Par Le Batonnier le vendredi 17 avril 2020
Catégorie: Actualités juridiques

Nouvelle affirmation de la limitation de la réparation au dommage prévisible

Une société (A) est propriétaire d’un navire qui nécessite d’importants travaux. Elle sollicite une autre société (B) et lui demande d’opérer la refonte complète de la salle des machines de ce navire, et notamment, de fournir et d’installer deux groupes électrogènes. Il s’en suit une chaîne homogène de contrats de vente. La société B se fournit auprès d’une tierce société (C) pour installer les groupes électrogènes dans le bâtiment. Elle-même s’est fournie auprès d’une société (D) qui a passé contrat avec la société (E) qui avait contracté avec la société (F).

À la suite de l’installation de ces groupes électrogènes, de nombreux problèmes techniques sont constatés et un expert judiciaire est mandaté par voie d’ordonnance.

Un arrêt est rendu par la cour d’appel d’Aix-en-Provence le 19 avril 2018. Il confirme – entre autres – le jugement du tribunal de commerce qui avait condamné la société B à payer à la société A la somme de 152 377,63 € mais ajoute un complément de 20 941,26 € soit un total de 173 318,89 € après actualisation du préjudice subi. La cour d’appel condamne surtout la société E à relever et garantir la société B de cette condamnation car c’est cette première société qui a été considérée comme à l’origine des désagréments.

C’est pourquoi la société E forme un pourvoi devant la Cour de cassation. Le moyen du pourvoi est composé de sept branches. Même si les juges du droit prendront le temps de répondre à la première, ils estiment toutefois que seule la septième branche présente un intérêt. Ils précisent, en effet, dans l’incipit de leur arrêt que c’est uniquement cette septième branche qui doit être honorée des mentions F-B+I.

Dans celle-ci, les auteurs du pourvoi font grief à la cour d’appel d’avoir violé l’ancien article 1150 du code civil. Ils font valoir qu’elle aurait dû limiter la réparation du préjudice à ce qui était prévu dans le contrat. La cour d’appel avait, en effet, considéré qu’« en droit français, tout préjudice est réparable pourvu qu’il soit direct et certain ».

Il se posait donc la question de savoir si la société E pouvait invoquer l’article 1150 ancien du code civil pour limiter la réparation du préjudice à ce qui était prévisible au moment de la formation du contrat.

La Cour de cassation, en sa chambre commerciale, répond positivement. Elle se contente de citer l’ancien article 1150 pour juger que la cour d’appel l’a violé puis prononce la cassation partielle de son arrêt.

Le droit de la responsabilité civile connaît, en France, une subdivision. Il existe, d’une part, la responsabilité civile extracontractuelle régie par le principe de réparation intégrale des préjudices et l’on trouve, d’autre part, la responsabilité civile contractuelle gouvernée par le principe de la limitation de la réparation au dommage prévisible. Cette summa divisio du droit de la responsabilité civile n’est toutefois pas partagée unanimement en doctrine. Certains considèrent que la responsabilité contractuelle n’a de responsabilité que le nom et qu’elle devrait n’avoir pour fonction que l’exécution par équivalent de l’avantage attendu du contrat (Ph. le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action 2018-2019, vis Exécution par équivalent, n° 3 213.111 ; P. Rémy, La « responsabilité contractuelle » : histoire d’un faux concept, RTD civ. 1997. 323

; D. Tallon, L’inexécution du contrat : pour une autre présentation, RTD civ. 1994. 223

). Envisagé ainsi, les dommages et intérêts y afférant ne permettraient jamais de dépasser l’objet de l’obligation tandis que pour les autres, ayant une fonction indemnitaire, ils pourraient permettre une réparation plus étendue des préjudices.

Dans tous les cas, les auteurs reconnaissent les limites posées dans l’article 1150 ancien du code civil : « Le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu’on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n’est point par son dol que l’obligation n’est point exécutée ». Elles se trouvent aujourd’hui aux articles 1231-3 et suivants du même code. L’objectif du texte est de faire valoir la volonté des parties sur le principe de la réparation intégrale des préjudices. La limitation de la réparation transparaît aussi à l’article 1151 qui prévoit que, même dans le cas où l’inexécution de la convention résulte du dol du débiteur, les dommages et intérêts ne doivent comprendre à l’égard de la perte éprouvée par le créancier et du gain dont il a été privé, que ce qui est une suite immédiate et directe de l’inexécution de la convention. À la lecture de ces deux articles, on comprend que dans tous les cas, la réparation du préjudice est toujours plus limitée en matière contractuelle qu’en matière extracontractuelle car cette réparation ne comprend que les suites immédiates et directes de l’inexécution alors que ces « suites » sont plus largement considérées en matière extracontractuelle.

