Les ordonnances « moratoire de procédure » nos 2020-304, 2020-306 et 2020-427 de mars et avril 2020 sont désormais bien connues des praticiens. La dernière-née l’est un peu moins, il s’agit de l’ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020 fixant les délais applicables à diverses procédures pendant la période d’urgence sanitaire qui modifie plusieurs ordonnances et, pour ce qui concerne la présente réflexion, qui propose une nouvelle rédaction de l’article 1er de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 et détermine désormais avec précision la date de la période juridiquement protégée.
Cet enchevêtrement de textes nécessite une petite gymnastique digne d’un programme d’entraînement cérébral d’une célèbre marque de jeux vidéo, laquelle nous permettra ensuite d’aborder les effets de la suspension sur la saisie immobilière (v. sur le sujet F. Kieffer, Saisie immobilière et covid-19 : Ô temps suspends ton vol…, Le droit en débats, Dalloz actualité, 31 mars 2020).
Gymnastique cérébrale
L’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 (modifié par l’ord. n° 2020-427, 15 avr. 2020) pose le principe en matière d’acte et formalité : « Tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d’office, application d’un régime particulier, non avenu ou déchéance d’un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l’article 1er sera réputé avoir été fait à temps s’il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois.
Il en est de même de tout paiement prescrit par la loi ou le règlement en vue de l’acquisition ou de la conservation d’un droit.
Le présent article n’est pas applicable aux délais de réflexion, de rétractation ou de renonciation prévus par la loi ou le règlement, ni aux délais prévus pour le remboursement de sommes d’argent en cas d’exercice de ces droits ».
L’article 2 de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 transpose ce principe aux procédures devant les juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale : « I. Les dispositions de l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 susvisée relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période sont applicables aux procédures devant les juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale ».
Mais, il prévoit trois exceptions et l’une d’elles concerne la procédure de saisie immobilière.
« II. Par dérogation aux dispositions du I :
1° Les délais de procédure applicables devant le juge des libertés et de la détention et devant le premier président de la cour d’appel saisi d’un appel formé contre les décisions de ce juge courent selon les règles législatives et réglementaires qui leur sont applicables ;
2° Les délais de procédure applicables devant les juridictions pour enfants sont adaptés dans les conditions prévues par le chapitre III du présent titre ;
3° Les délais mentionnés aux articles L. 311-1 à L. 322-14 et R. 311-1 à R. 322-72 du code des procédures civiles d’exécution sont suspendus pendant la période mentionnée à l’article 1er ».
Enfin, pour parachever cet entraînement cérébral, l’ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020 met fin au terme glissant et vient fixer définitivement (?) les dates de la période juridiquement protégée qui débute le 12 mars 2020 (à 0h00) pour s’achever le 23 juin 2020 à minuit. Cependant, le lecteur assidu des textes juridiques aura immédiatement constaté que ce nouveau texte ne vise à aucun moment l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020. Certes, au premier abord, il aura raison, mais c’est sans compter sur le souci des rédacteurs de faire travailler nos méninges. En effet, et là est la véritable gymnastique à laquelle il faut se livrer, car les deux ordonnances sont liées, puisque l’article 2 de l’ordonnance n° 2006-304 renvoie, en miroir, elle aussi dans son article 2, à l’article 2 de l’ordonnance n° 2006-306 lequel fait référence à la période mentionnée à l’article 1er qui dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020 est ainsi libellé : « Les dispositions du présent titre sont applicables aux délais et mesures qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus ».
En résumé, puisque l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-304 précise que les dispositions de l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 sont applicables aux procédures devant les juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale et que ce même article 2 de l’ordonnance n° 2020-306, renvoie à son article 1er modifié par l’article 1er, a, de l’ordonnance n° 2020-560, il s’en déduit que la période juridiquement protégée pour les juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale s’étend entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus, et ce sans même que l’ordonnance n° 2020-560 fasse référence à l’ordonnance n° 2020-304.
