Un amant est éconduit par son ancienne maîtresse. Fou de rage, il cherche à se venger de la pire des façons en dévoilant leur relation, une manière, dit-il, de tenter d’entraîner dans sa chute son ancien amour perdu. Lundi, la 12e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris avait à juger un dossier qui a connu un écho singulier grâce à l’utilisation à outrance des possibilités du numérique. « Ce que cette affaire a de particulier, ce sont les moyens utilisés, résume le substitut Barthélémy Hennuyer. C’est ce qui donne à cette malveillance une dimension ahurissante ». « Des proportions, permises grâce à l’informatique et les réseaux sociaux, qui donnent le vertige », ajoute-t-il.
Pendant plusieurs mois, au cours de l’été et de l’automne 2019, Marc* a inondé la sphère professionnelle, amicale et familiale d’Armelle*. En tout, une trentaine de mails ont été envoyés à au moins 900 personnes – le décompte définitif est incertain –, qui connaissaient de près ou pas la victime. Ils sont envoyés à des collègues d’Armelle, à sa paroisse, à ses amis, ou encore à ses parents. Certains des messages, malveillants, sont signés à tort du nom des enfants d’Armelle, d’autres de son nom. Certains sont accompagnés de photos de nus. La rémunération d’Armelle est dévoilée. Un autre message affirme que son époux n’est pas le père de leurs enfants. Un dernier annonce enfin à ses destinataires l’homosexualité du nouveau patron d’Armelle, devenu une victime colatérale de la folie de l’amant éconduit. Ce qui a valu à Marc des poursuites pour usurpation d’identité, violation de la vie privée (la porno-divulgation), dénonciation mensongère et une série d’infractions informatiques pour le piratage de la boîte mail d’Armelle. Une liste trop courte pour la partie civile, qui a plaidé pour retenir des qualifications supplémentaires, de l’envoi de messages malveillants au harcèlement.
« J’ai commencé à dévisser »
Sans cette affaire, Armelle et Marc seraient deux quadra cadres supérieurs à la réussite éclatante. La première, diplômée de Science-Po, est une spécialiste des ressources humaines, aujourd’hui DRH d’un groupe réalisant plus de 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Le second a fondé, avec succès, une entreprise de conseil en ingénierie, qui pesait il y a deux ans plus de 120 millions d’euros de chiffre d’affaires. Armelle et Marc s’étaient connus au début des années 2000. Ils se retrouvent en 2015. Cela tombe bien, Marc recherche justement un nouveau responsable des ressources humaines. Leur histoire reprend, d’abord strictement professionnelle. Puis, deux ans plus tard, après un séminaire à Barcelone, les deux amants, qui ont chacun construit leur famille, renouent leur relation. Un temps seulement. Alors qu’ils envisagent l’achat d’un appartement à Neuilly, dans la banlieue cossue de Paris, pour refaire leur vie, Armelle met un point final à cette histoire et annonce qu’elle va changer d’employeur.
« J’ai commencé à dévisser, explique Marc, rouge de honte, à la barre. Je sentais bien que cela m’échappait. J’ai sombré. À la fin de l’été, elle était dure, froide avec moi. Je voulais qu’Armelle partage la douleur que je vivais. C’est là que j’ai eu l’idée de ces mails atroces, horribles. Je savais que cela allait être destructeur mais c’était plus fort que moi. »
— Vous vous rendez compte du nombre de personnes destinataires ?, s’étonne la juge-rapporteure Jehiel. Et vous envoyez vos messages à la terre entière presque, et notamment la terre de madame ?
— Oui, c’est horrible, et j’ai fait cela, répond, contrit, Marc.