Dans cet arrêt, la société sur laquelle repose la charge finale de la dette n’avait pas, semble-t-il, pris le soin d’insérer une clause limitative de responsabilité intéressant les dommages concernés. Toutefois, même en l’absence d’une telle clause, et puisqu’il n’y avait ici ni dol ni faute lourde, la réparation devait être limitée aux suites immédiates et directes de l’inexécution. Contrairement à ce que disent les juges du fond dans leur motif adopté, les principes du droit français ne dictent pas que tout préjudice est réparable pourvu qu’il soit direct et certain. Ce n’est, tout du moins, pas encore le cas en matière contractuel (V. pour cette éventualité, H. Conte, Volonté et droit de la responsabilité civile, préf. J. Julien, éd. PUAM, 2019, nos 480 s.).

Si la Cour de cassation donne de l’importance à cet arrêt, c’est sans doute parce que les juges du fond oublient souvent ce principe. Elle « réactive » (l’expression est employée par un auteur : v. M. Bacache, D. 2011. 1725, obs. sous Civ. 1re, 28 avr. 2011, n° 10-15.056

) ainsi l’ancien article 1150 qui contient une limite qui n’est « presque jamais retenue » (C. Radé, RCA 2008. Comm. 158 cité in M. Bacache, préc. ; v. Civ. 1re, 14 janv. 2016, n° 14-28.227, D. 2016. 981

, note C. Gauchon

; ibid. 1396, obs. H. Kenfack

; ibid. 2017. 24, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz

; JT 2016, n° 185, p. 12, obs. X. Delpech

; RTD com. 2016. 326, obs. B. Bouloc

).

Ce que ne dit pas l’arrêt, c’est comment déterminer l’étendue du dommage réparable. À défaut de motivation enrichie, on doit sans doute comprendre que la Cour de cassation considère que la réponse doit être laissée à l’appréciation des juges du fond (V. par ex., Civ. 1re, 3 juin 1998, n° 95-16.887, D. 1998. 160

; RTD com. 1999. 494, obs. B. Bouloc

cité in M. Bacache, préc.). La Cour de cassation ne faisant, elle, que contrôler le caractère prévisible du dommage. L’arrêt ayant été cassé sur ce point, il reviendra à la juridiction de renvoi de statuer de nouveau sur le montant du dommage prévisible. La cour d’appel devra donc analyser in abstracto les dommages qui étaient prévus lors de la formation du contrat en se référant à une personne raisonnable placée dans les mêmes conditions. Or, on sait que les juridictions de fond prennent parfois des libertés pour apprécier le montant du dommage prévisible. À propos de l’arrêt Société des comédiens français (Civ. 1re, 4 févr. 1969, Bull. civ. I, n° 60 ; D 1969. 601, note J. Mazeaud ; RTD civ. 1969. 708, obs. G. Durry ; 22 oct. 1975, n° 74-13.217 P), un auteur (Z. Jacquemin, Payer, réparer, punir. Étude des fonctions de la responsabilité contractuelle en droit français, allemand et anglais, thèse Paris II, p. 383) fait remarquer que le juge n’hésite pas à s’affranchir des limites de l’article 1151 afin d’accorder à la victime des dommages et intérêts supérieurs à la valeur du préjudice subi.

Il faut aussi remarquer, relativement à cet arrêt du 11 mars 2020, que les juges du fond ont condamné deux sociétés in solidum (pour l’application de l’obligation in solidum en matière contractuelle, v. O. Deshayes, La responsabilité contractuelle in solidum, RDC 2016, n° 1, p. 21), mais en prenant bien le soin de mentionner qu’au stade de la contribution à la dette, seule l’une d’entre elles aura la charge finale de la réparation. Cela permet à la victime de s’adresser indifféremment à l’une des deux sociétés à charge pour celles-ci de se débrouiller entre elles ensuite. Sans reconnaître l’existence d’une faute lourde ou intentionnelle, les juges du fond ont toutefois considéré que c’était la société E qui était à l’origine des multiples désordres causés par les générateurs. Ce sera donc à elle d’assumer la charge finale de la dette.