Les effets de la suspension sur la saisie immobilière
Il résulte de cette gymnastique cérébrale que les délais mentionnés aux articles L. 311-1 à L. 322-14 et R. 311-1 à R. 322-72 du code des procédures civiles d’exécution sont suspendus entre les 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus.
Cette analyse ne fait pas l’unanimité puisque l’article 2, II, 3°, de l’ordonnance n° 2020-304 déroge à l’article 1, aussi le renvoi opéré par l’article 2, I, vers l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306, désormais modifié par l’ordonnance n° 2020-560, vaudrait pour toutes procédures devant les juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale sauf la saisie immobilière.
Ce serait étrange, pourquoi tant de haine à l’égard de cette procédure ?
Si tel était le cas, la seule procédure qui resterait liée au terme de la cessation de l’état d’urgence sanitaire, désormais fixée au 10 juillet 2020 inclus, en application de l’article 1, I, de la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions (date qui coïncide avec la nouvelle date des vacations judiciaires) serait… la saisie immobilière pour laquelle les délais seraient alors suspendus jusqu’au 10 août 2020 inclus.
Quelle que soit l’interprétation retenue, quelles sont les conséquences de cette suspension ?
Après recherches et réflexions, il est raisonnable d’affirmer que la suspension des délais pour agir n’empêche pas d’accomplir les actes mais allonge simplement le temps pour le faire.
Le raisonnement de certains auteurs (C. Laporte, Covid-19, Procédure civile d’exécution et état d’urgence sanitaire, Procédures n° 5, mai 2020, comm. 93) est peut-être influencé par le fait que la suspension des délais est habituellement associée à une impossibilité d’agir.
Or la suspension des délais n’a pas pour effet d’empêcher d’agir, c’est au contraire l’impossibilité d’agir qui est une des causes de la suspension des délais (v. R. Laher et C. Simon, Les délais de procédure civile face à l’épidémie de covid-19, Lexbase, éd. Hebo privée, 9 avr. 2019, ou encore C. civ., art. 2234l).
Mais c’est loin d’être la seule cause.
À titre d’exemples, les articles 2235 à 2239 code civil, les causes de suspension peuvent être des contraintes morales (dettes entre époux), voire de pure opportunité (MARD).
Ces contraintes peuvent inciter à ne pas agir, raison pour laquelle il faut suspendre les délais, mais ce n’est clairement pas une impossibilité.
Donc, la délivrance des actes en saisie immobilière reste possible pendant la période juridiquement protégée puisque suspension des délais ne veut pas dire impossibilité d’agir.
Cette question a récemment rebondi à la suite de la note diffusée par la Chancellerie le 5 mai 2020 (ci-jointe).
En effet, la page 23 de cette note indique les priorités juridictionnelles, mais précise aussi qu’au 11 mai, les plans de continuation d’activité (PCA) doivent être levés, ce qui signifie que toutes les activités doivent reprendre.
Cependant, elles doivent reprendre tout en respectant les préconisations de sécurité sanitaire imposées par l’épidémie et, pour cette raison, la note énumère ce qui semble prioritaire mais ne signifie pas pour autant que ce qui n’est pas énuméré est exclu.
En ce qui concerne le juge de l’exécution, la page 26 indique que ce qui est prioritaire est :
Juge de l’exécution (JEX) : toutes les contestations de mesures d’exécution forcée portées devant le juge de l’exécution et, au-delà, les requêtes au juge de l’exécution urgentes ou ayant des incidences économico-sociales (par ex. demande de mainlevée d’une saisie-rémunération).
Il serait insensé d’en déduire que cela signifie que, jusqu’à la fin de la période d’état d’urgence sanitaire (aujourd’hui sans influence sur la durée de la période juridiquement protégée fixée dans l’ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020), les juges de l’exécution devront se limiter à ces seules priorités.
En réalité, les PCA étant levés, toutes les activités doivent reprendre.
Aussi, comme peut-être certains ont pu le penser, bien que cette énumération ne vise pas la saisie immobilière, elle ne l’exclut pas.
