Éloge de la clarté en droit (de la consommation)

Le droit de la consommation, plus que toute autre matière, exige une certaine clarté dans les contrats (V. à ce sujet, J.-D. Pellier, Droit de la consommation, 2e éd., Dalloz, coll. « Cours », 2019, n° 84). La Cour de justice de l’Union européenne y veille scrupuleusement, comme en témoigne en arrêt rendu le 26 mars 2020 (CJUE 26 mars 2020, aff. C-66/19, D. 2020. 712, obs. G. Poissonnier image). En l’espèce, un consommateur a souscrit, en 2012, un crédit garanti par des sûretés réelles d’un montant de 100 000 €, au taux débiteur annuel de 3,61 % fixe jusqu’au 30 novembre 2021. Il est prévu que l’emprunteur dispose de quatorze jours pour se rétracter par écrit et que ce délai commence à courir après la conclusion du contrat mais pas avant que l’emprunteur n’ait reçu toutes les informations obligatoires mentionnées à l’article 492, paragraphe 2, du BGB (code civil allemand). Toutefois, ledit contrat ne contient pas ces informations, qui déterminent pourtant le point de départ du délai de rétractation. Il se limite en effet à renvoyer à une disposition du droit allemand qui, elle-même renvoie à d’autres dispositions du droit allemand. Par la suite, début 2016, l’emprunteur a déclaré à la banque qu’il exerçait son droit de rétractation. Celle-ci considère cependant qu’elle l’avait dûment informé et que le délai pour exercer ce droit a déjà expiré. Le tribunal régional de Sarrebruck, saisi par l’emprunteur, se demande donc si celui-ci a été correctement informé de la période durant laquelle il peut exercer son droit de rétractation, ce qui l’amène à saisir la Cour de justice afin qu’elle interprète la directive 2008/48/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2008 concernant les contrats de crédit aux consommateurs.

Se posait un premier problème, relatif à la compétence de la Cour pour se prononcer au regard de cette directive dans la mesure où celle-ci ne s’applique pas « aux contrats de crédit garantis par une hypothèque, par une autre sûreté comparable communément utilisée dans un État membre sur un immeuble, ou par un droit lié à un bien immobilier » (art. 2, § 2, a). Ces contrats relèvent en effet de la directive 2014/17/UE du Parlement européen et du Conseil du 4 février 2014 sur les contrats de crédit aux consommateurs relatifs aux biens immobiliers à usage résidentiel (V. à ce sujet, J.-D. Pellier, op. cit., n° 193). Or, en l’occurrence, le crédit était précisément garanti par des sûretés réelles, raison pour laquelle, le Gouvernement allemand soutenait que la Cour n’était pas compétente pour répondre aux questions posées. Toutefois, ce prétendu obstacle est écarté par la Cour au motif que, conformément à la possibilité offerte par le considérant 10 de la directive de 2008, « le législateur allemand a (…) décidé d’appliquer le régime prévu par la directive 2008/48/CE à des contrats tels que celui en cause » (pt 27). La Cour rappelle également qu’elle « s’est, à maintes reprises, déclarée compétente pour statuer sur des demandes de décision préjudicielle portant sur des dispositions du droit de l’Union dans des situations dans lesquelles les faits en cause au principal se situaient en dehors du champ d’application de celui-ci et relevaient dès lors de la seule compétence des États membres, mais dans lesquelles lesdites dispositions du droit de l’Union avaient été rendues applicables par le droit national en raison d’un renvoi opéré par ce dernier au contenu de celles-ci (CJUE 12 juill. 2012, SC Volksbank România, aff. C-602/10, pt 86 et jurisprudence citée, D. 2012. 1949 image ; ibid. 2013. 945, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image, ) » (pt 28). La demande de question préjudicielle fut donc, à juste titre, déclarée recevable.

Une fois cette question de compétence réglée, encore fallait-il se prononcer sur les trois questions formellement posées à la Cour (seules les deux premières questions reçurent une réponse, la Cour ayant estimé que compte tenu de la réponse apportée à la deuxième question, il n’y a pas lieu de répondre à la troisième question). Cette dernière a considéré, en premier lieu, que « L’article 10, paragraphe 2, sous p), de la directive 2008/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2008, concernant les contrats de crédit aux consommateurs et abrogeant la directive 87/102/CEE du Conseil, doit être interprété en ce sens que, au titre des informations à mentionner, de façon claire et concise, dans un contrat de crédit, en application de cette disposition, figurent les modalités de computation du délai de rétractation, prévues à l’article 14, paragraphe 1, second alinéa, de cette directive ». La solution est fondée au regard de l’article 10, paragraphe 2, sous p) de la directive de 2008, qui vise « l’existence ou l’absence d’un droit de rétractation, la période durant laquelle ce droit peut être exercé et les autres conditions pour l’exercer (…) ». Afin d’étayer son raisonnement, la Cour rappelle que « l’exigence consistant à mentionner, dans un contrat de crédit établi sur un support papier ou sur un autre support durable, de façon claire et concise, les éléments visés par cette disposition est nécessaire afin que le consommateur soit en mesure de connaître ses droits et ses obligations (CJUE 9 nov. 2016, Home Credit Slovakia, aff. C-42/15, pt 31, D. 2017. 328 image, note F. Boucard image ; RTD com. 2017. 152, obs. D. Legeais image) » (pt 35). Elle rappelle également que « cette exigence contribue à la réalisation de l’objectif poursuivi par la directive 2008/48/CE, qui consiste à prévoir, en matière de crédit aux consommateurs, une harmonisation complète et impérative dans un certain nombre de domaines clés » (pt. 36). Or, le droit de rétractation revêt, pour le consommateur, « une importance fondamentale » (pt. 37). Cette considération montre, une fois de plus, à quel point le droit de rétractation est une pièce essentielle de la protection des consommateurs (V. déjà CJUE 23 janv. 2019, aff. C-430/17, spéc. pt 46, D. 2019. 196 image ; ibid. 2020. 624, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; RDC 2019, n° 116a4, p. 66, note J.-D. Pellier, ayant considéré en matière de contrat conclus à distance, que « Compte tenu de l’importance du droit de rétractation pour la protection du consommateur, l’information précontractuelle concernant ce droit revêt, pour ce consommateur, une importance fondamentale et lui permet de prendre, d’une façon éclairée, la décision de conclure ou non le contrat à distance avec le professionnel »). À cet égard, le droit français se montre relativement exemplaire : non seulement le contrat de crédit doit comporter, entre autres informations, « l’existence du droit de rétractation, le délai et les conditions d’exercice de ce droit » (C. consom., art. L. 312-28 et R. 312-10, 5°, b), sous peine de déchéance du droit aux intérêts (C. consom., art. L. 341-4, al. 1er), mais , en outre, l’article L. 312-21 du code de la consommation prévoit, également sous peine de déchéance du droit aux intérêts (C. consom., art. L. 341-4, al. 1er) mais aussi d’une contravention de la 5e classe (C. consom., art. R. 341-4), qu’« Afin de permettre l’exercice du droit de rétractation mentionné à l’article L. 312-19, un formulaire détachable est joint à son exemplaire du contrat de crédit », l’article R. 312-9 précisant que « Le formulaire détachable de rétractation prévu à l’article L. 312-21 est établi conformément au modèle type joint en annexe au présent code. Il ne peut comporter au verso aucune mention autre que le nom et l’adresse du prêteur ». Or, le modèle type visé par ce texte contient les informations relatives à la computation du délai de rétractation (encore qu’il pourrait être précisé, conformément à l’article L. 312-20, que le délai de rétractation « court à compter du jour de l’acceptation de l’offre de contrat de crédit comprenant les informations prévues à l’article L. 312-28 ». Comp. C. consom., anc. art. L. 312-20, qui prévoyait des modalités de computation beaucoup plus précises).

En second lieu, la Cour de justice considère que « L’article 10, paragraphe 2, sous p), de la directive 2008/48/CE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un contrat de crédit procède, s’agissant des informations visées à l’article 10 de cette directive, à un renvoi à une disposition nationale qui renvoie elle-même à d’autres dispositions du droit de l’État membre en cause ». La Cour fonde notamment son raisonnement sur la considération selon laquelle « la connaissance et une bonne compréhension, par le consommateur, des éléments que doit obligatoirement contenir le contrat de crédit, conformément à l’article 10, paragraphe 2, de la directive 2008/48/CE, sont nécessaires à la bonne exécution de ce contrat et, en particulier, à l’exercice des droits du consommateur, parmi lesquels figure son droit de rétractation » (pt 45). Là encore, la solution est parfaitement justifiée au regard de l’exigence de clarté qui imprègne le droit de la consommation. Cependant, le droit français, cette fois-ci, ne se montre pas aussi exemplaire, sur un plan plus général, puisque l’on sait que nombreuses sont les dispositions renvoyant à d’autres dispositions, opérant elles-mêmes un renvoi (le renvoi est même devenu le principe s’agissant des sanctions depuis l’ordonnance n° 2016-301 relative à la partie législative du code de la consommation, ce qui n’améliore guère la lisibilité du droit. V. à ce sujet, J.-M. Brigant, Recodification du code de la consommation : SOS d’un pénaliste en détresse, RLDA oct. 2016, p. 14). En somme, renvoi sur renvoi ne vaut, tel est le message prodigué par la Cour de Luxembourg.

Voies d’exécution, titre exécutoire et prescription : il faut partir à point !

Dans deux arrêts rendus le même jour, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a été amenée à analyser la spécificité de l’application dans le temps de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile à propos de deux saisies-arrêts.

À titre liminaire, il est important de préciser qu’il s’agit de litiges nés en Nouvelle-Calédonie et rappeler que le code des procédures civiles d’exécution n’y est pas applicable, les voies d’exécution restant régies par l’ancien code de procédure civile, notamment les articles 557 à 582 pour la saisie-arrêt (ancêtre de la saisie conservatoire et de la saisie attribution avec la saisie exécution des art. 583 s. du même code).

Dans l’arrêt portant le n° 18-23.782, le 8 janvier 2009, une banque obtient un arrêt de condamnation, devenu irrévocable en 2012 à la suite du rejet du pourvoi formé à son encontre (arrêt de rejet du 23 févr. 2012, n° 09-13.113, D. 2012. 610 image ; AJDI 2012. 451 image ; ibid. 460 image, obs. N. Le Rudulier image ; RTD civ. 2012. 346, obs. P. Crocq image).

En vertu de ce titre exécutoire, elle fait pratiquer une saisie-arrêt le 6 septembre 2016 et assigne en validité le 12 septembre suivant.

Dans l’arrêt portant le n° 18-22.908, une banque obtient un arrêt de condamnation le 27 octobre 2005.

En vertu de ce titre exécutoire, elle fait pratiquer une saisie-arrêt le 2 août 2016 et assigne en validité le 4 août suivant.

Sans reprendre le détail de mon cours de voies d’exécution distillé par Monsieur le doyen et professeur Pierre Julien en 1988, il faut rappeler qu’à peine de nullité, la saisie-arrêt devait être suivie d’une assignation en validité portée devant le tribunal du lieu du domicile du saisi et diligentée à l’encontre de ce dernier avec dénonciation au tiers saisi (art. 563 à 567 de l’ancien code de procédure civile ; v. A. Joly, Cours élémentaires de droit. Procédure civile et voies d’exécution, Tome II, Voies d’exécution, éditions Sirey, 4e trimestre 1968, Les saisies-arrêts, pages 62 à 76, n° 357 à 366).

Je ne résiste pas au plaisir de rappeler les dispositions poétiques de l’article 563 de l’ancien code de procédure civile :
« Dans le délai de huitaine de la saisie-arrêt ou de l’opposition, outre un jour pour trois myriamètres de distance entre le domicile du tiers saisi et celui du saisissant, et un jour pour trois myriamètres de distance entre le domicile de ce dernier et celui du débiteur saisi, le saisissant sera tenu de dénoncer la saisie-arrêt ou opposition au débiteur saisi et de l’assigner en validité ».

Une fois la saisie-arrêt validée, la somme saisie était répartie selon la distribution par contribution.

Dans le respect de ces règles, dans les deux arrêts soumis à l’examen de la cour de cassation, la banque a bien assigné en validité dans le délai de huit jours suivant la saisie-arrêt prescrit par l’article 563 de l’ancien code de procédure civile.

Dans les deux espèces, le saisi s’est prévalu de la prescription de l’action.

Il faut rappeler que si la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile et bien applicable sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie, l’article 25, II dispose que :
« II-La présente loi, à l’exception de son article 6 et de ses articles 16 à 24, est applicable en Nouvelle-Calédonie ».

Or, les dispositions de la loi du 17 juin 2008 insérant dans la loi du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d’exécution un article 3-1 (devenu art. L. 111-4 c. pr. ex.) stipulant que l’exécution des titres exécutoires ne peut être poursuivie que pendant dix ans, sauf si les actions en recouvrement des créances qui y sont constatées se prescrivent par un délai plus long, figurent à l’article 23 et ne sont donc pas applicables sur le territoire de Nouvelle-Calédonie.

Il convenait donc de déterminer quel était le délai de prescription applicable.

Dans l’espèce portant le n° 18-23.782, le tribunal de première instance de Nouméa avait rejeté la demande de la banque au motif que l’exécution de l’arrêt du 8 janvier 2009 était prescrite.

La cour d’appel a confirmé ce jugement. La banque s’est pourvue en cassation et a sollicité le renvoi au Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité.

La question portait sur le point de savoir si l’article 25, II, de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 en ce qu’il exclut l’application, en Nouvelle-Calédonie, du délai de prescription spécial prévu pour l’exécution des titres exécutoires, méconnaissait le principe d’égalité devant la loi ainsi que la protection du droit de propriété

Par arrêt du 20 juin 2019 (Civ. 2e, 20 juin 2019, n° 18-23.782), la cour a rejeté cette demande et a donc examiné le pourvoi ayant donné lieu à l’arrêt commenté.

Le premier moyen relatif à la question prioritaire de constitutionnalité ayant été purgé par l’arrêt du 20 juin 2019 (préc.), restait à examiner le second moyen consistant à résoudre une question d’application de la loi dans le temps.

En effet, la banque faisait grief à l’arrêt de la cour d’appel de Nouméa d’avoir retenu la fin de non-recevoir tirée de la prescription quinquennale de son action et soutenait que celle-ci était en réalité soumise à la prescription trentenaire de l’article 2262 du code civil, alors applicable aux titres exécutoires avant l’entrée en vigueur de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile.

Pour soutenir ce moyen, la banque s’appuyait sur l’article 26, III, de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile disposant que lorsqu’une instance avait été introduite avant l’entrée en vigueur de la présente loi, l’action était poursuivie et jugée conformément à la loi ancienne.

Or, selon la banque, l’action ayant abouti à l’obtention de son titre exécutoire, concrétisé par l’arrêt du 8 janvier 2009, avait bien été engagée avant l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 et devait être poursuivie selon la loi ancienne de l’article 2262 du code civil.

Selon la banque, c’est donc à tort que la cour d’appel avait retenu l’application de la prescription quinquennale de droit commun relative aux actions portant sur des créances mobilières ou personnelles.

En toute logique, la cour de cassation rejette le pourvoi.

En effet, s’il n’est pas contestable que l’action ayant abouti à l’obtention du titre exécutoire obéissait au régime ancien de la prescription, elle rappelle en toute simplicité que l’action en exécution d’un titre exécutoire constitue une instance distincte de celle engagée afin de faire établir judiciairement l’existence de la créance.

Or, cette voie d’exécution avait bien été introduite après l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 et c’est donc à bon droit que la cour d’appel a retenu que cette action n’était pas soumise au délai de prescription trentenaire.
Dans cette première espèce, la banque avait oublié qu’il faut être deux pour danser la valse et qu’il ne faut pas confondre action en paiement et voies d’exécution.

Dans la seconde espèce portant le n° 18-22.908, la cour d’appel de Nouméa avait validé la saisie-arrêt et écarté la fin de non-recevoir soutenu par le saisi.

À l’appui de son pourvoi, le saisi soutenait que seul le délai de prescription de droit commun des actions réelles et mobilières réduit à cinq ans par l’article 1er de la loi du 17 juin 2008, qui modifie l’article 2244 du code civil, pouvait, sur ce territoire, régir les actions en recouvrement d’une créance constatée judiciairement, et qu’en faisant néanmoins application d’un délai de dix ans, la cour d’appel aurait violé les articles 1er, 23 et 25 II de la loi de la loi du 17 juin 2008.

En effet, pour valider la saisie-arrêt pratiquée, la cour d’appel avait retenu que l’instance en validité ayant été diligentée postérieurement à l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 réduisant à dix ans le délai de prescription des titres exécutoires et la créance en cause se prescrivant par un délai inférieur à celui-ci, soit cinq ans, le délai décennal était applicable.

Là encore, c’est logiquement que la cour de cassation casse cet arrêt, au visa de l’article 25, II, de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile en rappelant, que l’article 3-1 de la loi du 9 juillet 1991 (devenu art. L. 111-4 c. pr. ex.) n’étant pas applicable en Nouvelle-Calédonie en l’absence, sur ce territoire, de délai spécifique au-delà̀ duquel un titre exécutoire ne peut plus être mis à̀ exécution, il y avait lieu de considérer qu’il pouvait l’être dans le délai de prescription de droit commun, qui est celui des actions personnelles ou mobilières, ramené́ en Nouvelle-Calédonie de trente ans à cinq ans.

Dans les deux espèces, la question se pose de savoir pourquoi, alors qu’ils étaient titulaires de titres exécutoires obtenus en 2005 et 2009, les créanciers ont attendu aussi longtemps pour engager des voies d’exécution, oubliant la morale de la fable : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point » (Jean de La Fontaine, Fables, Livre sixième, X, le Lièvre et la Tortue).

Limites de l’obligation de révélation de l’arbitre : premières précisions de la CCIP-CA

Très attendue par les observateurs, la jurisprudence naissante de la chambre commerciale internationale de la cour d’appel de Paris s’enrichit d’une série d’arrêts, rendus le même jour et dans la même affaire. Cette chambre nous livre ainsi son analyse de la délicate question de l’obligation de révélation des arbitres et des circonstances susceptibles de générer un doute quant à leur indépendance et leur impartialité.

Le litige à l’origine des sentences contestées s’est élevé à l’occasion des relations d’affaires de plusieurs sociétés brésiliennes, liées par un accord d’exploitation commune pour la réalisation d’un projet pétrolier offshore : les sociétés Dommo Energia SA, Barra Energia do Brasil Petróleo e Gás Ltda, ainsi que la société Queiroz Galvão Exploração e Produção SA, devenue Enauta Energia SA.

Un désaccord s’étant élevé entre elles, la société Dommo a introduit une demande d’arbitrage à l’encontre des sociétés Barra et Enauta devant la London Court of International Arbitration (LCIA). Rapidement, les arbitres désignés de part et d’autre ont transmis leurs déclarations d’indépendance respectives en novembre 2017.
Une fois constitué, le tribunal arbitral, siégeant à Paris, a rendu une série de sentences (sentence intérimaire du 21 févr. 2018 sur la bifurcation de la procédure, sentence « Phase I » du 24 sept. 2018, sentence du 24 déc. 2018 sur les frais de l’arbitrage, sentence corrective du même jour, sentence du 24 janv. 2019 mettant fin à la sentence intérimaire sur la bifurcation, sentence partielle « Phase II » du 28 janv. 2019). Ce sont ces sentences qui ont fait l’objet de recours en annulation devant la cour d’appel de Paris (nos 19/07575 ; 19/15816 ; 19/15817 ; 19/15818 ; 19/15819), à l’initiative de la société Dommo.

Il était reproché à l’arbitre de ne pas avoir révélé les liens qui l’unissaient indirectement à l’une des parties. En effet, la société Dommo a fait valoir qu’en cours d’arbitrage, elle aurait eu fortuitement connaissance du fait que, de 2012 à 2015, soit deux ans et demi avant le début de l’arbitrage, l’arbitre nommé par les défenderesses avait travaillé pour un cabinet saoudien, lui-même affilié à un cabinet dont étaient clientes deux sociétés actionnaires de celles-ci, les fonds d’investissement First Reserve Corporation et Riverstone Holdings.

La demande de récusation présentée à la LCIA en janvier 2019 ayant été rejetée, c’est dans le cadre du recours en annulation contre les sentences déjà rendues que la société Dommo a réitéré le grief devant la cour d’appel de Paris, donnant à la chambre commerciale internationale une première occasion de nous livrer ses vues quant au devoir d’indépendance et d’impartialité des arbitres et quant à l’obligation de révélation qui leur incombe.

Le principe est bien établi : afin de garantir l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre, l’article 1456, alinéa 2, du code de procédure civile impose à ce dernier « de révéler toute circonstance susceptible d’affecter son indépendance ou son impartialité » et ce, avant d’accepter sa mission ou en cours d’arbitrage, si une telle circonstance survenait alors.
Les difficultés de mise en œuvre de cette obligation sont bien connues également. Les textes étant silencieux sur le contenu de la révélation, c’est à la jurisprudence qu’il est revenu d’en préciser les critères, source d’un important contentieux.

L’arrêt commenté ajoute ainsi sa pierre à un édifice qui, par effet d’accumulation dans une matière très casuistique, ne se caractérise pas par sa clarté. L’apport de la chambre commerciale internationale, s’il recèle d’intéressantes précisions, ne va pas non plus sans soulever des interrogations.

De façon très pédagogique, la Cour prend soin de rappeler le cadre de l’obligation de révélation (§§ 41-43). Elle envisage notamment la dimension temporelle de cette obligation et rappelle, conformément à la formule de l’article 1456, alinéa 2, du code de procédure civile, qu’elle s’étend dans le temps et dure tout le long de l’arbitrage, avant et après l’acceptation de la mission « selon que les circonstances incriminées préexistent ou surgissent après ladite acceptation » (§ 42).

Par ailleurs, après avoir brièvement présenté la nature de liens devant être révélés – et sur lesquels nous reviendrons – la Cour précise que cette obligation s’apprécie « au regard de la notoriété de la situation critiquée, de son lien avec le litige et de son incidence sur le jugement de l’arbitre ».

Ces deux critères – le premier, négatif, de la notoriété et le second, positif de la pertinence des informations – marquent les deux temps du raisonnement de la Cour. D’abord, se pose la question de savoir si l’arbitre avait bien l’obligation de révéler les liens, eu égard à leur prétendue notoriété (I). À cet égard, la réponse est positive. Ensuite, se pose la question de savoir si la situation critiquée entretenait des liens avec le litige et était de nature à influencer l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre (II). Après analyse, la Cour estime que les liens entre l’arbitre et la société Barra sont trop ténus pour donner lieu à l’annulation de la sentence.

I - Exception de notoriété

À la question de savoir si les liens autrefois entretenus par l’arbitre avec le cabinet d’avocats qui représentent les actionnaires de la société Barra étaient notoires et, partant, s’ils pouvaient être exclus de l’obligation de révélation, la cour d’appel répond par la négative. En conséquence, ces liens auraient dû être révélés par l’arbitre.

Un tel recours à l’exception de notoriété s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence antérieure. L’exception est désormais classique (Paris, 13 mars 2008, n° 06/12878, D. 2008. 3111, obs. T. Clay image ; v. égal., Paris, 10 mars 2011, Tecso c/ Neoelectra, n° 09/28537, Rev. arb. 2011. 737, obs. D. Cohen  ; Cah. arb. 2011. 787, note M. Henry ; LPA 2011, n° 225-226, p. 14, note P. Pinsolle ; Gaz. Pal. 15-17 mai 2011. 19, obs. D. Bensaude ; Paris, 13 nov. 2012, SA Fairplus Holding c/ Sté JMB Corporation, n° 11/11153, D. 2012. 2991, obs. T. Clay image ; Paris, 28 mai 2013, n° 11/17672, Catering International, D. 2013. 2936, obs. T. Clay image ; Gaz. Pal. 27-28 sept. 2013. 18, obs. D. Bensaude ; Paris, 2 juill. 2013, n° 11/23234, La Valaisanne Holding, D. 2013. 2936, obs. T. Clay image ; RTD com. 2014. 318, obs. E. Loquin image ; Rev. arb. 2013. 1033, note M. Henry ; JCP 2013. 1391, n° 5, obs. J. Ortscheidt ; Civ. 1re, 25 mai 2016, n° 14-20.532, D. 2016. 2589, obs. T. Clay image ; RTD com. 2016. 699, obs. E. Loquin image ; Cah. arb. 2016. 633, note V. Chantebout ; Civ. 1re, 3 oct. 2019, Sté Audi Volkswagen Middle East Fze LLC c/ Sté Saad Buzwair Automotive Co., n° 18-15.756, Dalloz actualité, 12 déc. 2019, obs. C. Debourg ; Rev. arb. 2020, note L. Jaeger, à paraître) : l’arbitre n’est pas tenu de révéler les informations le concernant dès lors que celles-ci sont notoires.

Si elle permet de prévenir des techniques dilatoires et s’inspire d’un louable esprit de loyauté procédurale, le recours à la notoriété n’est pas exempt de critiques, notamment au regard de son critère (A) et de ses enjeux (B) (v. not, J. Jourdan-Marques, Chronique d’arbitrage, Dalloz actualité, 29 oct. 2019 ; T. Clay, Tecnimont, saison 5 : La dissolution de l’obligation de révélation dans le devoir de réaction, note sous Paris, 12 avr. 2016, n° 14/884, Sté J&P Avax c/ Sté Tecnimont, Cah. arb. 2016. 447, n° 11 ; L.-C. Delanoy, Les obligations respectives des arbitres et des parties en matière d’indépendance de l’arbitre, note sous Paris, 29 mai 2018 et Paris, 27 mars 2018, Rev. arb. 2019. 522, spéc. n° 17-19).

A - Les critères de la notoriété

La notion pèche tout d’abord par la difficulté qu’il y a à en arrêter les critères. À cet égard, l’arrêt rendu le 25 février 2020 apporte d’utiles précisions.

Bien que l’on sache désormais que la notion de notoriété est employée dans une acception large, incluant les informations aisément accessibles (v. not. Civ. 1re, 15 juin 2017, République de Guinée Equatoriale c/ Sté Orange Middle East and Africa, n° 16-17.108, Bull. civ. I, n° 746 ; D. 2017. 1306 image ; ibid. 2559, obs. T. Clay image ; RTD com. 2017. 842, obs. E. Loquin image), beaucoup d’incertitudes demeurent quant à ce qui caractérise concrètement une information facile d’accès.

En particulier, les juges ont déjà eu l’occasion d’admettre le caractère notoire des informations disponibles sur internet (Paris, 14 mars 2017, n° 15/19525, Rev. arb. 2017. 1213, note B. Zadjela ; Civ. 1re, 25 mai 2016, n° 14-20.532, préc. ; Civ. 1re, 19 déc. 2018, Sté J&P Avax c/ Sté Tecnimont, n° 16-18.349, Dalloz actualité, 1er févr. 2019, obs. C. Debourg ; Chronique d’arbitrage, Dalloz actualité, 29 janv. 2019, obs. J. Jourdan-Marques ; Civ. 1re, 19 déc. 2018, n° 16-18.349, D. 2019. 24 image ; ibid. 2435, obs. T. Clay image ; Cah. arb. 2019. 401, note T. Clay ; Procédures 2019. Etude 8, obs. L. Weiller ; JCP E 2019.177, note A. Constans ; et les arrêts précédents). Il ne paraît toutefois pas saugrenu de se demander, à l’instar du demandeur au recours, si le simple fait qu’une information soit disponible sur internet doive nécessairement conduire à affirmer qu’elle est aisément accessible.

Ainsi que la jurisprudence a eu l’occasion de le rappeler, il « ne saurait être exigé […] que les parties se livrent à un dépouillement systématique des sources susceptibles de mentionner le nom de l’arbitre et des personnes qui lui sont liées » (Civ. 1re, 3 oct. 2019, Sté Audi Volkswagen Middle East Fze LLC c/ Sté Saad Buzwair Automotive Co., préc.). Cette position est également celle de la chambre commerciale internationale qui prend soin, au moyen d’une analyse détaillée, d’apporter des précisions à cet égard.

À en croire le défendeur au recours, dans l’affaire commentée, l’information litigieuse était disponible au moyen d’une consultation du site internet de l’arbitre. L’affirmation est exacte, mais la Cour ne s’en contente pas. Elle s’intéresse de façon très concrète aux opérations nécessaires pour accéder à l’information à partir du site en question (§§ 49-52). À cet égard, elle relève que « l’accès à cette information sur internet n’est possible qu’à l’issue d’un dépouillement approfondi et d’une consultation minutieuse du site internet de l’arbitre exigeant d’ouvrir tous les liens relatifs aux conférences auxquelles il a participé et de consulter le contenu l’un après l’autre des publications auxquelles il a contribué » (§ 51). En d’autres termes, pour la Cour, « l’accès à l’information nécessite plusieurs opérations successives qui s’apparentent à des mesures d’investigation » (§ 52), en conséquence de quoi elles ne peuvent être considérées comme aisément accessibles et donc notoires (dans le même sens, mais sans autant de détails, v. Paris, 14 mars 2017, n° 15/19525, Rev. arb. 2017. 1213, note B. Zadjela, où le juge de l’annulation relève que la recherche sur internet était « d’une grande simplicité » ; Civ. 1re, 25 mai 2016, n° 14-20.532, préc., où il est question d’« une simple consultation de sites internet librement accessibles »).

La Cour en conclut donc que l’information ne pouvant « être considérée comme notoire, […] l’arbitre aurait dû en conséquence la révéler dès sa première déclaration » (§ 52).

En ce qu’elle identifie ainsi le critère de la notoriété, la solution mérite l’approbation. Bien qu’il ne soit pas rare que les conseils des parties se livrent à de véritables enquêtes concernant les arbitres nommés dans la procédure, il n’est pas nécessaire, ni même sain, d’exiger de leur part qu’elles s’adonnent à de telles recherches approfondies.

Dans le même esprit, on notera par ailleurs que la Cour fait sienne une formule de la jurisprudence antérieure, à savoir que les informations notoires sont celles « que les parties ne pouvaient manquer de consulter avant le début de l’arbitrage » (§ 45 ; v. égal. Civ. 1re, 3 oct. 2019, Sté Audi Volkswagen Middle East Fze LLC c/ Sté Saad Buzwair Automotive Co., préc. ; Paris, 14 oct. 2014, n° 13/13459, D. 2014. 2541, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2015. 151, note M. Henry ; Cah. arb. 2014. 795, note D. Cohen. V. égal. Civ. 1re, 16 déc. 2015, n° 14-26.279, D. 2016. 2589, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2016. 536, note M. Henry ; Gaz. Pal. 2016, n° 26, p. 27, obs. D. Bensaude ; Cah. arb. 2016. 653, note D. Cohen). Bien que cette question n’ait pas été en débat dans la présente affaire, la Cour semble ainsi admettre, à l’instar des juges du pôle 1 – chambre. 1, et à juste titre, que le « devoir de curiosité » (E. Loquin, Autour de l’obligation de révélation, note sous Paris, 12 avr. 2016, Rev. arb. 2017. 234) des parties est limité dans le temps et que ces dernières ne sont pas tenues de poursuivre leurs investigations postérieurement au début de l’arbitrage. La Cour donne en outre indirectement des indices sur ce qui aurait permis que les informations soient considérées comme notoires dès lors qu’elle constate que le « site ne mentionne nullement de manière claire, évidente et transparente une quelconque collaboration de l’intéressé avec un cabinet d’avocats ».

Pour autant, toute incertitude quant au critère n’est pas levée. On se souviendra par exemple qu’en octobre 2019, la Cour de cassation a considéré que l’information figurant dans un annuaire spécialisé et de portée géographique limitée devait être considérée comme notoire (sur nos réserves à cet égard, v. C. Debourg, obs. sous Civ. 1re, 3 oct. 2019, Sté Audi Volkswagen Middle East Fze LLC c/ Sté Saad Buzwair Automotive Co., préc.). En comparaison, l’information figurant sur le site de l’arbitre lui-même, mais nécessitant une analyse minutieuse du site pouvait sembler nécessiter moins d’investigations. Il faudra attendre d’autres décisions pour apprécier s’il s’agit là d’une réelle divergence de vues entre les deux chambres.

B - Les enjeux de la notoriété

Des précisions quant au critère de la notoriété sont d’autant plus attendues que l’exception de notoriété est chargée d’enjeux importants ; elle est susceptible de jouer contre les parties, faisant peser sur elles une obligation particulièrement lourde, alors même qu’elles sont initialement « créancières de l’information et non pas débitrices » (T. Clay, Tecnimont, saison 5 : La dissolution de l’obligation de révélation dans le devoir de réaction, préc., n° 14. En ce sens, v. égal. M. Henry, note sous Paris, 12 avr. 2016, Rev. arb. 2017. 949 ; L.-C. Delanoy, Les obligations respectives des arbitres et des parties en matière d’indépendance de l’arbitre, note sous Paris, 29 mai 2018 et Paris, 27 mars 2018, Rev. arb. 2019. 522 et nos obs. sous Civ. 1re, 19 déc. 2018, Tecnimont : obligation de révélation de l’arbitre et obligation de s’informer à la charge des parties : un équilibre encore perfectible, D. 2019. 2435 image).