Il faut préciser qu’une telle condamnation est facilitée par l’existence d’un groupe de contrat, ici en l’espèce, une chaîne homogène et translative de propriété. L’indivisibilité de l’ensemble contractuel ne posait pas de difficultés car tous les contrats qui ont été formés l’ont été pour satisfaire la société victime qui demandait des groupes électrogènes. La Cour de cassation le précise d’ailleurs dans l’arrêt : « Ces groupes électrogènes ont fait l’objet de ventes successivement intervenues entre, d’abord, les sociétés […] et la société […], ensuite, entre cette dernière et la société […], puis entre celle-ci et la société […], enfin, entre cette société et la société […] qui a installé ces matériels sur le navire ». Soit dit en passant, si la société E peut invoquer l’article 1150, la société B devrait aussi pouvoir le faire. Même si elle se verra décharger de la dette au stade de la contribution, elle est tout de même condamnée à payer la somme en question ce qui devrait poser aussi la question du montant des dommages « prévus ou qu’on a pu prévoir ».

C’est par la reconnaissance de cette connexité que la société victime, qui n’a pas contracté avec les autres sociétés, peut tout de même invoquer leur responsabilité contractuelle et faire exception à l’effet relatif des conventions. La jurisprudence (Cass., ass. plén., 7 févr. 1986, nos 83-14.631 et 84-15.189, D. 1986. 293, note Bénabent ; JCP 1986. II. 20616, note Malinvaud ; Gaz. Pal. 1986. II. 543, note Berly ; RDI 1986. 210, obs. P. Malinvaud et B. Boubli ; RTD civ. 1986. 594, obs. J. Mestre; ibid. 605, obs. P. Rémy ; Civ. 1re, 27 janv. 1993, n° 90-19.777, Bull. civ. I, n° 44 ; D. 1994. 238

, obs. O. Tournafond

; RTD civ. 1993. 592, obs. P. Jourdain

; RTD com. 1993. 708, obs. B. Bouloc

; Com. 2 mars 1999, n° 96-12.071, NP, RJDA 1999, n° 519.) admet en effet que l’action contractuelle est transmise en tant qu’accessoire de la chose conformément à l’article 1615 du code civil qui dispose que : « L’obligation de délivrer la chose comprend ses accessoires et tout ce qui a été destiné à son usage perpétuel ».

Quelques mois après l’arrêt de l’assemblée plénière (Cass., ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963, D. 2020. 416, et les obs.

, note J.-S. Borghetti

; ibid. 353, obs. M. Mekki

; ibid. 394, point de vue M. Bacache

; AJ contrat 2020. 80

, obs. M. Latina

; RTD civ. 2020. 96, obs. H. Barbier

) qui réaffirme l’identité des fautes contractuelles et délictuelles et donc la solution du 6 octobre 2006 (Cass., ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255, D. 2006. 2825, obs. I. Gallmeister

, note G. Viney

; ibid. 2007. 1827, obs. L. Rozès

; ibid. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain

; ibid. 2966, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson

; AJDI 2007. 295

, obs. N. Damas

; RDI 2006. 504, obs. P. Malinvaud

; RTD civ. 2007. 61, obs. P. Deumier

; ibid. 115, obs. J. Mestre et B. Fages

; ibid. 123, obs. P. Jourdain

), la Cour de cassation en sa chambre commerciale, nous rappelle que si c’est le fondement contractuel que la victime a choisi d’actionner, il est normal qu’elle se voie opposer les limites légales tenant à ce régime. Point de réparation intégrale, le principe connaît l’exception incarnée dans la prévisibilité du dommage.

C’est une des solutions qu’il est possible d’adopter – appliquer la responsabilité contractuelle aux tiers même en dehors d’un groupe de contrat – si l’on veut éviter l’inégalité qui existe actuellement entre le tiers qui peut invoquer un manquement contractuel sur le fondement de la responsabilité délictuelle sans se voir opposer les clauses du contrat ou la limite légale et le co-contractant qui invoque le même manquement, mais à qui l’on impose les limites susmentionnées.