Armelle se tient la tête en l’écoutant. « Ce que j’ai vécu, c’est une destruction de l’intérieur, une humiliation profonde de mon image, de mes études, de ce que je suis en tant que mère, femme, une démolition sociale et une profonde déstabilisation de ma vie de famille », avait-elle expliqué auparavant, des sanglots dans la voix, alternant des regards en direction des magistrats et vers le prévenu. « La seule chose qu’il n’a pas réussie, c’est mettre fin à ma vie », ajoute celle qui a pensé, au paroxysme de ce drame, à se jeter dans la Seine. Plus d’un an après ces envois, le couple vit toujours dans la crainte qu’un ancien mail ne refasse surface.
Pour répandre son fiel, Marc épluche le réseau social LinkedIn pendant près d’une trentaine d’heures. Cela lui permet, en ciblant la nouvelle entreprise d’Armelle, de reconstituer un fichier mail – il suffit de connaître l’enchaînement standard entre le prénom et le nom des salariés – des nouveaux collègues de son ancienne maîtresse. Grâce à une redirection automatique des messages du compte mail d’Armelle, piraté, il se constitue également un fichier d’adresses dans le réseau personnel de la famille de la quadragénaire. La déferlante de messages pousse le nouvel employeur d’Armelle à suspendre pendant quarante-huit heures la réception des messages électroniques de ses salariés. « On a dû arrêter la messagerie parce que des collaborateurs recevaient des emails dégueulasses sur des cadres dirigeants, c’est quelque chose que nous avons vécu de manière très violente », explique l’un des patrons de l’entreprise d’Armelle. En filtrant mots-clés et adresses d’expédition, l’entreprise réussit finalement partiellement à stopper le flux nauséabond.
Requêtes aux fins de levée d’anonymat
Si, à l’audience, le prévenu reconnaît sa responsabilité dans l’envoi des mails, l’enquête pour identifier le mystérieux corbeau n’a pas été simple à l’époque. Le conseil d’Armelle, Me Vincent de la Morandière, s’appuyant sur l’article 145 du code de procédure civile, demande à Google et Yahoo de livrer des éléments d’identification relatifs à la vingtaine de boîtes mail utilisées par le corbeau. Deux adresses IP ayant été identifiées à la suite du piratage du mail d’Armelle, Orange est également sommé. Soit dix requêtes aux fins de levée d’anonymat, qui, malgré des refus, vont faire avancer l’enquête et ainsi confondre Marc, placé en garde à vue au début du mois de novembre. La réponse de l’opérateur de téléphonie avait permis de relever que le harceleur s’était connecté depuis son domicile. Quant aux éléments fournis par Google, ils ont montré que les adresses IP de création des nombreux comptes Gmail suivaient Marc dans ses déplacements pour des séminaires professionnels en Europe. Soit, sur le plan pénal, des faits qui justifient, pour le magistrat Barthélémy Hennuyer, trente mois de prison avec sursis probatoire de deux ans.
Reste la question des dommages et intérêts à accorder à Armelle, et à son employeur, qui demande également réparation. Un point où les deux parties sont franchement en désaccord. Le prévenu a envoyé un chèque de 12 000 € à la victime à l’hiver dernier. La simple évocation de la somme fera grimacer l’avocat d’Armelle. Les parties civiles demandent en effet une somme bien plus conséquente, proche du million d’euros. Un chiffre atteint en estimant, mail par mail, en fonction de la qualité des destinataires, le préjudice subi. Une facture, rondelette, à la portée de la bourse de Marc, qui aurait bénéficié d’un confortable parachute doré de plusieurs millions d’euros – le montant est contesté par la défense – à son départ de sa société à la suite du scandale. « Quand on vient en justice pour se venger, on en ressort forcément avec la même douleur et avec de la frustration », avertit, à l’adresse des victimes, Me Sabrina Goldman, l’avocate de Marc. Ce dernier « passe son temps à se plaindre, mais n’a pas su trouver le mot pardon, réparation », regrette au contraire Me Vincent de la Morandière. Le délibéré sur l’action publique est attendu début mars. Quant aux intérêts civils, au vu de leur caractère complexe, ils ont été renvoyés à une nouvelle audience, dans quatre mois, par la cour.
* Les prénoms ont été changés