Bien que cela ne soit pas expressément énoncé par la cour d’appel, qui aborde la question de la notoriété du point de vue de l’arbitre et de son devoir de révélation (§§ 41-43 ; § 45 : la notoriété d’une situation est « susceptible de tempérer le contenu de l’obligation de révélation incombant à l’arbitre » ; § 52 : « l’arbitre aurait dû en conséquence la révéler dès sa première déclaration »), l’exception de notoriété n’a pas seulement pour effet de dispenser l’arbitre de révéler l’information. Elle a également un effet essentiel sur les obligations des parties, notamment sur ce qu’il est désormais courant d’appeler leur devoir de réaction et en particulier sur la nécessaire célérité de ce dernier.

C’est là le véritable enjeu de l’exception de notoriété. L’information notoire étant réputée connue des parties, elle fait courir le délai dans lequel celles-ci peuvent présenter leur demande de récusation. La sanction du non-respect de ce délai est particulièrement vigoureuse. La partie qui tarderait à réagir sera réputée avoir renoncé à se prévaloir du grief tiré du défaut d’indépendance et d’impartialité de l’arbitre, en application de l’article 1466 du code de procédure civile (V. égal., antérieurement au décret du 13 janv. 2011, Civ. 1re, 31 janv. 2006, Bull. civ. I, n° 37 ; 20 mai 2003, Rev. arb. 2004. 312 (1re esp.) ; Paris, 18 sept. 2003, Rev. arb. 2004. 312 (3e esp.)). Ainsi, s’il n’a pas été présenté en temps utile au cours de la procédure arbitrale, le grief sera considéré comme irrecevable.

Le mécanisme est d’autant plus sévère que le délai à respecter s’entend aussi bien du délai légal de récusation que de celui prévu par le règlement d’arbitrage d’une institution. Ainsi, « la partie qui, en connaissance de cause, s’abstient d’exercer, dans le délai prévu par le règlement d’arbitrage applicable, son droit de récusation en se fondant sur toute circonstance de nature à mettre en cause l’indépendance ou l’impartialité d’un arbitre, est réputée avoir renoncé à s’en prévaloir devant le juge de l’annulation » (Civ. 1re, 25 juin 2014, n° 11-26.529, Civ. 1re, 25 juin 2014, n° 11-26.529, Tecnimont SPA (Sté) c/ J&P Avax (Sté), D. 2014. 1985 image ; ibid. 1967, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 1981, avis P. Chevalier image ; ibid. 1986, note B. Le Bars image ; ibid. 2541, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2015. 85, note J.-J. Arnaldez et A. Mezghani ; JCP 2014. 1278, obs. T. Clay ; ibid. 857, § 4, obs. C. Seraglini ; ibid. 977, § 9, obs. C. Nourissat ; LPA 2014, n° 215, p. 5, obs. M. Henry ; Cah. arb. 2014. 547, note T. Clay).

L’article 10.3 du règlement de la LCIA applicable en l’espèce prévoit que la demande de récusation doit être présentée dans un délai de 14 jours à compter de la constitution du tribunal arbitral ou à compter de la découverte du grief affectant le tribunal, si celle-ci est postérieure à sa constitution. La question se posait donc de savoir si ce délai avait été respecté, dès lors que la société Dommo avait attendu le mois de janvier 2019, près d’un an après le début de l’arbitrage, pour introduire sa demande de récusation. En d’autres termes, n’avait-elle pas agi trop tard pour être recevable à présenter à nouveau le grief ?

L’enjeu est là et figure expressément dans l’argumentation des défendeurs telle qu’elle ressort de l’arrêt (v. § 34 : la société Barra faisait valoir que la demande de récusation avait été faite hors délai, tandis que la société Enauta arguait d’un manquement de la société Dommo à son devoir de réaction, § 35). Le demandeur, quant à lui contestait « qu’il puisse lui être fait grief de ne pas avoir demandé la récusation de [l’arbitre] dès sa nomination » et « conteste tout caractère tardif de sa demande en récusation » (§§ 27-28).

Pour autant, dès les premiers motifs de la décision, la cour d’appel énonce fermement qu’elle n’a pas été saisie d’une demande d’irrecevabilité de la demande d’annulation « au motif que la contestation de l’indépendance et de l’impartialité de l’arbitre serait tardive » (§ 39), car cette demande n’a pas été formulée dans les prétentions des parties énoncées dans le dispositif de leurs conclusions.

Ainsi qu’indiqué plus haut, l’argument avait bien été invoqué mais, précise la Cour, uniquement dans des moyens développés au fond (§ 39). En application de l’article 954, alinéa 3, du code de procédure civile, en vertu duquel « la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n’examine les moyens au soutien de ces prétentions que s’ils sont invoqués dans la discussion », la Cour refuse donc de se prononcer sur la question de la tardiveté de la demande.

En l’absence d’information sur les conclusions effectivement déposées, cette affirmation de la cour d’appel est d’interprétation délicate. À suivre la Cour, l’une des interprétations possibles serait que la question de la renonciation au grief s’analyse non pas un simple moyen destiné à obtenir le débouté du recours en annulation, mais comme une question de recevabilité qui doit figurer dans le dispositif des prétentions, semble-t-il en tant que fin de non-recevoir.
L’analyse bénéficie du soutien de la jurisprudence antérieure qui a énoncé à de maintes reprises que faute de l’avoir soulevé en temps utiles, les parties renonçaient au grief, ce dernier étant alors irrecevable devant le juge de l’annulation. On sait par ailleurs que la catégorie des fins de non-recevoir est une catégorie souple qui admet des créations jurisprudentielles (v. not., Cass. ch. mixte, 14 févr. 2003,  n° 00-19.423, Bull. civ. n° 1 ; D. 2003. 1386, et les obs. image, note P. Ancel et M. Cottin image ; ibid. 2480, obs. T. Clay image ; Dr. soc. 2003. 890, obs. M. Keller image ; RTD civ. 2003. 294, obs. J. Mestre et B. Fages image ; ibid. 349, obs. R. Perrot image ; Rev. arb., 2003. 403, note C. Jarrosson). Il n’est pas rare de parler ainsi de fin de non-recevoir s’agissant de l’article 1466 du code de procédure civile (en ce sens, v. C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, 2e éd., 2019, LGDJ, n° 245 ; J. Jourdan-Marques, Le contrôle étatique des sentences arbitrales internationales, LGDJ, 2017, n° 208. V. aussi, cependant, l’intéressante analyse des « fausses fin de non-recevoir » dans l’ouvrage de MM. J. Héron, T. Le Bars et K. Salhi, Droit judiciaire privé, 7e éd., LGDJ, 2019, n° 150).

On ne saurait ainsi que trop suggérer aux parties de faire preuve de la plus grande précaution dans la rédaction de leurs conclusions : l’argument de tardiveté du devoir de réaction et de renonciation au grief tiré du défaut d’indépendance ou d’impartialité semble devoir figurer dans le dispositif des prétentions, faute de quoi il ne sera pas examiné, la cour d’appel ne le soulevant pas d’office. Par ailleurs, il faut rappeler que le champ d’application de l’article 1466 du Code de procédure civil ne se limite pas aux questions d’indépendance de l’arbitre ; potentiellement ce sont tous les griefs non soulevés en temps utiles qui sont concernés par ce rappel des formes que doit prendre l’argument.

Cela étant, la décision du 20 février 2020 recèle d’autres interrogations sur ce point.

Il est tout d’abord permis de s’interroger sur le véritable objet de l’irrecevabilité invoquée. Dans l’arrêt commenté, dans une partie portant sur « la recevabilité de la contestation » (nous soulignons), la cour d’appel énonce que « l’irrecevabilité de la demande d’annulation » (nous soulignons) n’est pas évoquée dans le dispositif des conclusions des parties pour en déduire qu’elle n’a pas été saisie d’une demande « d’irrecevabilité du recours en annulation » (nous soulignons), alors même que celui-ci ne paraissait pas pouvoir encourir la critique, ayant été exercé dans les temps. Du reste, si l’irrecevabilité du recours avait été invoquée, elle aurait sans doute dû être présentée devant le conseiller de la mise en état (C. pr. civ., art. 914, par renvoi de l’art. 1527 c. pr. civ.), ce qui soulève d’autres questions complexes.

Même en admettant qu’il s’agisse ici d’un raccourci de langage, il faut reconnaître que le vocabulaire est pour le moins flottant. Traditionnellement, c’est davantage l’irrecevabilité du moyen qui est visée par la jurisprudence rendue en matière de renonciation (v. not. Paris, 21 oct. 2010, Me Patrick Dunaud c/ Sté SPRLU Agnès Maqua et autre, n° 09/16174, en somm. in Rev. arb. 2010. 975 ; Paris, 10 sept. 2019, Sté Gemstream c/ Sté Visionael Corporation Inc., n° 17/10639, en somm. in Rev. arb. 2019. 993, pour une renonciation au moyen tiré de l’incompétence du tribunal arbitral) ou encore l’irrecevabilité des griefs (v. par ex., Paris, 28 nov. 2017, M. Sheikh Mohamed Bin Issa Al Jaber c/ M. Sheikh Salah Inbrahim Al-Hejailan, en somm. in Rev. arb. 2017. 289 ; Paris, 2 avr. 2019, M. Vincent J. Ryan, Sté Schooner Capital et Atlantic Investment Partners LLC c/ République de Pologne, n° 16/24358, en somm. in Rev. arb. 2019.304 qui précise que la renonciation présumée par l’article 1466 code de procédure civile « vise des griefs concrètement articulés et non des catégories de moyens » et que « le but poursuivi par cette disposition – qui est d’éviter qu’une partie se réserve des armes pour le cas où la sentence lui serait défavorable –, ne serait pas atteint si, sous couvert d’un cas d’ouverture unique, le recourant était recevable à développer devant la cour un argumentaire différent en droit et en fait de celui qu’il avait soumis aux arbitres »). Là encore, le raccourci entre recevabilité du grief et recevabilité de la demande d’annulation est compréhensible, dès lors qu’il semble que seul le grief relatif à la constitution du tribunal arbitral était ici invoqué. Toutefois, l’incertitude concernant le vocabulaire employé soulève des doutes quant à la mise en œuvre de l’exception de notoriété.

En particulier, dans une démarche prospective, on peut s’interroger sur le point de savoir à qui la question devra être posée, au regard de l’extension des pouvoirs accordés à ceux qui sont chargés de la mise en état. Devant la cour d’appel, elle relève du conseiller de la mise en état, lequel, depuis la réforme Magendie, a le pouvoir de statuer sur l’irrecevabilité de l’appel (C. pr. civ., art. 914). Toutefois, dans la mesure où le décret du 11 décembre 2019 accorde au juge de la mise en état une compétence exclusive pour connaître de l’ensemble des fins de non-recevoir (C. pr. civ., art. 789-6°) et que les pouvoirs du CME semblent devoir être calqués sur ceux du JME en vertu de l’article 907 du code de procédure civile, il est envisageable que le CME soit compétent pour connaître de l’argument de renonciation au grief, étant précisé que ces dispositions sont applicables pour les actions introduites à compter du 1er janvier 2020. On peut être réservé quant à l’opportunité de scinder ainsi des questions de fond entremêlées, même s’il apparaît qu’il est de la volonté générale d’évacuer au plus tôt le plus grand nombre possible d’arguments, y compris s’ils touchent au fond (v. not. C. pr. civ., art. 789-6°). Il est néanmoins douteux que les rédacteurs du décret – adopté dans une relative urgence – aient eu en tête le cas spécifique du recours en annulation d’une sentence arbitrale à laquelle on oppose une fin de non-recevoir tirée de l’article 1466 du code de procédure civile. Reste à espérer alors que le CME fasse usage de sa faculté de renvoyer la question à la formation collégiale.

Ensuite, alors même que la cour d’appel indique expressément ne pas avoir été saisie d’une demande d’irrecevabilité pour tardiveté de la contestation, à laquelle il est donc prétendu que le demandeur aurait renoncé, elle s’engage dans une discussion relative à l’exception de notoriété, dont l’un des effets essentiels en pratique est précisément d’évaluer si la contestation a été ou non tardive. Sans doute la Cour ne fait-elle que répondre aux points soulevés dans le débat,  les parties s’opposant sur le caractère notoire de ces informations » (§ 44).

Néanmoins, le fait que la Cour consacre de longs développements à cette question pourrait sembler en contradiction avec celui de présenter la renonciation comme une question de recevabilité, si ce n’est qu’au terme de ces développements, elle n’adopte aucune position sur le caractère tardif de la demande de récusation ou sur l’existence d’une renonciation à se prévaloir du grief. La Cour se contente d’affirmer que l’arbitre aurait dû révéler ces liens qui n’étaient pas notoires (§ 52).

Si ce n’est à titre d’obiter dictum, au demeurant fort bienvenu, l’objectif de toute cette analyse n’est pas clair. En effet, mis à part l’hypothèse où elle est utilisée pour établir une renonciation au grief en raison d’une réaction tardive, question dont la Cour estime ne pas être saisie, l’exception de notoriété est essentiellement utile dans deux autres situations, mais qui ne sont pas caractérisées en l’espèce.

Dans la mesure où elle permet de délimiter le contenu de l’obligation de révélation de l’arbitre, elle pourrait tout d’abord servir à engager la responsabilité de l’arbitre qui aurait manqué à cette obligation en omettant de révéler des faits non notoires, si tant est qu’une telle action soit envisageable sur ce fondement (v. not. Paris, 12 oct. 1995, Raoul Duval, Rev. arb. 1999, n° 1, p. 324, note P. Fouchard ; TGI Paris, 12 mai 1993, Raoul Duval, Rev. arb. 1996, n° 3, p. 411, note P. Fouchard ; Civ. 1re, 4 juill. 2012, CSF c/ M. J.-F. T., en somm. Rev. arb. 2012. 682. Sur cette responsabilité, v. C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, 2e éd., 2019, LGDJ, n° 246 ; T. Clay, L’arbitre, Dalloz, 2001, n° 398 et n° 941). La question fait débat, dès lors que la nature de l’obligation de révélation n’est pas parfaitement établie (V. not., Rapport du Club des juristes. La responsabilité de l’arbitre. Commission Ad Hoc [Prés. J.-Y. Garaud], juin 2017, p. 32 ; L. Jandard, La relation entre l’arbitre et les parties. Critique du contrat d’arbitre, Thèse dactyl., Paris Nanterre, 2018, dir. F.-X. Train, spéc. nos 328 s.). En tout état de cause, la demande présentée au juge en l’espèce ne concernait en rien la responsabilité de l’arbitre, généralement invoquée postérieurement à l’annulation de la sentence et par ailleurs refusée en l’espèce.

L’on pourrait encore imaginer que la non-révélation ait une incidence directe sur la caractérisation d’un défaut d’indépendance et d’impartialité, c’est-à-dire que l’on déduise d’un défaut de révélation un défaut d’indépendance. Toutefois, l’absence de lien direct entre défaut de révélation et défaut d’indépendance, déjà retenu par la jurisprudence (v. infra), est réaffirmée en l’espèce (§ 53), à juste titre. La Cour se contente d’affirmer que l’arbitre aurait dû révéler les liens, sans en tirer de conséquences concrètes immédiates.

Ainsi, pour se prononcer sur l’existence d’un défaut d’indépendance ou d’impartialité, la Cour examine les liens des informations litigieuses sur le litige et leur incidence sur le jugement de l’arbitre.

II - Appréciation de la situation critiquée au regard de l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre

Une fois traitée la question de savoir si les informations invoquées bénéficiaient ou non de l’exception de notoriété, la cour d’appel s’est attelée à une seconde question, celle du « lien de la situation critiquée avec le litige et son incidence sur l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre ». Sur ce point encore, il nous semble que la solution de fond retenue par la Cour doive être approuvée : les liens étaient en l’espèce trop ténus pour susciter un doute raisonnable (B). En revanche, l’articulation des questions par la cour d’appel pourrait prêter à confusion (A).

A - Articulation des questions

La présentation faite par la cour d’appel de ce qui est l’objet de son examen n’est pas parfaitement claire et semble osciller entre la délimitation des contours de l’obligation de révélation et l’appréciation d’un éventuel défaut d’indépendance justifiant l’annulation de la sentence.

En effet, dans les paragraphes d’introduction de ses motifs, la Cour énonce ainsi les critères de l’obligation de révélation : « l’obligation de révélation qui pèse sur l’arbitre doit s’apprécier au regard de la notoriété de la situation critiquée, de son lien avec le litige et de son incidence sur le jugement de l’arbitre » (§ 43). Elle semble alors placer l’exception de notoriété et le lien de l’information avec le litige ainsi que son influence sur le jugement sur le même plan, celui de l’obligation de révélation.

Par la suite cependant, lorsqu’aux paragraphes 53 et suivants, elle s’interroge sur le lien de la situation avec le litige et le jugement de l’arbitre, l’objet de l’analyse ne semble plus être l’obligation de révélation, mais bien le motif d’annulation tiré du défaut d’indépendance et d’impartialité de la part d’un membre du tribunal arbitral. Pour autant, il est à nouveau fait référence au défaut de révélation qui serait susceptible de permettre « d’éveiller un doute raisonnable » (§ 56).

Cela étant, la Cour coupe rapidement court aux incertitudes, rappelant que « la non-révélation par l’arbitre d’informations ne suffit pas à constituer un défaut d’indépendance ou d’impartialité ».

Là encore, la chambre commerciale internationale prend position en faveur de ce qui semble être le dernier état de la jurisprudence. Après avoir souvent semblé associer la défaillance de l’arbitre quant à son obligation de révélation et son défaut d’indépendance ou d’impartialité, susceptibles de provoquer l’annulation de la sentence, les parties ayant été privées de leur droit de récusation (v. not., Paris, 12 févr. 2009, Rev. arb., 2009.186, note T. Clay, et les références citées), la jurisprudence dissocie désormais plus fermement obligation de révélation et indépendance de l’arbitre (v. not. Civ. 1re, 10 oct. 2012, Tecso c/ Neoelectra, Rev. arb. 2012. 129, note C. Jarrosson ; v. déjà, Paris, 12 janv. 1996, Qatar c/ Creighton, Rev. arb. 1996. 428, note P. Fouchard. Sur cette question, v. not. C. Jarrosson, note sous Paris, 21 févr. 2012, Rev. arb. 2012. 587 ; note sous Civ. 1re, 10 oct. 2012, Tecso c/ Neoelectra, Rev. arb.  2012. 129 ; L.-C. Delanoy, note sous Paris, 27 mars 2018 et 29 mai 2018, Rev. arb. 2019. 522, spéc. n° 21 ; C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, 2e éd., 2019, LGDJ, n° 245). La solution mérite selon nous d’être approuvée en ce qu’elle est conforme à la nature de l’obligation de révélation, qui se présente comme « un moyen quand l’indépendance et l’impartialité sont une fin » (M. Henry, note sous Paris, 2 nov. 2011, Rev. arb. 2011. 112, spéc. n° 7). En opportunité, par ailleurs, elle limite considérablement les risques qu’une sentence soit annulée au prétexte d’un oubli mineur. La Cour s’inscrit ici dans ce courant : le défaut de révélation de certains éléments ne signifie pas défaut d’indépendance ou d’impartialité, il faut expliquer en quoi « ces éléments so[nt] de nature à provoquer dans l’esprit des parties un doute raisonnable quant à l’impartialité et à l’indépendance de l’arbitre » (§ 53). Ce sont donc ces liens et leur incidence sur le jugement de l’arbitre qu’elle entend examiner.

B - Appréciation des liens litigieux

L’article 1456, alinéa 2, du code de procédure civile dispose que doit être révélée « toute circonstance susceptible d’affecter son indépendance ou son impartialité », suscitant un contentieux extrêmement important quant à la caractérisation de telles circonstances. L’arrêt de la cour d’appel est instructif à cet égard.

Dès les premiers paragraphes des motifs, la Cour donne un contenu très large à l’obligation de révélation et rappelle le caractère varié des circonstances devant être révélées (§ 42), faisant écho à la formule de l’article 1456, alinéa 2, du code de procédure civile, qui vise « toute circonstance ». La Cour identifie ainsi trois formes de circonstances, dont il ne semble pas exclu qu’elles puissent se recouper : celles qui portent sur d’« éventuels conflits d’intérêts », des « relations d’intérêts » et des « courants d’affaires ». Il est par ailleurs précisé que ces liens peuvent être entretenus par l’arbitre avec les parties, mais aussi avec « des tiers susceptibles d’être intéressés au litige » (§ 42). Il faut reconnaître que cette formule n’est pas particulièrement éclairante.

Plus loin dans les motifs, et en dépit de la confusion exposée supra, la question n’est plus celle du critère de la révélation, mais celle du critère du défaut d’indépendance. Une fois de plus, la cour d’appel embrasse le principe retenu par la jurisprudence antérieure et le critère du doute raisonnable, « l’appréciation devant être faite sur des bases objectives et en tenant compte des spécificités de l’espèce » (§ 53).

C’est ainsi à une analyse détaillée des circonstances de l’espèce que se livre la Cour.

La situation visée ici est celle d’un potentiel conflit d’intérêts indirect, c’est-à-dire d’une situation faisant intervenir un certain nombre d’intermédiaires entre l’arbitre et l’une des parties. En l’espèce, ce lien est indirect à un double titre.
D’abord, il est indirect si on l’observe du point de vue de la partie concernée, puisque le lien invoqué concernerait l’arbitre et deux sociétés actionnaires de celle-ci. À juste titre, ce point ne semble pas poser de difficulté à la Cour d’appel qui s’intéresse directement aux liens entre l’arbitre et les actionnaires de Barra (en ce sens, v. not. les IBA Guidelines on Conflict of Interest in International Arbitration, 2014, not. General Standard n° 7). Ainsi il semble acquis pour la cour d’appel que les liens avec des sociétés de contrôle d’une partie sont douteux.

Ensuite, et c’est là que se présente le plus grand nombre de difficultés, il est indirect si on l’appréhende du point de vue de l’arbitre, puisqu’il n’existe aucun lien direct entre lui et les actionnaires de la société Barra. Le lien allégué est le résultat de l’appartenance de l’arbitre à un cabinet lié aux actionnaires de la société Barra, ou pour être précis, à un cabinet affilié à celui qui représente les intérêts des actionnaires de la société Barra. Le rapport d’affaires ne vise pas directement l’arbitre, mais le cabinet au sein duquel il exerce et, plus spécifiquement encore en l’espèce, un cabinet affilié au cabinet au sein duquel il a exercé.

Sur ce point, l’apport de la cour d’appel de Paris est important, car la situation dans laquelle le cabinet ou l’ancien cabinet d’un arbitre entretient des liens avec des entités proches de l’une des parties est extrêmement fréquent en pratique. Il n’est en effet pas rare que les professionnels exerçant comme arbitres exercent de façon ponctuelle ou habituelle au sein de cabinets d’avocats ayant un important volume d’affaires auprès de nombreuses sociétés (et d’États) se trouvant au cœur de réseaux, d’alliances et de groupes d’une grande complexité (sur ces questions, v. not. F.-X. Train, Mode d’exercice de l’activité d’arbitre et conflits d’intérêts, Rev. arb. 2012. 725. V. égal. Civ. 1re, 27 janv. 2016, Fibre Excellence, n° 15-12.363 ; Paris, 10 mars 2011, Tecso c/ Neoelectra Group, n° 09/28537, préc.).

À cet égard, la Cour affirme que, pour qu’ils soient susceptibles « d’éveiller un doute raisonnable sur son impartialité ou son indépendance, encore faudrait-il que cette activité ait généré [des] […] liens avec les actionnaires de la société partie au présent arbitrage et ait été à l’origine d’un courant d’affaires entre l’arbitre et ces sociétés ou qu’il ait eu ou ait encore un quelconque intérêt avec le cabinet les représentant, susceptible de créer un conflit d’intérêt » (§ 56).

En premier lieu, la Cour s’intéresse aux liens entre l’arbitre et la partie et son actionnariat, plutôt qu’aux relations du cabinet avec ce dernier. Ainsi, l’analyse présentée est d’abord personnalisée. La Cour recherche des « liens, directs ou indirects, matériels ou intellectuels » entre l’arbitre et les actionnaires qui soient « à l’origine d’un courant d’affaires » entre eux (§ 56). De tels liens ne sont pas établis en l’espèce, la Cour ajoutant que l’arbitre ne les a pas « conseillé[s], représenté[s] ou assisté[s] » (§ 57).

Elle réserve également l’hypothèse où l’arbitre « [a] eu ou [a] encore un quelconque intérêt avec le cabinet [des actionnaires], susceptible de créer un conflit d’intérêts » (§ 56). La formule est assez vague, et large, puisqu’elle vise « un quelconque intérêt ». À cet égard, le fait qu’il s’agisse d’un lien doublement indirect, c’est-à-dire qu’il s’exerce par l’intermédiaire d’un autre cabinet d’avocats, tout comme la dimension temporelle – ancienne – de ce lien ont pu jouer un rôle dans la décision de la cour d’appel d’estimer qu’une telle hypothèse n’était pas non plus établie en l’espèce.
La rédaction de la décision doit inviter à la prudence quant aux tentatives d’interprétation que l’on pourrait formuler. En effet, la Cour semble évoquer l’existence d’un cabinet intermédiaire, ainsi que le fait que l’ancienneté des rapports de travail de l’arbitre avec ce cabinet, à titre supplémentaire, presque d’obiter dictum.

Elle énonce ainsi que les circonstances ne « permettent pas d’établir l’existence de lien quelconque entre [l’arbitre] et les actionnaires […] ni qui soient de nature à créer un doute raisonnable sur l’indépendance et l’impartialité, d’autant plus que les liens [entre l’arbitre et le cabinet des actionnaires] étaient indirects, par l’intermédiaire [d’un autre cabinet] » (nous soulignons).

Elle ajoute que ces liens « avaient cessé deux ans et demi avant le début de l’arbitrage, ce qui pourrait ne pas être une durée suffisante en cas de défaut de révélation de lien direct ou d’une information susceptible d’affecter l’impartialité de l’arbitre, mais qui en l’espèce est sans incidence dès lors que rien ne permet d’établir qu’il y ait pu y avoir des connexions entre [l’arbitre et les actionnaires] à l’époque où [l’arbitre] travaillait pour le [cabinet saoudien] ni après ». Les faits de l’espèce ne permettent pas d’apprécier pleinement la portée de cette formule. L’on regrettera à nouveau la référence au « défaut de révélation » qui ne nous semble pas devoir être un critère d’appréciation plus sévère de la proximité dans le temps des liens litigieux. Il faut souhaiter qu’il ne s’agisse ici que d’une erreur de plume, survivante de la confusion que nous évoquions supra et pourtant balayée par la cour d’appel au paragraphe 53.

Ainsi, si l’on approuvera la cour d’appel, au regard des faits de l’espèce, dans la mesure où le lien entre l’arbitre et l’une des parties à l’arbitrage était trop indirect et tenu et aussi dans la mesure où l’activité de l’arbitre auprès du cabinet était à la fois de courte durée et ancienne, l’arrêt soulève des questions quant à l’articulation des critères à retenir.

La remarque ne se limite pas à la question de l’appréciation du doute raisonnable. Les solutions retenues au fond par la Cour, qu’il s’agisse d’une exception de notoriété délimitée ou de l’appréciation raisonnable de l’intensité minimale des liens des liens de nature à créer un doute quant à l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre, doivent également être approuvée en ce qu’elles participent l’une comme l’autre, à la sécurité des procédures arbitrales et à l’équilibre entre les exigences légitimes d’indépendance des arbitres et de loyauté des parties. En revanche, on regrettera que la Cour passe un peu facilement de l’étendue du devoir de révélation à la caractérisation d’un défaut d’indépendance, alors même qu’elle énonce expressément que la seconde ne dépend pas de la première, entretenant une confusion qui n’est pas souhaitable.

Précisions sur la notion de coût du crédit hors intérêts

La Cour de justice de l’Union européenne apporte d’intéressantes précisions sur la notion de coût du crédit hors intérêts dans un arrêt du 26 mars 2020. En l’espèce, deux affaires étaient à l’origine de la saisine de la Cour : un consommateur polonais avait conclu deux contrats de prêt avec des banques différentes, ces contrats étant assortis de frais et commissions. À la suite de la défaillance de l’emprunteur, celui-ci fut poursuivi devant deux juridictions nationales. Suite à un appel interjeté par ledit consommateur, la juridiction saisie relève que les coûts du crédit hors intérêts dans les deux contrats en cause au principal ont été calculés sur la base de la formule établie par la législation nationale et ne dépassent pas le montant maximum permis. Mais des doutes sont émis par cette juridiction, tout d’abord quant à la conformité avec la directive 2008/48 d’une législation nationale qui introduit une notion de « coût du crédit hors intérêts », qui n’est pas prévue par ladite directive et quant à l’applicabilité de la directive 93/13 en présence de clauses respectant les dispositions nationales concernant le coût maximal permis. C’est dans ce contexte que furent posées deux questions préjudicielles à la Cour de Luxembourg.

S’agissant, en premier lieu, de la conformité à la directive de 2008, la Cour affirme que « L’article 3, sous g), l’article 10, paragraphe 2, et l’article 22, paragraphe 1, de la directive 2008/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2008, concernant les contrats de crédit aux consommateurs et abrogeant la directive 87/102/CEE du Conseil, doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui prévoit une méthode de calcul portant sur le montant maximal du coût du crédit hors intérêts pouvant être imposé au consommateur, à condition que cette réglementation n’introduise pas d’obligations d’information supplémentaires portant sur ce coût du crédit hors intérêts, qui s’ajouteraient à celles prévues audit article 10, paragraphe 2 ». La Cour se montre donc relativement clémente quant à la notion de coût du crédit hors intérêts, alors même que celle-ci est inconnue de la directive de 2008, dont l’article 3, sous g) vise seulement le « coût total du crédit pour le consommateur », défini comme « tous les coûts, y compris les intérêts, les commissions, les taxes, et tous les autres types de frais que le consommateur est tenu de payer pour le contrat de crédit et qui sont connus par le prêteur, à l’exception des frais de notaire ; ces coûts comprennent également les coûts relatifs aux services accessoires liés au contrat de crédit, notamment les primes d’assurance, si, en outre, la conclusion du contrat de service est obligatoire pour l’obtention même du crédit ou en application des clauses et conditions commerciales » (la CJUE rappelle dans le pt 39 qu’elle retient une définition large de la notion de coût total du crédit pour le consommateur. V en ce sens, CJUE 26 févr. 2015, aff. C-143/13, pt 48, D. 2016. 617, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; du 8 décembre 2016, Verein für Konsumenteninformation ; CJUE, 8 déc. 2016, aff. C-127/15, pt 45, D. 2016. 2564 image ; AJ contrat 2017. 80, obs. F. Boucard image et CJUE 11 sept. 2019, aff. C-383/18, pt 23, D. 2019. 1710 image ; ibid. 2020. 624, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image). Pourtant, on aurait pu penser qu’une notion inconnue de la directive se trouverait condamnée eu égard à l’objectif d’harmonisation totale poursuivi par l’Union européenne en la matière, l’article 22, paragraphe 1, de la directive disposant à cet égard que « Dans la mesure où la présente directive contient des dispositions harmonisées, les États membres ne peuvent maintenir ou introduire dans leur droit national d’autres dispositions que celles établies par la présente directive ». Mais il n’en est rien, ce qui peut néanmoins s’expliquer au regard de la considération selon laquelle « ledit "coût du crédit hors intérêts" constitue une sous-catégorie du "coût total du crédit"C, au sens de l’article 3, sous g), de la directive 2008/48, ce dernier coût englobant tous les coûts, y compris notamment les intérêts », comme le rappelle la Cour (pt 40). La Cour rappelle également que « ladite directive procède à une harmonisation complète en ce qui concerne les éléments qui doivent être obligatoirement inclus dans le contrat de crédit (CJUE 5 sept. 2019, aff. C-331/18, pt 50, D. 2019. 1710 image) » (pt 45) et qu’« en l’occurrence, il ressort des éléments du dossier soumis à la Cour que les dispositions nationales concernant le coût du crédit hors intérêts se bornent à établir un plafond et une méthode de calcul de ce coût, ainsi que les conséquences du non-respect de ce plafond » (pt 47). On peut donc considérer, en définitive, que la législation polonaise est malgré tout conforme à la directive. Encore convient-il de veiller à ce qu’aucune obligation d’information supplémentaire ne vienne s’ajouter à la liste, déjà impressionnante (tout l’alphabet y passe presque !), des informations devant être fournies au consommateur prévue par l’article 10, paragraphe 2, de la directive. Il appartiendra à la juridiction de renvoi de le vérifier (pt 47).

Le droit français, pour sa part, ne s’embarrasse pas de la notion de coût du crédit hors intérêts, l’article L. 311-1, 7°, du code de la consommation visant, à l’instar de la directive, le coût total du crédit pour l’emprunteur, défini de manière analogue (l’art. L. 311-1 vise également, en son 9°, le montant total dû par l’emprunteur, défini comme « la somme du montant total du crédit et du coût total du crédit dû par l’emprunteur », le montant total du crédit étant quant à lui appréhendé par le 10° comme « le plafond ou le total des sommes rendues disponibles en vertu d’un contrat ou d’une opération de crédit ». V. à ce sujet, J.-D. Pellier, Droit de la consommation, 2e éd., Dalloz cours, 2019, n° 164, spéc. n° 5).

