Par Le Batonnier le vendredi 11 juin 2021
Catégorie: Actualités juridiques

Règlement des intérêts patrimoniaux des époux : gare aux incombances procédurales

Un couple vécu en concubinage pendant plusieurs années, au cours desquelles l’un d’eux finança l’acquisition d’une maison dont l’autre était propriétaire. Ils se marièrent en 1991 sans établir de contrat de mariage et divorcèrent le 20 janvier 2000. Un procès-verbal de difficulté fut dressé le 9 avril 2000. Le juge commis, constatant la non-conciliation, les renvoya devant le tribunal qui statua par jugement du 6 avril 2010 sur les désaccords persistants. L’acte de partage fut signé quelques mois plus tard, le 24 septembre 2010.

L’affaire semblait donc réglée. Pourtant, cinq ans plus tard, l’ex-époux assigna son ex-épouse afin d’obtenir une indemnité sur le fondement de l’enrichissement sans cause pour le financement de la maison réalisé avant le mariage. Sa demande est jugée irrecevable par les premiers juges comme se heurtant à l’autorité de chose jugée du jugement du 6 avril 2010, décision confirmée par la cour d’appel de Toulouse le 6 août 2019.

Le demandeur succombant forma un pourvoi en cassation. Dans son moyen, il reprochait à la cour d’appel d’avoir violé les articles 1373 et 1374 du code de procédure civile. Selon le premier de ces textes, « en cas de désaccord des copartageants sur le projet d’état liquidatif dressé par le notaire, ce dernier transmet au juge commis un procès-verbal reprenant les dires respectifs des parties ainsi que le projet d’état liquidatif ». Le juge commis « fait rapport au tribunal des points de désaccord subsistants ». L’article 1374 du code de procédure civile énonce quant à lui un principe de concentration des demandes en matière de partage judiciaire : « Toutes les demandes faites en application de l’article 1373 entre les mêmes parties, qu’elles émanent du demandeur ou du défendeur, ne constituent qu’une seule instance. Toute demande distincte est irrecevable à moins que le fondement des prétentions ne soit né ou ne soit révélé que postérieurement à l’établissement du rapport par le juge commis ».

La première branche du moyen note que la cour d’appel n’avait constaté ni que le notaire commis avait établi un procès-verbal de dires et de difficultés, ni qu’un juge avait été commis et aurait établi un rapport au tribunal sur les points de désaccord subsistant. La seconde branche reproche aux juges du fond d’avoir opposé à l’exposant le fait de s’être abstenu de faire état, tant devant le notaire que devant le tribunal, de la créance objet du litige. En d’autres termes, le moyen démontrait, non sans pertinence, que les conditions de l’irrecevabilité prévue à l’article 1374 du code de procédure civile n’étaient pas réunies.

Le pourvoi est néanmoins rejeté. La première chambre civile énonce d’abord un attendu de principe (§ 5) : « Lorsque la liquidation des intérêts pécuniaires d’époux a été ordonnée par une décision de divorce passée en force de chose jugée, la liquidation à laquelle il est procédé englobe tous les rapports pécuniaires entre les parties, y compris les créances nées avant le mariage. Il appartient dès lors à l’époux qui se prétend créancier de l’autre de faire valoir sa créance contre son conjoint lors de l’établissement des comptes s’y rapportant. ».

Elle étudie ensuite l’arrêt d’appel au regard de ces règles (§ 6). Elle remarque alors que les juges du fond avaient relevé que le jugement avait fait application de l’article 264-1 du code civil alors en vigueur et qu’ils avaient énoncé à bon droit que la liquidation à laquelle il est procédé à la suite du divorce englobe tous les rapports pécuniaires existant entre les époux. Il appartient donc à celui qui se prétend créancier de faire valoir sa créance lors de l’établissement des opérations de comptes et liquidation.

La Cour de cassation reconnaît que les motifs de l’arrêt critiqués par le pourvoi sont erronés. Elle les qualifie cependant de « surabondants ». En d’autres termes, ce ne sont pas tant les règles procédurales du partage judiciaire (C. pr. civ., art. 1373 et 1374) que celles du règlement des intérêts patrimoniaux des époux (C. civ., art. 264-1 anc. ; C. civ., art. 267) qui justifient l’irrecevabilité d’une telle demande.

La solution n’est pas surprenante, mais elle est bienvenue.

Elle n’est pas surprenante car la Cour de cassation s’est engagée depuis longtemps dans un mouvement de « globalisation » des intérêts patrimoniaux des époux, tant sur le fondement des anciens articles 264-1 (Civ. 1re, 28 nov. 2000, n° 98-13.405, Bull. civ. I, n° 306 ; D. 2001. 177

) et 1351 du code civil (Civ. 1re, 5 avr. 1993, nº 91-10.648, Bull. civ. I, nº 143 ; JCP 1994. I. 3733, nº 24, obs. M. Storck ; JCP N 1994. II, nº 113, note M. Hérail) que sur celui du nouvel article 267 du code civil, issu de l’ordonnance n° 2015-1288 du 15 octobre 2015 (Civ. 1re, 30 janv. 2019, n° 18-14.150 F-P+B, Dalloz actualité, 13 mars 2019, obs. R. Laher ; D. 2019. 256

