Par Le Batonnier le lundi 16 mars 2020
Catégorie: Actualités juridiques

Prothèse défectueuse : conditions de responsabilité du producteur et du chirurgien

Après la pause de prothèses de hanche droite et gauche, respectivement en 2004 et 2005, un homme est victime, en 2007, d’une chute due à un dérobement de sa jambe droite consécutif à une rupture de la tige fémorale de sa prothèse de la hanche droite. Si la tige fémorale est remplacée par le chirurgien, la victime conserve toutefois des séquelles de sa chute et assigne, après expertise, en responsabilité et indemnisation tant le chirurgien que le producteur de la prothèse.

La cour d’appel de Versailles, le 4 octobre 2018, déclare la société productrice de la prothèse entièrement responsable du préjudice subi par la victime, rejetant, en revanche, toute responsabilité du chirurgien en l’absence de la démonstration d’un acte fautif.

Tant le producteur que la victime de la chute forment un pourvoi en cassation. Le premier soutient qu’aucun défaut inhérent à la prothèse n’a été démontré. La victime, quant à elle, fait grief à l’arrêt de ne pas avoir retenu la responsabilité du praticien, alors que celle-ci serait « encourue de plein droit en raison du défaut d’un produit de santé qu’il implante à son patient ». Enfin, dans un second moyen, la victime sollicite, dans l’hypothèse où la cassation serait encourue sur le chef de dispositif qui a condamné le producteur à l’indemniser, la cassation par voie de conséquence, du chef du dispositif par lequel les juges du fond l’ont débouté de son action en responsabilité contre le chirurgien, alors même que celui-ci a commis des fautes dans la conservation de l’explant.

Deux questions distinctes se posaient ainsi devant la Cour de cassation. Tout d’abord, il s’agissait de caractériser la défectuosité d’une prothèse de hanche s’étant rompue prématurément. Ensuite, il était question de la possibilité d’engager la responsabilité sans faute du praticien ayant implanté la prothèse.

La Cour de cassation rejette les pourvois principal et incident, considérant, d’une part que les juges du fond, souverains dans leur appréciation, ont pu déduire « que la rupture prématurée de la prothèse était due à sa défectuosité, de sorte que se trouve engagée la responsabilité de droit du producteur » et, d’autre part, que la responsabilité du chirurgien ne pouvait être engagée qu’en présence d’une faute de celui-ci. Elle ajoute également que la cassation par voie de conséquence soulevée par le second moyen du pourvoi incident est sans portée dès lors que les moyens du pourvoi principal contestant la responsabilité du producteur ont été rejetés.

Les juges de cassation réaffirment ainsi, à la fois la responsabilité de plein droit du producteur d’un produit de santé dès lors qu’est caractérisé la défectuosité de ce dernier, et la nécessité d’établir, en revanche, la faute du praticien qui a fait usage de ce produit sur le patient.

Le rappel de la responsabilité de plein droit du producteur. La première partie de l’arrêt permet d’apporter des précisions quant à l’appréciation de la défectuosité d’un produit de santé. Pour rappel, celle-ci a été définie par l’article 6 de la directive CEE n° 85/374 du 25 juillet 1985, repris désormais par l’article 1245-3 du code civil. La défectuosité d’un produit s’entend ainsi de l’absence de sécurité « à laquelle on peut légitimement s’attendre ». Toutefois, l’appréciation de la défectuosité d’un produit de santé est particulière. Sont en effet prises en compte les attentes légitimes des patients, lesquelles sont particulières en raison de la vulnérabilité de ces victimes, blessées par ce qui devait les guérir, mais également certains éléments comme les antécédents médicaux ou encore la prédisposition au dommage. En outre, souvent appliqué aux médicaments, ce régime de responsabilité doit également prendre en compte la balance thérapeutique de ces produits aux fins de caractériser leur défectuosité. La spécificité de cette appréciation a d’ailleurs également été mise en avant, concernant des dispositifs médicaux, par la Cour de justice de l’Union européenne dans un arrêt du 5 mars 2015, qui a indiqué, concernant des stimulateurs cardiaques et des défibrillateurs automatiques implantés que « le défaut potentiel de sécurité, qui engage la responsabilité du producteur, réside, s’agissant de ces produits, dans la potentialité anormale de dommage que ceux-ci sont susceptibles de causer à la personne » (CJUE 5 mars 2015, Boston Scientific Medizintechnik (Sté) c/ AOK Sachsen-Anhalt - Die Gesundheitskasse, aff. jtes n° C-503/13 et C-504/13, D. 2015. 1247

, note J.-S. Borghetti

; ibid. 2283, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon

; ibid. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout

; RTD civ. 2015. 406, obs. P. Jourdain

; JCP 2015. 543, note L. Grynbaum ; ibid. 1409, obs. M. Bacache ; Europe 2015, n° 203, obs. F. Rigaux).