Il restait à répondre, en second lieu, à la question de l’applicabilité de de la directive sur les clauses abusives. La Cour de Luxembourg affirme à ce sujet que « L’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, doit être interprété en ce sens que n’est pas exclue du champ d’application de cette directive une clause contractuelle qui fixe le coût du crédit hors intérêts dans le respect du plafond prévu par une disposition nationale, sans nécessairement tenir compte des coûts réellement encourus ». À cet égard, il convient de rappeler que l’article 1er, paragraphe 2, de ladite directive prévoit que « Les clauses contractuelles qui reflètent des dispositions législatives ou réglementaires impératives ainsi que des dispositions ou principes des conventions internationales, dont les États membres ou la Communauté sont partis, notamment dans le domaine des transports, ne sont pas soumises aux dispositions de la présente directive » (la Cour rappelle, dans le point 54, qu’« Une telle exclusion a été justifiée par le fait qu’il est légitime de présumer que le législateur national a établi un équilibre entre l’ensemble des droits et des obligations des parties à certains contrats, équilibre que le législateur de l’Union a explicitement entendu préserver (CJUE 21 mars 2013, aff. C-92/11, pt 28, D. 2013. 832 image ; ibid. 2014. 1297, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; RTD eur. 2013. 559, obs. C. Aubert de Vincelles image ; 3 avr. 2019, aff. C-266/18, pt 33, D. 2019. 756 image ; AJ contrat 2019. 349, obs. M. Combet image »). Un doute a pu naître à ce sujet dans la présente affaire compte tenu du fait que le coût du crédit avait été calculé sur la base d’une formule établie par la législation polonaise. La Cour rappelle cependant que deux conditions doivent être réunies pour qu’une clause échappe au domaine de la directive de 1993 : « D’une part, la clause contractuelle doit refléter une disposition législative ou réglementaire et, d’autre part, cette disposition doit être impérative (CJUE 7 nov. 2019, aff. C-349/18 et C-351/18, pt 60, D. 2019. 2181 image ; JT 2019, n° 225, p. 12, obs. X. Delpech image, ainsi que CJUE 3 mars 2020, aff. C-125/18, pt 31, D. 2020. 484 image) » (pt 50). Or, selon la Cour, « il n’apparaît pas qu’une clause contractuelle qui se borne à mettre en œuvre une méthode pour calculer le plafond du coût du crédit hors intérêts « reflète », à proprement parler, la disposition nationale considérée (v. en ce sens, arrêt C-266/18, préc., pts 35 et 36) » (pt 56). La Cour, afin d’étayer son raisonnement ajoute que « ladite disposition ne paraît pas, en elle-même, déterminer les droits et les obligations des parties au contrat, mais se limite à restreindre leur liberté de fixer le coût du crédit hors intérêts au-dessus d’un certain niveau et n’empêche nullement le juge national de contrôler le caractère éventuellement abusif d’une telle fixation, même en-dessous du plafond légal » (pt 57). Dont acte. Mais l’on ne peut s’empêcher de poser la question de savoir si la clause relative à la fixation du coût du crédit, fût-il hors intérêt, ne concerne pas l’objet principal du contrat, auquel cas une telle clause ne saurait être contrôlée par le juge hormis dans l’hypothèse où elle serait rédigée de manière obscure. Il faut en effet rappeler que l’article 4, paragraphe 2, de la directive de 1993 prévoit que « L’appréciation du caractère abusif des clauses ne porte ni sur la définition de l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation entre le prix et la rémunération, d’une part, et les services ou les biens à fournir en contrepartie, d’autre part, pour autant que ces clauses soient rédigées de façon claire et compréhensible » (cette exigence est reprise, en France, au sein de l’art. L. 212-1, al. 3, c. consom. : « L’appréciation du caractère abusif des clauses au sens du premier alinéa ne porte ni sur la définition de l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix ou de la rémunération au bien vendu ou au service offert pour autant que les clauses soient rédigées de façon claire et compréhensible ». V. à ce sujet, J.-D. Pellier, op. cit., n° 100). En général, la Cour veille scrupuleusement au respect de cette règle (V. par ex., au sujet des prêts libellés en franc suisse, CJUE 20 sept. 2017, aff. C-186/16, D. 2017. 2401 image, note J. Lasserre Capdeville image ; ibid. 2176, obs. D. R. Martin et H. Synvet image ; ibid. 2018. 583, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; AJDI 2018. 208 image, obs. J. Moreau image ; AJ contrat 2017. 484, obs. B. Brignon image. Comp. CJUE 30 avr. 2014, aff. C-26/13, Kásler c/ OTP Jelzálogbank Zrt, D. 2014. 1038 image ; RTD eur. 2014. 715, obs. C. Aubert de Vincelles image ; ibid. 724, obs. C. Aubert de Vincelles image). On peut donc s’étonner qu’elle ne l’ait pas rappelée en l’occurrence.

Accident de la circulation : précisions sur la notion de « voie propre »

Heurtée par un tramway le 24 décembre 2012, une victime a assigné la société de transport et son assureur afin d’obtenir une indemnisation de ses préjudices. Déboutée en appel par un arrêt confirmatif aux motifs que la loi du 5 juillet 1985 ne s’applique pas au tramway circulant sur une voie propre, elle se pourvoit en cassation.

Devant la deuxième chambre civile, elle soutenait que les tramways sont des véhicules terrestres à moteur (VTM) exclus du champ d’application de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 uniquement s’ils circulent sur une voie propre rendue inaccessible aux piétons et aux autres véhicules dans la globalité de leur parcours de circulation. Qu’importe que l’accident ait eu lieu sur une portion de voie propre dès lors que l’ensemble de la voie utilisée par le véhicule n’est pas exclusivement propre dans son ensemble. En la déboutant de sa demande d’indemnisation en raison du fait que l’accident avait eu lieu sur une portion de voie réservée à la circulation du tramway, la cour d’appel aurait ajouté à la loi une condition qu’elle ne comporte pas relative à la nécessité que la voie de circulation du tramway soit propre au lieu de l’accident.

La Cour de cassation était donc invitée à s’interroger sur la notion de voie propre visée à l’article 1er de la loi Badinter et à en préciser la portée. À quel moment une voie empruntée par un tramway perd-elle son caractère propre ? Plus précisément, le caractère propre de la voie s’apprécie-t-il sur le trajet global du véhicule ou sur la portion de voie où s’est produit l’accident ?

Insensible à l’argumentation du pourvoi, la Cour de cassation le rejette et retient que le caractère propre d’une voie de tramway s’apprécie à l’endroit de l’accident.

Dans un premier temps, la deuxième chambre civile rappelle la lettre de l’article 1er de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, lequel prévoit que cette dernière s’applique « aux victimes d’accidents dans lesquels est impliqué un véhicule terrestre à moteur […], à l’exception des chemins de fer et des tramways circulant sur des voies qui leur sont propres ». 

Le législateur a fait le choix d’exclure certains VTM du champ d’application de la loi du 5 juillet 1985 parce que ceux-ci, en circulant sur une voie exclusivement dédiée à leur passage, ne participent pas aux risques de circulation que le régime de réparation cherche à compenser.

Les véhicules exclus expressément par l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985 sont les tramways et les chemins de fer. Cette exclusion est justifiée par le fait que de tels véhicules circulent, en principe, sur des voies qui leur sont propres en ne partagent pas les voies publiques empruntées par les autres usagers (bus, voiture, cyclistes, piétons etc). Par ailleurs, selon l’article L. 211-2 du Code des assurances, ces véhicules sont exclus, quelle que soit la voie qu’ils empruntent, de l’obligation d’assurance prévue à l’article L. 211-1 du même code.

Le législateur n’a pas précisé ce que recouvre concrètement la notion de « voie propre ». Comme souvent à propos des conditions d’application de la loi Badinter, c’est à la jurisprudence que l’on doit la portée de l’exclusion.

La Cour de cassation a décidé que les chemins de fer circulaient toujours sur une voie qui leur est propre y compris lorsqu’ils traversent un passage à niveau emprunté par d’autres usagers de la route (Civ. 2e, 17 mars 1986, n° 84-16.011, Bull. civ. II, n° 40 ; D. 1987. Jur. 49, note H. Groutel ; Gaz. Pal. 1886. 2. Somm. 412, note F. Chabas ; 17 nov. 2016, n° 15-27.832, Dalloz actualité, 30 nov. 2016, obs. N. Kilgus ; D. 2016. 2398 image ; ibid. 2017. 605, chron. E. de Leiris, N. Palle, G. Hénon, N. Touati et O. Becuwe image ; RTD civ. 2017. 166, obs. P. Jourdain image). La loi ne peut jamais servir de fondement à une victime qui souhaite obtenir réparation auprès de la SNCF. Cette solution, pourtant claire, ne fait pas consensus (en faveur, H. Groutel, note ss. Civ. 2e, 17 mars 1986, D. 1987. 50 ; contre, F. Chabas, note ss. Civ. 2e, 17 mars 1986, Gaz. Pal. 1886. 2. Somm. 412).

La Haute juridiction est en revanche moins radicale en ce qui concerne les tramways. Cette souplesse peut se justifier par le fait que « les conditions de circulation des tramways en milieu urbain sont plus ouvertes que celles des chemins de fer » et « exposent avec une plus grande probabilité les usagers et piétons aux risques d’accident » (Dalloz actualité, 27 juin 2011, obs. G. Rabu). Pour ce type de véhicule, la Cour de cassation opère une distinction selon que la voie est strictement propre ou selon qu’elle est partagée.

Sont exclus du champ d’application de la loi, les tramways qui circulent sur une voie dont le caractère propre est bien caractérisé. Il en va ainsi lorsque la voie est constituée d’un couloir déterminé d’un côté par un trottoir de l’autre par une ligne blanche interdisant à tout véhicule de venir y circuler (Civ. 2e, 18 oct. 1995, Bull. civ. II, n° 239) ou séparés de la rue par un terre-plein planté d’arbustes formant une haie vive (Civ. 2e, 29 mai 1996, D. 1997. 213, note G. Blanc image).

La Cour de cassation s’est prononcée une première fois en faveur d’une application de la loi en présence d’un accident impliquant un tramway dans le cas où la voie n’était pas exclusivement propre (Civ. 2e, 6 mai 1987, Bull. civ. II, n° 92). Elle l’a toutefois fait sans poser de règle générale et en ne reconnaissant qu’une « délimitation matérielle minimale » (Dalloz actualité, 26 juin 2011, préc.) de la voie. Ce manque de précision a donné lieu à une controverse entre juridictions du fond. Certaines décidaient que l’emprunt de la voie du tramway par d’autres usagers ne lui faisait pas perdre son caractère propre et maintenaient l’exclusion de la loi Badinter (Colmar, 20 sept. 2002, Juris-Data n° 201515 ; 1er juill. 2005, Juris-Data n° 288715). D’autres décidaient, au contraire, qu’une voie empruntée n’était plus une voie propre et n’empêchait pas l’application de la loi (Rennes, 5 janv. 2005, Juris-Data n° 271348).

En 2011, la Cour de cassation a mis un terme à ces divergences. Elle a choisi de maintenir la distinction entre les voies strictement propres et les voies communes et de faire une application distributive de la loi Badinter. Pour qu’elle soit considérée comme une voie propre, la voie doit être totalement inaccessible aux autres usagers. Elle reconnait alors que les tramways circulent parfois sur des voies qui ne leur sont pas spécifiquement dédiées lorsque, par exemple, celle-ci est traversée par un carrefour ouvert aux autres usagers de la route (Civ. 2e, 16 juin 2011, n° 10-19.491, Bull. civ. II, n° 132 ; D. 2011. 2184, obs. I. Gallmeister image, note H. K. Gaba image ; ibid. 2150, chron. J.-M. Sommer, L. Leroy-Gissinger, H. Adida-Canac et O.-L. Bouvier image ; RTD civ. 2011. 774, obs. P. Jourdain image ; RCA 2011. comm. 326, obs. H. Groutel ; Gaz. Pal. 5-6 oct. 2011, obs. M. Mekki). Dans ce cas, la victime de l’accident peut demander une réparation de ses préjudices sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985. En d’autres termes, « la voie ouverte aux autres usagers de la route, ou voie commune, proscrit toute notion de voie propre » (H. K. Gaba, obs ss. Civ. 2e, 16 juin 2011, D. 2011. 2184 image).

En l’espèce, la victime considérait qu’il n’y avait pas lieu, sauf à ajouter une condition supplémentaire à la loi, de tenir compte de l’endroit de l’accident pour déterminer si oui ou non la voie est propre. Il suffisait, selon elle, de regarder l’assiette du parcours du tramway et que la voie soit commune à un moment de l’itinéraire pour que la loi s’applique. Dès lors que sur son trajet, le tramway traverse un carrefour ou un passage piéton, la voie propre serait exclue même si ce n’est pas à cet endroit précis que l’accident a eu lieu.

Sans revenir sur la distinction qu’elle fait entre la voie « propre » et la voie « partagée », la Cour de cassation rejette le pourvoi en précisant que le caractère propre s’apprécie au lieu exact de l’accident et non à l’aune de la voie globale empruntée par le tramway. Qu’importe qu’à un moment donné, sur son itinéraire, le tramway traverse un carrefour ou que sa voie soit coupée par un passage piéton. En l’espèce, l’accident a eu lieu sur une portion de circulation propre au tramway et fermée aux usagers. Par conséquent, la loi du 5 juillet 1985 est exclue.

Dans un second temps, pour démontrer le caractère propre de la voie à l’endroit précis de l’accident, la Cour de cassation reprend les constats des juges du fond.

Elle rappelle d’abord que ceux-ci ont retenu que les voies du tramway n’étaient pas ouvertes à la circulation et étaient clairement rendues distinctes des voies de circulation des véhicules par une matérialisation physique au moyen d’une bordure légèrement surélevée afin d’empêcher leur empiétement, que des barrières étaient installées de part et d’autre du passage piétons afin d’interdire le passage des piétons sur la voie réservée aux véhicules, qu’un terre-plein central était implanté entre les deux voies de tramway visant à interdire tout franchissement. Le caractère propre de la voie au tramway, exclue aux piétons, a bien été caractérisé par les juges du fond. Pour conserver son caractère propre, la voie doit être à la fois fermée et délimitée. 

Elle relève ensuite que le passage piétons situé à proximité était matérialisé par des bandes blanches sur la chaussée conduisant à un revêtement gris traversant la totalité des voies du tramway et interrompant le tapis herbeux et pourvu entre les deux voies de tramway de poteaux métalliques empêchant les voitures de traverser mais permettant le passage des piétons.

Enfin, elle constate que les juges d’appel ont retenu, et c’est là l’élément déterminant, que le point de choc ne se situait pas sur ce passage piétons mais sur la partie de voie propre du tramway après celui-ci.

En l’espèce, la victime a été heurtée par le tramway sur une partie de la voie strictement propre à la circulation de celui-ci. En toute logique, elle ne peut pas obtenir de réparation sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985. La Cour de cassation maintient sa conception stricte de la voie propre, voie qui doit être matériellement délimitée, et précise que ce caractère s’apprécie à l’endroit exact où le choc s’est produit.

Cette décision montre que les questions à propos de l’exclusion de certains VTM de la loi Badinter continuent d’alimenter le contentieux des accidents de la circulation. Toutefois, au regard de la réforme de la responsabilité civile proposée, la réponse ne revêt qu’un intérêt relatif. En effet, le projet de réforme de la responsabilité civile rendu public le 13 mars 2017 abandonne la distinction entre véhicules et soumet les chemins de fer et tramways à l’application du régime de responsabilité propres aux accidents de la circulation (art. 1285).

Cette proposition n’est pas nouvelle. Dans son rapport annuel pour l’année 2005, la Cour de cassation avait déjà exprimé le souhait d’une modification de la loi du 5 juillet 1985 par un retrait des tramways de l’exclusion de l’article 1er (Rapp. C. cass. 2005, 1re partie, 3e suggestion tendant à la modification de l’art; 1er, loi n° 85-677, 5 juill. 1985 et de l’art. L. 211-8 c. assur.). L’avant-projet Catala (P. Catala (dir.), Rapport sur l’avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, remis au garde des Sceaux le 22 sept. 2005, art. 1385) et le projet Terré (J.-S. Borghetti, Des principaux délits spéciaux, in F. Terré (dir.), Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, Dalloz, 2011, p. 163, spéc. p. 180 s.) allaient eux aussi en ce sens.

On notera cependant que si la disparition de la distinction entre les différents VTM était souhaitée par une grande partie de la doctrine (F. Chabas, Le droit des accidents de la circulation après la réforme du 5 juillet 1985, 1re éd., Litec/Gaz. Pal.,1985, n° 155, p. 91 ; G. Blanc, L’inapplicabilité de la loi du 5 juillet 1985 à un accident impliquant un tramway, D. 1997. 213 image ; P. Jourdain, RTD civ. 2011. 774 image ; Y. Lambert-Faivre et S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, 8e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2016, n° 692, p. 620), certaines de ses conséquences néfastes ont récemment été dénoncées au moins en ce qui concerne les chemins de fer (J. Knetsch, Réforme de la responsabilité civile : faut-il soumettre les accidents ferroviaires au régime de la loi Badinter ?, D. 2019. 138 image).

Concentration des moyens ou des demandes et autorité de chose jugée : rien de bien nouveau sous le soleil…

Le 27 février 2020, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rendu deux arrêts destinés à une large publication. Ils approuvent deux cours d’appel d’avoir déclaré irrecevables des demandes se heurtant à l’autorité de chose jugée de décisions de première instance. La Haute juridiction y rappelle l’exigence de concentration des moyens qu’elle a posée nettement dès 2006. Les deux décisions sont donc peu originales. Pour autant, elles n’emportent toujours pas la conviction, d’une part, en ce que la notion demeure liée – assez artificiellement – à l’autorité de la chose jugée (d’ailleurs elle-même artificiellement inscrite dans le code civil, plus précisément dans son art. 1355 : depuis 2016, ce texte a repris mot à mot l’historique art. 1351) ; d’autre part, et surtout, parce que la deuxième chambre civile valide ici – en réalité – la concentration des demandes, encore plus controversée que celle des moyens.

Quels sont les faits ?

• Dans la première espèce, une société assigne un couple de débiteurs, devant un tribunal de grande instance, en paiement d’une certaine somme au titre d’un prêt à eux consenti. Bien qu’ayant constitué avocat, les débiteurs ne concluent pas et le tribunal de grande instance accueille la demande du créancier. Par la suite, les mêmes débiteurs assignent le créancier devant un tribunal d’instance pour obtenir une autre somme à titre de dommages-intérêts à compenser avec ce qu’ils restent devoir à la société. Les débiteurs interjettent appel du jugement du tribunal d’instance ; ils demandent également « que soit prononcée la nullité du contrat de prêt et ordonnée la compensation des créances réciproques éventuelles ». La cour d’appel déclare irrecevable cette demande : elle aurait dû être formulée durant l’instance où l’exécution du prêt a été sollicitée et ayant donné lieu au jugement du tribunal de grande instance.

Les débiteurs se pourvoient en cassation, la seconde branche de leur moyen critiquant une violation de l’autorité de chose jugée et de l’article 1351, devenu 1355 du code civil : « lors de cette instance, [ils] défendaient à la demande d’exécution du prêt émise par la banque [et] n’avaient pas à formuler une demande reconventionnelle en nullité dudit prêt et en restitutions corrélatives ». La Cour de cassation rejette leur moyen, par une décision spécialement motivée seulement sur la seconde branche. Elle rappelle d’abord l’exigence de concentration des « moyens » (v. le chapô), puis approuve l’arrêt : « ayant relevé que la demande de nullité qu’ils avaient formée devant le tribunal d’instance concernait le même prêt que celui dont la société Consumer avait poursuivi l’exécution devant le tribunal de grande instance, la cour d’appel, faisant par là-même ressortir que la demande de nullité ne tendait qu’à remettre en cause, en dehors de l’exercice des voies de recours, par un moyen non soutenu devant le tribunal de grande instance, une décision revêtue de l’autorité de chose jugée à leur égard ».

• Dans la seconde espèce, se prévalant de l’absence de remboursement d’un prêt notarié, une banque assigne les cautions solidaires, ainsi que les emprunteurs, en paiement solidaire des engagements des emprunteurs. Un tribunal mixte de commerce accueille la demande de la banque et le jugement est  confirmé en appel, si bien que les cautions exécutent la condamnation prononcée à leur encontre. Puis, les mêmes cautions assignent la banque devant un tribunal de grande instance en répétition de l’indu, au motif qu’elle n’avait pas versé les fonds aux emprunteurs. Le tribunal de grande instance, puis une cour d’appel, déclarent irrecevables leurs prétentions.

Les cautions se pourvoient. Seule la première branche du premier moyen, qui reproche à l’arrêt une violation de l’article 1351, devenu 1355, du code civil, nous intéresse ici. Cette branche rappelle en substance qu’une exigence de concentration de ses moyens incombe au demandeur, mais pas de ses demandes « fondées sur les mêmes faits ».  La Cour de cassation rejette leur pourvoi, notamment cette branche : « ayant, par motifs propres et adoptés, constaté que le remboursement des sommes prétendument indues était sollicité par les [cautions solidaires] à titre de contrepartie de l’obligation de cautionnement précédemment tranchée, de sorte que la demande ne tendait, en réalité, qu’à remettre en cause, en dehors de l’exercice des voies de recours, une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée à leur égard, c’est sans encourir les griefs de la première branche du moyen que la cour d’appel a statué comme elle l’a fait ».

Puisque les arrêts évoquent l’autorité de la chose jugée, rappelons qu’elle est un attribut du jugement qui assure l’immutabilité aux décisions de justice. L’effet négatif de l’autorité de chose jugée interdit le renouvellement des procès, dès lors que les trois conditions posées par l’article 1351 (aujourd’hui art. 1355) du code civil sont remplies : c’est la triple identité de cause, d’objet et de parties (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile, 34e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2018, n° 1162) ; si une demande est nouvelle par sa cause, son objet ou la qualité des parties, elle sera recevable. Or, l’arrêt Cesareo, rendu le 7 juillet 2006, par l’assemblée plénière de la Cour de Cassation (L. Weiller, Renouvellement des critères de l’autorité de la chose jugée : l’assemblée plénière invite à relire Motulsky, D. 2006. 2135 image ; R. Perrot, Procédures 2006, n° 201 ; H. Croze, Procédures 2006, n° 10 ; S. Amrani-Mekki, Chronique de droit judiciaire privé, JCP 2006. I. 183, spéc. n° 15… V. aussi S. Guinchard, L’autorité de la chose qui n’a pas été jugée à l’épreuve des nouveaux principes directeurs du procès civil, in Mélanges G. Wiederkehr, Dalloz, 2009, p. 379 s.) a imposé au demandeur de faire valoir, dès l’instance relative à la première demande l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci : par cet arrêt, la Haute juridiction a consacré un principe – ou plus exactement une obligation – de concentration des moyens, qu’elle a rattaché à l’autorité de chose jugée (en ce sens aussi, A. Posez, Le principe de concentration des moyens, ou l’autorité de chose jugée, RTD civ. 2015. 283, spéc. n° 25 image). Une nouvelle demande, entre les mêmes parties, portant sur le même objet, se heurte, depuis cet arrêt, à l’autorité de chose jugée, alors même qu’elle repose sur un fondement juridique différent. Dans la règle de la triple identité de l’article 1351 du code civil, l’identité de cause s’est trouvée ainsi réduite à l’identité des faits. La règle a ensuite été étendue au défendeur : l’arrêt Cesareo ne visait que le demandeur, or un arrêt du 20 février 2007 (Com. 20 févr. 2007, n° 05-18.322, P, Procédures 2007. Comm. 128, obs. R. Perrot) a posé qu’il incombe « aux parties » de présenter dès l’instance initiale l’ensemble des moyens qu’elles estiment de nature, soit à fonder la demande, « soit à justifier son rejet total ou partiel ». Si le défendeur oublie un moyen de défense, il ne peut plus présenter une demande fondée sur celui-ci. Ce qui a une incidence sur la notion d’objet et va même jusqu’à imposer un principe de concentration des demandes (en ce sens aussi, J. Héron, T. Le Bars et K. Salhi, Droit judiciaire privé, 7e éd., Lextenso, 2019, n° 361).

Cette affirmation pourrait surprendre. En effet, l’exigence de concentration des demandes n’a jamais fait l’unanimité entre les chambres de la Cour de cassation. C’est ainsi que la concentration des demandes a été imposée par la première chambre civile en matière d’arbitrage (Civ. 1re, 28 mai 2008, n° 07-13.266, D. 2008. 1629, obs. X. Delpech image ; ibid. 3111, obs. T. Clay image ; RTD civ. 2008. 551, obs. R. Perrot image ; RTD com. 2010. 535, obs. E. Loquin image ; JCP 2008. II. 10170, obs. G. Bolard) et au-delà (Civ. 1re, 12 sept. 2012, n° 11-18.530, D. 2012. 2991, obs. T. Clay image ; RLDC nov. 2012, p. 69, obs. C. Bléry). Elle a en revanche heureusement été refusée par les autres chambres (par ex., Civ. 3e, 17 juin 2015, n° 14-14.372, D. 2015. 1369 image ; ibid. 2198, chron. A.-L. Méano, V. Georget et A.-L. Collomp image ; RTD civ. 2015. 869, obs. H. Barbier image ; JCP 2015. 788, note Y.-M. Serinet ; Com. 8 mars 2017, n° 15-20.392 NP ; Civ. 2e, 19 oct. 2017, n° 16-24.372, AJDI 2018. 54 image). Même la première chambre civile est revenue sur cette obligation (Civ. 1re, 12 mai 2016, n° 15-16.743, D. 2016. 1083 image ; ibid. 2017. 422, obs. N. Fricero image ; RTD civ. 2016. 923, obs. P. Théry image ; Procédures 2016. Comm. 223, obs. Y. Strickler ; Gaz. Pal. 2016. 66, obs. H. Herman ; 30 nov. 2016, n° 15-20.043 NP, Procédures 2017. Comm. 26, obs. Y. Strickler). Reste que, interdire à un plaideur – défendeur dans un premier procès – de présenter une demande dans un second procès au motif qu’il aurait dû la présenter sous forme de moyens de défense revient à admettre un principe de concentration des demandes. La notion revient ainsi « par la fenêtre » et cette fenêtre est ouverte – y compris par la chambre spécialisée en procédure civile – dans ce cas de figure : ce sont les deux arrêts du 20 février 2020. En effet, dans les deux espèces, ce qui est reproché aux débiteurs/cautions, c’est de ne pas avoir opposé à temps un moyen de défense, voire formulé une demande reconventionnelle : il leur est dès lors interdit de présenter ce moyen sous forme de demande. De la concentration des moyens, on a bien basculé dans la concentration des demandes !

En outre, il y a toujours ce rattachement artificiel à l’autorité de chose jugée. Des auteurs estiment que rattacher l’obligation de concentration à l’autorité de chose jugée n’est plus souhaitable (A. Marque, Le principe de concentration et le procès civil (dir. M. Nicod), thèse Toulouse I Capitole, 2017, not. n° 16, nos 56 s., 314), ou ne l’a jamais été (M. Bencimon, O. Bernabe, P. Hardouin, P. Naboudet-Vogel et O. Passera, Autorité de la chose jugée et immutabilité du litige, Justices 1997. 157). Ils estiment que l’obligation de concentrer ses moyens ne serait qu’une forclusion procédurale, proposant en conséquence d’abroger l’article 1351 (anc.) du code civil et d’intégrer au code de procédure civile un article mettant en œuvre cette sanction procédurale. Malgré une piste de réflexion en ce sens dans le rapport Molfessis/Agostini (V., C. Bléry, Dalloz actualité, 7 févr. 2018 ; JCP 2018, suppl. au n° 13, 11, p. 45), ni la loi Belloubet n° 2019-222 du 23 mars 2019, ni le décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019, n’a mis en œuvre une telle préconisation : rien, dans les codes, n’a changé relativement à l’autorité de chosée jugée et à la concentration des moyens/demandes. La jurisprudence reste maîtresse de la question, tant pour en poser les termes, que pour y répondre… ce que les arrêts sous commentaire nous conduisent une nouvelle fois à regretter.

Voies d’exécution, titre exécutoire et prescription : une valse à deux temps

À titre liminaire, il est important de préciser qu’il s’agit d’un litige né en Nouvelle-Calédonie et rappeler que le code des procédures civiles d’exécution n’y est pas applicable, les voies d’exécution restant régies par l’ancien code de procédure civile, notamment les articles 557 à 582 pour la saisie-arrêt (ancêtre de la saisie conservatoire et de la saisie attribution avec la saisie exécution des art. 583 s. du code).

Le 8 janvier 2009, une banque obtient un arrêt de condamnation, devenu irrévocable en 2012 à la suite du rejet du pourvoi formé à son encontre (arrêt de rejet du 23 févr. 2012, Civ. 1re, 23 févr. 2012, n° 09-13.113, D. 2012. 610 image ; AJDI 2012. 451 image ; ibid. 460 image, obs. N. Le Rudulier image ; RTD civ. 2012. 346, obs. P. Crocq image).

En vertu de ce titre exécutoire, elle fait pratiquer une saisie arrêt le 6 septembre 2016.

Sans reprendre le détail de mon cours de voies d’exécution distillé par Monsieur le doyen et professeur Pierre Julien en 1988, il faut rappeler qu’à peine de nullité, la saisie arrêt devait être suivie d’une assignation en validité portée devant le tribunal du lieu du domicile du saisi et diligentée à l’encontre de ce dernier et du tiers saisi (C. pr. civ., anc. art. 567).

Je ne résiste pas au plaisir de rappeler les dispositions poétiques de l’article 563 de l’ancien code de procédure civile : « Dans le délai de huitaine de la saisie arrêt ou de l’opposition, outre un jour pour trois myriamètres de distance entre le domicile du tiers saisi et celui du saisissant, et un jour pour trois myriamètres de distance entre le domicile de ce dernier et celui du débiteur saisi, le saisissant sera tenu de dénoncer la saisie-arrêt ou opposition au débiteur saisi et de l’assigner en validité ».

Une fois la saisie-arrêt validée, la somme saisie était répartie selon la distribution par contribution.

Dans le respect de ces règles, la banque a donc assigné en validité le 12 septembre 2016.

Le tribunal de première instance de Nouméa a rejeté sa demande au motif que l’exécution de l’arrêt du 8 janvier 2009 était prescrite.

La cour d’appel a confirmé ce jugement. La banque s’est pourvue en cassation et a sollicité le renvoi au Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité.

Par arrêt du 20 juin 2019 (Civ. 2e, 20 juin 2019, n° 18-23.782), la Cour a rejeté cette demande et a donc examiné le pourvoi ayant donné lieu à l’arrêt commenté.

Le premier moyen relatif à la question prioritaire de constitutionnalité ayant été purgé par l’arrêt du 20 juin 2019 (préc.), restait à examiner le second moyen consistant à résoudre une question d’application de la loi dans le temps.

En effet, la banque faisait grief à l’arrêt de la cour d’appel de Nouméa d’avoir retenu la fin de non-recevoir tirée de la prescription quinquennale de son action et soutenait que celle-ci était en réalité soumise à la prescription trentenaire de l’article 2262 du code civil, alors applicable aux titres exécutoires avant l’entrée en vigueur de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile.

Pour soutenir ce moyen, la banque s’appuyait sur l’article 26, III, de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile disposant que lorsqu’une instance avait été introduite avant l’entrée en vigueur de la présente loi, l’action était poursuivie et jugée conformément à la loi ancienne.

Or, selon la banque, l’action ayant abouti à l’obtention de son titre exécutoire, concrétisé par l’arrêt du 8 janvier 2009, avait bien été engagée avant l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 et devait être poursuivie selon la loi ancienne de l’article 2262 du code civil.

Selon la banque, c’est donc à tort que la cour d’appel avait retenu l’application de la prescription quinquennale de droit commun relative aux actions portant sur des créances mobilières ou personnelles.

En toute logique, la cour de cassation rejette le pourvoi.

En effet, s’il n’est pas contestable que l’action ayant abouti à l’obtention du titre exécutoire obéissait au régime ancien de la prescription, elle rappelle en tout simplicité que l’action en exécution d’un titre exécutoire constitue une instance distincte de celle engagée afin de faire établir judiciairement l’existence de la créance.

Or, cette voie d’exécution avait bien été introduite après l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008 et c’est donc à bon droit que la cour d’appel a retenu que cette action n’était pas soumise au délai de prescription trentenaire.
La banque avait oublié qu’il faut être deux pour danser la valse et qu’il ne faut pas confondre action en paiement et voies d’exécution.

