir pour les arrêts les plus importants (v. les travaux de réflexion sur la réforme interne de l’institution, mais aussi P. Deumier, Motivation enrichie : bilan et perspectives, D. 2017. 1783

ou encore C. Jamin, Le Grand Inquisiteur à la Cour de cassation, AJDA 2018. 393

).

Pour comprendre la décision, il faut peut-être simplement se référer au texte qui vise « toute personne victime de la destruction par incendie d’un véhicule terrestre à moteur ». Or, ici, elles sont deux personnes victimes et chacune d’elle remplit les conditions prévues dans le régime. L’existence d’une indivision et de règles spécifiques relatives à celle-ci ne semble pas être entrée en compte dans la décision de la Cour de cassation. Puisque cette dernière admet la possibilité d’allouer deux indemnités, c’est peut-être qu’elle considère que l’indemnité versée par le FGTI ne se subroge pas au bien détruit, qu’elle ne se divise pas au nom de l’indivision et qu’elle ne fait donc pas partie de l’indivision nonobstant les dispositions de l’article 815-10 du code civil. C’est la nature même de l’indemnité prévue par l’article 706-14-1 du code de procédure pénale qui doit être interrogée (v. J.-Cl. Resp. civ. ass., fasc. 260, par H. Groutel, n° 11). Quant aux préjudices réparés, on comprend, à la lecture des moyens annexes de l’arrêt, qu’il s’agit d’un préjudice d’immobilisation et d’un préjudice matériel : « il est établi que M. A avait acquis ce véhicule au prix de 8 700 € deux mois avant l’incendie et que les appelants subissent en outre un préjudice d’immobilisation, ce qui justifie l’allocation de la somme de 4 500 € à chacun d’eux ». Peut-être la cour d’appel souhaitait-elle faire sauter le plafond d’indemnisation afin de permettre l’indemnisation la plus efficiente possible ? Seul, le propriétaire du véhicule n’aurait vu son préjudice réparé que de moitié mais, à deux, cela a permis une réparation intégrale du préjudice. Une décision justifiée par l’équité ? La Cour de cassation prend soin de s’en défendre : « C’est à bon droit que la cour d’appel […] a décidé qu’ils étaient tous deux fondés à solliciter une indemnisation, dans la limite du préjudice subi par chacun d’eux et du plafond prévu par l’article 706-14-1 du code de procédure pénale ».

L’arrêt de la deuxième chambre civile du 12 décembre 2019, bien qu’il participe à une meilleure indemnisation des victimes au nom de la solidarité nationale, est susceptible d’avoir des conséquences importantes sur la solidarité nationale.