Par Le Batonnier le mercredi 14 avril 2021
Catégorie: Actualités juridiques

Les mesures d’instruction [I]in futurum[/I] à l’épreuve du droit à la preuve

Les mesures d’instruction in futurum de l’article 145 du code de procédure civile constituent un élément essentiel de la stratégie « préparatoire » du procès (X. Vuitton, Stratégie du contentieux. Théorie et méthode, LexisNexis, 2020, nos 193 s.). Elles poursuivent l’objectif d’assurer « l’information d’une partie qui, avant tout procès, s’interroge sur l’engagement ou non d’une procédure principale » (S. Amrani-Mekki et Y. Strickler, Procédure civile, PUF, coll. « Thémis », 2014, n° 294). Mais pour un demandeur indélicat, « la tentation peut être grande d’instrumentaliser » ces mesures (J.-F. Cesaro [dir.], « La preuve », étude in Rapport annuel de la Cour de cassation, 2012, p. 266) pour chercher, par des mesures à large spectre, à percer la confidentialité de certaines informations. Le texte prévient de tels détournements en conditionnant l’obtention des mesures préventives à leur caractère « légalement admissible » et à la démonstration d’un « motif légitime » de la part du demandeur (sur la pertinence de ces critères, v. S. Pierre-Maurice, Secret des affaires et mesures d’instruction in futurum, D. 2002. 3131

). Malgré ce, les juges continuent d’être saisis de demandes d’investigations générales. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’arrêt commenté.

En l’espèce, une société exploitant une station de radio sollicite en référé, sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, la désignation d’un expert avec pour mission de se faire remettre les questionnaires qu’un institut de sondage utilise pour effectuer ses mesures d’audience. Cette demande est rejetée par la cour d’appel de Paris (Paris, 11 déc. 2019, n° 19/08581). Les juges retiennent que « la mesure d’instruction vise, sous couvert de vérification des conditions des mesures d’audience, à la détermination de la méthodologie mise en œuvre par [l’institut de sondage] » alors qu’en substance la société demanderesse avait d’autres moyens de connaître le déroulement des enquêtes, de sorte que « la demande d’expertise s’analyse en réalité en une mesure d’investigation générale portant sur l’activité de l’institut de sondage ». Par ailleurs, la cour relève que la société a accès aux résultats d’audience et qu’elle ne les a pas contestés auprès des organismes compétents. Il en est déduit l’absence de motif légitime.

Le pourvoi en cassation formé contre l’arrêt contestait cette appréciation du caractère légalement admissible de la mesure sollicitée et du motif légitime. Il est rejeté. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation affirme qu’« il résulte de l’article 145 du code de procédure civile que constituent des mesures légalement admissibles des mesures d’instruction circonscrites dans le temps et dans leur objet et proportionnées à l’objectif poursuivi » et qu’« il incombe, dès lors, au juge de vérifier si la mesure ordonnée était nécessaire à l’exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence ». Elle considère qu’en l’espèce, « la mesure ordonnée n’était pas nécessaire à l’exercice du droit à la preuve du requérant et était disproportionnée aux intérêts antinomiques en présence ».

L’arrêt, publié, rappelle ainsi l’interdiction d’ordonner des mesures d’investigation générales non circonscrites. Mais son apport est plus global. La Cour procède à une relecture de l’article 145 du code de procédure civile à l’aune du droit à la preuve. Cette relecture, à certains égards, pourrait constituer une réécriture du texte.

La relecture de l’article 145 à l’aune du droit à la preuve

La définition donnée des mesures d’instruction légalement admissibles permet à la Cour de cassation d’imposer au juge de procéder au contrôle de proportionnalité propre au droit à la preuve.

1. D’abord, la haute juridiction décide que les mesures légalement admissibles sont celles qui sont « circonscrites dans le temps et dans leur objet et proportionnées à l’objectif poursuivi ». Il s’agit là d’une confirmation. Il est admis de longue date qu’« une mesure générale d’investigation portant sur l’ensemble de l’activité [d’une société] et tendant à apprécier cette activité et à la comparer avec celle de sociétés ayant le même objet » ne se fonde pas sur un motif légitime au sens du texte (Civ. 2e, 7 janv. 1999, n° 97-10.831, Bull. civ. II, n° 3) et que pour être légalement admissibles, les mesures doivent être « circonscrites dans le temps et dans leur objet » (Civ. 2e, 21 mars 2019, n° 18-14.705, D. 2019. 2374, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra

). Sont donc usuellement censurées les mesures d’instruction instituant une forme de « perquisition civile » (Civ. 2e, 5 janv. 2017, n° 15-27.526, RTD civ. 2017. 491, obs. N. Cayrol

). Il est également admis qu’en sus d’être circonscrite, la mesure d’instruction ne doit comporter aucune atteinte à une liberté fondamentale (Civ. 2e, 8 févr. 2006, n° 05-14.198, Bull. civ. II, n° 44 ; D. 2006. 532