Les conséquences de la cassation partielle d’un titre exécutoire, un juste rappel des principes

Cet arrêt, d’apparence anodine, puisqu’il semble, après une lecture hâtive, concerner un litige concernant la validité d’un commandement à fin de saisie-vente, est, en réalité, riche d’enseignements et aborde plusieurs règles de procédure civile, habituellement classiques, mais pour lequel, dans l’espèce soumise à son examen, la deuxième chambre civile a dû procéder à un juste rappel des principes, notamment pour les articles 564 et 625 du code de procédure civile, L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire et L. 221-1 du code des procédures civiles d’exécution.

Dans les faits, un comité social et économique (CSE) délivre à la société employeur un commandement aux fins de saisie-vente, fondé sur trois arrêts rendus dans un litige les opposant au sujet du montant de la subvention de fonctionnement et de la subvention sociale et culturelle.

Sans entrer dans les détails des nombreuses instances ayant émaillées ce litige, il est important de souligner qu’un des trois arrêts ayant servi de fondement au commandement a fait l’objet d’une cassation partielle, annulant par voie de conséquence cet arrêt, mais seulement en ce qu’il avait déclaré prescrite l’action du CSE concernant la demande au titre de l’année 2005 et condamné la société au paiement de sommes complémentaires.

La société saisit le juge de l’exécution d’une contestation du commandement de payer, en sollicitant sa nullité pour des irrégularités de forme et de fond et en invoquant l’absence de titre exécutoire.

Sa demande est rejetée ; elle interjette appel et sollicite de la cour qu’elle annule le commandement de payer du fait de la cassation de l’un des arrêts ayant servi de titre exécutoire et de condamner le CSE à lui restituer les sommes indûment versées.

La cour d’appel ne l’a pas suivie. La société forme un pourvoi, c’est l’objet du présent arrêt.

À l’appui de son pourvoi, la société développe deux moyens.

Sur le premier moyen, elle fait grief à l’arrêt d’appel de ne pas avoir tiré les conséquences de la cassation partielle en rappelant les dispositions de l’alinéa 2 de l’article 625 du code de procédure civile selon lesquelles la cassation entraîne « […] sans qu’il y ait lieu à une nouvelle décision, l’annulation par voie de conséquence de toute décision qui est la suite, l’application ou l’exécution du jugement cassé ou qui s’y rattache par un lien de dépendance nécessaire ».

Selon elle, l’annulation même partielle de cet arrêt aurait dû entraîner par voie de conséquence celle du commandement de payer.

En toute logique, la Cour de cassation écarte ce moyen et formule un premier rappel de principe en retenant que, « lorsqu’un titre exécutoire sur lequel est fondé un commandement à fin de saisie-vente est annulé partiellement, le commandement demeure valable à concurrence du montant de la créance correspondant à la partie du titre non annulée ».

Sur le second moyen, la société fait grief à l’arrêt d’avoir déclaré irrecevable le surplus de ses demandes tendant à la restitution des sommes versées.

La cour d’appel avait en effet retenu qu’un commandement de payer aux fins de saisie-vente, s’il constitue l’acte préalable à une mesure d’exécution forcée, n’emportait en lui-même aucune indisponibilité des biens du débiteur et avait ajouté que puisque la société avait, de sa propre initiative et sans qu’elle y soit tenue légalement, réglé les causes du commandement de payer, outre des sommes supplémentaires à celles visées dans ce commandement, puisque ces sommes n’avaient fait l’objet d’aucune mesure d’exécution forcée, leur restitution éventuelle échappait donc à la compétence du juge de l’exécution.

La Cour de cassation répond, au visa des articles L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire et L. 221-1 du code des procédures civiles d’exécution en rappelant un deuxième principe selon lequel, si le commandement à fin de saisie-vente ne constitue pas un acte d’exécution forcée, il engage la mesure d’exécution et que toute contestation portant sur les effets de sa délivrance relève des attributions du juge de l’exécution, ce qu’elle juge constamment depuis 1998 (Civ. 2e, 16 déc. 1998, n° 96-18.255, D. 1999. 221 image, obs. P. Julien image ; 27 avr. 2000, n° 98-15.087, Dalloz jurisprudence ; 13 mai 2015, n° 14-16.025, Dalloz actualité, 2 juin 2015, obs. F. Mélin ; D. 2015. 1109 image ; ibid. 1791, chron. H. Adida-Canac, T. Vasseur, E. de Leiris, L. Lazerges-Cousquer, N. Touati, D. Chauchis et N. Palle image ; ibid. 2016. 1279, obs. A. Leborgne image).

C’est donc à tort que la cour d’appel n’a pas retenu sa compétence pour statuer sur la demande de restitution.

Enfin, sur cette restitution, la cour d’appel avait déclaré la demande irrecevable au motif que le premier juge avait uniquement été saisi d’une question relative à la régularité formelle du commandement de payer et d’une demande d’annulation de celui-ci pour défaut de titre exécutoire, que c’était de sa propre initiative que la société avait payé les causes du commandement ainsi que des sommes supplémentaires et qu’il n’y avait donc survenance d’aucun fait nouveau.

La Cour de cassation, au visa de l’article 564 du code de procédure civile, rappelle un troisième principe selon lequel la demande n’est pas nouvelle lorsqu’elle tend à faire juger une question née de la survenance ou de la révélation d’un fait.

Or, en l’espèce, l’obligation de restitution des sommes répondait aux conditions de l’article 564 précité car elle résultait de plein droit de l’arrêt de cassation partielle et de l’arrêt interprétatif qui a suivi, tous deux rendus à une date postérieure à la clôture des débats devant le premier juge.

Curieusement, la Cour de cassation casse et annule partiellement l’arrêt d’appel, seulement en ce qu’il a déclaré irrecevable la demande de restitution formulée par la société, remettant, sur ce point, l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Paris autrement composée, alors qu’elle aurait pu casser sans renvoi.

En effet, en application de l’article 625 du code de procédure civile, est-il vraiment utile de faire trancher la demande de restitution alors qu’elle résulte de plein droit de l’arrêt de cassation qui a cassé partiellement l’un des trois arrêts qui ont servi de fondement à la délivrance du commandement ?

Comme le souligne fort justement l’un des commentateurs de cet arrêt : « Sur renvoi, le résultat pratique pourrait donc bien être le même : une irrecevabilité de la demande de restitution du fait de l’autorité de la chose jugée, dès lors que l’obligation de restitution résulte déjà de l’arrêt de cassation du 25 octobre 2017, interprété par celui du 24 janvier 2018. Tout au plus pourrait-il être demandé à la cour d’appel, statuant en tant que juge de l’exécution, de mettre un terme à la difficulté en fixant le montant de la créance de restitution » (C. Simon, Conséquences de l’annulation partielle d’un jugement sur les mesures d’exécution, Lexbase, éd. privée, 19 mars 2020).

Coronavirus : dans les juridictions d’outre-mer

À près de sept mille kilomètres de la capitale, en Guadeloupe, le tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre a récemment pris ses quartiers dans un nouveau bâtiment en plein centre-ville, dont il commence déjà à pousser les murs. Encore plus récemment, il a accueilli, outre un nouveau procureur, une nouvelle présidente : Hélène Judes, venue de Reims (Marne). Elle a posé ses valises sur l’île au début de la grève des avocats : « Je n’ai tout simplement jamais vu la juridiction fonctionner normalement ». Dans les parages, les plans de continuité d’activité (PCA) ne sont jamais rangés bien loin, puisqu’ils servent régulièrement lors des événements climatiques, comme les ouragans : « Mais on s’est vite rendu compte qu’ils n’étaient pas du tout adaptés à une crise qui dure ». Alors, comme partout, il a fallu improviser. Au moins, « comme les Guadeloupéens ont une confiance toute relative dans le système de santé local, ils ont respecté strictement le confinement ».

Comme ce dernier est complété par un couvre-feu (de 20 heures à 6 heures), les règlements de compte au couteau ou à l’arme à feu se font plus rares. « On a quand même eu une association de malfaiteurs, trois personnes cagoulées avec un revolver dans une voiture. Sauf erreur, on n’a jamais eu de poursuites pour le seul non-confinement, c’était toujours en lien avec une autre infraction grave, comme une conduite en état alcoolique ou un refus d’obtempérer ». Outre une petite maison d’arrêt, située dans le ressort voisin de Basse-Terre, on notera que la Guadeloupe compte un centre pénitentiaire (Baie-Mahault), dont le taux d’occupation, au quartier maison d’arrêt (qMA), vient juste de passer sous les 200 %. Un événement : « Il y a seulement quelques semaines, on était tout de même à 240 %. On aurait pu penser que la situation exploserait, mais ça n’a pas été le cas. Je suis même impressionnée ».

Changement d’hémisphère, direction l’archipel des Comores, entre le Mozambique et Madagascar. Un petit bout de France : Mayotte. Et un tribunal judiciaire : Mamoudzou, présidé par un transfuge de Bobigny (Seine-Saint-Denis), Laurent Ben Kemoun. Dans le ressort, les bidonvilles sont préoccupants sur le plan sanitaire (80 % des Mahorais vivent sous le seuil de pauvreté, un tiers n’a pas l’eau potable), mais le coronavirus est longtemps resté une menace plus abstraite qu’ailleurs. Et la raison est démographique : « Nous avons une population jeune, dont une bonne moitié a moins de 15 ans et n’est pas censée mourir du covid ». Mais la situation pourrait basculer : les cas se multiplient et Mayotte est désormais le seul département d’outre-mer (DOM) classé « rouge ». Et puis, un malheur n’arrivant jamais seul, il faut aussi composer avec la dengue.

Comme d’autres, Laurent Ben Kemoun n’a pas été emballé par la liste des contentieux dits « essentiels » de la Chancellerie : « Elle est tout de même assez étrange. Mais je me suis montré “légitimant”, car je pense que c’est ce qu’on attend d’un chef de juridiction ». Comme d’autres également, il est un peu remonté contre le barreau : « On a été vraiment fairplay avec les avocats pendant leur grève, on ne l’a jamais entravée, mais elle a fichu le tribunal par terre. On n’a absolument aucune raison d’avoir du stock à Mayotte, pas parce qu’on est des aigles, mais parce que le contentieux n’est pas important, quantitativement parlant ». Et de citer l’exemple de l’audience correctionnelle hebdomadaire, qui se tient toujours en plus des comparutions immédiates : « Les affaires étaient enrôlées, alors on a maintenu, mais c’est vraiment le bazar. On y passe des heures, on remue beaucoup de papier, et puis on renvoie, faute d’avocat ».

Au civil, à l’exception de trois ordonnances de protection, il n’y a eu aucune urgence à Mamoudzou : « Et dans aucun domaine, que ce soit le commercial, le social, les tutelles. Même pas de référé à heure indiquée [anciennement d’heure à heure, ndlr]. Tout simplement parce que, quand il n’y a plus d’avocats comme porte d’entrée du tribunal, il ne se passe plus rien. Pour des justiciables de milieux très défavorisés, qui souvent ne parlent pas français, vous imaginez comme il est facile, l’accès à la justice ! » Du côté de Pointe-à-Pitre, certains contentieux sont largement plus judiciarisés qu’en métropole, alors les dossiers s’entassent. La réparation du préjudice corporel des nombreux (et souvent gravissimes) accidents de la circulation ne transite que rarement par les assureurs. Et puis il y a les problématiques de successions ou d’occupations de terres, qui découlent de la relative absence d’actes de propriété et de cadastre. Mais on ne va pas reprendre toute l’histoire depuis les cinquante pieds géométriques. Toujours est-il qu’Hélène Judes explique : « On a essayé de mettre en place des procédures dématérialisées, pour les dossiers avec représentation obligatoire, et plus largement tous ceux où il y avait deux avocats. Mais c’est sur la base du volontariat, des avocats, du greffe, des magistrats, et on n’a pas tout le monde, il faut être clair. Au mieux, on arrive à traiter 30 % des rôles ».

En attendant, outre les ressources humaines, tous deux tentent de faire tant bien que mal les tableaux de bord que Paris ou les cours d’appel leur réclament presque quotidiennement. « Les tâches administratives se sont considérablement multipliées, raconte Laurent Ben Kemoun. On passe un temps fou à rendre compte… de rien du tout, puisque concrètement, on ne “produit” absolument rien ». Même souci aux Antilles : « C’est compliqué de faire des rapports quand on n’a personne pour nous donner des statistiques. Je fais du comptage manuel pour certains services, mais quand le juge est chez lui parce qu’il est vulnérable, que la greffière garde ses enfants, à part aller fouiller dans chaque bureau… ».

La reprise n’est pas pour tout de suite, selon Hélène Judes : « C’est dommage, parce que cette juridiction était jusqu’ici assez “performante” dans les délais. Mais même sans ouragan, même sans grève, l’année 2021 va être compliquée aussi. On a un demi-millier d’affaires à réaudiencer au pénal, et sur le pôle social, par exemple, on a un stock de 1 000 dossiers. Pour les effectifs, je ne crois pas du tout à un retour à la normale au mois de juin, il ne faut pas se raconter d’histoires ». Du côté de Mayotte, « je doute qu’on résorbe notre retard avant la mi-2021, même si notre activité est somme toute minime ». D’ici là, certains contentieux, notamment en lien avec la polygamie qui reste courante sur l’île, auront peut-être été tranchés par les « cadis », selon des préceptes dérivés du droit islamique : ce ne sont plus désormais tout à fait des juridictions officielles, mais ils demeurent des jurisconsultes respectés. « D’ailleurs, ça me va très bien, précise Laurent Ben Kemoun. Je n’ai pas une vision absolutiste de la justice étatique, hormis bien évidemment pour la violence légitime qui doit rester l’apanage du juge pénal. Les gens se débrouillent comme ils peuvent. » Et les présidents de tribunaux judiciaires d’outre-mer aussi.

Mariage célébré au Maroc sans la présence de l’épouse

Dans un récent article, le Professeur Dondero s’interrogeait, avec humour, sur les incidences du nouveau mode de rédaction des arrêts par la Cour de cassation, caractérisé par la clarté et la pédagogie. Il se demandait s’il en était désormais fini des « décisions cryptiques, sur lesquelles les universitaires pouvaient discuter sans fin devant leurs amphithéâtres médusés et dans les colloques », puisque les juges expliquent maintenant « eux-mêmes directement au lecteur ce qu’ils ont voulu dire » (Nouvelle rédaction des arrêts de la Cour de cassation : panique à l’Université !, D. 2020. 145 image).

Tel est précisément le cas dans l’affaire jugée par la première chambre civile le 18 mars 2020, qui concerne un mariage célébré au Maroc, en 2002, entre un Français et une Marocaine (devenue Française 11 ans plus tard), alors que l’épouse n’était pas présente lors de la cérémonie mais avait mandaté, conformément au droit marocain alors applicable, un wali (tuteur matrimonial) pour conclure l’acte de mariage. Notons dès à présent que le Code marocain de la famille prévoit aujourd’hui que « la femme majeure peut contracter elle-même son mariage ou déléguer à cet effet son père ou l’un de ses proches » (art. 25).

L’arrêt comporte en effet une motivation très détaillée de plus d’une page, qui présente les principes légaux applicables en matière de consentement au mariage en droit interne et en droit international privé ainsi que la jurisprudence, avant d’expliquer les conditions de leur mise en œuvre en l’espèce.

Quelques observations peuvent néanmoins être formulées en marge des explications déjà fournies par la Cour de cassation elle-même.

En premier lieu, il est utile de rappeler que la Convention franco-marocaine du 10 août 1981 relative au statut des personnes et de la famille et à la coopération judiciaire prévoit que les conditions de fond du mariage, tel que le consentement, sont régies pour chacun des époux par la loi de celui des Etats dont il a la nationalité (art. 5) et, en substance, que la loi considérée ne peut être écartée par les juridictions de l’autre Etat que si elle est manifestement incompatible avec l’ordre public (art. 4). Le premier de ces principes a été appliqué par la Cour de cassation, en considération des dispositions de l’article 146-1 du code civil, selon lesquelles « le mariage d’un Français, même contracté à l’étranger, requiert sa présence ». Un arrêt de la première chambre civile du 15 juillet 1999 (Civ. 1re, 15 juill. 1999, n° 99-10.269, D. 2000. 414 image, obs. J.-J. Lemouland image ; Rev. crit. DIP 2000. 207, note L. Gannagé image) a ainsi énoncé qu’il s’agit d’une condition de fond du mariage régie par la loi personnelle, même si cette qualification a été discutée (Y. Loussouarn, P. Bourel et P. de Vareilles-Sommières, Droit international privé, 10e éd., Dalloz, 2013, n° 461). Un autre arrêt, du 16 mars 2016 (n° 15-14.365, Dalloz actualité, 5 avr. 2016, obs. F. Mélin ; D. 2016. 709 image ; ibid. 2017. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke image ; AJ fam. 2016. 342, obs. A. Boiché image ; Dr. fam. 2016. Comm. 116, A. Devers ; JCP 2016. 629, note M.-C. de Lambertye-Autrand) a par ailleurs rappelé qu’il résulte de ce même principe issu de la Convention que les conditions de fond du mariage entre deux personnes, l’une de nationalité française, l’autre de nationalité marocaine, sont régies par la loi nationale de chacun des époux.

En deuxième lieu, il est indispensable de se référer à l’article 202-1 du code civil, dont la rédaction est issue de la loi du 4 août 2014. Il énonce que les qualités et conditions requises pour pouvoir contracter mariage sont régies, pour chacun des époux, par sa loi personnelle, tout en ajoutant que quelle que soit la loi personnelle applicable, le mariage requiert le consentement des époux au sens de l’article 146 (« il n’y a pas de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement ») et du premier alinéa de l’article 180 ( « le mariage qui a été contracté sans le consentement libre des deux époux, ou de l’un d’eux, ne peut être attaqué que par les époux, ou par celui des deux dont le consentement n’a pas été libre, ou par le ministère public »).

Au regard de ces textes, la difficulté était de déterminer si la loi marocaine en vigueur à la date de la célébration du mariage, qui admettait donc un consentement donné par un wali sans la présence de l’épouse, était ou non conforme aux exigences de l’ordre public international français.

Cette difficulté avait été perçue par la doctrine spécialisée. Présentant la problématique des mariages célébrés à l’étranger au regard de la notion d’exception d’ordre public international, I. Barrière-Brousse a ainsi soutenu qu’il n’y a pas contrariété à cet ordre public en présence « d’un mariage musulman célébré conformément au statut personnel des époux, dans lequel le consentement de la femme a été exprimé par un wali (tuteur légal) sauf s’il apparaît que le mariage était en réalité conclu sous la contrainte ou que le consentement de l’épouse faisait défaut » (J.-Cl. Dr. intern., fasc. 546-10, v° Mariage, Conditions de fond, n° 108).

Or, c’est précisément cette approche que la Cour de cassation consacre, par le principe reproduit en tête de ces observations.

Son arrêt ne peut qu’être approuvé. On sait en effet que la mise en œuvre de l’exception d’ordre public est moins rigoureuse lorsque l’on est en présence d’une situation constituée à l’étranger, ce qui conduit alors à parler de l’effet atténué de l’ordre public (sur ce, B. Audit et L. d’Avout, Droit international privé, LGDJ, 2018, n° 396). On sait également qu’il y a lieu d’apprécier concrètement si la situation litigieuse heurte l’ordre public international, sans s’arrêter à une appréciation abstraite de la loi étrangère en cause. Or, la cour d’appel avait relevé que la réalité du consentement de l’épouse au mariage célébré au Maroc n’était pas contestée, et ce d’autant plus que c’était l’époux qui avait invoqué la nullité du mariage suite à une demande en divorce formée par l’épouse après treize ans d’union.

De surcroît, l’article 146-1 du code civil n’exige la présence des époux à leur mariage, même célébré à l’étranger, que dans la mesure où ils sont français, ce qui n’était pas le cas ici : l’épouse était marocaine à l’époque du mariage. Dès lors, l’exception d’ordre public n’avait pas vocation, à l’évidence, à être mise en œuvre.

L’indivisaire locataire n’est pas débiteur d’une indemnité d’occupation

La Cour de cassation vient de trancher une question juridique fort intéressante relative à l’interprétation et à l’application de l’article 815-9 du code civil. Selon l’alinéa 1er de ce texte, « chaque indivisaire peut user et jouir des biens indivis conformément à leur destination, dans la mesure compatible avec le droit des autres indivisaires ». Selon l’alinéa 2, « l’indivisaire qui use ou jouit privativement de la chose indivise est, sauf convention contraire, redevable d’une indemnité » (sur ce texte, Rép. civ., v° Indivision, par C. Albigès, nos 189 s.). Qu’en est-il lorsque l’un des indivisaires est par ailleurs locataire d’un bien indivis pour un loyer très inférieur à la valeur locative du bien ? La Cour de cassation refuse ici clairement de condamner l’indivisaire locataire au paiement d’une indemnité d’occupation.

En l’espèce, un père avait octroyé à sa fille un bail verbal très avantageux sur un bien immobilier dont il était propriétaire. Le loyer versé n’était que de 381,12 € alors que la valeur locative du bien s’élevait à 1.200 €. Au décès du père, la fille fut appelée à hériter en concours avec son frère et sa mère. Elle devint alors indivisaire du bien sans perdre sa qualité de locataire (le contrat de bail avait été transmis aux ayants-cause). Des difficultés sont apparues dans le cadre de la liquidation et du partage de la succession et les coïndivisaires ont sollicité le versement d’une indemnité d’occupation sur le fondement de l’article 815-9 du code civil. La demande fut rejetée en première instance mais accueillie en appel. L’arrêt infirmatif de la Cour d’appel de Versailles condamna la défenderesse au paiement à l’indivision d’une somme mensuelle de 578,88 € à compter du 29 avril 2010 (cette date fut sans doute retenue eu égard à la prescription quinquennale des fruits applicable à l’indemnité d’occupation, Civ. 1re, 8 juin 2016, n° 15-19.614, D. 2016. 1310 image ; ibid. 1881, chron. I. Guyon-Renard image ; ibid. 2017. 470, obs. M. Douchy-Oudot image ; ibid. 1388, obs. A. Leborgne image ; AJ fam. 2016. 388, obs. J. Casey image ; RTD civ. 2016. 593, obs. J. Hauser image ; ibid. 2017. 474, obs. B. Vareille image ; 5 févr. 1991, n° 89-15.234). Les juges du fond ont motivé leur solution par la nette différence entre la valeur locative du bien et le loyer versé en exécution du bail. Cette différence justifiait selon eux qu’il soit fait application de l’article 815-9 du code civil.

La succombante forma un pourvoi en cassation. La nouvelle rédaction des arrêts adoptée par la Cour de cassation la conduit dorénavant à reproduire les moyens des pourvois dans le corps de la décision, même s’il y a cassation. La demanderesse au pourvoi se prévalait d’abord du titre propre que lui octroyait le bail pour justifier que soit écartée l’application de l’article 815-9 du code civil. Elle rappelait ensuite que l’indivision, en tant que bailleresse, est tenue de la faire jouir paisiblement de l’immeuble pris à bail (où l’on observe au passage une personnification totale de l’indivision). Enfin, elle indiquait que seul pouvait lui être demandé le rapport à la masse partageable de l’avantage ainsi octroyé, sous réserve de démontrer l’existence d’une donation indirecte.

Ces arguments convainquirent la première chambre civile de la Cour de cassation qui cassa l’arrêt d’appel au visa de l’article 815-9 du code civil. En condamnant la défenderesse au paiement d’une indemnité d’occupation tout en constatant que l’immeuble était occupé en qualité de locataire, la cour d’appel a violé le texte : aucune atteinte n’était portée aux droits égaux et concurrents des coïndivisaires.

Deux enseignements peuvent être tirés d’une telle décision. Le premier n’est guère surprenant : le bail chasse l’indemnité d’occupation. Il est en effet acquis de longue date que pour être débiteur de l’indemnité, il faut être dépourvu de tout droit de jouissance exclusif sur le bien occupé. Aucune indemnité n’est due lorsque l’indivisaire use du bien en qualité d’usufruitier et qu’il n’existe aucune indivision en jouissance. Ainsi en va-t-il par exemple du conjoint survivant bénéficiaire d’un usufruit universel qui se trouve seulement en indivision avec les autres héritiers sur la nue-propriété (Civ. 1re, 15 mai 2013, n° 11-24.217, D. 2013. 1209 image ; ibid. 2050, chron. C. Capitaine et I. Darret-Courgeon image ; AJ fam. 2013. 381, obs. N. Levillain image ; Dr. fam. 2013, n° 106, obs. B. Beignier et J.-R. Binet). De même, lorsque le légataire bénéficie de la saisine il est habile à prétendre à la jouissance du bien légué à compter du jour du décès, et cette jouissance est exclusive de toute indemnité au profit de l’indivision (Civ. 1re, 2 juin 1987, Bull. civ. I, n° 181 ; D. 1988. 137, obs. A. Breton ; 2 mai 1990, n° 88-15.801 P). L’alinéa 2 de l’article 815-9 du code civil précise d’ailleurs que l’indemnité est due « sauf convention contraire », ce qui peut certes désigner une convention d’indivision, mais aussi toute convention octroyant à un ou plusieurs indivisaires un droit particulier à l’occupation du bien, tel un bail. Il n’y a effectivement pas d’atteinte aux droits concurrents et égaux des indivisaires puisque tous exercent leurs droits sur le loyer versé en exécution du bail, fût-il modeste. Un lien très net est noué entre la qualité de l’occupant et l’octroi d’une indemnité d’occupation. Il convient de distinguer le droit réel du propriétaire indivis, insuffisant pour justifier une occupation privative, et le droit personnel de locataire, qui autorise une utilisation exclusive du bien.

Le deuxième enseignement constitue le véritable apport de l’arrêt : un bail déséquilibré octroyé à un indivisaire ne donne pas droit au paiement d’une indemnité au bénéfice de l’indivision. On ne saurait donc exciper, pour obtenir le versement d’une indemnité d’occupation, de la différence de valeur, fut-elle très importante, entre le prix de l’occupation et la valeur de cette occupation. La rigueur dont fait montre ici la Cour de cassation est bienvenue. Il s’agit en effet de ne pas confondre le titre et le prix du titre. Le bail confère un droit, un titre d’occupation, une qualité. Peu importe que cela soit obtenu à un faible prix, ou même d’ailleurs à titre gratuit. La différence entre la valeur locative et le loyer ne saurait altérer l’efficacité du droit qui résulte de l’acte. Le déséquilibre de la convention ne diminue pas le titre d’occupation. Tel était bien le premier argument au soutien du pourvoi.

Par « valeur locative », il faut entendre le montant du loyer qui pourrait être obtenu si le bien était donné à bail (Civ. 1re, 27 oct. 1992, n° 91-10.773, RTD civ. 1993. 630, obs. J. Patarin image ; JCP 1993. I. 3713, n° 3, obs. F.-X. Testu) et non le droit d’occuper le bien. La valeur locative du bien indivis n’est jamais prise en compte pour déterminer l’existence d’un droit à l’indemnité d’occupation ; elle ne sert que de référentiel à son évaluation (le juge demeure cependant libre dans son appréciation, Civ. 3e, 16 mars 1983, RTD civ. 1984. 341, obs. J. Patarin ; Civ. 1re, 27 oct. 1992, n° 91-10.773, préc.). La valeur locative est une donnée qui n’intervient que dans un second temps, à un autre niveau du raisonnement.

La Cour de cassation refuse fort opportunément de confondre le titre qui fonde l’occupation et le prix de cette occupation : seul compte le droit à l’occupation privative, donc ici la qualité de locataire, peut important que ce droit ne dispose pas d’une contrepartie équivalente. Une telle solution est parée des vertus de la prudence. Statuer en sens inverse aurait présenté le risque d’ouvrir la voie à de nombreux recours d’indivisaires cherchant à démontrer, à grand renfort d’expertises, une disparité entre le montant du loyer versé et la valeur locative du bien. Cela aurait promis d’âpres difficultés, car si en l’espèce le manque à gagner est flagrant, il n’est pas toujours aussi aisé de démontrer que le loyer ne correspond pas exactement à la valeur locative du bien. La solution retenue préserve aussi la nature de l’indemnité d’occupation et évite qu’elle ne soit dévoyée à des fins compensatrices d’une convention déséquilibrée : l’indemnité d’occupation ne saurait être mobilisée pour compléter un faible loyer.

De quels recours disposent encore les indivisaires qui subissent un tel manque à gagner ? Le défaut d’équivalence des prestations n’est pas, en principe, une cause de nullité du contrat (C. civ., art. 1168) et le déséquilibre inhérent au bail est en l’espèce trop faible pour encourir la nullité sur le fondement de l’article 1169 du code civil. Quant à la révision pour imprévision (C. civ., art. 1195), le seul changement de circonstances intervenu depuis la conclusion du bail est le décès du bailleur, ce qui n’est nullement imprévisible. Aucun espoir n’est permis du côté de l’action de in rem verso dans la mesure où l’enrichissement est justifié par la convention elle-même. Impossible par ailleurs de mettre fin au bail sans l’accord unanime des indivisaires (Civ. 3e, 8 nov. 1995, n° 93-16.949, AJDI 1996. 483 image ; ibid. 484, obs. D. Talon image ; RDI 1996. 287, obs. F. Collart-Dutilleul image ; ibid. 335, obs. J.-L. Bergel image ; 8 avr. 1999, n° 97-15.706, D. 1999. 116 image ; RDI 1999. 363, obs. M. Bruschi image ; ibid. 466, obs. F. Collart-Dutilleul image ; JCP 2000. I. 278, n° 3, obs. R. Le Guidec ; ibid. 1999. I. 175, n° 8, obs. H. Périnet-Marquet ; 25 avr. 2001, n° 99-14.368, D. 2001. 1591, et les obs. image ; RTD civ. 2002. 130, obs. J. Patarin image ; JCP 2001. I. 358, n° 3, obs. H. Périnet-Marquet).

Le pourvoi évoque la possibilité d’un rapport de l’avantage ainsi procuré à la masse à partager, ce qui permettrait de préserver l’égalité dans le cadre du partage. Cela conduirait aussi à cantonner l’émolument perçu à la réserve individuelle de l’occupante augmentée de la quotité disponible. Mais cela nécessite que soit démontrée l’existence d’une donation indirecte, donc que l’avantage octroyé soit qualifiable de libéralité : il ne suffit plus de prouver l’existence d’un simple « avantage indirect » (Civ. 1re, 18 janv. 2012, nos 09-72.542, 10-27.325, 11-12.863, 10-25.685 et 10-27.325, D. 2012. 283 image ; ibid. 2476, obs. V. Brémond, M. Nicod et J. Revel image ; AJ fam. 2012. 234, obs. A. Bonnet image ; RTD civ. 2012. 353, obs. M. Grimaldi image ; JCP N 2012, n° 16, 1188, obs. Y. Delecraz ; JCP 2012. 835, note F. Sauvage ; Dr. fam. 2012/3. Comm. 50, note B. Beignier ; RJPF 2012. 2. 6, note D. Martel ; RLDC 2012. 94. 43, note R. Mésa ; Lexbase Hebdo 2012. 478, note S. Deville). Cette entreprise se heurte à plusieurs limites. Si une telle solution a pu être retenue par le passé à propos de la mise à disposition d’un logement sans aucune contrepartie (Civ. 1re, 14 janv. 1997, n° 94-16.813, D. 1997. 607 image, note V. Barabé-Bouchard image ; ibid. 1999. 155, chron. I. Najjar image ; RTD civ. 1997. 480, obs. J. Patarin image ; ibid. 483, obs. J. Patarin image ; ibid. 1998. 414, obs. F. Zenati image ; Defr. 1997. 33650, note P. Malaurie ; JCP 1998. I. 133, note R. Le Guidec ; JCP N 1998. 356, étude D. Barthe) elle subit la concurrence de la qualification de prêt à usage qui peut supplanter (Civ. 1re, 11 oct. 2017, n° 16-21.419, D. 2017. 2096 image ; ibid. 2018. 2384, obs. S. Godechot-Patris et C. Grare-Didier image ; AJ fam. 2017. 656, obs. N. Levillain image ; RJPF 2018/1, p. 41, note G. Druot et C.-M. Péglion-Zika ; Dr. fam. 2017/12, p. 35) voire s’ajouter à une donation de fruits (Civ. 1re, 3 nov. 1988, n° 87-13.319, RTD civ. 1990. 700, obs. J. Patarin image ; ibid. 1989. 570, obs. P. Rémy ; JCP 1989. II. 21375, T. Hassler).

En l’espèce la qualification de commodat peut aisément être écartée au regard de la stipulation d’un loyer. Mais il n’est pas si aisé de démontrer l’existence d’une libéralité portant sur une partie des fruits du bien. Si la preuve d’un déséquilibre économique procédera d’une simple évaluation mathématique du manque à gagner, la démonstration d’une intention libérale pourrait être plus délicate, quoique le contexte familial en allège quelque peu la charge probatoire. Mais surtout, le rapport et la réduction ne pourront être obtenus que pour la libéralité consentie par le de cujus, donc pour la période antérieure au décès. Cela ne permet pas de régler la question du manque à gagner à compter du décès (soit, en l’espèce, une période de près de 13 ans). Il serait peu utile de chercher à démontrer qu’une libéralité aurait été octroyée par les coïndivisaires. Cela permettrait simplement au frère de limiter l’avantage perçu par sa sœur eu égard à la libéralité consentie par la mère (en appliquant rapport et réduction dans la succession de la mère en plus de leur application dans la succession du père). Cela est mieux que rien, mais clairement insuffisant. Et encore faudrait-il prouver une intention libérale, ce qui est directement contrarié par l’action engagée par les indivisaires en paiement d’une indemnité d’occupation. Impossible en effet de considérer que les indivisaires ont voulu avantager celle à qui ils réclament un prix.