L’arrêt du 26 février 2020 vient ainsi préciser, une nouvelle fois, les modalités de détermination de la défectuosité d’un produit de santé en présence d’un dispositif médical. Celle-ci relève de l’appréciation souveraine des juges du fond, ainsi que le rappelle la Cour de cassation, lesquels peuvent se fonder sur des présomptions graves, précises et concordantes (V. not. Civ. 1re, 18 oct. 2017, n° 15-20.791, D. 2018. 490

, note J.-S. Borghetti

; ibid. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz

; ibid. 2019. 157, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès

; RDSS 2017. 1140, obs. J. Peigné

; RTD civ. 2018. 140, obs. P. Jourdain

; JCP 2017. 1220, note G. Viney). Dans cette affaire, la cour d’appel a procédé par voie d’élimination eu égard aux conclusions de l’expertise qui indiquaient : « les fractures d’une prothèse totale de hanche sont rares, en dehors d’un défaut majeur de conception, et sont estimées en littérature à 0,23 %. L’obésité est une cause de surcharge de la prothèse, néanmoins n’a été constatée aucune augmentation du taux de fracture d’implant proportionnelle à la progression du nombre de patients obèses implantés ». La difficulté tenait notamment au fait que le chirurgien avait commis des fautes dans la conservation de l’explant en renseignant, de manière erronée, les références de la tige fémorale fracturée dans le cadre des démarches de matériovigilance (V. l’art. R. 665-48 du CSP qui énonce que « la matériovigilance a pour objet la surveillance des incidents ou des risques d’incidents résultant de l’utilisation des dispositifs médicaux ») de sorte que la trace de l’explant avait été perdue. Les juges du fond ne pouvaient donc s’appuyer que sur les dires de l’expert, lequel excluait tout lien de causalité entre le surpoids du patient et la rupture de la prothèse et relevait l’absence de faute dans son choix et dans sa pose. Aussi, dès lors qu’a été constaté que « le point de facture se situe à la base, dans la zone de faiblesse de toute prothèse de hanche », la cour d’appel a pu déduire de la rupture prématurée de la prothèse sa défectuosité. En effet, si tout produit de santé, en raison de sa complexité, peut présenter des dangers sans que ceux-ci ne suffisent, en soi, à caractériser leur défectuosité, il en va toutefois différemment lorsque l’aléa attaché au produit se réalise anormalement (V. not. sur la notion de dangerosité anormale, P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, LexisNexis, coll. « Manuel », 5e éd., 2018, n° 751 ; G. Viney et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité, LGDJ, coll. « Traités », 4e éd., 2013, n° 774-1). En l’espèce, c’est bien la prématurité de la réalisation du risque de fracture de la prothèse qui a permis de déterminer l’existence d’un défaut, le patient à qui a été implanté une prothèse de hanche étant légitime à attendre du produit que celui-ci ne cède pas moins de trois ans après sa pose.

La réaffirmation de l’exigence d’une faute du praticien. L’obligation de sécurité de résultat pesant sur les membres du corps médical et les centres de soins, reconnue initialement en jurisprudence (V. not. Civ. 1re, 15 nov. 1988, n° 86-16.443, Bull. civ. I, n° 319 ; 9 nov. 1999, n° 98-10.010, D. 2000. 117

, note P. Jourdain

; Defrénois 2000. 251, note D. Mazeaud ; 7 nov. 2000, n° 99-12.255, D. 2001. 2236

, obs. D. Mazeaud

; ibid. 570, chron. Y. Lambert-Faivre

; ibid. 3085, obs. J. Penneau

; RDSS 2001. 526, obs. G. Mémeteau et M. Harichaux

; RTD civ. 2001. 151, obs. P. Jourdain

), a par la suite été remise en cause. La Cour de cassation, par le recours à une motivation développée, expose cette évolution. En effet, à la suite de plusieurs condamnations par la Cour de justice de Communauté européenne de la France pour mauvaise transposition de la directive n° 88-389 du 19 mai 1988 relative aux produits défectueux, est prévue, à l’article 1245-6 du code civil, l’application du régime de responsabilité de plein droit du fournisseur professionnel en l’absence d’identification ou de désignation du producteur. Rappelant également les dispositions de l’article L. 1142-1, alinéa 1er, du code de la santé publique, issues de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002, la Cour de cassation se prononce explicitement sur l’articulation de ces textes : « la responsabilité de plein droit d’un professionnel de santé ou d’un établissement de santé, sur le fondement [de l’article 1245-6 du code civil], ne peut être engagée que dans le cas où le producteur n’a pu être identifié et où le professionnel de santé ou l’établissement de santé n’a pas désigné son propre fournisseur ou le producteur dans le délai imparti ». Est ainsi confirmée la jurisprudence judiciaire antérieure (V. les arrêts cités par la décision, Civ. 1re, 12 juill. 2012, n° 11-17.510, D. 2012. 2277

, note M. Bacache

; ibid. 2013. 40, obs. P. Brun et O. Gout

; RTD civ. 2012. 737, obs. P. Jourdain

; RTD eur. 2013. 292-36, obs. N. Rias

; JCP 2012, n° 40, 1036, note P. Sargos ; ibid. 2013. 484, obs. C. Bloch ; 14 nov. 2018, n° 17-28.529, Dalloz actualité, 11 déc. 2018, obs. A. Hacene et M. Kebir ; RCA 2019, n° 2, p. 51, note S. Hocquet-Berg) selon laquelle la responsabilité des professionnels de santé et des établissements de santé privés ne peut être engagée, hormis le cas prévu par l’article 1245-6 du code civil, que pour faute.