; ibid. 2923, obs. Y. Picod, Y. Auguet, N. Dorandeu, M. Gomy, S. Robinne et V. Valette

; ibid. 2007. 1901, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et T. Vasseur

; 25 juin 2015, n° 14-16.435 ; 7 janv. 2016, n° 14-25.781, RTD civ. 2017. 487, obs. N. Cayrol

; ibid. 491, obs. N. Cayrol

), ou à un secret protégé (pour le secret médical, v. Civ. 1re, 11 juin 2009, n° 08-12.742, Bull. civ. I, n° 128 ; D. 2009. 1760

; ibid. 2714, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et T. Vasseur

; RTD civ. 2009. 695, obs. J. Hauser

), sous réserve d’un contrôle de proportionnalité (Civ. 1re, 22 juin 2017, n° 15-27.845 P, Dalloz actualité, 7 juill. 2017, obs. M. Kebir ; D. 2017. 1370

; ibid. 2444, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra

; Dalloz IP/IT 2017. 543, obs. O. de Maison Rouge

; RTD civ. 2017. 661, obs. H. Barbier

).

2. Ensuite, la Cour en déduit que le juge doit « vérifier si la mesure ordonnée était nécessaire à l’exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence ». C’est au prix de ce contrôle, propre au droit à la preuve, que la mesure pourra être considérée comme proportionnée à l’objectif poursuivi.

Le rattachement du droit de solliciter des mesures d’instruction au droit à la preuve est fondé. Pour la doctrine, ce droit recouvre à la fois celui de « produire une preuve que l’on détient » mais aussi celui « d’obtenir une preuve que l’on ne détient pas » (v. ainsi E. Vergès, G. Vial et O. Leclerc, Droit de la preuve, PUF, coll. « Thémis », 2015, nos 276 et 279, précisant que le second est plus fragile que le premier), ce dernier renvoyant aux mesures d’instruction (A. Bergeaud-Wetterald, E. Bonis et Y. Capdepon, Procédure civile, Cujas, 2017, n° 566). Même si c’est la production de preuves qui alimente le plus la jurisprudence relative au droit à la preuve depuis sa consécration (Civ. 1re, 5 avr. 2012, n° 11-14.177, Bull. civ. I, n° 85 ; Dalloz actualité, 23 avr. 2012, obs. J. Marrocchella ; D. 2012. 1596

, note G. Lardeux

; ibid. 2826, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon

; ibid. 2013. 269, obs. N. Fricero

; ibid. 457, obs. E. Dreyer

; RTD civ. 2012. 506, obs. J. Hauser

; v. dernièrement, Soc. 30 sept. 2020, n° 19-12.058 P, Dalloz actualité, 21 oct. 2020, obs. M. Peyronnet ; D. 2020. 2383

, note C. Golhen

; ibid. 2312, obs. S. Vernac et Y. Ferkane

; ibid. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès

; JA 2021, n° 632, p. 38, étude M. Julien et J.-F. Paulin

; Dr. soc. 2021. 14, étude P. Adam

; RDT 2020. 753, obs. T. Kahn dit Cohen

; ibid. 764, obs. C. Lhomond

; Dalloz IP/IT 2021. 56, obs. G. Haas et M. Torelli

; Légipresse 2020. 528 et les obs.

; ibid. 2021. 57, étude G. Loiseau

), son invocation en matière de mesures d’instruction était aussi admis (v. ainsi Com. 5 juin 2019, n° 17-22.192 P, Dalloz actualité, 10 juill. 2019, obs. M. Kebir). Tout au plus pouvait-on douter de la reconnaissance de ce droit pour les mesures in futurum : en principe, le droit de prouver participe de l’effectivité de la défense quant à des prétentions sur le fond, lesquelles ne sont pas encore formulées lorsque le juge est saisi avant tout procès. Néanmoins, la preuve obtenue par le biais des mesures préventives est souvent nécessaire à la formulation des prétentions. L’extension du droit à la preuve à cette phase de procédure paraît donc opportune.

La référence à ce droit sert à justifier la mise en œuvre d’un contrôle de proportionnalité in concreto. En effet, le droit à la preuve a une valeur fondamentale : la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît le droit de chaque partie de « présenter […] ses preuves » (CEDH 27 oct. 1993, n° 14448/88, Dombo Beheer BV c. Pays-Bas, § 34, AJDA 1994. 16, chron. J.-F. Flauss

) et utilise l’expression de droit à la preuve (CEDH 10 oct. 2006, n° 7508/02, LL c. France, § 40, D. 2006. 2692

; RTD civ. 2007. 95, obs. J. Hauser

). Il est donc possible d’admettre une preuve constituée en violation de certains principes ou droits fondamentaux de même valeur, telle la vie privée, à deux conditions : que la preuve soit « indispensable à l’exercice [du] droit à la preuve » et qu’elle soit « proportionnée aux intérêts antinomiques en présence », selon la formule consacrée (Civ. 1re, 5 avr. 2012, préc.) et qu’elle soit reprise, avec une substitution du mot « nécessaire » à celui d’« indispensable », dans le présent arrêt.