Il s’agit donc d’une convention déséquilibrée, présentant l’élément matériel de la gratuité (un avantage sans contrepartie équivalente) et que les indivisaires devront subir au moins jusqu’au partage, seule issue possible pour endiguer le flot des fuites de ce tonneau percé.

Nouveaux tarifs réglementés des professions réglementées du droit : report de l’entrée en vigueur

Un arrêté du 28 avril 2020, modifiant les arrêtés du 28 février 2020 fixant les tarifs réglementés des professions réglementées du droit, a été publié au Journal officiel du 29 avril. Il tire les conséquences des circonstances exceptionnelles provoquées par l’épidémie de coronavirus sur le territoire national et de son impact sur l’activité économique et notamment celle des professions réglementées du droit. La date du 1er mai, à compter de laquelle les nouveaux tarifs, issus des arrêtés du 28 février 2020 fixant les tarifs réglementés des professions réglementées du droit, s’appliquent aux prestations effectuées par ces professions, est reportée au 1er janvier 2021.

Jusqu’à cette date, les tarifs issus des articles A. 444-1 à A. 444-186 du code de commerce (commissaires-priseurs judiciaires, huissiers, notaires, ainsi que, par renvoi de l’article A. 444-191, aux avocats s’agissant des actes réalisés en matière de saisie immobilière, de licitation par adjudication judiciaire et en cas de vente amiable sur autorisation judiciaire ou de vente de gré à gré), ainsi que ceux issus des articles A. 743-8 à A. 743-18 du même code (greffiers de tribunaux de commerce), dans leur dernière version antérieure à l’entrée en vigueur des arrêtés du 28 février 2020, restent applicables pour ces professions.

Loi sur l’état d’urgence sanitaire : garanties supplémentaires et irresponsabilité pénale

La responsabilité pénale des décideurs

Dans notre régime parlementaire, la Constitution ayant prévu que l’Assemblée nationale puisse avoir le dernier mot, le Sénat a une carte majeure pour imposer ses vues : le temps. Rejeter un accord avec le Sénat, c’est rallonger la navette parlementaire. Le calendrier très serré de ce projet de loi, qui doit entrer en application jeudi 11 mai, lui permet de pousser ses combats, à condition de les choisir.

Deux articles additionnels ont été adoptés en commission. Le premier prévoit que les dispositions de l’ordonnance qui prolonge automatiquement les détentions provisoires prendront fin le 24 mai, sans attendre la fin de l’état d’urgence sanitaire.

Le second, plus polémique, porte sur la responsabilité pénale des élus. Pressés par des maires inquiets de se voir reprocher l’ouverture des écoles, des sénateurs de tout bord ont demandé une modification de la loi. Mais le sujet est sensible. Au Sénat, hier, le premier ministre est resté prudent : « Nos concitoyens veulent que les maires agissent sans blocage, mais ils ne veulent pas que les décideurs publics ou privés s’exonèrent de leurs responsabilités. Préciser la loi et rappeler la jurisprudence oui. Atténuer la responsabilité je suis nettement plus réservé. »

L’amendement adopté en commission vise avant tout à rappeler la loi Fauchon, codifiée à l’article 121-3 du code pénal, mais sa rédaction est peu claire. Le débat va se poursuivre cette semaine, mais le Sénat tient à son article.

Plusieurs garanties au texte du gouvernement

Sur le reste du projet de loi (v. Dalloz actualité, 2 mai 2020, art. P. Januel), le Sénat a introduit plusieurs garanties. Il propose d’abord de limiter la prorogation de l’état d’urgence au 10 juillet (et non le 23, comme le souhaitait le gouvernement). La commission a réécrit l’article sur les quarantaines, limitées aux arrivées sur le territoire national, en outre-mer et en Corse. Les sénateurs ne souhaitent pas de quarantaine pour les déplacements entre la France continentale et la Corse. Par ailleurs, alors que le gouvernement prévoyait un recours au juge des libertés et de la détention qu’en cas d’isolement total, le Sénat propose de lui confier l’ensemble des recours contre les quarantaines, au détriment du juge administratif. Les garanties prévues sur les quarantaines « état d’urgence sanitaire » sont transposés aux autres régimes de quarantaine prévus par le code de la santé publique, comme le suggérait l’avis du Conseil d’État. Enfin, les entreprises de transport devront communiquer aux préfets l’ensemble de leurs données de réservation.

La commission a également restreint la liste des agents habilités à constater des infractions de l’état d’urgence sanitaire : « au regard des difficultés constatées, il n’apparaît pas souhaitable d’élargir les prérogatives de constat d’infractions à de nouvelles catégories d’agents ».

La commission a adopté de très nombreux amendements à l’article 6 qui crée des fichiers consacrés au suivi sanitaire des personnes infectées. Le Sénat veut garantir l’information des personnes concernées et exclut que l’article puisse servir de base légale à l’application StopCovid. Un comité de liaison sociétale suivra ce fichier.

Avortement en temps d’état d’urgence sanitaire : silence sur les droits des femmes

Dès les premières semaines de confinement, certains centres d’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ont alerté sur le fait qu’ils ne recevaient pas autant de femmes qu’à l’accoutumée1. Cette situation, qui ne semble pas avoir radicalement évolué depuis quelques semaines, est certainement à mettre en rapport avec une moindre sollicitation générale du système de santé hors cas de covid-19. Que ce soit par peur de l’infection nosocomiale, par crainte de ne pas être correctement pris·e en charge ou encore par volonté de « ne pas déranger », il est constant que les patient·es s’adressent actuellement moins au système de soins qu’en temps normal. Ceci ne peut qu’inquiéter : les patient·es actuellement « absent·es » des services de santé risquent fort d’y affluer, dans des états de santé dégradés, au moment de la levée du confinement.

En ce qui concerne l’avortement, l’inquiétude est redoublée par deux facteurs. D’une part, il est à craindre qu’en plus des motifs communs à tout·es les patient·es, certaines femmes ne se soient pas rendues dans les centres d’accès à l’avortement parce qu’elles ne pouvaient pas s’y rendre en toute confidentialité pendant le confinement. Celles qui souhaitaient cacher leur démarche aux personnes avec lesquelles elles vivent (parents, compagnon, etc.) pouvaient se trouver sans aucune bonne raison pour sortir plusieurs heures et se rendre dans un service d’orthogénie. D’autre part, la durée importante du confinement fait craindre qu’un grand nombre de femmes se trouvent dans la situation d’avoir dépassé, au moment où elles pourront se mouvoir librement, le délai de douze semaines de grossesse que leur accorde le droit français pour avorter. À ces femmes s’ajouteront celles qui, en temps habituels, seraient parties à l’étranger pour recourir à un avortement hors délai et que la fermeture de frontières et la raréfaction des moyens de transport auront privées de cette possibilité. Rappelons ici que le fait de devoir se déplacer loin de son domicile pour accéder à une IVG n’est pas une spécificité de cette période d’épidémie : dans certains départements, même en temps habituels, il est parfois extrêmement difficile de trouver des lieux pratiquant des avortements entre dix et douze semaines de grossesse2.

Dans cette situation exceptionnelle, quelques normes habituellement applicables à l’IVG ont été ponctuellement assouplies. Mais ces adaptations semblent insuffisantes pour garantir durablement les droits des femmes.

Adaptations marginales des normes en vigueur

Face aux difficultés d’accès à l’IVG signalées par les professionnel·les du secteur dès les premières semaines du confinement, le gouvernement a rapidement sollicité un avis de la Haute Autorité de santé sur la possibilité d’étendre le délai de sept semaines d’aménorrhée habituellement appliquée à une IVG médicamenteuse effectuée à domicile. Rendu le 9 avril 2020, cet avis détaille le protocole à suivre pour pratiquer ainsi une interruption de grossesse jusqu’à la neuvième semaine d’aménorrhée3.

Outre cette extension de délai, un arrêté du 14 avril4 adapte la procédure habituelle de recours à l’IVG hors établissement de soin afin de l’ouvrir à la téléconsultation. Permise aux médecins et aux sages-femmes5, cette téléconsultation induit plusieurs dérogations aux normes de droit commun, la plus importante d’entre elles6 étant que le médicament peut, évidemment, être pris en dehors de la présence du ou de la professionnel·le qui l’a prescrit7. La délivrance des médicaments elle-même s’effectue, à titre exceptionnel, par la transmission de l’ordonnance auprès d’une officine désignée par la patiente, qui les reçoit donc directement8. L’ordonnance ne pouvant être exécutée qu’après cette transmission électronique, espérons que les femmes n’auront pas à subir l’attitude de certaines officines, parfois réticentes à délivrer des produits contraceptifs ou abortifs.

Applicable jusqu’à la fin de l’urgence sanitaire, soit a priori jusqu’au 10 juillet 2020 minimum, ce protocole n’est cependant pas sans soulever quelques interrogations, moins dans son fonctionnement que dans ses insuffisances.

Refus de penser une démarche plus radicale d’élargissement des droits des femmes

Faciliter l’accès à l’avortement par l’assouplissement du protocole d’avortement médicamenteux peut être un premier pas. Mais cela est loin d’être suffisant.

Tout d’abord parce que l’avortement médicamenteux à domicile, s’il peut parfaitement être un choix des femmes, n’est pas adapté à toutes. Souvent douloureux, en particulier dans une phase un peu avancée de la grossesse, il conduit par ailleurs à des saignements qui peuvent être difficiles à gérer à domicile, en particulier si la femme est isolée ou, à l’inverse, ne peut pas bénéficier de l’intimité qu’elle pourrait souhaiter. C’est pourquoi cette méthode devrait toujours être librement choisie par les femmes après avoir reçu une information complète sur cette méthode et les alternatives existantes. On sait que la méthode médicamenteuse est parfois privilégiée en temps normal par certains centres d’IVG9 car moins coûteuse en matériel, temps et personnel. On peut craindre que les circonstances particulières de la crise sanitaire conduisent parfois à des incitations appuyées à recourir à cette méthode plutôt qu’à des méthodes instrumentales, qui nécessitent notamment la présence de personnel d’anesthésie – particulièrement sollicité durant cette crise. Or rappelons que le libre choix de la méthode d’avortement est un droit des femmes, formellement reconnu par le code de la santé publique10, et rappelé par la Haute Autorité de santé dans son avis du 9 avril 2020. Espérons donc que ce droit soit respecté durant la période de crise sanitaire mais aussi que cet assouplissement du recours à l’IVG médicamenteuse ne soit pas vu par certains centres comme une opportunité permettant de privilégier durablement le recours à l’IVG à domicile, forcément moins coûteuse.

En outre, les assouplissements apportés par le gouvernement à la procédure d’IVG pratiquée en ville sont loin de répondre aux alertes des professionnel·les du secteur. Dans un texte publié dès les premières semaines du confinement, certain·es suggéraient, outre l’extension du délai d’IVG médicamenteuse, deux autres adaptations du droit de l’avortement auquel il n’a pas été répondu. Il est ainsi suggéré que le délai de quarante-huit de réflexion imposé aux mineures soit provisoirement supprimé. Ce délai prévu à l’article L. 2212-5 du code de la santé publique, impose, de fait, deux consultations11 à ces femmes alors qu’elles sont plus susceptibles que d’autres de souhaiter dissimuler leur recours à l’avortement à leur famille.

Enfin, il eût été possible au gouvernement d’entendre l’appel des professionnel·les à étendre provisoirement le délai de recours à l’IVG de quatorze à seize semaines d’aménorrhée. Cette extension permettrait de répondre aux demandes des femmes qui n’auraient pu recourir à temps à l’avortement étant donné les circonstances sanitaires et qui ne pourraient, de fait, se rendre à l’étranger pour en bénéficier. Un amendement a été présenté en ce sens lors de la discussion de la loi établissant l’état d’urgence sanitaire12, mais a été rejeté sur avis négatif de la commission et du gouvernement.

La conséquence de cette inaction pourrait bien être une augmentation importante de grossesses poursuivies alors qu’elles n’étaient pas désirées : situation d’autant plus violente que les femmes seront, à n’en pas douter, les premières victimes des situations de précarité et de chômage qui risquent de frapper toute une partie de la population dans les prochains mois. Alors oui : certaines situations seront peut-être « rattrapées » par des interruptions médicales de grossesse lorsque les femmes argueront de difficultés psychiques graves. Mais on ne peut s’en satisfaire. Les femmes ne devraient pas avoir à mendier l’accès à leurs droits – encore moins en période de crise qu’en temps normal. Elles ne devraient pas avoir à négocier leur droit à l’intégrité corporelle. Au contraire, cette crise pourrait être le moment de repenser radicalement la question de l’accès à l’avortement en posant cette question nécessaire : pourquoi un délai13 ?

 

 

Notes

1. Pour s’informer sur l’accès à l’avortement. Pour rechercher un·e soignant·e attentif·ve aux femmes quelle que soit leur situation.

2. Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, Accès à l’avortement, 17 janv. 2017, p. 31.

3. Réponses rapides dans le cadre du covid-19 : interruption volontaire de grossesse (IVG) médicamenteuse à la 8e et à la 9e semaine d’aménorrhée (SA) hors milieu hospitalier.

4. Arr. du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19.

5. De façon générale, la téléconsultation des sages-femmes a été ouverte par l’arrêté du 23 mars 2020 prescrivant les mesures d’organisation et de fonctionnement du système de santé nécessaire pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, JO 24 mars 2020, art. 8.

6. On pourrait également s’interroger sur la possibilité, par téléconsultation, de recueillir le consentement de la patiente par écrit, normes à laquelle l’arrêté de semble pas souhaiter déroger puisqu’il énonce que le consentement est donné « dans les conditions prévues à la section 3 du chapitre II du titre Ier du livre II de la deuxième partie du code de la santé publique » (art. 1).

7. Dérogation à l’art. R. 2212-17, CSP.

8. Par dérogation à l’art. R. 2212-16, CSP, qui énonce que « seuls les médecins, les sages-femmes, les centres de planification ou d’éducation familiale et les centres de santé [conventionnée] peuvent s’approvisionner en médicaments nécessaires à la réalisation d’une interruption volontaire de grossesse par voie médicamenteuse ».

9. Sénat, Rapport d’information n° 592, 2 juill. 2015, p. 54.

10. CSP, art. L. 2212-1.

11. Le fait que la procédure « de droit commun » nécessite également deux consultations est sous-entendu par le texte de l’article L. 2212-5, CSP, qui évoque le « renouvellement » du consentement. Mais, formellement, rien n’interdit que ce « renouvellement » se fasse le même jour…

12. N° 2 rect. bis visant à l’intégration d’un article additionnel après l’art. 7 de la loi ainsi rédigé : « Par dérogation aux articles L. 2212-1 et L. 2212-7 du code de la santé publique, jusqu’au 31 juill. 2020, l’interruption de grossesse peut être pratiquée jusqu’à la fin de la quatorzième semaine de grossesse. »

13. En faveur de la suppression de tout délai pour le recours à l’interruption volontaire de grossesse v. L. Carayon, La catégorisation des corps. Étude sur l’humain avant la naissance et après la mort, LGDJ, 2019, n° 883 ; M.-X. Catto, Le principe d’indisponibilité du corps humain, limite de l’usage économique du corps, thèse, Paris Ouest Nanterre-La Défense, 2014, n° 502 ou encore L. Marguet, Le droit de la procréation en France et en Allemagne : étude sur la normalisation de la vie, thèse, Université Paris-Nanterre, 2018, p. 443.

Les modalités de reprise d’activité au sein des juridictions

La note rédigée par les directions de la Chancellerie, qui encadre les conditions et modalités de la reprise d’activité au sein des juridictions judiciaires à compter du 11 mai, distingue trois phases : celle de préparation, en cours ; celle qui démarrera le 11 mai et la période à compter du 2 juin. Ainsi, « sous réserve de la confirmation de la date de déconfinement au regard de la situation sanitaire, les plans de continuité d’activité (actuellement en vigueur) seront levés à compter du 11 mai », est-il écrit.

En préambule, la note rappelle que chaque juridiction, à partir du 11 mai, pourra adapter le rythme et le périmètre de reprise d’activité, à la situation sanitaire régionale et la situation des personnels de la juridiction. L’adaptation pourra se poursuivre au-delà du 2 juin : « Vous rechercherez l’équilibre le plus juste permettant de concilier les impératifs de santé des personnels et des justiciables et l’accomplissement de missions judiciaires », dit la note. Et il est également précisé que la période dite de « service allégé », autrement dénommée « vacations judiciaires », pourra être réduite et, dans le cadre d’une concertation locale, l’activité judiciaire pourra poursuivre son fonctionnement normal jusqu’au 10 juillet, voire jusqu’au 17 juillet, si la situation le justifie.

Sur la mise en œuvre des mesures sanitaires

La distanciation physique est la règle, lorsqu’elle est impossible à faire respecter, le port du masque est obligatoire. Lorsqu’elle est possible, le port du masque est une mesure complémentaire vivement conseillée, tout comme l’hygiène des mains, les « gestes barrières » et la désinfection des surfaces. Les personnels recevront des masques en dotation, quatre par personne, lavables vingt fois, auxquels viendra s’ajouter une dotation de masques jetables pour les autres personnels de justice (magistrats honoraires, à titre temporaire, jurés d’assises, etc.). Les justiciables devront également porter leur propre masque, lorsque le respect de la distanciation physique serait impossible. Le gel hydroalcoolique, qui désormais coule à flots, sera disponible pour chacun.

Sur les modalités pratiques d’organisation, la note préconise toujours d’assurer une distanciation physique, et ainsi de choisir des salles d’audience permettant d’assurer cette distanciation, que cela soit dans le cadre d’une prise d’actes, d’une présentation, d’une audition, d’un procès ; salle dont la porte doit rester ouverte « lorsque cela est rendu possible au regard de la sécurité ou de la confidentialité des échanges ». La visioconférence est vivement encouragée.

Ces modalités d’organisation sont détaillées pour chaque domaine. « Le contrôle et la régulation des personnes accédant à la juridiction constituent un élément essentiel participant à la lutte contre la propagation du virus. » L’accès aux juridictions sera permis aux personnes convoquées et directement intéressées par une affaire, aux avocats et, « dans le respect des dispositions civiles et pénales relatives à la publicité des débats », aux journalistes. Le « public », au sens large, sera exclu des salles d’audience. Il pourra notamment accéder au service d’accueil unique du justiciable, le bureau d’exécution des peines et le bureau d’aide juridictionnelle. Tout doit être fait « dans le respect des règles de distanciation physique instituées ».

Les justiciables et avocats étaient jusqu’alors convoqués, en général, à un horaire unique. La note demande aux juridictions d’éviter cela, pour réguler le flux des justiciables et auxiliaires de justice. Il pourrait y avoir deux horaires de convocation par audience. Également, les parties pourront être informées d’une heure de passage indicatif.

Aux audiences correctionnelles, le président devra faire la police (de l’audience), et faire respecter les règles ci-dessus évoquées. Les prévenus comparaissant libres pourront patienter en dehors de la salle ; les détenus pourront comparaître en dehors du box, si le président l’estime nécessaire. Les audiences de cabinet devront se tenir en dehors des cabinets, s’ils sont trop exigus, par exemple dans les salles d’audience prévues pour accueillir du public. Celles-ci verront leurs capacités d’accueil chuter : des sièges seront condamnés (eux aussi), voire arrachés, pour que chaque personne soit placée loin des autres. Dans la même logique, les délibérations de cours d’assises pourront se tenir dans la salle d’audience, si cela s’avère nécessaire. Toujours aux assises, la note encourage (encore davantage) un recours accru à la visioconférence, notamment pour les experts et les enquêteurs.

La note détaille ensuite les mesures de soutien à l’organisation, comme l’information des justiciables et des professionnels, préconisant par exemple le marquage au sol et l’information par affichettes, détaillant la méthode à respecter pour nettoyer les locaux, matériels et équipement, point si crucial que les chefs de juridiction « définiront un plan de nettoyage des locaux » (secteurs, fréquence, conditions). Par exemple, il faudra se laver les mains entre chaque manipulation de carton, de dossier, d’archives, de post-it.

Sur les personnels des juridictions

La justice se mettra également au télétravail, « lorsque cette modalité est compatible avec le bon fonctionnement du service », et il sera « largement privilégié » du 11 mai au 2 juin. Les personnes vulnérables, dont la liste est définie par le Haut Conseil de la santé publique, ne devront pas se rendre dans les locaux de leur juridiction. Cette liste inclut les personnes âgées de plus de 65 ans. Les parents d’enfants de moins de 16 ans et les agents soumis à des difficultés de transport seront également invités à rester chez eux, pour télétravailler selon les modalités déjà mises en place dans la note SJ-95-DSJ du 31 mars.

La note prévoit des adaptations des horaires de travail des fonctionnaires, « moyen efficace de lutte contre les risques de contamination et de propagation du virus », qui relèvent de la responsabilité des chefs de service. L’adaptation ne peut se faire que dans le respect des règles fondamentales sur le temps de travail, rappelées dans la note.

Cette dernière rappelle ensuite que les juridictions doivent « redémarrer », tant en matière civile que pénale, un certain nombre d’activités (procédures, contentieux), dont la liste est détaillée. « En fonction du contexte sanitaire et de la situation des effectifs présents », les juridictions pourront aller au-delà.

Les aménagements de peine doivent être privilégiés

Enfin, l’activité juridictionnelle pénale, fortement « impactée » par les mesures de confinement, devra reprendre de manière progressive. « Une politique de juridiction doit conduire à une priorisation des procédures à juger, en adéquation avec les politiques pénales développées par les parquets, en lien avec la reprise d’activité des partenaires concourant à son action. » Le jugement des affaires criminelles reprendra normalement à partir du mois de juin. Celui des affaires correctionnelles donnera la priorité aux affaires renvoyées, nombreuses depuis le début de l’année. Afin de gérer le retard pris depuis ce temps, les parquets pourront réexaminer certaines procédures, afin de leur faire prendre un chemin différent. Les délits de faible gravité devront, encore plus qu’à l’habitude, faire l’objet d’alternatives aux poursuites.

Point notable : l’administration n’entend pas remplir les prisons tout de suite. « Afin de poursuivre les efforts visant à limiter la population carcérale, il importe que les parquets, en lien avec les services de l’administration pénitentiaire […] veillent à requérir la réalisation d’enquêtes sociales rapides et le prononcé de peines alternatives à l’incarcération, en privilégiant notamment la détention à domicile sous surveillance électronique et le travail d’intérêt général. En outre, requérir un mandat de dépôt n’est pas conseillé avant d’avoir envisagé un aménagement ab initio (« par principe »). Les mises à exécution des écrous pourront également être reconsidérées. S’agissant des personnes « condamnées incarcérées, les sorties accompagnées anticipées devront être privilégiées dans les réquisitions dès lors que les conditions légales sont réunies », dit notamment la note de la DACG, qui, enfin, demande que des règles semblables soient appliquées à la justice des mineurs.

 

Reprise du travail au tribunal judiciaire de Paris

Nous n’en ferons pas état, le tribunal de Paris ayant sélectionné quelques médias pour une rencontre informelle. Dalloz actualité a demandé à être reçu, ce qui lui a été refusé. Il lui a été proposé de reprendre les éléments donnés aux consœurs et confrères invités. Malgré une confraternité évidente et séculaire entre les membres de la presse judiciaire, le journalisme ne se pratique pas en recopiant les notes de ses camarades. Nous regrettons fortement ces méthodes car les détails de la reprise du travail dans la plus importante juridiction de France nous paraissent importants et dignes d’être publiés dans nos colonnes, pour nos lecteurs.

Marine Babonneau

Projet de loi portant diverses dispositions urgentes pour faire face aux conséquences de l’épidémie de covid-19

Ce texte contient des demandes d’habilitation à légiférer par ordonnances sur des sujets très divers.

Le premier article vise notamment à permettre le report ou la prolongation de nombreuses mesures qui devaient entrer en vigueur (loi Économie circulaire) ou qui devaient expirer (loi Renseignement, SILT) dans l’année 2020. Les mandats, sauf issus d’élections politiques, pourront tous être prolongés, tout comme la durée de mandat des conseillers de prud’hommes.

Sur la justice, deux nouvelles ordonnances sont prévues : une en matière criminelle (extension de l’expérimentation des cours criminelles départementales), l’autre en matière délictuelle et contraventionnelle (permettant aux procureurs de la République de réorienter les procédures).

Le texte prévoit aussi des ordonnances pour assouplir l’activité partielle ou le recours aux CDD (par convention d’entreprise). Il contient également des mesures faisant suite à l’annulation des saisons sportives. Le dernier article est consacré aux conséquences du Brexit et de l’accord transitoire.

Transcription d’un acte de naissance mentionnant la mère et son épouse

Une ressortissante australienne, mariée à une ressortissante française, a recours à une assistance médicale à la procréation au Royaume-Uni. Suite à la naissance de l’enfant, un acte de naissance est dressé dans ce pays mais le consulat de France à Londres refuse de le transcrire sur les registres de l’état civil consulaire, au motif que la filiation n’état pas établie à l’égard de l’épouse de la mère.

Au visa de l’article 3, § 1, de la Convention de New York du 20 novembre 1989 relative aux droits de l’enfant, de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’article 47 du code civil, la première chambre civile énonce, sans surprise, le principe reproduit en tête de ces observations.

Ce faisant, elle ne fait que reprendre, dans les mêmes termes, la solution qu’elle a déjà retenue par un arrêt du 18 décembre 2019 (n° 18-14.751). Il s’agit donc d’une simple confirmation de la jurisprudence. Si cette évolution jurisprudentielle a donné lieu à des appréciations diverses, il est suffisant de renvoyer, ici, aux commentaires qui ont été élaborés à propos de ce précédent arrêt (Dalloz actualité, 20 déc. 2019, obs. T. Coustet ; Civ. 1re, 18 déc. 2019, n° 18-14.751, D. 2020. 426 image, note S. Paricard image ; ibid. 506, obs. M. Douchy-Oudot image ; AJ fam. 2020. 133, obs. J. Houssier image ; ibid. 9, obs. A. Dionisi-Peyrusse image ; RTD civ. 2020. 81, obs. A.-M. Leroyer image).

Il est néanmoins utile de noter que cette orientation nouvelle, qui concerne au premier abord uniquement une difficulté de transcription d’un acte d’état civil, s’inscrit en réalité dans un débat plus large, en droit interne, relatif à la délimitation des personnes pouvant bénéficier d’une assistance médicale à la procréation (pour une présentation des conditions actuelles à remplir pour en bénéficier et des évolutions prévisibles, V. Egéa, Droit de la famille, 3e éd., LexisNexis, 2020, nos 867 s.). C’est ainsi que l’état du droit français pourrait prochainement évoluer en ce domaine, si le projet de loi relatif à la bioéthique actuellement en discussion devait être adopté devant le Parlement, suite au vote du projet par l’Assemblée Nationale en première lecture et aux modifications opérées par le Sénat. Il est en effet question d’introduire dans le code de la santé publique un nouvel article L 2141-2-1, selon lequel tout couple formé de deux femmes ou toute femme non mariée répondant à certaines conditions aurait accès à l’assistance médicale à la procréation. Dans cette hypothèse, de nouvelles dispositions seraient introduites dans le code civil pour prévoir les incidences d’une telle évolution en matière de filiation (nouv. art. 342-9 s.). Or, il est évident que l’élargissement des conditions d’accès à cette assistance à la procréation dans le cadre interne modifie l’appréhension des situations juridiques constituées à l’étranger.

Irresponsabilité pénale des élus : explication d’un débat confus

Article mis à jour le 9 mai

Cet amendement vise à répondre à l’angoisse des élus locaux et des chefs d’entreprise, contraints de déconfiner, mais qui craignent de devoir rendre des comptes judiciaires en cas d’infection. Même si la législation est plutôt protectrice pour les élus locaux, une mise en examen peut être traumatisante, les maires ne bénéficiant pas du filtre de la Cour de justice de la République

Le Sénat a donc saisi l’occasion du projet de loi de prorogation, étudié en urgence, pour imposer un amendement et en a fait une ligne rouge : si le gouvernement souhaitait une étude rapide du texte, il devait transiger.

Un amendement de Philippe Bas pour protéger les maires

L’irresponsabilité pénale sur les fautes intentionnelle des décideurs est encadrée, depuis vingt ans, par la loi Fauchon, codifiée à l’article 121-3 du code pénal. L’élu, ou le chef d’entreprise, qui, par ses décisions, aurait causé non intentionnellement et indirectement un dommage est responsable pénalement, s’il a « violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement » ou s’il a « commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’il ne pouvait ignorer. »

L’amendement Bas, prévoit d’exonérer la responsabilité pénale des personnes ayant exposé autrui à un risque de contamination au coronavirus, sauf s’il a commis ces faits « intentionnellement », « par imprudence ou négligence dans l’exercice des pouvoirs de police administrative » de l’état d’urgence sanitaire, ou « en violation manifestement délibérée d’une mesure de police administrative prise en application » de l’état d’urgence ou « d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement ».

Cette rédaction fait donc disparaître la notion de « faute caractérisée » présente dans la loi Fauchon, ainsi que « l’imprudence » et la « négligence ». Les décideurs (maires, chefs d’entreprise) devraient avoir causé le dommage intentionnellement ou avoir violé une mesure de l’état d’urgence sanitaire ou une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement

La rédaction sénatoriale isole les préfets et les ministres, qui eux, pourraient être poursuivis en cas d’imprudence ou de négligence dans l’exercice des pouvoirs prévus par l’état d’urgence sanitaire.

Autre point, il ne concerne que la période de l’état d’urgence sanitaire (qui a débuté le 23 mars), et pas toute la crise sanitaire.

L’Assemblée réduit l’amendement à un neutron législatif

Au Sénat, l’amendement Bas a reçu une belle unanimité. Mais les amnisties d’élus sont rarement appréciées par l’opinion.

Le Sénat qui veut pouvoir revendiquer cette disposition devant ses électeurs, ne souhaite pas forcément l’assumer devant l’opinion. Et c’est le gouvernement, qui s’est pourtant opposé à l’amendement du Sénat, qui se retrouve accusé de vouloir une « loi d’autoamnistie ». Le débat déborde alors, la complexité juridique favorisant la confusion.

Au final, les mêmes groupes parlementaires (PS, LR, PCF) qui ont soutenu l’amendement au Sénat se sont déclarés choqués à l’Assemblée de ces dispositions. Les députés sont élus par le peuple, les sénateurs par les élus locaux.

En commission, les députés LREM et Modem ont totalement réécrit le dispositif. La nouvelle rédaction se contente de préciser dans le code pénal qu’il doit être « tenu compte, en cas de catastrophe sanitaire, de l’état des connaissances scientifiques au moment des faits. » Un neutron législatif, destiné à envoyer un signal politique sans modifier les décisions judiciaires.

Si ce neutron n’est qu’un signal, pour certains il reste un mauvais signal. D’autant que la notion d’« état des connaissances scientifiques au moment des faits » est discutable, en cette époque où les experts s’entre-déchirent. Presque autant que les juristes.

Le président de la commission des lois du Sénat, Philippe Bas, s’est opposé à cette rédaction, ne souhaitant pas d’atténuation pour ceux qui posent les règles (préfets et ministres). Il reste pourtant confiant pour aboutir à un compromis en commission mixte paritaire. Le gouvernement va donc tenter de satisfaire les sénateurs sans mécontenter l’opinion.

Au final, une nouvelle rédaction a été retenue par la commission mixte paritaire : l’article 121-3 du code pénal s’appliquera « en tenant compte des compétences, du pouvoir et des moyens dont disposait l’auteur des faits dans la situation de crise ayant justifié l’état d’urgence sanitaire, ainsi que de la nature de ses missions ou de ses fonctions, notamment en tant qu’autorité locale ou employeur. » Soit exactement ce dont tiennent déjà compte les juges. L’option neutron législatif l’a donc emporté.

 

Détention provisoire
La question de la prolongation automatique des détentions provisoires a beaucoup mobilisé les parlementaires. Les députés avaient déjà conduit plusieurs auditions sur le sujet. Le projet adopté prévoit que la prolongation de plein droit ne sera plus applicable aux titres de détention dont l’échéance intervient à du 11 mai. Toutefois, si l’échéance du titre intervient avant le 11 juin, la juridiction aura jusqu’au 11 juillet pour se prononcer. Pour les prolongations automatiques de six mois, une nouvelle décision devra intervenir au moins trois mois avant le terme de la prolongation. Pour les personnes qui auront été prolongées automatiquement, une demande de mise en liberté pourra être déposée dans les deux mois suivant la prolongation de plein droit.
 

Adoption internationale : questions de procédure

Un couple, domicilié en France, souhaite procéder à l’adoption simple d’un enfant né et résidant à Haïti.

Cette situation, très simple, soulève alors deux difficultés, qui sont examinées par la première chambre civile dans le cadre d’un pourvoi dans l’intérêt de la loi formé par le procureur général près la Cour de cassation.