; ibid. 2020. 506, obs. M. Douchy-Oudot

; AJ fam. 2019. 216, obs. J. Casey

; Dr. fam. 2019, n° 80, obs. S. Torricelli-Chrifi ; RJPF 2019/3, p. 28, note J. Dubarry ; RLDC 2019/171, p. 27, comm. P. Marcou). La Cour confirme ainsi qu’elle retient une perception large de la notion de « liquidation et partage des intérêts patrimoniaux des époux » au sens des articles 264-1 ancien du code civil et 267 du code civil. Ce terme doit s’entendre comme tous les « rapports pécuniaires des époux », ce qui ne se limite pas à la liquidation du régime matrimonial stricto sensu mais englobe toute question patrimoniale entre les mêmes parties. Cette tendance s’inscrit par ailleurs dans un élan processuel profond initié par le célèbre arrêt Cesareo (Cass., ass. plén., 7 juill. 2006, n° 04-10.672, Bull. AP, n° 8 ; D. 2006. 2135, et les obs.

, note L. Weiller

; RDI 2006. 500, obs. P. Malinvaud

; RTD civ. 2006. 825, obs. R. Perrot

).

La solution est bienvenue à deux égards. D’une part, elle permet de confirmer que la source de la créance importe peu. La solution est identique dans tous les cas, que la créance soit fondée sur le droit de l’indivision (Civ. 1re, 30 janv. 2019, préc.) ou l’enrichissement injustifié. Il en va de même d’ailleurs des créances alimentaires (Civ. 1re, 11 déc. 2001, n° 99-21.851, inédit ; Defrénois 2002. 401, G. Champenois), de contribution aux charges du mariage, prestation compensatoire et de dommages et intérêts (Civ. 1re, 14 mai 2014, n° 13-14.087, inédit). Seules comptent l’identité des parties et la nature pécuniaire de la demande.

D’autre part, la formulation utilisée par la Cour permet de lever certaines ambiguïtés et d’apaiser des craintes légitimes. Dans un arrêt rendu le 30 janvier 2019 (préc.), la Cour de cassation avait énoncé qu’« il appartient à l’époux qui se prétend créancier de l’autre de faire valoir sa créance selon les règles applicables à la liquidation de leur régime matrimonial lors de l’établissement des comptes s’y rapportant » (nous soulignons). Cette formule, accusée de brouiller les frontières temporelles du champ d’application des régimes matrimoniaux, laissait craindre que les créances antérieures au mariage ne soient calculées selon les règles applicables à celles nées pendant le mariage. Certains auteurs s’en étaient émus et dénonçaient rétroactivité des effets patrimoniaux du mariage qui « absorberait » le concubinage antérieur, lequel ne serait qu’un « avant-contrat », une sorte de promesse de mariage (J. Dubarry et P. Marcou, obs. et comm. préc.). Ce serait en effet aller bien trop loin dans la création d’un droit commun du couple.

Ces craintes semblent avoir été entendues. Dans cet arrêt rendu le 26 mai 2021, la Cour de cassation ne fait aucune référence aux règles applicables à la liquidation de leur régime matrimonial : l’unification n’est donc que processuelle. En d’autres termes, toutes les créances, qu’elles soient antérieures, concomitantes ou postérieures au mariage, doivent être traitées au cours de la même instance et devant le même juge, mais selon des règles distinctes.

La globalisation a les vertus que l’on sait : simplification, rationalisation, accélération du traitement procédural. Elle n’en présente pas moins quelques inconvénients pour les parties. Elle était à l’origine conçue à destination du juge : elle constitue ainsi une obligation qui lui est faite de déclarer recevable toute demande patrimoniale présentée par les parties et elle justifie la compétence élargie du juge aux affaires familiales (Civ. 1re, 30 janv. 2019, préc.). Elle apparaît aussi désormais comme une charge pesant sur les parties.

Il en résulte une véritable incombance processuelle à leur endroit (sur la notion d’incombance en matière contractuelle, B. Freleteau, Devoir et incombance en matière contractuelle, LGDJ, 2017, t. 576 ; S. Licari, Pour la reconnaissance de la notion d’incombance, RRJ 2002, n° 2 p. 703 ; B. Labbé, L’incombance : un faux concept, RRJ 2005/1, p. 183 ; M. Fontaine, Fertilisation croisées du droit des contrats, in Mélanges J. Ghestin, 2000, p. 347). Faute de faire connaître l’ensemble de ses prétentions patrimoniale au cours de l’instance, chacune des parties s’expose à l’irrecevabilité d’une demande future, ce qui résonne ni plus ni moins comme une déchéance de son droit, à l’image de l’obligation de déclarer une créance dans une procédure collective ou une succession acceptée à concurrence de l’actif net. Cette déchéance substantielle ne dit pourtant pas son nom et se dissimule derrière la présomption processuelle irréfragable bien connue qu’est l’autorité de chose jugée. Il est pourtant assez singulier d’étendre l’autorité de chose jugée d’un jugement à une prétention qui n’a pas été formulée devant le juge… La rationalisation du contentieux de masse a des raisons que la raison ignore.