Avant l’arrêt commenté et un autre du même jour (Civ. 2e, 25 mars 2021, n° 19-20.156), la deuxième chambre civile appliquait le contrôle de proportionnalité sans l’énoncer aussi clairement (v. ainsi Civ. 2e, 11 mai 2017, n° 16-16.966). De fait, si la preuve se prête à une appréciation contextualisée de la proportionnalité (V. Vigneau, La proportionnalité dans la recherche de la preuve en matière civile, Justice Actualités déc. 2020, p. 54-59), la généralisation d’un tel contrôle in concreto en matière de mesures d’instruction in futurum n’est pas neutre : elle pourrait conduire à une réécriture du texte.

La réécriture de l’article 145 par le droit à la preuve ?

Pour dire que la cour d’appel a « légalement justifié sa décision », la Cour de cassation ne s’attache qu’à vérifier les conditions du contrôle de proportionnalité du droit à la preuve, escamotant ce faisant les critères légaux. Or les conditions de ce contrôle de proportionnalité sont porteuses de certaines transformations par rapport au texte tel qu’interprété jusqu’à présent.

1. D’abord, exiger une preuve « nécessaire » à l’exercice du droit à la preuve revient-il au même qu’une preuve « indispensable » comme dans la formule usuelle des autres chambres ? Une preuve indispensable revient à démontrer qu’aucune autre preuve à disposition du demandeur ne pouvait être produite (v. ainsi G. Lardeux, Le droit à la preuve : tentative de systématisation, RTD civ. 2017. 1

, spéc. IA2). La carence d’une partie deviendrait une cause de rejet de la demande de mesure d’instruction. Or il était usuellement jugé que la carence d’une partie, visée à l’article 146, était inopérante s’agissant des mesures d’instruction préventives (Civ. 2e, 1er juin 1992, n° 90-20.884, Bull. civ. II, n° 160). Faudra-t-il donc désormais démontrer que la mesure sollicitée est la seule qui permette d’obtenir une preuve, au moins lorsqu’un droit fondamental est en cause ? On peut le penser car en l’espèce, la haute juridiction s’attache à relever que la demanderesse pouvait avoir connaissance des éléments qu’elle recherchait autrement. Les mesures préventives perdraient en autonomie (sur laquelle, v. S. Amrani-Mekki et Y. Strickler, op. cit.).

2. Ensuite, la condition d’une mesure « proportionnée aux intérêts antinomiques en présence » est riche. Elle recouvre l’idée admise de circonscription de la mesure destinée à limiter son caractère intrusif (V. Vigneau, art. préc., p. 56). Mais elle charrie aussi de nouveaux raisonnements qui introduisent une insécurité juridique (A. Aynès et X. Vuitton, Droit de la preuve, 2e éd., LexisNexis, coll. « Droit & professionnels », 2017, n° 164).

Par exemple, ne faudra-t-il pas apprécier, outre sa vraisemblance, l’importance du litige à venir ? Il est en effet parfois considéré que ce n’est que lorsque la preuve assure l’effectivité de droits fondamentaux que son administration au mépris d’un autre droit fondamental est proportionnée (en ce sens, v. V. Vigneau, art. préc., p. 56 ; contra et nuancée, G. Lardeux, art. préc., spéc. IB2). Cela obligerait le demandeur se heurtant à des secrets protégés à établir, dès l’instance en référé, que le litige au fond mettrait en jeu un de ses droits fondamentaux. Le droit aux mesures in futurum tiendrait alors davantage de l’article 13 de la Convention européenne que de son article 6.

En outre, si l’accent est mis sur les « intérêts antinomiques », que deviendront les obstacles reconnus en la matière ? Sous l’effet du contrôle de proportionnalité in concreto, la portée de certains secrets pourrait être dévitalisée (v. déjà, l’évolution du secret professionnel, G. Lardeux, Secrets professionnels et droit à la preuve : de l’opposition déclarée à la conciliation imposée, D. 2016. 96

 ; H. Barbier, Le secret professionnel rattrapé par le droit à la preuve ?, RTD civ. 2016. 128

). Si les obstacles légaux sont traités comme des intérêts parmi d’autres, sera-t-il possible, par exemple dans le domaine des modes alternatifs de règlement des différends (MARD), au nom du droit à la preuve, de contraindre, par le biais de l’article 145, un médiateur à transmettre des informations couvertes par la confidentialité au-delà des exceptions légales ?

En conclusion, l’affirmation d’un droit aux mesures in futurum dérivé du droit à la preuve n’a pas encore livré toute sa portée : cette approche pourra soit contribuer au filtrage des demandes soit à leur expansion, sans que la prévisibilité des solutions en ressorte favorisée.