1. La première difficulté concerne la compétence du tribunal de grande instance (devenu tribunal judiciaire) saisi.

L’article D. 211-10-1 du code de l’organisation judiciaire dispose que le siège et le ressort des tribunaux compétents pour connaître des actions aux fins d’adoption ainsi que des actions aux fins de reconnaissance des jugements d’adoption rendus à l’étranger, lorsque l’enfant résidant habituellement à l’étranger a été, est ou doit être déplacé vers la France, sont fixés conformément au tableau VIII-I annexé au code. La spécialisation de certaines juridictions s’explique par la technicité du régime juridique de l’adoption internationale, qui impose que le juge ait une pratique suffisante de la matière pour sécuriser les situations.

Si la juridiction saisie n’est pas l’une de celles qui figurent dans ce tableau, la question de son incompétence se pose, étant précisé qu’en l’espèce, les adoptants n’avaient évidemment pas soulevé l’incompétence du tribunal qu’ils avaient eux-mêmes saisi, pas plus que le parquet.

À ce propos, il est nécessaire de rappeler que l’article 76 du code de procédure civile dispose que l’incompétence peut être prononcée d’office en cas de violation d’une règle de compétence d’attribution lorsque cette règle est d’ordre public ou lorsque le défendeur ne comparaît pas et qu’elle ne peut l’être qu’en ces cas (il est à noter, pour être complet que ce même article 76 ajoute que, devant la cour d’appel et devant la Cour de cassation, cette incompétence ne peut être relevée d’office que si l’affaire relève de la compétence d’une juridiction répressive ou administrative ou échappe à la connaissance de la juridiction française).

Or l’article D. 211-10-1 concerne, selon les termes mêmes du code de l’organisation judiciaire, la compétence matérielle du tribunal. Les dispositions de cet article 76 étaient donc bien applicables.

Par suite, le tribunal disposait d’une simple faculté de se déclarer incompétent, du moins si l’on admettait que l’on se trouvait dans le cadre de l’un des deux cas visés par cet article, s’agissant d’une liste limitative, sous réserve de textes spéciaux (J. Héron, T. Le Bars et K. Salhi, Droit judiciaire privé, LGDJ, 2019, n° 1028).

Le cas tenant à l’absence de comparution du défendeur n’avait aucune pertinence en l’espèce, s’agissant d’une procédure d’adoption et donc de la matière gracieuse (sur cette qualification, v. V. Egéa, Droit de la famille, 3e éd., LexisNexis, 2020, n° 1008).

En revanche, la qualification de règle de compétence d’ordre public s’impose. Il est vrai que la notion de règle de compétence d’ordre public est incertaine (Rép. pr. civ., v° Incompétence, par G. Chabot, n° 76). Néanmoins, cette qualification est d’autant plus adaptée qu’une règle de compétence prévoyant une spécialisation de certains tribunaux judiciaires pour certains contentieux peut sans doute être considérée comme s’apparentant, au moins en partie, à une règle d’organisation judiciaire. Or il est admis que les règles relatives à l’organisation judiciaire sont d’ordre public (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile, 34e éd., Dalloz, 2018, n° 60).

C’est ce qui explique que l’arrêt rejette le moyen soulevé par le procureur général et retienne qu’un tribunal non spécialement désigné « pour connaître des actions aux fins d’adoption, lorsque l’enfant résidant habituellement à l’étranger a été, est ou doit être déplacé vers la France, s’il peut toujours se déclarer d’office incompétent en application de l’article 76 du code de procédure civile, n’y est jamais tenu ».

2. La seconde difficulté concernait l’absence de contrôle par le tribunal du respect de la procédure prévue par la convention de La Haye du 29 mai 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale.

Sans qu’il soit nécessaire ici de présenter de manière approfondie cette convention (sur l’ensemble du régime juridique applicable en matière d’adoption internationale, v. P. Salvage-Gerest, in P. Murat (dir.), Droit de la famille, 8e éd., Dalloz Action, 2020/2021, chap. 226), rappelons simplement, très schématiquement, qu’elle prévoit que, lorsqu’un enfant résidant dans un État contractant doit être déplacé vers un autre État dans le cadre d’une adoption (art. 2.1), les autorités de l’État d’origine doivent établir que l’enfant est adoptable (art. 4), que les autorités de l’État d’accueil doivent constater que les futurs parents sont aptes à adopter (art. 5) et que les États contractants doivent instituer des autorités centrales (art. 6.1). Une telle organisation a été rendue nécessaire compte tenu du développement très important du nombre d’adoptions internationales au cours des dernières décennies et des problèmes juridiques et humains corrélatifs (sur ce, M.G. Parra-Aranguren, Rapport explicatif sur la convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale, § 6), surtout dans un contexte où il est à craindre que des contreparties financières importantes soient exigées ou proposées.

Or, en l’espèce, le tribunal avait indiqué que les conditions légales de l’adoption étaient remplies et que celle-ci était conforme à l’intérêt de l’enfant, sans toutefois vérifier d’office si la procédure et les mécanismes prévus par la convention du 29 mai 1993 avaient été appliqués.

Il s’agissait dès lors de déterminer si le tribunal avait failli, en s’abstenant de procéder à une telle vérification. L’arrêt retient que tel a été le cas, en prononçant une cassation dans l’intérêt de la loi, une telle cassation ne permettant pas, il est vrai, aux parties de « s’en prévaloir pour éluder les dispositions de la décision cassée », selon l’expression retenue par l’article 17 de la loi n° 67-523 du 3 juillet 1967 relative à la Cour de cassation.

Cette solution est, semble-t-il, consacrée pour la première fois. Elle s’impose avec évidence, dès lors que la France est partie à la convention du 29 mai 1993 et que ce texte s’impose donc au juge en application des principes qui régissent la hiérarchie des normes. Il ne fait ainsi aucun doute que ce sont des considérations tenant à la portée des engagements internationaux de la France qui constituent le fondement profond de cette solution (sur la problématique des liens entre le droit international public et le droit international privé, v. P. de Vareilles-Sommières, La compétence internationale de l’État en matière de droit privé, LGDJ, 1997).

Le budget 2019 de la justice poursuit sa hausse

Plus de juges et de greffiers qu’anticipé

Les débats en 2019 ont été marqués par l’adoption d’une loi d’orientation sur la justice. Pour cette année, l’exécution est globalement conforme à cette loi d’orientation. Sur les 1 300 créations d’emplois prévus, 1 086 ont été réalisées. Le différentiel s’explique principalement par des difficultés de recrutement des personnels de surveillance pénitentiaire et d’insertion et de probation, alors qu’il y a eu plus de recrutement des magistrats, de juristes assistants et de greffiers que prévus.

Toutefois, les délais de traitement continuent globalement d’augmenter. Certaines juridictions sont moins saisies. Ainsi, en 2019, les cours d’appel ont enregistré 223 500 affaires, soit 3 % de moins qu’en 2018. Même chose pour les conseils de prud’hommes qui, avec 120 000 saisines, sont à un point bas. Mais d’autres, comme les tribunaux de grande instance ont connu une forte augmentation de leur activité, avec la prise en charge des contentieux de la sécurité sociale.

Motif récurent d’inquiétude, les frais de justice sont stables (480 millions d’euros). Toutefois, les économies engendrées par la PNIJ sont absorbées par l’augmentation du recours aux expertises génétiques et toxicologiques. La dépense moyenne de frais de justice « par affaire faisant l’objet d’une réponse pénale » est de 374 € en 2019, largement supérieure aux 315 € prévus par la loi de finances. Pour la Cour des comptes, la consommation des frais de justice diverge entre cours d’appel analogues. Elle encourage donc la DSJ, « tout en respectant l’autonomie des magistrats, à diffuser et à développer les bonnes pratiques, comme le devis judiciaire ».

Même si la hausse est moindre qu’anticipée, le budget consacré à l’aide juridictionnelle continue d’augmenter de 5 %, pour atteindre 490 millions d’euros. Le coût moyen d’une mission est passé de 351 € TTC en 2015 à 438 € en 2019.

Une loi d’orientation 2019 déjà caduque

Le budget 2019 prévoyait une augmentation importante du budget informatique et les crédits ont été largement exécutés. Le ministère met en avant l’augmentation des infrastructures : en 2019, 813 sites disposent du haut débit contre 267 en 2018.

Le déploiement de Cassiopée aux cours d’appel, chambres correctionnelles et chambre spéciale des mineurs devrait se faire en 2020. Le projet de procédure pénale numérique (PPN) est expérimenté dans deux tribunaux de grande instance (Amiens et Blois). Mais « ces expérimentations ont démontré la nécessité de réaliser des travaux d’infrastructure complexes ainsi que la formation et l’acculturation du personnel à ces nouvelles technologies, retardant ainsi le déploiement ». Fin 2019, le module de Portalis permettant la saisine en ligne des juridictions pénales par le justiciable est en attente de mise en service. Une procédure CNIL en cours.

Si la trajectoire de la loi de programmation a été globalement respectée en 2019, ce ne sera pas le cas en 2020. Déjà, depuis l’été, il est acté que le programme de construction pénitentiaire souffrira de retards. Fin 2019, le lancement des travaux n’était effectif que pour 29 % des 7 000 places de prisons qui doivent être livrées en 2022. Surtout, la grave crise que connaît la justice depuis le début de l’année (grève des avocats, crise covid-19) devrait rendre caduque la loi d’orientation votée l’an dernier.

Nouvelle ordonnance « délai covid-19 » : impact sur la saisie immobilière

Les ordonnances « moratoire de procédure » nos 2020-304, 2020-306 et 2020-427 de mars et avril 2020 sont désormais bien connues des praticiens. La dernière-née l’est un peu moins, il s’agit de l’ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020 fixant les délais applicables à diverses procédures pendant la période d’urgence sanitaire qui modifie plusieurs ordonnances et, pour ce qui concerne la présente réflexion, qui propose une nouvelle rédaction de l’article 1er de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 et détermine désormais avec précision la date de la période juridiquement protégée.

Cet enchevêtrement de textes nécessite une petite gymnastique digne d’un programme d’entraînement cérébral d’une célèbre marque de jeux vidéo, laquelle nous permettra ensuite d’aborder les effets de la suspension sur la saisie immobilière (v. sur le sujet F. Kieffer, Saisie immobilière et covid-19 : Ô temps suspends ton vol…, Le droit en débats, Dalloz actualité, 31 mars 2020).

Gymnastique cérébrale

L’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 (modifié par l’ord. n° 2020-427, 15 avr. 2020) pose le principe en matière d’acte et formalité : « Tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d’office, application d’un régime particulier, non avenu ou déchéance d’un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l’article 1er sera réputé avoir été fait à temps s’il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois.
Il en est de même de tout paiement prescrit par la loi ou le règlement en vue de l’acquisition ou de la conservation d’un droit.
Le présent article n’est pas applicable aux délais de réflexion, de rétractation ou de renonciation prévus par la loi ou le règlement, ni aux délais prévus pour le remboursement de sommes d’argent en cas d’exercice de ces droits ».

L’article 2 de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 transpose ce principe aux procédures devant les juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale : « I. Les dispositions de l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 susvisée relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période sont applicables aux procédures devant les juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale ».

Mais, il prévoit trois exceptions et l’une d’elles concerne la procédure de saisie immobilière.

« II. Par dérogation aux dispositions du I :
1° Les délais de procédure applicables devant le juge des libertés et de la détention et devant le premier président de la cour d’appel saisi d’un appel formé contre les décisions de ce juge courent selon les règles législatives et réglementaires qui leur sont applicables ;
2° Les délais de procédure applicables devant les juridictions pour enfants sont adaptés dans les conditions prévues par le chapitre III du présent titre ;
3° Les délais mentionnés aux articles L. 311-1 à L. 322-14 et R. 311-1 à R. 322-72 du code des procédures civiles d’exécution sont suspendus pendant la période mentionnée à l’article 1er ».

Enfin, pour parachever cet entraînement cérébral, l’ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020 met fin au terme glissant et vient fixer définitivement (?) les dates de la période juridiquement protégée qui débute le 12 mars 2020 (à 0h00) pour s’achever le 23 juin 2020 à minuit. Cependant, le lecteur assidu des textes juridiques aura immédiatement constaté que ce nouveau texte ne vise à aucun moment l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020. Certes, au premier abord, il aura raison, mais c’est sans compter sur le souci des rédacteurs de faire travailler nos méninges. En effet, et là est la véritable gymnastique à laquelle il faut se livrer, car les deux ordonnances sont liées, puisque l’article 2 de l’ordonnance n° 2006-304 renvoie, en miroir, elle aussi dans son article 2, à l’article 2 de l’ordonnance n° 2006-306 lequel fait référence à la période mentionnée à l’article 1er qui dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020 est ainsi libellé : « Les dispositions du présent titre sont applicables aux délais et mesures qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus ».

En résumé, puisque l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-304 précise que les dispositions de l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 sont applicables aux procédures devant les juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale et que ce même article 2 de l’ordonnance n° 2020-306, renvoie à son article 1er modifié par l’article 1er, a, de l’ordonnance n° 2020-560, il s’en déduit que la période juridiquement protégée pour les juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale s’étend entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus, et ce sans même que l’ordonnance n° 2020-560 fasse référence à l’ordonnance n° 2020-304.

Les effets de la suspension sur la saisie immobilière

Il résulte de cette gymnastique cérébrale que les délais mentionnés aux articles L. 311-1 à L. 322-14 et R. 311-1 à R. 322-72 du code des procédures civiles d’exécution sont suspendus entre les 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus.

Cette analyse ne fait pas l’unanimité puisque l’article 2, II, 3°, de l’ordonnance n° 2020-304 déroge à l’article 1, aussi le renvoi opéré par l’article 2, I, vers l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306, désormais modifié par l’ordonnance n° 2020-560, vaudrait pour toutes procédures devant les juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale sauf la saisie immobilière.

Ce serait étrange, pourquoi tant de haine à l’égard de cette procédure ?

Si tel était le cas, la seule procédure qui resterait liée au terme de la cessation de l’état d’urgence sanitaire, désormais fixée au 10 juillet 2020 inclus, en application de l’article 1, I, de la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions (date qui coïncide avec la nouvelle date des vacations judiciaires) serait… la saisie immobilière pour laquelle les délais seraient alors suspendus jusqu’au 10 août 2020 inclus.

Quelle que soit l’interprétation retenue, quelles sont les conséquences de cette suspension ?

Après recherches et réflexions, il est raisonnable d’affirmer que la suspension des délais pour agir n’empêche pas d’accomplir les actes mais allonge simplement le temps pour le faire.

Le raisonnement de certains auteurs (C. Laporte, Covid-19, Procédure civile d’exécution et état d’urgence sanitaire, Procédures n° 5, mai 2020, comm. 93) est peut-être influencé par le fait que la suspension des délais est habituellement associée à une impossibilité d’agir.

Or la suspension des délais n’a pas pour effet d’empêcher d’agir, c’est au contraire l’impossibilité d’agir qui est une des causes de la suspension des délais (v. R. Laher et C. Simon, Les délais de procédure civile face à l’épidémie de covid-19, Lexbase, éd. Hebo privée, 9 avr. 2019, ou encore C. civ., art. 2234l).

Mais c’est loin d’être la seule cause.

À titre d’exemples, les articles 2235 à 2239 code civil, les causes de suspension peuvent être des contraintes morales (dettes entre époux), voire de pure opportunité (MARD).

Ces contraintes peuvent inciter à ne pas agir, raison pour laquelle il faut suspendre les délais, mais ce n’est clairement pas une impossibilité.

Donc, la délivrance des actes en saisie immobilière reste possible pendant la période juridiquement protégée puisque suspension des délais ne veut pas dire impossibilité d’agir.

Cette question a récemment rebondi à la suite de la note diffusée par la Chancellerie le 5 mai 2020 (ci-jointe).

En effet, la page 23 de cette note indique les priorités juridictionnelles, mais précise aussi qu’au 11 mai, les plans de continuation d’activité (PCA) doivent être levés, ce qui signifie que toutes les activités doivent reprendre.

Cependant, elles doivent reprendre tout en respectant les préconisations de sécurité sanitaire imposées par l’épidémie et, pour cette raison, la note énumère ce qui semble prioritaire mais ne signifie pas pour autant que ce qui n’est pas énuméré est exclu.

En ce qui concerne le juge de l’exécution, la page 26 indique que ce qui est prioritaire est :

Juge de l’exécution (JEX) : toutes les contestations de mesures d’exécution forcée portées devant le juge de l’exécution et, au-delà, les requêtes au juge de l’exécution urgentes ou ayant des incidences économico-sociales (par ex. demande de mainlevée d’une saisie-rémunération).

Il serait insensé d’en déduire que cela signifie que, jusqu’à la fin de la période d’état d’urgence sanitaire (aujourd’hui sans influence sur la durée de la période juridiquement protégée fixée dans l’ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020), les juges de l’exécution devront se limiter à ces seules priorités.

En réalité, les PCA étant levés, toutes les activités doivent reprendre.

Aussi, comme peut-être certains ont pu le penser, bien que cette énumération ne vise pas la saisie immobilière, elle ne l’exclut pas.

La conséquence est incontestable : l’article 2, II, 3°, de l’ordonnance précitée ne remet pas en cause la validité et la régularité des actes réalisés durant le cours de la période de suspension, soit entre le 12 mars et le 23 juin 2020 inclus (ou entre le 12 mars et le 10 août inclus).

Cette position est d’ailleurs confirmée par la DACS (v. le compte rendu de la réunion CNB/DACS du 7 mai 2020) :

Le directeur des affaires civiles et du Sceau nous a par ailleurs confirmé que, « contrairement à certaines interprétations erronées des ordonnances », les procédures d’exécution n’étaient pas suspendues.

Certes, le terme employé n’est pas très heureux, mais il signifie que, quelle que soit la procédure civile d’exécution, la formalité peut être effectuée que le délai soit aménagé ou suspendu (pour la saisie immobilière).

Une des conséquences de cette analyse est que le maintien des ventes au cours de la période juridiquement protégée et surtout depuis la fin du confinement (le 11 mai 2020) n’est pas interdit, mais l’audience devra être aménagée pour respecter les préconisations sanitaires.

Ce qui est tout à fait possible en utilisant les alinéas 2 et 3 de l’article 8 de l’ordonnance n° 2020-304 :

Le président de la juridiction peut décider, avant l’ouverture de l’audience, que les débats se dérouleront en publicité restreinte.

En cas d’impossibilité de garantir les conditions nécessaires à la protection de la santé des personnes présentes à l’audience, les débats se tiennent en chambre du conseil.

Pour certaines juridictions, des ventes ont été effectuées le 14 mai 2020 et, pour d’autres, il a été envisagé la reprise des ventes à partir du 4 juin, ce qui permettra d’effectuer les visites en toute sérénité.

Pendant quelque temps, le plus souvent, le public ne sera pas autorisé à venir (ventes en chambre du conseil), seuls les avocats poursuivants et les avocats munis d’un mandat et d’un chèque de banque pourront accéder à la salle dont la taille permet généralement de respecter la distance recommandée.

Ce n’est pas un obstacle puisque seul un avocat peut porter les enchères.

De surcroît, dans ce contexte très particulier, les avocats pourront être en relation avec leur client par téléphone pendant le déroulement des enchères.

Quant à la consultation des cahiers des conditions de vente, elle se fera au cabinet de l’avocat poursuivant ou sur leur site internet, sur lequel ce document, préalablement anonymisé (ce qui n’est pas le cas au greffe) sera consultable.

D’ailleurs, parmi les nombreuses propositions de modernisation de la procédure de saisie immobilière adressées par le CNB à la DACS en avril 2018, dans le souci de décharger le greffe d’un certain nombre de tâches, il est préconisé la consultation du cahier des conditions de vente au seul cabinet de l’avocat poursuivant, sur son site internet ou sur la future plateforme de ventes aux enchères par avocats (dont le développement est en cours de finalisation) projet voté par l’assemblée générale du CNB des 13 et 14 décembre 2019.

Aussi, sauf à commettre un excès de pouvoir, le juge de l’exécution confronté à une adjudication requise après le 11 mai 2020 et après avoir vérifié que les publicités et les visites ont été effectuées dans les délais requis ne pourra pas d’office sanctionner le maintien de la vente.

En revanche, si la partie saisie élève une contestation dans les formes imposées par le code des procédures civiles d’exécution, il appartiendra au juge de l’exécution d’apprécier au cas par cas le bien fondé des arguments soutenus.

Dans le même temps, si le créancier poursuivant n’a pas effectué les publicités légales ou pu maintenir les visites, il lui appartiendra de faire signifier des conclusions de report de l’adjudication, sur le fondement combiné des dispositions des ordonnances n° 2020-304, 2020-306, 2020-560 et de l’article R. 322-28 du code des procédures civiles d’exécution.

Il n’en demeure pas moins que tout cela est tout de même très compliqué et que déjà se profile à l’horizon la procédure devant le tribunal judiciaire avec prise de date, applicable au 1er septembre 2020… Est-ce bien raisonnable ?

Ordonnance n° 2020-538 du 7 mai 2020 : soutien aux secteurs du spectacle et du sport

Le déconfinement ouvert le 11 mai 2020 ne va pas à lui seul compenser le choc économique considérable subi par les entreprises françaises depuis mars 2020. Du fonds de solidarité créé par l’ordonnance n° 2020-317 du 25 mars 2020 aux prêts garantis par l’État, en passant par les nombreuses mesures sectorielles, les régimes d’aides et de soutien au secteur économique se sont multipliés1 en France depuis deux mois.

C’est dans ce courant interventionniste que s’inscrit l’ordonnance n°2020-538 du 7 mai 2020 qui vient apporter un soutien spécifique aux entreprises des secteurs du spectacle vivant et du sport.

L’impossibilité d’organiser des spectacles et événements sportifs depuis le 13 mars 2020

Les mesures restrictives prises depuis mi-mars 2020, destinées à lutter contre la propagation du virus covid-19, ont empêché depuis cette date les spectateurs de se rendre dans les salles de spectacles, les stades et autres salles dédiées à l’organisation de rencontres sportives.

Dès le 13 mars 20202 en effet ont été prohibés les rassemblements de plus de 100 personnes en milieu clos ou ouvert.

Puis, les arrêtés du 14 mars 2020 et du 15 mars 2020, ont interdit aux salles de spectacles, aux établissements sportifs couverts ou de plein air, d’accueillir du public, initialement jusqu’au 15 avril 2020. Dans la valse printanière des textes législatifs et réglementaires à laquelle on assiste, ces interdictions ont été confirmées et prolongées initialement jusqu’au 11 mai 2020 par le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 (art. 3 et 8), modifié plusieurs fois, puis désormais par le décret n° 2020-548 du 11 mai 20203. 

Par ailleurs, le décret du 16 mars 2020, modifié par celui du 23 mars, a interdit le déplacement hors du domicile de toute personne, sauf pour des motifs expressément énumérés. Le fait d’assister à un spectacle ne faisant évidemment pas partie des exceptions autorisées.

S’il n’est plus nécessaire, depuis le 11 mai 2020, de se munir d’une attestation pour sortir de chez soi4, ni d’invoquer l’un des motifs qui était prévu à l’article 3 du décret du 23 mars (lequel décret a été presque intégralement abrogé par la première version du décret du 11 mai), demeurent malgré tout trois types de contraintes pour les entreprises de la culture et du sport : l’interdiction déplacements au-delà de 100 kms de son domicile (sauf exceptions5), l’interdiction des rassemblements de plus de dix personnes sauf, là encore, rares exceptions6, de même que l’interdiction d’ouverture des établissements sportifs et salles de spectacle7.

Dès lors, et ainsi que l’indique le rapport relatif à l’ordonnance n° 2020-538 du 7 mai 2020 présenté au président de la République, ces contraintes exceptionnelles ont conduit de très nombreux clients des entrepreneurs de spectacles vivants, organisateurs de manifestations sportives ou exploitants d’établissements d’activités physiques et sportives, à demander des annulations et des remboursements de leurs billets ou abonnements. D’autres événements ont été annulés par les entreprises elles-mêmes. Dans le même temps, elles ont eu à subir une baisse drastique des commandes et réservations, en l’absence de toute possibilité de reprogrammer avec suffisamment de visibilité les manifestations. La conséquence de ce cercle vicieux est évidente et fait peser sur ces opérateurs des tensions de trésorerie risquant d’aller jusqu’à leur défaillance.

Comment ces entreprises pouvaient-elles réagir avant l’ordonnance commentée ?

Droit positif, covid-19 et force majeure

La force majeure, dont la nouvelle définition figure à l’article 1218 du code civil, peut conduire à la suspension ou à la résiliation d’un contrat dont l’exécution est empêchée en raison de la survenance d’éléments extérieurs à la volonté des parties.

Au cas présent, tant les spectateurs que les organisateurs de spectacles vivants et sportifs peuvent invoquer l’épidémie de covid-19, ou ses conséquences réglementaires, comme cas de force majeure empêchant les manifestations prévues, et ce à compter des premiers textes restrictifs, notamment l’arrête du 13 mars 2020 prohibant les rassemblements de plus de cent personnes.

La suspension du contrat, jusqu’à ce que cesse le motif d’empêchement, est alors l’hypothèse normale puisque la force majeure est ici liée à un événement temporaire (la crise du « covid-19 »).

En droit cependant, l’empêchement même s’il est temporaire, peut donner lieu à la résolution du contrat, si le retard qui en résulte le justifie. C’est ce que prévoit le deuxième alinéa de l’article 1218.

Pour le dire autrement, si la date initialement retenue pour le spectacle (ou l’évènement sportif) ne peut être reportée, quel qu’en soit le motif8, alors l’empêchement, certes temporaire lié au covid-19, peut donner lieu à résolution du contrat.

C’est là que le bât blesse pour les organisateurs.

L’annulation d’un spectacle ou d’un événement sportif oblige l’organisateur à rembourser ses clients

Certes, en application du principe général de liberté contractuelle, les parties à un contrat peuvent écarter tout remboursement, même en cas de force majeure. En pratique, on relève toutefois que c’est généralement dans des contrats conclus entre professionnels que la force majeure, comme possible cause exonératoire de l’exécution du contrat, est écartée.

Pour un contrat conclu entre un professionnel et un particulier, comme c’est le plus souvent le cas pour les spectacles vivants et événements sportifs, à supposer qu’il existe une clause écartant la force majeure (et permettant donc à la structure de ne pas rembourser les billets annulés), celle-ci pourrait, à la lumière des dispositions du nouveau code civil, être jugée comme créant un déséquilibre significatif et en conséquence être réputée non écrite9.

Dès lors, dans la majorité des cas les entreprises de spectacles et du sport seront contraintes de rembourser les spectateurs en cas d’annulation de leur fait, ou par leurs clients.

En effet, par application des articles 1229 et 1352-8 du code civil, il existe un droit au remboursement du contractant qui se voit privé de la prestation de service qu’il a déjà payée.

Ainsi, par principe, les opérateurs du spectacle vivant et du sport devront rembourser les spectateurs en cas d’annulation définitive des spectacles ou, si pour une raison ou une autre, les spectateurs font légitimement valoir qu’ils ne seront pas en mesure d’assister à un événement similaire à une date ultérieure.

En outre, conformément à l’obligation de bonne foi dans l’exécution des contrats, qui est d’ordre public (C. civ., art. 1104), le délai pour effectuer ces remboursements devra être « raisonnable » (comprendre deux ou trois mois).

Enfin, à droit constant, le spectateur qui a droit au remboursement ne peut être contraint d’accepter un avoir10.

Il était donc nécessaire de prendre un nouveau texte afin de traiter le risque exceptionnel et systémique auquel sont confrontées les entreprises du spectacle vivant et sportif, et de modifier les règles imposées par le droit des contrats.

Le fondement juridique de l’ordonnance n° 2020-538

L’article 11 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 autorise le gouvernement, dans les conditions prévues à l’article 38 de la Constitution, à prendre par ordonnances toute mesure afin de faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation du covid-19 et notamment de prévenir et limiter la cessation d’activité des personnes physiques et morales exerçant une activité économique et des associations ainsi que ses incidences sur l’emploi.

Dans ce cadre, la mesure prévue au c) l’habilite à modifier : « dans le respect des droits réciproques, les obligations des personnes morales de droit privé exerçant une activité économique à l’égard de leurs clients et fournisseurs ainsi que des coopératives à l’égard de leurs associés-coopérateurs, notamment en termes de délais de paiement et pénalités et de nature des contreparties (…) ».

C’est sur la base de cette habilitation législative que la nouvelle ordonnance a été promulguée.

Contenu et portée de l’ordonnance n° 2020-538

En synthèse, l’ordonnance vient déroger (temporairement) au droit des contrats tel que rappelé ci-dessus.

On se situe ici dans l’hypothèse où soit le client, soit l’organisateur, invoque la résolution du contrat, en application du second alinéa de l’article 1218 du code civil.

Pour déroger au droit au remboursement qui s’impose alors à l’organisateur, sur la base de l’article 1229 du code civil, l’ordonnance modifie ses obligations juridiques habituelles pour lui permettre de proposer à ses clients un remboursement sous forme d’avoir, valable sur une période adaptée à la nature de la prestation.

Ces nouvelles modalités s’appliqueront aux résolutions de contrat notifiées, soit par le client soit par le professionnel, entre le 12 mars11  et le 15 septembre 202012  inclus.

Attention, le professionnel qui propose un avoir devra en informer ses clients, « sur un support durable »13, au plus tard trente jours après la résolution du contrat, ou, si le contrat a été résolu avant la date d’entrée en vigueur de l’ordonnance, au plus tard trente jours après cette date d’entrée en vigueur, ce délai expirant donc le 9 juin 2020.

Ensuite, une nouvelle proposition d’événement (de prestation) devra être adressée aux clients dans les trois mois de la résolution du contrat, notifiée entre le 12 mars 2020 et une date antérieure au 15 septembre 2020 inclus. Prudence donc, car pour les billets annulés le 12 mars par exemple, cette proposition devra être faite par les professionnels avant le 12 juin 2020.

Ces avoirs devront donner lieu à la conclusion d’un contrat, portant sur la nouvelle prestation - au plus tard – dans les six mois de la proposition faite par le professionnel pour les contrats d’accès à un établissement d’activités physiques et sportives14, douze mois pour les spectacles vivants ou dix-huit mois pour les manifestations sportives15.

L’ordonnance fixe plusieurs conditions, protectrices des clients, pour l’émission de ces avoirs et propositions :

la prestation proposée en remplacement devra être « de même nature et de même catégorie que la prestation prévue par le contrat résolu » ; son prix ne devra pas être supérieur à celui de la prestation initiale ; et la nouvelle offre ne pourra donner lieu à aucune majoration tarifaire16.

Si un client demande une prestation dont le prix est supérieur à celui de son achat initial, alors l’organisateur sera tenu d’imputer l’avoir émis sur ce prix.

Finalement, si l’avoir n’est pas utilisé par le client, - c’est-à-dire si un nouveau contrat n’est pas conclu -, dans les délais fixés selon la nature de la prestation, alors l’entreprise devra rembourser.

Ce régime permet donc aux entreprises du spectacle et du sport, qui prennent l’initiative ou sont confrontées à la résolution des contrats conclus avec leurs clients, de leur proposer un avoir au lieu d’être contraintes de les rembourser immédiatement.

Si les clients utilisent cet avoir dans les délais fixés (6, 12 ou 18 mois, selon les cas)16, les entreprises devront donc simplement fournir la prestation prévue, pour laquelle, par définition, elles ont déjà été payées. Si les clients ne donnent pas suite, les remboursements devront donc finalement intervenir, mais ils sont décalés dans le temps, pour la durée maximale applicable à chaque type de situation.

Notons enfin que l’ordonnance écarte de son champ d’application les entreprises relevant spécifiquement du code du tourisme (« tour operators »). Mais celles-ci bénéficient déjà d’un régime de faveur équivalent depuis l’ordonnance n° 2020-315 du 25 mars 2020 (Dalloz actualité, 28 mars 2020, art. J.-D. Pellier). Pour les entreprises du secteur du tourisme, on notera que la plage temporelle est un peu plus large puisqu’elle démarre à compter du 1er mars (et non du 12). Il est vrai que de nombreuses annulations de voyages ont été constatées avant même le confinement.

En conclusion, souhaitons que l’ordonnance du 7 mai 2020, qui offre un réel soutien à la trésorerie des entreprises du spectacle vivant et du sport, soit suffisante pour leur permettre de récupérer, dans les mois à venir, du choc financier aussi brutal qu’inédit qu’elles subissent.

Notes

1. V. le site du ministère de l’économie.

2. Arr. du 13 mars 2020, dans sa version initiale.

3. Le premier décr. n° 2020-545 du 11 mai 2020 aura vécu à peine 24h alors que son art. 27 lui en donnait 48… Mais la nouvelle loi d’urgence ayant été retardée par l’attente de la décision du Conseil constitutionnel, le gouvernement a dû publier deux décrets du 11 mai : le décr. n° 2020-545, publié le 11 et abrogé le 12, et le décr. n° 2020-548, en vigueur.