La Haute juridiction n’hésite pas, en outre, à exposer les éléments entrant en dissonance avec la solution retenue. Elle cite ainsi l’arrêt de la CJUE du 21 décembre 2011 qui répondait à la question préjudicielle soulevée par le Conseil d’État (CE 12 mars 2012, n° 327449, Centre hospitalier universitaire de Besançon, Lebon

; AJDA 2012. 575

; ibid. 1665, étude H. Belrhali

; D. 2013. 40, obs. P. Brun et O. Gout

; RFDA 2012. 961, chron. C. Mayeur-Carpentier, L. Clément-Wilz et F. Martucci

; RDSS 2012. 716, note J. Peigné

; RTD eur. 2012. 925, obs. D. Ritleng

) relativement à la compatibilité de sa jurisprudence Marzouk (CE 9 juill. 2003, n° 220437, Lebon

; AJDA 2003. 1946

, note M. Deguergue

; D. 2003. 2341

) avec la directive du 19 mai 1988. Cette décision semble appuyer, de prime abord, la solution retenue par la Cour de cassation en ce qu’elle a indiqué que « la responsabilité d’un prestataire de services qui utilise dans le cadre d’une prestation de services, telle que des soins dispensés en milieu hospitalier, des appareils ou des produits défectueux dont il n’est pas le producteur […] et cause, de ce fait, des dommages au bénéficiaire de la prestation, ne relève pas du champ d’application de la directive ». Toutefois, elle poursuit en précisant que cette directive ne s’oppose pas à la mise en œuvre d’un régime de responsabilité, même sans faute, à l’encontre du prestataire à condition que soit sauvegardée la faculté de mettre en cause la responsabilité du fait des produits défectueux du producteur. Cette décision avait ainsi permis au Conseil d’État, dans une affaire également relative à une prothèse défectueuse, de retenir la responsabilité sans faute du service hospitalier (CE 25 juill. 2013, n° 339922, Falempin, Lebon

; AJDA 2013. 1597

; ibid. 1972

, chron. X. Domino et A. Bretonneau

; D. 2013. 2438

, note M. Bacache

; ibid. 2014. 47, obs. P. Brun et O. Gout

; ibid. 2021, obs. A. Laude

; RDSS 2013. 881, note J. Peigné

; RTD civ. 2014. 134, obs. P. Jourdain

; RTD eur. 2014. 952-24, obs. A. Bouveresse

; et v. déjà en ce sens, CE 12 mars 2012, n° 327449, Centre hospitalier universitaire de Besançon, Lebon

; AJDA 2012. 575

; ibid. 1665, étude H. Belrhali

; D. 2013. 40, obs. P. Brun et O. Gout

; RFDA 2012. 961, chron. C. Mayeur-Carpentier, L. Clément-Wilz et F. Martucci

; RDSS 2012. 716, note J. Peigné

; RTD eur. 2012. 925, obs. D. Ritleng

), au contraire de la Cour de cassation qui imposait le recours à un régime de responsabilité subjective (Civ. 1re, 12 juill. 2012, n° 11-17.510, préc. et 14 nov. 2018, n° 17-28.529, préc.). Le rappel de l’ensemble de ces éléments s’apparente à un véritable cours de droit, mais la Cour va également plus loin et explicite, en paragraphe 14, les raisons du maintien de sa jurisprudence antérieure malgré la dissension manifeste avec la jurisprudence administrative. Plusieurs éléments soutiennent ainsi sa solution : tout d’abord, des raisons juridiques, tenant à l’articulation entre le régime de responsabilité des produits défectueux et le régime d’indemnisation prévu par l’article L. 1142-1, II, du code de la santé publique. Ensuite, la solution repose, et c’est là surtout l’intérêt de la décision, sur des considérations pragmatiques, à savoir : « le fait que les professionnels de santé ou les établissements de santé privés peuvent ne pas être en mesure d’appréhender la défectuosité d’un produit, dans les mêmes conditions que le producteur » et le fait que le choix d’une responsabilité sans faute à l’égard de ces professionnels « serait, en outre, plus sévère que celle applicable au producteur, lequel, bien que soumis à une responsabilité de droit, peut bénéficier de causes exonératoires de responsabilité ».

L’harmonisation des jurisprudences judiciaire et administrative dans un sens favorable à la réparation des victimes et appelée de ses vœux par une large partie de la doctrine, n’a donc pas été opérée par la Cour de cassation. Si la lecture des textes et leur articulation n’interdisent aucunement d’opter pour une responsabilité sans faute ou pour faute, il semble que le choix de la Cour de cassation soit désormais figé, l’argument décisif tenant à éviter que le producteur du produit de santé soit mieux protégé que le simple praticien de santé (V. déjà en ce sens, P. Véron et F. Vialla, La nouvelle lecture de l’article L. 1142-1, I, du code de la santé publique à la lumière des évolutions jurisprudentielles relatives aux produits défectueux, D. 2012. 1558

).