La conséquence est incontestable : l’article 2, II, 3°, de l’ordonnance précitée ne remet pas en cause la validité et la régularité des actes réalisés durant le cours de la période de suspension, soit entre le 12 mars et le 23 juin 2020 inclus (ou entre le 12 mars et le 10 août inclus).
Cette position est d’ailleurs confirmée par la DACS (v. le compte rendu de la réunion CNB/DACS du 7 mai 2020) :
Le directeur des affaires civiles et du Sceau nous a par ailleurs confirmé que, « contrairement à certaines interprétations erronées des ordonnances », les procédures d’exécution n’étaient pas suspendues.
Certes, le terme employé n’est pas très heureux, mais il signifie que, quelle que soit la procédure civile d’exécution, la formalité peut être effectuée que le délai soit aménagé ou suspendu (pour la saisie immobilière).
Une des conséquences de cette analyse est que le maintien des ventes au cours de la période juridiquement protégée et surtout depuis la fin du confinement (le 11 mai 2020) n’est pas interdit, mais l’audience devra être aménagée pour respecter les préconisations sanitaires.
Ce qui est tout à fait possible en utilisant les alinéas 2 et 3 de l’article 8 de l’ordonnance n° 2020-304 :
Le président de la juridiction peut décider, avant l’ouverture de l’audience, que les débats se dérouleront en publicité restreinte.
En cas d’impossibilité de garantir les conditions nécessaires à la protection de la santé des personnes présentes à l’audience, les débats se tiennent en chambre du conseil.
Pour certaines juridictions, des ventes ont été effectuées le 14 mai 2020 et, pour d’autres, il a été envisagé la reprise des ventes à partir du 4 juin, ce qui permettra d’effectuer les visites en toute sérénité.
Pendant quelque temps, le plus souvent, le public ne sera pas autorisé à venir (ventes en chambre du conseil), seuls les avocats poursuivants et les avocats munis d’un mandat et d’un chèque de banque pourront accéder à la salle dont la taille permet généralement de respecter la distance recommandée.
Ce n’est pas un obstacle puisque seul un avocat peut porter les enchères.
De surcroît, dans ce contexte très particulier, les avocats pourront être en relation avec leur client par téléphone pendant le déroulement des enchères.
Quant à la consultation des cahiers des conditions de vente, elle se fera au cabinet de l’avocat poursuivant ou sur leur site internet, sur lequel ce document, préalablement anonymisé (ce qui n’est pas le cas au greffe) sera consultable.
D’ailleurs, parmi les nombreuses propositions de modernisation de la procédure de saisie immobilière adressées par le CNB à la DACS en avril 2018, dans le souci de décharger le greffe d’un certain nombre de tâches, il est préconisé la consultation du cahier des conditions de vente au seul cabinet de l’avocat poursuivant, sur son site internet ou sur la future plateforme de ventes aux enchères par avocats (dont le développement est en cours de finalisation) projet voté par l’assemblée générale du CNB des 13 et 14 décembre 2019.
Aussi, sauf à commettre un excès de pouvoir, le juge de l’exécution confronté à une adjudication requise après le 11 mai 2020 et après avoir vérifié que les publicités et les visites ont été effectuées dans les délais requis ne pourra pas d’office sanctionner le maintien de la vente.
En revanche, si la partie saisie élève une contestation dans les formes imposées par le code des procédures civiles d’exécution, il appartiendra au juge de l’exécution d’apprécier au cas par cas le bien fondé des arguments soutenus.
Dans le même temps, si le créancier poursuivant n’a pas effectué les publicités légales ou pu maintenir les visites, il lui appartiendra de faire signifier des conclusions de report de l’adjudication, sur le fondement combiné des dispositions des ordonnances n° 2020-304, 2020-306, 2020-560 et de l’article R. 322-28 du code des procédures civiles d’exécution.
Il n’en demeure pas moins que tout cela est tout de même très compliqué et que déjà se profile à l’horizon la procédure devant le tribunal judiciaire avec prise de date, applicable au 1er septembre 2020… Est-ce bien raisonnable ?