4. Sauf si le préfet de tel département en décidait autrement, v. l’art. 25 du décr. n° 2020-545 du 11 mai 2020.

5. Décr. n° 2020-548, art. 3 ; se rendre à un spectacle ou un évènement sportif ne figure pas dans les exceptions autorisées.

6. Décr. n° 2020-545 du 11 mai 2020, art. 6.

7. Décr. n° 2020-545 du 11 mai 2020, art. 10.

8. Ex : spectacle donné par une troupe étrangère n’ayant pas la possibilité de revenir en France, même après la fin de la crise.

9. C. civ., art. 1171.

10. Sauf si le contrat (ou ses CGV) prévoit expressément cette modalité, mais alors on retombe sur le risque qu’une telle clause soit jugée « abusive », sur le fondement de l’art. 1171 c. civ.

11. C’est-à-dire la veille des première mesure restrictives.

12. En l’état, sans doute par cohérence avec les déclarations du premier ministre ayant annoncé un report à septembre de tous les festivals ou grands rassemblements.

13. Email par exemple.

14. Ord. n° 2020-538 du 7 mai, art. 2. 

15. Ord. n° 2020-538 du 7 mai, art. 3.

16. Autre que celles résultant de l’achat de services associés, que le contrat résolu prévoyait.

17. On comprend que c’est le nouveau contrat qui devra être conclu dans le délai applicable à la catégorie d’évènement concernée, mais que l’évènement en lui-même pourra se tenir au-delà. 

Collectivités locales, délais et procédure pénale : les ordonnances présentées en conseil des ministres

Dalloz actualité publie trois ordonnances présentées en conseil des ministres aujourd’hui. D’autres sont à venir.

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Une loi gloubi-boulga qui concerne la justice

Précisions sur les mesures reportées

Le projet de loi, contenant trente-six demandes d’habilitations à légiférer par ordonnances, a été déposé jeudi 7 mai, étudié en commission lundi et mardi et sera en séance dès jeudi 14 mai.

L’article premier vise à reporter jusqu’à fin 2021 un certain nombre de mesures qui devaient entrer en vigueur entre mars et décembre 2020. Le texte est flou sur les mesures concernées par l’ordonnance. Le gouvernement s’est donc engagé, d’ici la séance, à supprimer l’habilitation et inscrire directement dans la loi, la liste des mesures dont il souhaite le report.

Dès la commission, les députés ont tenu à préciser le texte. L’entrée en vigueur du nouveau code de justice pénale des mineurs est ainsi reportée du 1er octobre 2020 au 31 mars 2021. La réforme du divorce est décalée du 1er septembre 2020 au 1er janvier 2021. Enfin, la juridiction unique des injonctions de payer sera créée en septembre 2021 (et non en janvier). Par ailleurs, à l’initiative de plusieurs députés dont la présidente de la commission des lois, il a été exclu que la prolongation de loi SILT et de la surveillance algorithmique prévue par la loi renseignement puisse se faire sans passage spécifique par le Parlement, d’ici la fin de l’année.

Par amendements du rapporteur Guillaume Kasbarian, d’autres habilitations ont été transformées en article de loi, comme la mesure qui vise à restreindre le champ de l’indemnisation des victimes d’essais nucléaires.

Cours criminelles et réorientation des procédures

L’article premier prévoit aussi une ordonnance pour adapter la justice en matière criminelle, notamment l’extension de l’expérimentation des cours criminelles. Décriées par les avocats, ces cours jugent certains crimes, sans juré populaire, uniquement avec des magistrats professionnels. En écho, le député LR Antoine Savignat a souligné que l’extension dans ce contexte constituait un aveu sur l’aspect essentiellement budgétaire de cette réforme.

Le projet de loi va étendre de sept à trente le nombre de département dans lesquels l’expérimentation est conduite. Neuf tribunaux se sont déjà déclarés volontaires (Aube, Essonne, Guyane, Maine-et-Loire, Paris, Sarthe, Seine-Saint-Denis, Val-d’Oise, Val-de-Marne). Le secrétaire d’état aux relations avec le Parlement, Marc Fesneau, a tenu à rassurer sur la conduite de l’expérimentation. Il a aussi donné quelques éléments de bilan provisoire, indiquant que le taux d’appel n’était que de 25 % dans les cours criminelles (contre 32 % pour les cours d’assises).

Une autre ordonnance permettra aux procureurs de la République de réorienter les procédures contraventionnelles et correctionnelles dont avaient été saisis des juridictions avant cette loi. La date limite de report est fixée au 1er novembre 2020 et le classement sans suite a été exclu des mesures pouvant être proposées.

La trésorerie des CARPA

L’article 3 vise à obliger à déposer sur le dépôt sur le compte du Trésor certaines trésoreries d’organismes publics ou d’organismes privés chargés d’une mission de service public. Le conseil national des barreaux a alerté les députés sur cet article, proposant plusieurs amendements repris par les députés, pour exclure les CARPA du champ de l’ordonnance.

Le gouvernement a souhaité rassurer : il ne s’agit pas de capter les trésoreries des structures, uniquement d’imposer leur dépôt sur le compte du Trésor. La trésorerie resterait la propriété de chaque structure. Enfin, les caisses des retraites et les CARPA ne sont pas concernées par cette habilitation.

Juridictions civiles et difficultés des entreprises : les ordonnances

Dalloz actualité a publié, le 20 mai 2020, les deux ordonnances présentées en conseil des ministres. Elles ont été publiées depuis au Journal officiel.

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Crise sanitaire : un coup de pouce aux échanges numériques entre avocats et juridictions

Les avocats vont désormais pouvoir recevoir plus facilement les copies numérisées des dossiers pénaux. À la mi-mai, le Conseil national des barreaux (CNB) a salué la signature avec la Chancellerie d’un protocole en ce sens, qui suivait la finalisation, à la fin avril, d’un premier protocole sur la communication électronique pénale. « Grâce à ces protocoles, nous pourrons demander et obtenir une copie numérique, et se voir notifier numériquement les actes prévus par l’article 803-1 du code de procédure pénale », se félicite Me Vincent Penard, vice-président de la commission libertés et droits de l’homme du CNB.

Si l’envoi par mail d’un dossier pénal numérisé était déjà possible, l’exercice était compliqué en cas de pièces jointes trop volumineuses. La nouvelle plateforme, appelée Plex, un mix d’une messagerie et d’un service de téléchargement, va permettre l’envoi de fichiers pouvant atteindre un giga-octet. « Tout ce qui peut rendre l’accès au dossier plus rapide et facile est bon à prendre, même si cela fait longtemps que je reçois tous mes dossiers pénaux sous format dématérialisé », remarque un avocat lorrain. Toutes les robes noires ne feront pas la fine bouche. Exemple avec ce juriste qui demandait un renvoi le 11 mai, le jour du déconfinement à l’une des chambres correctionnelles du tribunal judiciaire de Paris, faute d’avoir pu avoir accès au dossier de son client pendant le confinement.

Alors que le protocole sur la communication électronique pénale était discussion depuis deux ans, il n’a fallu, de source avocat, qu’une poignée de semaines durant le confinement pour que les parties trouvent finalement un terrain d’entente. Mais si la crise sanitaire a boosté ce dossier, elle a cependant avant tout mis en lumière le retard inquiétant pris par la justice française sur le numérique. « C’est bien parce que la transformation numérique du ministère a été initiée en 2018 que la justice a pu continuer à travailler durant le confinement, défend Haffide Boulakras, le directeur de programme Procédure pénale numérique, place Vendôme. Sans ce plan, la justice aurait été en arrêt total. » L’Hexagone part de loin. Dans le tableau de bord 2019 de la justice dans l’Union européenne, la France est ainsi classée dix-neuvième sur vingt-huit pays en matière de disponibilité de moyens électroniques.

Délais covid-19 : l’ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020 et la saisie immobilière

Entre le 25 mars et le 21 mai 2020 ce sont plus d’une trentaine d’ordonnances relatives à l’épidémie de covid-19 qui ont été publiées au Journal officiel, ce qui pourrait laisser penser que leurs rédacteurs ont méprisé les conseils que donnait Nicolas Boileau dans le Chant I de L’art poétique (Boileau, Satires, Epîtres, Art poétique, Poésie, Gallimard, éd. 1985, p. 228-229) :

Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile,
Et ne vous chargez point d’un détail inutile.
Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ;
L’esprit rassasié le rejette à l’instant.

Dans les semaines à venir, il appartiendra aux praticiens de bien maitriser ce foisonnement de textes pour éviter des lendemains douloureux (La lettre de la S.C.B, Avocats, tous à vos agendas !, Avr. 2020, n° 22).

Pour ne pas tomber dans le même travers, il ne semble pas opportun de répéter ce qui a déjà été écrit à propos de la suspension des délais en matière de saisie-immobilière (F. Kieffer, Saisie immobilière et covid-19 : Ô temps suspends ton vol… Dalloz actualités du 31 mars 2020 ; Nouvelle ordonnance « délai covid-19 » : impact sur la saisie immobilière, Dalloz actualités du 18 mai 2020) mais uniquement d’aborder les conséquences de la dernière ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020 modifiant l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale et aux contrats de syndic de copropriété (JORF n° 0124 du 21 mai 2020, texte n° 6) sur la matière.

Panorama de la situation

Il est utile de rappeler quelques-unes des ordonnances qui se sont succédées et qui sont susceptibles d’influencer la procédure de saisie-immobilière, il s’agit de :

• l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale et aux contrats de syndic de copropriété ;

• l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période ;

• l’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020 portant diverses dispositions en matière de délais pour faire face à l’épidémie de covid-19 ;

• l’ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020 fixant les délais applicables à diverses procédures pendant la période d’urgence sanitaire ;

• l’ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020 modifiant l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale et aux contrats de syndic de copropriété.

Pour la procédure de saisie immobilière, avec la dernière ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020, le doute n’est désormais plus permis et c’est rassurant.

Il faut ici signaler que si le Rapport au Président de la République annonce une modification de l’article 1er de l’ordonnance n° 2020-304, cette modification annoncée ne figure pas dans l’ordonnance n° 2020-595.

En effet, l’article 1er de l’ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020 modifie la rédaction de l’article 2, II, 3° de l’ordonnance n° 2020-304 qui dispose désormais ce qui suit : « Les délais mentionnés aux articles L. 311-1 à L. 322-14 et R. 311-1 à R. 322-72 du code des procédures civiles d’exécution sont suspendus pendant la période comprise entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus ».

En effet, alors que la plupart des délais de procédures ont été soumis à un régime sui generis qui n’est : « ni une suspension générale ni une interruption générale des délais arrivés à terme pendant la période juridiquement protégée » (Circ. de présentation des dispositions du titre I de l’ordonnance n° 2020- 306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période, publiée le 26 mars 2020, rectifiée le 30 mars 2020, JUSC 2008608C), la saisie immobilière a été dotée d’un régime de faveur : la suspension des délais.

Curieusement, alors que la cour de cassation avait précisé que la saisie immobilière et la distribution du prix étaient les deux phases d’une même procédure (cour de cassation, avis n° 0080003P, 15 mai 2008), la procédure de distribution n’est pas concernée par ce régime du faveur et est donc soumise au régime dérogatoire de l’article 2, I de l’ordonnance n° 2020-304.

Pour mémoire, la suspension d’un délai en arrête temporairement le cours sans effacer le délai déjà couru alors qu’en cas d’interruption, un nouveau délai recommence à courir à compter de la date de l’acte interruptif.

La suspension se distingue donc de l’interruption laquelle fait courir un nouveau délai de même durée que l’ancien.

Il est donc désormais établi que pour la procédure de saisie immobilière tous les délais mentionnés aux articles L. 311-1 à L. 322-14 et R. 311-1 à R. 322-72 du code des procédures civiles d’exécution, suspendus depuis le 12 mars 2020, reprendront leur cours le 24 juin à 0 heure.

Dès lors, les praticiens vont devoir se soumettre à un travail considérable en se livrant dans tous les dossiers, en fonction de l’état d’avancement de leurs procédures, à des calculs du temps déjà écoulé avant la suspension, pour déterminer le temps restant à courir pour ne pas se heurter à une caducité.

Et il n’existe à ce jour pas d’outil permettant de faciliter ce travail, comme celui proposé par le réseau Lexavoué, qui n’est utilisable que pour les délais concernés par l’article 2, I de l’ordonnance n° 2020-304 (hors délais de prescription), dont la saisie immobilière est exclue.

Il appartiendra donc au praticien de calculer le temps déjà écoulé entre l’acte concerné et le 12 mars, pour déterminer le temps qui lui restera pour respecter le délai légalement imparti à partir du 24 juin.

C’est encore un nouvel exercice de gymnastique cérébrale (D. actu. du 18 mai 2020) auquel devront se livrer les praticiens concernés.

Il est bien sûr impossible d’envisager ici toutes les situations, puisqu’en la matière, a minima, six délais des plus variées sont prescrits à peine de caducité (C. pr. exéc., art. R. 311-11), pêle-mêle, sans que cette énumération ne soit exhaustive :

vingt-quatre heures (C. pr. exéc., art. R. 321-1, dernier alinéa du code des procédures civiles d’exécution) ;
  trois jours (C. pr. exéc., art. R. 322-52) ;
  cinq jours (C. pr. exéc., art. R. 322-6, R. 322-10) ;
  huit jours (C. pr. exéc., art. R. 322-1 et R. 322-19 par renvoi à 917 du C. pr. civ.) ;
  dix jours (C. pr. exéc., art. R. 322-51, R. 322-19 par renvoi à 905-1 du C. pr. civ.) ;
  quinze jours (C. pr. exéc., art. R. 322-19) ;
  un mois (C. pr. exéc., art. R. 322-13) ;
  un et trois mois (C. pr. exéc., art. R. 322-4 dernier alinéa) ;
  un et deux mois (C. pr. exéc., art. R. 322-31) ;
  deux mois (C. pr. exéc., art. R. 321-6 et R. 322-4, R. 322-12, R. 322-56) ;
  deux et quatre mois (C. pr. exéc., art. R. 322-22, R. 322-26, R. 322-53) ;
  deux ans (C. pr. exéc., art. R. 321-20).

Aussi semble-il opportun d’apporter quelques illustrations pratiques.

Illustrations pratiques

Dans l’hypothèse d’un commandement de payer valant saisie qui aurait été signifié le 21 janvier 2020, en application des dispositions de l’article R. 321-6 du code des procédures civiles d’exécution, il devrait être publié, à peine de caducité, au service de la publicité foncière dans les deux mois de sa signification, soit au plus tard le 21 mars, donc au cours de la période juridiquement protégée.

S’il n’a pas été publié pendant la période juridiquement protégée – car, faut-il rappeler, la suspension des délais n’interdit pas d’effectuer les formalités (V.. Nouvelle ordonnance « délai covid-19 » : impact sur la saisie immobilière, D. actu, 18 mai 2020) – un mois et dix-neuf jours se seront écoulés entre le 21 janvier et le 12 mars, aussi, le praticien disposera d’un délai de dix jours à compter du 24 juin pour procéder à cette publication, soit jusqu’au 3 juillet 2020.

Là encore, il faut répéter que la suspension des délais ne lui interdit pas de publier avant le 23 juin à minuit, donc au cours de la période juridiquement protégée.

Un autre exemple, à propos de la péremption du commandement. Celle-ci sera parfois plus difficile à mettre en œuvre selon la juridiction devant laquelle la procédure sera poursuivie, car certaines d’entre-elles, malgré la levée des plans de continuité d’activité des juridictions depuis le 11 mai 2020 (note diffusée par la Chancellerie le 5 mai 2020) sont toujours en incapacité de tenir les audiences. Il en irait alors de la responsabilité de l’État.

Soit un commandement venant à péremption (C. pr. exéc., art. R. 321-20) le 30 mars 2020, vingt-trois mois et onze jours se seront écoulés entre le 30 mars 2018 et le 12 mars 2020, aussi, le praticien disposera d’un délai de dix-neuf jours à compter du 24 juin pour procéder à cette publication, soit jusqu’au 13 juillet 2020 (le 12 juillet étant un dimanche) pour obtenir une date d’audience, faire signifier des conclusions aux fins de prorogation, obtenir un jugement prorogeant les effets du commandement et le mentionner en marge au service de la publicité foncière.

Là encore, on ne peut que conseiller aux avocats d’agir, lorsque c’est possible, sans attendre le 24 juin, comme je le préconisais dès la fin de mois de mars (F. Kieffer, Saisie immobilière et covid-19 : Ô temps suspends ton vol… D. actu, 31 mars 2020).

Il n’en demeure pas moins que ce sera un véritable parcours du combattant, surtout lorsque la juridiction restera muette.

Un dernier exemple relatif aux voies de recours.

Un jugement d’orientation a été rendu le 27 février 2020 et a été signifié le 9 mars suivant. Il fixe la date d’adjudication au 11 juin 2020.

Le délai d’appel aurait dû expirer le 24 mars 2020, au cours de la période juridiquement protégée.

Ici, une question se pose, l’appel du jugement d’orientation se trouve-t-il soumis au régime de faveur octroyé à la saisie immobilière : la suspension de délais prévus par l’article 2, II, 3° de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 ou bien relève-t-il de l’article 2, I du même texte ?

En effet, l’article 2, II, 3° vise les « délais mentionnés aux articles L. 311-1 à L. 322-14 et R. 311-1 à R. 322-72 du code des procédures civiles d’exécution », parmi lesquels figure l’article R.322-19 qui impose la procédure à jour fixe pour l’appel du jugement d’orientation, mais ne fixe pas le délai appel, qui reste régi par les dispositions du Livre Ier du code des procédures civiles d’exécution et plus précisément par l’article R.121-20 dudit code (par renvoi de l’article R.311-1).

Aussi, a priori, le délai d’appel du jugement d’orientation n’est donc pas suspendu, mais prorogé dans les conditions de l’article 2, I de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020.

Aussi, dans notre exemple, l’appel sera recevable jusqu’au 8 juillet 2020 (23 juin inclus + 15 jours), pour un jugement d’orientation signifié le 9 mars 2020.

Toutefois, une autre analyse est possible ; puisque l’article R. 311-1 du code des procédures civiles d’exécution qui renvoie à l’article R.121-1 du même code est visé dans l’article 2, II, 3° de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020, le régime de la suspension des délais s’appliquerait aussi à l’appel du jugement d’orientation.

Dans ce cas de figure, au 12 mars 2020, trois jours se seront écoulés, il restera douze jours et l’appel sera recevable jusqu’au 6 juillet 2020 (le 5 juillet étant un dimanche).

Quel que soit le mécanisme (prorogation ou suspension), le créancier poursuivant pourra  requérir l’adjudication le 11 juin 2020, si les conditions requises sont réunies (soit une juridiction opérationnelle avec magistrat et greffier, des publicités légales et visites effectuées) ; toutefois, son client pourrait décider d’attendre l’expiration du délai d’appel.

Or, si l’appel n’a pas été formé (il peut l’être au cours de la période juridiquement protégée), le créancier poursuivant ne pourra pas présenter une demande de report de l’adjudication sur le fondement de l’article R. 322-19 du code des procédures civiles d’exécution et sa demande devra alors être fondée sur les dispositions combinées des ordonnances n° 2020-304, 2020-306, 2020-560, 2020-595 et de l’article R. 322-28 du code des procédures civiles d’exécution.

Ce ne sont là que quelques illustrations des difficultés que rencontreront les praticiens dans les prochains mois.

Gageons qu’ils ne feront pas comme les rédacteurs des ordonnances et suivront, pour les calculs auxquels ils vont devoir se livrer, les conseils de Boileau (op. cit., p. 231) :

Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.

Coronavirus : complément aux règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale

Comme la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 l’y a autorisée, l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 a adapté les règles relatives à la compétence territoriale et aux formations de jugement notamment de l’ordre judiciaire ainsi que les règles relatives aux délais de procédure et de jugement, à la publicité des audiences et à leur tenue, au recours à la visioconférence devant ces juridictions et aux modalités de saisine de la juridiction et d’organisation du contradictoire devant ces juridictions (art. 11, I, 2°). Cette première ordonnance est modifiée et complétée par l’ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020, afin, selon le rapport fait au président de la République, « de faciliter la reprise de l’activité juridictionnelle malgré les mesures d’urgence sanitaire prises pour ralentir la propagation du virus covid-19 ».

Le champ d’application de ces règles doit retenir l’attention. Tout d’abord, contrairement à ce qui a été envisagé, elles restent limitées à la matière non pénale. Ensuite, l’article 1 de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2010 prévoit que ses dispositions sont applicables pendant une période s’étendant du 12 mars jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire. Or, conformément au I de l’article 1er de la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020, l’état d’urgence sanitaire, déclaré par l’article 4 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, est prorogé jusqu’au 10 juillet 2020 inclus. Les règles prévues par l’ordonnance du 25 mars 2020, modifiée par l’ordonnance du 20 mai 2020, doivent donc recevoir application jusqu’au 10 août 2020.

Ceci étant précisé, les modifications apportées par le décret du 20 mai 2020 s’articulent autour de deux grandes idées : la limitation des contacts au sein des juridictions et la recherche d’une information effective.

La limitation des contacts au sein des juridictions

Accès aux juridictions

Cette limitation passe tout d’abord par un encadrement de l’accès aux juridictions. L’ordonnance du 20 mai 2020 insère un nouvel article 6-1 à l’ordonnance du 25 mars 2020, qui précise, dans son I, que les « les chefs de juridiction définissent les conditions d’accès à la juridiction, aux salles d’audience et aux services qui accueillent du public » tout cela dans le respect des règles sanitaires en vigueur et en informant le public par voie d’affichage.

Juge unique

Ensuite, l’ordonnance du 20 mai 2020 apporte trois précisions quant à la possibilité offerte aux présidents de juridiction, par l’article 5 de l’ordonnance du 25 mars 2020, de recourir au juge unique.

En premier, elle précise les règles applicables devant le conseil de prud’hommes et le recours à la formation restreinte – tenant lieu de juge unique devant cette juridiction paritaire – recours qui semble d’ailleurs être imposé. En effet, alors que l’alinéa précédent précise que, devant le tribunal de commerce, le président du tribunal peut recourir à la formation d’un juge unique, l’alinéa 4 de l’article 5 de l’ordonnance du 25 mars 2020, indique expressément que « le conseil de prud’hommes statue en formation restreinte ». Le présent de l’indicatif sonne comme un impératif qui ne laisserait pas le choix au président de la juridiction. L’ordonnance du 20 mai 2020 précise alors qu’en cas de départage, un juge du tribunal judiciaire dans le ressort duquel est situé le siège du conseil de prud’hommes statue seul, après avoir recueilli l’avis des conseillers prud’homaux. Mais s’il n’a pas tenu l’audience de départage avant le 10 août 2020, alors l’affaire est renvoyée devant la formation restreinte présidée par ce juge. Cette dernière disposition est intéressante car elle prévoit, au-delà de la période d’application des règles exceptionnelles d’organisation juridictionnelle, la mise en œuvre d’une formation extraordinaire qui n’est pas prévue par le code du travail. Selon son article L. 1454-2, en cas de départage, l’affaire est tranchée par le bureau de jugement présidé par un juge du tribunal judiciaire, même si le départage est intervenu devant le bureau de conciliation ou d’orientation. La formation de départage comporte donc habituellement cinq membres (C. trav., art. R. 1423-35, 4°), sauf en cas de référé (C. trav., art. R. 1423-35, 2°) et, maintenant, sauf si le départage est intervenu pendant la période de crise sanitaire augmentée d’un mois, mais n’a pas pu être résolu dans cette même période.

La deuxième précision concerne la possibilité pour le juge de la mise en état ou le magistrat chargé du rapport de tenir seul l’audience de plaidoiries dans une procédure écrite ordinaire. Cette faculté n’est pas nouvelle, puisqu’après avoir longtemps figuré à l’article 786 du code de procédure civile, elle se trouve, depuis le 1er janvier 2020, à l’article 805 du même code. On notera toutefois que l’article 5 de l’ordonnance du 25 mars 2020 modifié par l’ordonnance du 20 mai 2020 a écarté l’absence d’opposition des avocats, laissant le juge décider seul de l’opportunité d’entendre seul les plaidoiries. Il doit toutefois en informer les parties par tout moyen et en rendre compte au tribunal. On peut alors imaginer que la mention dans l’arrêt que les débats ont eu lieu devant un seul magistrat qui a fait rapport à la formation collégiale, devrait alors suffire à établir qu’il a bien rendu compte des débats à ses collègues, comme c’est le cas lorsqu’il met en œuvre le mécanisme prévu aujourd’hui à l’article 805 du code de procédure civile (Com. 20 janv. 1998, Procédures 1998, n° 90, obs. Laporte).

Enfin, la troisième précision concerne le champ d’application de l’extension du recours au juge unique et plus exactement la désignation des affaires concernées. Il s’agit des affaires dans lesquelles l’audience de plaidoirie ou la mise en délibéré de l’affaire dans le cadre de la procédure sans audience a lieu entre le 12 mars et le 10 août 2020.

Publicité des débats

Enfin, l’ordonnance du 20 mai 2020 confie, non plus au président de juridiction, mais au juge ou au président de la formation de jugement, le rôle de prendre les mesures qu’il estime nécessaires en termes de publicité des débats. On peut alors imaginer des approches différentes au sein d’une même juridiction, chaque juge pouvant adapter l’exigence de publicité aux cas qui lui seront soumis, soit en la restreignant, soit en l’écartant en décidant que les débats se dérouleront en chambre du conseil. Lorsque le nombre de personnes admises à l’audience est limité, les personnes qui souhaitent y assister saisissent par tout moyen le juge ou le président de la formation de jugement (ord. n° 2020-304, 25 mars 2020, art. 6-1). Enfin, c’est également au juge ou au président de la formation de jugement d’autoriser la présence de journalistes, que l’audience soit publique ou non.

Présence des protagonistes

Mais la possibilité de limiter la présence physique aux audiences ne se cantonne pas à celle du public. Le juge, le président de la juridiction ou le juge des libertés et de la détention peuvent limiter la présence des protagonistes des affaires.

Ainsi, ils ont la faculté, sans qu’ils aient à exposer de circonstances particulières, de recourir à un moyen de télécommunication audiovisuelle, pour tenir une audience, mais aussi éventuellement, et c’est un ajout de l’ordonnance du 20 mai 2020, pour tenir une audition (ord. n° 2020-304, 25 mars 2020, art. 7, al. 1). La seule condition est que l’on puisse s’assurer de l’identité des personnes y participant et garantir la qualité de la transmission et la confidentialité des échanges entre les parties et leurs avocats. Plus encore, le juge peut décider, si la visioconférence est impossible, de recourir à tout moyen de communication électronique, y compris téléphonique, pour entendre les parties, leur avocat ou les personnes à auditionner. C’est ce qui se pratique notamment dans le cadre des hospitalisations d’office. Là, encore, il faut que le média utilisé permette de s’assurer de l’identité des personnes et garantir la qualité de la transmission et la confidentialité des échanges. Mais comment peut-on s’assurer de l’identité d’une personne par téléphone ? Et comment garantir la qualité des échanges ? Ces questions sont d’autant plus importantes que la décision du juge, du président de la formation de jugement ou du juge des libertés et de la détention est insusceptible de recours. Toutefois, dans son ordonnance de référés du 10 avril 2020 (nos 439883 et 439892, AJDA 2020. 814 image ; AJ fam. 2020. 265 et les obs. image), le Conseil d’État énonce qu’en autorisant, sous les conditions prévues, le recours dérogatoire à des moyens de communication à distance pendant la période prévue à l’article 1er de l’ordonnance, dans le but de permettre une continuité d’activité des juridictions de l’ordre judiciaires statuant en matière non pénale, l’article 7 de l’ordonnance du 25 mars 2020 n’a pas porté d’atteinte grave et manifestement illégale aux droits de la défense (M. Kebir, Coronavirus et adaptation du fonctionnement des juridictions judiciaires : rejet des référés devant le Conseil d’État, Dalloz actualité, 20 avr. 2002).

Les questions restent toutefois nombreuses. Le dernier alinéa de l’article 7 de l’ordonnance du 25 mars 2020 tel que modifié par l’ordonnance du 20 mai 2020 prévoit que « les membres de la formation de jugement, le greffier, les parties, les personnes qui les assistent ou les représentent en vertu d’une habilitation légale ou d’un mandat, les techniciens et auxiliaires de justice ainsi que les personnes convoquées à l’audience ou à l’audition peuvent se trouver en des lieux distincts ». Ce que l’ordonnance du 25 mars 2020 avait prévu pour les avocats et les interprètes est ainsi largement étendu. Mais dans quelles hypothèses pourra-t-on avoir affaire à ce tribunal déstructuré ? Le dernier alinéa précise « dans les cas prévus par le présent article ». Or l’article 7 ne semble prévoir aucun cas particulier… cela dépendrait de la volonté du juge. En outre, peut-on imaginer une audience où chaque protagoniste est chez soi ? Et même si les moyens de communication utilisés par les membres de la formation de jugement garantissent le secret du délibéré, garantissent-ils leur qualité ?

Procédure sans audience

Enfin, c’est également la technique du jugement sur dossier qui est développée, par l’ordonnance du 20 mai 2020. Elle précise qu’à tout moment de la procédure, le juge ou le président de la formation de jugement peut décider qu’elle se déroulera sans audience. Les parties ont quinze jours pour s’opposer à cette décision, sauf dans les procédures caractérisées par la célérité (notamment les procédures de référés et les procédures accélérées au fond). L’ordonnance du 20 mai 2020 apporte toutefois des précisions en matière de soins psychiatriques sans consentement. « La personne hospitalisée peut à tout moment demander à être entendue par le juge des libertés et de la détention », sans pouvoir toutefois exiger une rencontre physique. Il lui est garanti une audition par tout moyen permettant de s’assurer de son identité et garantissant la qualité de la transmission et la confidentialité des échanges.

Ces dispositions s’appliquent aux affaires dans lesquelles la mise en délibéré de l’affaire est annoncée pendant la période s’étendant du 12 mars au 10 août 2020.

La recherche d’une information effective

Notification

Concernant de décisions de justice, l’ordonnance du 25 mars 2020 semblait doubler les dispositions relatives à leur notification, de l’obligation de les porter à la connaissance des parties par tout moyen. L’ordonnance du 20 mai 2020 précise qu’il s’agit là d’une simple faculté qui concerne la notification des décisions aux parties et à toute personne intéressée (ord. n° 2020-304, 25 mars 2020, art. 10, al. 1).

L’ordonnance du 20 mai 2020 précise également que « les convocations et les notifications qui sont, à la charge du greffe sont adressées par lettre simple lorsqu’une lettre recommandée avec demande d’avis de réception est prévue » (ord. n° 2020-304, 25 mars 2020, art. 10, al. 2). L’idée est d’augmenter la possibilité de porter à la connaissance effective des parties ladite décision.

Communication

Enfin, l’ordonnance du 20 mai 2020 insère un article 11-4 dans un nouveau chapitre de l’ordonnance du 25 mars 2020 intitulé « Dispositions relatives au SAUJ ». Les agents de ce service peuvent assurer la réception et la transmission, par voie électronique, d’un certain nombre d’actes, jouant pleinement leur rôle d’intermédiaires entre la justice et les justiciables. Tout d’abord, il s’agit de tous les actes en matière civile, lorsque la représentation n’est pas obligatoire. Ensuite, il en est de même en matière prud’homale pour les requêtes et les demandes de délivrance de copie certifiée conforme, d’un extrait ou d’une copie certifiée conforme revêtue de la formule exécutoire. Enfin, c’est aussi le cas des demandes d’aide juridictionnelle. Là, à nouveau, un doute peut apparaître quant à la signification du verbe « pouvoir » (« les agents de service de greffe […] peuvent assurer […] »). Il semble toutefois qu’il n’offre pas une faculté des agents du SAUJ, mais reconnaît leur capacité lorsque le justiciable fera le choix de la communication électronique.

Dans tous les cas, le dernier alinéa de l’article 11-4 prévoit que, s’il a été reçu par voie électronique, le document original établi sur support papier doit être produit par son auteur avant qu’il ne soit statué sur sa demande.

Une réflexion

Ces mesures ont des airs de déjà-vu. La plupart, à l’image de la procédure sans audience, ont été promues ces dernières années pour assurer la célérité de la justice et le respect du délai raisonnable, conduisant à un inexorable éloignement physique des acteurs de la justice. La preuve en est que ces mesures sont aujourd’hui accentuées pour assurer la distanciation sociale que le covid-19 impose. Il est alors à souhaiter que le juge ne fasse usage de ces possibilités que dans des circonstances exceptionnelles, même lorsque les textes ne prévoient rien de tel, et que les pouvoirs publics ne prolongent pas ces mesures au-delà de ce qui est nécessaire, car une justice de qualité ne saurait se passer de présentiel.

Adoption simple : portée de l’insanité d’esprit de l’adoptant au moment de l’adoption

L’arrêt rendu le 13 mai 2020 par la première chambre civile de la Cour de cassation intervient dans un domaine, la révocation de l’adoption simple, qui a rarement les honneurs de la haute juridiction et encore moins parmi les arrêts publiés (moins d’une dizaine en cinquante ans…). Sa motivation « nouvelle génération », loin de priver le commentateur de toute matière (sur ces débats, v. B. Dondero, Nouvelle rédaction des arrêts de la Cour de cassation : panique à l’Université !, D. 2020. 145 image ; D. Houtcieff, Motivation enrichie des arrêts de la Cour de cassation : sans commentaire ?, D. 2020. 662 image), offre l’occasion de revenir sur quelques fondamentaux de cette institution.

En l’espèce, un homme avait adopté en la forme simple l’enfant de son épouse. Passés quelques mois, le couple avait effectué diverses donations en faveur de l’adopté. Quatre ans plus tard, l’époux demandait le divorce et, dans la foulée, la révocation de l’adoption et des donations.

La configuration est classique et la jurisprudence des juges du fond en la matière, d’abord rare, puis de plus en plus riche en raison du nombre croissant de recompositions familiales (en ce sens, v. P. Salvage-Gerest, in P. Murat [dir.], Droit de la famille, Dalloz Action, 2019, § 225.41 ; F. Gasnier, Réflexion sur la pratique de l’adoption simple de l’enfant du conjoint, LPA 20 juin 2011, n° 121, p. 4), en témoigne. Très souvent, l’adoption simple est le fait du conjoint du parent de l’adopté et la séparation du couple entraîne une volonté de remettre en cause cette adoption (en ce sens, v. P. Salvage-Gerest, in P. Murat [dir.], Droit de la famille, Dalloz Action, 2019, § 224.213 ; C. Neirinck, note ss Versailles, 9 sept. 2010, Dr. fam. 2010. Comm. 185), en particulier quand celle-ci s’est accompagnée de libéralités, les considérations patrimoniales s’ajoutant alors au désamour.

La particularité de l’espèce, outre le fait qu’elle mènera à une cassation – rarissime, nous y reviendrons –, réside dans le motif invoqué pour la révocation. Dans l’arrêt sous examen, il était avéré par différents documents médicaux qu’au moment où l’adoption avait été prononcée, l’adoptant souffrait de multiples troubles mentaux. Probablement sensibles à l’ampleur de ces troubles et à la concordance des avis médicaux, les juges du fond avaient alors cru pouvoir prononcer la révocation de l’adoption simple au motif que l’ensemble des éléments démontrait que l’adoptant n’était pas sain d’esprit au moment où il avait donné son consentement à l’adoption, ce qui, selon eux, constituait un motif grave justifiant la révocation de celle-ci.

Sans véritable surprise, la Cour de cassation, au visa des articles 353, alinéa 1, et 370, alinéa 1, du code civil, casse cette décision pour violation de la loi.

Le premier texte, l’article 353, alinéa 1, du code civil, prévoit que l’adoption est prononcée à la requête de l’adoptant par le tribunal (de grande instance à l’époque, judiciaire désormais) qui vérifie dans un délai de six mois à compter de sa saisine si les conditions de la loi sont remplies et si l’adoption est conforme à l’intérêt de l’enfant.

Il est en effet fondamental de rappeler que l’adoption découle d’un jugement : cela implique qu’elle ne peut être attaquée qu’en tant que décision judiciaire. En l’espèce, la cour d’appel avait d’ailleurs pris soin de rappeler que le jugement prononçant l’adoption était susceptible d’appel et de relever que l’adoptant n’avait pas formé de recours contre la décision.

S’il y a pu y avoir un temps un flottement sur la question des « modalités » de remise en cause de l’adoption (sur ce flottement, v. Rép. civ., v° Adoption, par F. Eudier, n° 119 ; S. Mornet, note sous Civ. 1re, 27 nov. 2001, Gaz. Pal. 31 oct. 2002, p. 25), notamment sur le fondement de la qualité du consentement à l’adoption, la première chambre civile a mis fin à toute ambiguïté dans un arrêt du 27 novembre 2001 (Civ. 1re, 27 nov. 2001, n° 00-10.151, Bull. civ. I, n° 292 ; D. 2002. 39, et les obs. image ; AJ fam. 2002. 63, et les obs. image ; RTD civ. 2002. 82, obs. J. Hauser image ; Dr. fam. 2002. Comm. 57, note P. Murat ; RJPF 2002-2/32, note A.-M. Blanc ; Gaz. Pal. 30-31 oct. 2002. Somm. 26, note J. Massip) dans lequel, appliquant l’adage « Voies de nullité n’ont lieu contre les jugements », elle a affirmé que « le consentement à l’adoption et le jugement qui le constate et prononce l’adoption sont indivisibles » et qu’« en conséquence, la contestation du consentement ne pouvait se faire qu’au moyen d’une remise en cause directe du jugement par l’exercice des voies de recours en conformité avec l’article 460 du nouveau code de procédure civile ». C’est quasiment au mot près ce que la Cour de cassation affirme dans l’arrêt rapporté.

Il convient toutefois de préciser ici que, si la question de la qualité du consentement de l’adoptant n’est pas inexistante en jurisprudence (v., par ex., l’hypothèse d’une personne mise sous tutelle peu après le dépôt de la requête, Civ. 1re, 10 juin 1981, Bull. civ. I, n° 202 ; RTD civ. 1984. 303, obs. J. Rubellin-Devichi ou encore cet arrêt dans lequel l’adoptant soutenait avoir consenti à l’adoption par erreur, Civ. 1re, 28 févr. 2006, n° 03-12.170, RTD civ. 2006. 296, obs. J. Hauser image ; Dr. fam. 2006. Comm. 126, obs. P. Murat), elle reste assez exceptionnelle. Lorsque l’adoption est contestée sur le fondement d’un consentement vicié, voire absent, c’est le plus souvent le consentement des parents de l’adopté (par hypothèse mineur) qui est concerné.

Pour autant, il est admis que le candidat à l’adoption doit lui aussi avoir manifesté sans équivoque sa volonté d’adopter (en ce sens, v. Rép. civ., v° Adoption, par F. Eudier, n° 57 ; F. Terré, C. Goldie-Genicon et D. Fenouillet, Droit de la famille, 9e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2018, spéc. § 789).

Ce consentement résulte concrètement de la demande d’adoption qu’il doit formuler pour déclencher la procédure et saisir le tribunal. C’est d’ailleurs au moment de la requête en adoption que la capacité s’apprécie (Civ. 1re, 10 juin 1981, préc.), signe que c’est à ce moment-là que le consentement doit être présent et intègre. En outre, quoique les faits de l’espèce puissent faire douter (il semble établi que l’adoptant souffrait de troubles mentaux depuis 2003 avec une aggravation fin 2006, or l’adoption a été prononcée fin 2007…), on aime à penser que, comme le souligne la Cour de cassation en l’espèce, « en tant que condition légale à l’adoption », l’intégrité du consentement de l’adoptant fait partie des éléments vérifiés lors de l’instruction de la demande par le tribunal. Il reste que, même dans l’hypothèse où le consentement des uns ou des autres serait vicié, il est acquis que le prononcé de l’adoption par le juge, une fois la décision passée en force de chose jugée, « purge » la procédure de ses vices (en ce sens, v. Rép. civ., v° Adoption, par F. Eudier, n° 119), ce qui exclut qu’on puisse demander, comme le faisait M. T…, la « nullité de l’adoption » pour insanité d’esprit.

Cette impasse explique sans doute que, face à l’évidente insanité d’esprit de l’adoptant au moment de l’adoption, les juges du fond aient accepté de se placer non pas sur le terrain, menant tout droit à l’échec comme nous venons de le voir, de la validité de l’adoption mais sur celui de sa révocation. L’échec était pourtant tout aussi prévisible.

Le second texte visé, l’article 370, alinéa 1, du code civil, prévoit que l’adoption peut être révoquée s’il est justifié de motifs graves. Comme souvent lorsqu’un texte prévoit des « motifs graves », c’est vers la jurisprudence qu’il convient de se tourner pour dessiner les contours de la notion.

Les motifs graves retenus par les juges du fond sont très disparates (F. Gasnier, Réflexion sur la pratique de l’adoption simple de l’enfant du conjoint, LPA 20 juin 2011, n° 121, p. 4). Il reste que, conformément à la volonté du législateur de 1966, les juges s’attachent en principe à ne révoquer l’adoption simple que dans des situations exceptionnelles (en ce sens, v. J. Hauser, note sous Paris, 28 janv. 2010 et Versailles, 9 sept. 2010 ; C. Neirinck, L’irrévocabilité de l’adoption en question, RDSS 2006. 1076 image ; F. Monéger, note sous Versailles, 9 déc. 1999, RDSS 2000. 437 image ; H. Fulchiron, note sous Civ. 1re, 11 oct. 2017, Dr. fam. 2017. Comm. 241 ; F. Granet, Les motifs de révocation d’une adoption simple, AJ fam. 2002. 24 image). On citera à titre d’exemples (pour d’autres illustrations, v. F. Granet, art. préc.) : des voies de fait sur la personne de l’adoptant (Civ. 1re, 20 mars 1978, Bull. civ. I, n° 144), la liaison de l’adopté avec sa mère adoptive ayant entraîné le suicide du père adoptif (Grenoble, 15 déc. 2004, Dr. fam. 2005. Comm. 129, note P. Murat) ou encore l’attitude de l’adopté délibérément blessante, vexatoire, méprisante, offensante, voire attentatoire à l’honneur de l’adoptant (Pau, 10 juill. 1997, Juris-Data n° 046308).

Ainsi, les simples aléas et vicissitudes des relations familiales ne suffisent pas à constituer ces motifs. Selon les analyses, il est admis que les motifs graves nécessitent la preuve de conflits majeurs entre adoptant et adopté (en ce sens, v. R. Le Guidec, note sous Civ. 1re, 9 juill. 2014, JCP N 2014. 1385 et la jurisprudence citée) et d’une altération irrémédiable des liens affectifs entre eux (Rép. civ., v° Adoption, par F. Eudier, n° 500), voire d’une absence totale de tels liens (F. Terré, C. Goldie-Genicon et D. Fenouillet, op. cit., spéc. § 814, et la jur. citée) de nature à rendre moralement impossible le maintien des liens créés par l’adoption, ou tout au moins éminemment souhaitable leur cessation (Rép. civ., v° Adoption, par F. Eudier, n° 500 ; M. Le Bihan-Guénolé, La révocation de l’adoption, JCP 1991. 3539 et la jur. citée).

À cela s’ajoute parfois le critère de l’ingratitude (C. Neirinck, note préc. ss Versailles, 9 sept. 2010 ; M. Le Bihan-Guénolé, art. préc).

En l’espèce, rien de tout cela, du moins dans les éléments exposés par les parties et retenus par les juges du fond. En effet, les juges de la cour d’appel de Nancy avaient retenu comme unique élément constitutif de motifs graves l’insanité d’esprit de l’adoptant au moment de l’adoption. On ne peut que constater que cet élément, même avéré, est sans lien avec l’attitude de l’adopté envers l’adoptant et réciproquement ou les liens les unissant. Compte tenu de ce qui précède, la cassation ne surprend donc pas et doit être approuvée.

En revanche, on peut être plus réservé sur la justification apportée par la Cour de cassation.

Dans ce type d’affaires, les cassations sont rares, la Cour de cassation s’en remettant en principe à l’appréciation souveraine des juges du fond sur l’existence ou non de motifs graves (en ce sens, v. Rép. civ., v° Adoption, par F. Eudier, n° 500 ; C. Neirinck, note préc. ss Versailles, 9 sept. 2010) et ce en vertu d’une jurisprudence constante et ancienne (Civ. 1re, 10 juill. 1973, Bull. civ. I, n° 243 ; JCP 1974. II. 17689, 5e esp., note E.S. de la Marnierre ; 20 mars 1978, n° 76-13.415, Bull. civ. I, n° 114). La Cour de cassation tenait donc l’occasion de préciser les contours de la notion, notamment grâce à la « motivation enrichie ».

Elle aurait ainsi pu confirmer (ou non) que, schématiquement, les motifs graves résidaient dans l’attitude des intéressés ou la nature de leurs liens et ne pouvait donc découler de l’existence d’une maladie mentale. Or, loin de revenir sur la « substance » du motif grave, sans doute trop protéiforme, elle préfère souligner un critère temporel et affirme, suivant en cela le premier moyen du pourvoi, que l’adoption ne peut être révoquée que si est rapportée la preuve d’un motif grave « résidant dans une cause survenue postérieurement au jugement d’adoption ».

Une telle affirmation interroge. Le critère semble nouveau, même si on peut citer un précédent, plus mesuré, dans une décision du tribunal de grande instance de Paris du 21 novembre 1995 (inédit, rapporté par J. Hauser, RTD civ. 1996. 138 image) qui avait retenu que l’action en révocation de l’adoption est fondée « sur des comportements en général postérieurs à son établissement ».

En l’espèce, on pressent qu’il s’agissait pour les juges de la haute juridiction d’insister sur la distinction entre les conditions de l’adoption – qui doivent être vérifiées en amont du jugement et dont les éventuels défauts sont purgés par celui-ci – et les motifs graves susceptibles de justifier en aval la révocation, lesquels, en principe, résultent schématiquement d’une dégradation des relations entre adopté et adoptant.

Tout de même, avec une telle définition, qu’en serait-il si on découvrait quelques mois, années, après l’adoption, que l’adopté avait tenté de tuer l’adoptant avant l’adoption ou que l’adoptant avait un temps abusé de l’adopté avant le jugement d’adoption ? Il n’est pas certain qu’une telle limite « temporelle » générale à la prise en compte des éléments susceptibles de caractériser des motifs graves soit totalement opportune…

Compte tenu de la rareté des décisions de la Cour de cassation en matière de révocation de l’adoption, on ne devrait pas avoir de précisions de sitôt. Une preuve de plus que, décidément, l’adoption simple… ne l’est pas tant que ça !

Appel contre une décision du bâtonnier à propos d’un contrat de travail d’un avocat : le droit et les tuyaux

« Là où il y a les tuyaux, il y a le droit ! ». L’arrêt rendu le 19 mars 2020 par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en matière de communication par voie électronique met en œuvre cet « adage » qui nous est cher. Si nous nous en réjouissons, il faut cependant reconnaître que la décision illustre une fois de plus les difficultés que la détermination du champ d’application de la CPVE, notamment en appel, a pu susciter (Sur la CPVE, v. C. Bléry, Droit et pratique de la procédure civile. Droit interne et européen, S. Guinchard (dir.),  9e éd., Dalloz Action, 2016/2017, nos 161.221 s. ; Rép. pr. civ., v° Communication électronique, par E. de Leiris, sept. 2012 [actu. janv. 2016] ; C. Bléry et J.-P. Teboul, Une nouvelle ère pour la communication par voie électronique, in 40 ans après… Une nouvelle ère pour la procédure civile ?, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2016, p. 31 s. et Numérique et échanges procéduraux, in Vers une procédure civile 2.0, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2018, p. 7 s. ; J.-L. Gallet et E. de Leiris, La procédure civile devant la cour d’appel, 4e éd., LexisNexis,  2018, nos 485 s.). 

Rappelons à cet égard que, jusqu’au 20 mai 2020, deux arrêtés techniques concernaient les cours d’appel : l’arrêté du 5 mai 2010 applicable devant les cours d’appel en procédure sans représentation obligatoire et l’arrêté du 30 mars 2011 relatif aux procédures avec représentation obligatoire devant les cours d’appel ; et que les arrêtés techniques, régis par l’article 748-6, alinéa 1er, du code de procédure civile, déterminent non seulement les garanties techniques, mais aussi le domaine de la CPVE, lorsqu’elle est facultative. Faute d’un cadre juridique autorisant le recours systématique à cette voie et même en présence de « tuyaux » (RPVA/RPVJ), la CPVE était, selon le cas, facultative, obligatoire ou interdite devant la cour d’appel.

Précisons aussi qu’un arrêté « CA » vient d’être publié, de sorte que le contentieux de la détermination du domaine de la CPVE va se tarir, même si de nouvelles questions vont se poser (C. Bléry, Arrêté du 20 mai 2020 relatif à la CPVE en matière civile devant les cours d’appel : entre espoir et déception…, Dalloz actualité, 2 juin 2020)…

L’arrêt du 19 mars 2020 concerne un recours contre une décision prise par un bâtonnier à propos d’un litige né à l’occasion d’un contrat de travail d’un avocat ; la solution serait la même dans l’hypothèse d’un contrat de collaboration. Ce recours, relevant de l’article 16 du décret du 27 novembre 1991 (par renvoi des art. 142 et 152 du même décret de 1991), a été jugé éligible à la CPVE, parce que porté devant la cour d’appel elle-même. A l’inverse, le recours formé, en application de l’article 176 du même décret, contre la décision du bâtonnier statuant en matière de contestations d’honoraires et débours, s’était vu refuser cette éligibilité à la CPVE, parce qu’il relevait du premier président (PP) de la cour d’appel (Civ. 2e, 6 sept. 2018, n° 17-20.047, F-P+B, Dalloz actualité, 14 sept. 2018, obs. C. Bléry ; JCP 2018. 1174, obs. N. Gerbay) : ce recours – procédure « autonome » devant le PP – n’entrait pas dans le champ d’application de l’arrêté du garde des Sceaux du 5 mai 2010, relatif à la communication par voie électronique dans la procédure sans représentation obligatoire devant les cours d’appel, tel que fixé par son article 1er…

Un avocat salarié saisit un bâtonnier du différend l’opposant à la société qui l’employait après son licenciement par cette dernière. Débouté de l’intégralité de ses demandes par une ordonnance du 22 mai 2018, il interjette appel de cette décision, d’abord par une première déclaration « papier » faite au greffe de la cour d’appel le 11 juin 2018, puis par la voie du réseau privé virtuel des avocats (le RPVA) le 12 juin 2018.

La cour d’appel déclare les deux déclarations d’appel irrecevables, considérant notamment que « les règles prévues par l’article 16 du décret du 27 novembre 1991 avaient seules vocation à s’appliquer en l’espèce, à l’exclusion des dispositions de l’article 748-1 du code de procédure civile ». L’avocat se pourvoit en cassation pour contester l’irrecevabilité des deux DA : à propos de la DA dématérialisée, il estime au contraire que l’envoi ou la remise au greffe de la cour d’appel, en application des articles 152 et 16 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, de la déclaration d’appel formée contre la décision du bâtonnier rendue dans le cadre d’un litige né à l’occasion du contrat de travail d’un avocat salarié, peut être effectué par voie électronique (première branche du moyen).

Seule cette branche est examinée par la deuxième chambre civile, qui casse l’arrêt d’appel au visa des articles et avec un attendu rappelés ci-dessus, en chapô.

L’arrêt commenté n’est pas surprenant. En effet, il y a équivalence entre les actes de procédure effectués par voie électronique et ceux sur support papier (v. C. Bléry, Droit et pratique de la procédure civile, nos 161.08 et 161.221 ; Rép. pr. civ., v° Communication électronique, par E. de Leiris, n° 6). Il en a d’ailleurs été jugé ainsi le 18 janvier 2017 (Soc. 18 janv. 2017 FS-P+B, n° 14-29.013, Dalloz actualité, 6 févr. 2017, nos obs.). Dans cette affaire de 2017, le pourvoi prétendait que l’article R. 1461-1 du code du travail (dans sa version antérieure au décret du 12 mai 2016) imposait une déclaration d’appel « papier », qu’une déclaration d’appel par voie électronique devait donc être jugée irrecevable ; cependant, le législateur ayant mis en œuvre la dématérialisation des procédures selon une démarche d’équivalence, la voie électronique pouvait être utilisée pour la déclaration d’appel. La Cour de cassation avait donc affirmé que « l’article 748-1 du code de procédure civile et l’arrêté du 5 mai 2010 y relatif, qui n’ouvrent en matière prud’homale qu’une faculté, ne dérogent pas au principe d’égalité de traitement de l’article 16 de la DDH dès lors que les prescriptions des articles 58 et 933 du même code demeurent applicables ». Ici, il devait être fait application de l’article 16 du décret de 1991 ; or celui-ci dispose que « le recours devant la cour d’appel est formé par lettre recommandée avec demande d’avis de réception adressée au secrétariat-greffe de la cour d’appel ou remis contre récépissé au greffier en chef […] » (al. 1er). Dans l’affaire donnant lieu à l’arrêt du 19 mars 2020, la DA ou plus rigoureusement la déclaration de recours « papier » par LRAR, prévue à l’article 16, pouvait tout à fait être effectuée par voie électronique en raison de l’équivalence de l’écrit papier et de l’écrit dématérialisé.

Cette équivalence joue cependant dans les limites du domaine de la CPVE, ce que l’arrêt du septembre 2018, précité (parmi d’autres) affirme. Dans l’affaire de 2018, le demandeur au pourvoi avait tenu le raisonnement d’équivalence, ce qui paraissait logique… sauf que, on l’a dit, la Cour de cassation a élaboré une jurisprudence sur des procédures « autonomes » qu’elle exclut de la communication par voie électronique : rappelons que le 6 juillet 2017 (Civ. 2e, 6 juill. 2017, n° 17-01.695 P, Dalloz actualité, 20 juill. 2017, obs. M. Kebir ; Gaz. Pal. 31 oct. 2017, p. 61, obs. C. Bléry), la deuxième chambre civile a considéré que la procédure de récusation et/ou de renvoi pour cause de suspicion légitime est autonome ; dès lors, elle n’entre pas dans le champ d’application des arrêtés existants, qui visent la cour d’appel et non le premier président – juridiction au sein de la juridiction –, de sorte que la requête en récusation, adressée au premier président par RPVA, est irrecevable. Comme un arrêté technique est nécessaire pour fixer les modalités techniques, tant en CPVE facultative qu’obligatoire et qu’il n’en existe pas pour la juridiction du premier président de la cour d’appel, celui-ci ne peut être saisi d’actes dématérialisés (É. de Leiris, D. 2018. 692, n° 3 ; Adde J.-L. Gallet et É. de Leiris, La procédure civile devant la cour d’appel, préc., n° 491)… Or, dans l’arrêt de 2018, le recours en cause était régi par l’article 176, alinéa 1er, du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, qui dispose : « la décision du bâtonnier est susceptible de recours devant le premier président de la cour d’appel, qui est saisi par l’avocat ou la partie, par lettre recommandée avec demande d’avis de réception »… PP et non CA, donc recours autonome.

Dans notre arrêt de 2020, le recours en cause est porté devant la cour d’appel et non le premier président. Ce n’est pas une procédure autonome, mais une procédure visée par l’arrêté du 5 mai 2010 alors encore en vigueur, puisque ce recours « est instruit et jugé selon les règles applicables en matière contentieuse à la procédure sans représentation obligatoire » (Décr. 1991, art. 16, al. 1erin fine). Comme il s’agit de saisir la cour d’appel, l’acte entre dans les prévisions de l’article 1er de l’arrêté technique de 2010, qui vise « la déclaration d’appel, les actes de constitution et les pièces qui leur sont associées ». Tout au plus, pourrait-on dire que ce n’était pas exactement une DA, mais une déclaration de recours. Mais, et c’est plutôt heureux, la Cour de cassation a déjà fait preuve de souplesse dans un cas similaire : elle a ainsi pu juger, à propos du recours contre une décision du directeur général de l’INPI, que « les tuyaux sont ouverts »… (Com. 13 mars 2019, n° 17-10.861, F-P+B et Civ. 2e, 18 oct. 2018, n° 17-10.861, FS-D, Dalloz actualité, 28 mars 2019, obs. C. Bléry).

Une nouvelle fois, avec l’arrêté du 20 mai 2020 précité, de tels arrêts appartiennent à l’histoire du droit, ce dont on ne peut que se réjouir, même si d’autres difficultés risquent de se présenter. 

Arrêté du 20 mai 2020 relatif à la CPVE en matière civile devant les cours d’appel : entre espoir et déception…

Si 2019 a été une année riche, pour ne pas dire foisonnante, en matière de communication par voie électronique, 2020 est déjà marquée par des textes concernant la matière : outre le droit d’exception régi par l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020, permettant les audiences virtuelles et allégeant les normes de sécurité dans certaines transmissions d’actes, des arrêtés, en février, ont été des étapes de la communication par voie électronique version 2 (CPVE v. 2), alors que l’arrêté commenté du 20 mai 2020 constitue un énième petit pas dans le long et tortueux cheminement de la dématérialisation des procédures en version 1 (CPVE v. 1 ; Sur ces notions, v. C. Bléry et J.-P. Teboul, De la communication par voie électronique au code de cyber procédure civile, JCP 2017; 665 ; Numérique et échanges procéduraux, in Vers une procédure civile 2.0, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2018, p. 7 s.).

En effet,

deux arrêtés du 18 février 2020 ont modifié deux précédents arrêtés des 6 et 28 mai 2019 relatifs au Portail du justiciable : depuis le 21 février 2020, ce Portail permet au justiciable, outre la consultation du dossier d’une affaire, d’adresser des requêtes par voie électronique à certaines juridictions civiles. Le portail, créé par le décret n° 2019-402 du 3 mai 2019 (v. C. Bléry, T. Douville et J.-P. Teboul, Dalloz actualité, 24 mai 2019), qui a réécrit l’article 748-8 du code de procédure civile, ne se limite donc plus à des flux sortants de la juridiction à destination du justiciable, il accueille le flux entrant des actes de saisine, que sont les requêtes, soit le flux allant du justiciable vers la juridiction (C. Bléry et J.-P. Teboul, Dématérialisation des procédures : saisine d’une juridiction par le Portail du justiciable, Dalloz actualité, 5 mars 2020). Le Portail est bel et bien une première mise en œuvre concrète de la CPVE v. 2 ;
  l’arrêté du 20 mai 2020, au contraire, est une contribution à la CPVE v. 1. Il concerne en effet les « antiques » RPVA et RPVJ. Son apport n’est pas négligeable. Il laisse cependant le « cépévéiste » sur sa faim.

I - Situation antérieure à l’arrêté du 20 mai 2020

Antérieurement à l’arrêté du 20 mai 2020, faute d’un cadre juridique autorisant le recours systématique à cette voie et même en présence de « tuyaux » (RPVA/RPVJ), la CPVE était, selon le cas, facultative, obligatoire ou interdite devant la cour d’appel : c’était la conséquence de la combinaison des dispositions du code de procédure civile, des arrêtés techniques et de la jurisprudence. Cette situation était contraire à un « adage » qu’il serait souhaitable d’instituer, selon lequel « dès lors qu’il y a les “tuyaux”, il y a le droit »…

Pourtant, juridiquement, l’article 748-1 envisageait et envisage toujours la transmission (envoi, remise, notifications) par voie électronique de tous les actes du procès, qu’il énumère ; le principe étant qu’elles sont permises, dans les conditions posées par les articles suivants, et parfois imposées. Pour la cour d’appel, l’article 930-1 rend obligatoire la remise des actes au greffe, et par ce greffe, par voie électronique – ceci à peine d’irrecevabilité et sauf cause étrangère, lorsque la représentation est obligatoire : plus précisément il s’agit de représentation obligatoire par avocat (ROA), à l’exclusion de représentation par le défenseur syndical en matière prud’homale, puisque celui-ci n’a pas accès au RPVA (C. pr. civ., art. 930-2 et 3).

Pour compléter ces articles 748-1 et 930-1, des arrêtés techniques sont nécessaires. Ils sont régis par l’article 748-6, alinéa 1er, du code de procédure civile : ils déterminent les garanties techniques, mais aussi le domaine de la CPVE, lorsqu’elle est facultative. L’exigence d’arrêté est la « clé de voute » du système de 2005. Parmi ces arrêtés, deux concernaient les cours d’appel : l’arrêté du 5 mai 2010 applicable devant les cours d’appel en procédure sans représentation obligatoire et l’arrêté du 30 mars 2011 relatif aux procédures avec représentation obligatoire devant les cours d’appel.

A - Procédure sans ROA

L’arrêté du 5 mai 2010, abrogé, permettait la communication par voie électronique de certains actes seulement. Du fait de cet arrêté, lorsque la procédure était sans représentation obligatoire, la CPVE était facultative, mais limitée.

Cela s’explique par l’« histoire » : en procédure orale classique, la formulation à l’audience des prétentions des parties, de « vive voix », interdisait a priori toute notion de dématérialisation procédurale. De fait, lorsqu’il s’est agi de permettre le recours à la communication par voie électronique dans les procédures sans représentation obligatoire, donc orales, devant les cours d’appel, les rédacteurs de l’arrêté technique se sont heurtés à cette antinomie entre oralité et dématérialisation : faute de régime réglementaire de l’écrit à l’époque, ils n’ont pu ouvrir largement ce mode de communication (J.-P. Teboul, Les métamorphoses des procédures orales. Le décret n° 2010-1165 du 1er octobre 2010 : une métamorphose de la procédure devant le tribunal de commerce impliquant une stratégie de conduite du changement, Gaz. Pal. 30-31 juill. 2014, p. 28). Pour cette raison, le recours facultatif à la communication par voie électronique a été limité aux « envois et remises des déclarations d’appel, des actes de constitution et des pièces qui leur sont associées » : ces actes étaient prévus par le code et conçus par lui comme devant être réalisés ou constatés par écrits sur support papier ; ils avaient une valeur autonome, l’antinomie n’existait pas pour eux. Les autres écrits, qui jouaient pourtant de fait un rôle en procédure orale, tout particulièrement les échanges entre parties, échappaient à la communication par voie électronique au sens du titre XXI ; en effet, ils n’étaient pas soumis à un régime particulier du code de procédure civile, de sorte qu’aucune démarche par équivalence ne pouvait leur être appliquée. Le décret du 1er octobre 2010, en créant les articles 446-1 à 4 a permis le passage de l’oralité classique à l’oralité moderne : l’écrit a acquis une valeur autonome, indépendamment de la parole prononcée à l’audience et a pu être dématérialisé. La communication par voie électronique est ainsi devenue praticable, à condition qu’une dispense de présentation soit possible et effective (C. pr. civ., art. 446-1, al. 2 : c’est l’oralité moderne). Par la suite, la Cour de cassation est allée plus loin. Elle a ajouté à l’article 446-2 en donnant une certaine autonomie aux écrits indépendemment d’une dispense de présentation, dès lors que des échanges écrits avaient été organisés par le juge (C. pr. civ., art. 446-2, al. 1er, et jurisprudence, Civ. 2e, 22 juin 2017, n° 16-17.118 P, D. 2017. 1588 image, note C. Bléry et J.-P. Teboul image ; ibid. 1868, chron. E. de Leiris, N. Touati, O. Becuwe, G. Hénon et N. Palle image ; ibid. 2018. 692, obs. N. Fricero image ; Procédures 2017. comm. 228, obs. Y. Strickler ; Gaz. Pal. 31 oct. 2017, p. 60, obs. L. Mayer : c’est l’oralité « post-moderne »).

Malgré l’avènement de l’oralité moderne, l’arrêté du 5 mai 2010 n’a pas été actualisé et la faculté de transmission des actes par voie électronique est restée limitée à ses prévisions. Or, ce caractère limitatif a posé des difficultés. Ainsi, le 10 novembre 2016, la deuxième chambre civile a jugé que la cour d’appel n’était pas saisie d’un mémoire remis par RPVA dans une procédure d’expropriation, procédure sans représentation obligatoire. Dans un arrêt du même jour elle a estimé en revanche qu’un avocat pouvait remettre à la cour d’appel une déclaration d’appel en matière de procédure d’expropriation par RPVA (V. Civ. 2e, 10 nov. 2016, nos 15-25.431 et 14-25.631 P, D. 2016. 2502 image, note C. Bléry image ; ibid. 2017. 605, chron. E. de Leiris, N. Palle, G. Hénon, N. Touati et O. Becuwe image ; D. avocats 2017. 72, obs. C. Lhermitte image ; et, sur le premier, Dalloz actualité, 1er déc. 2016, obs. R. Laffly). La deuxième chambre civile a confirmé la recevabilité d’une déclaration d’appel par voie électronique dans une procédure sans représentation obligatoire, toujours en matière d’expropriation, dans un arrêt rendu le 19 octobre 2017 (Civ. 2e, 19 oct. 2017, n° 16-24.234, D. 2017. 2353 image, note C. Bléry image ; ibid. 2018. 692, obs. N. Fricero image). Cette jurisprudence s’expliquait parce que l’article 1er de l’arrêté technique cantonnait l’utilisation du réseau privé virtuel des avocats à certains actes. Le texte était limitatif, mais clairement rédigé : il n’y avait aucune ambiguïté sur ce qu’il permettait ou pas. La Cour de cassation l’avait, dès lors, appliqué strictement, validant la remise de la déclaration d’appel par voie électronique, mais pas celle d’un mémoire en matière de procédure d’expropriation. Remarquons que, si le décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019 a transformé la procédure d’expropriation en procédure avec représentation obligatoire tant en première instance (C. expr., art. R. 311-9) qu’en appel (C. expr., art. R. 311-17), le raisonnement de la Cour n’a pas été modifié dès lors que la procédure d’appel est (de moins en moins souvent) sans représentation obligatoire. Un arrêt du 19 mars 2020 en atteste : il a été rendu à propos d’un recours contre une décision prise par un bâtonnier à propos d’un litige né à l’occasion d’un contrat de collaboration ou d’un contrat de travail d’un avocat. Ce recours, relevant de l’article 16 du décret du 27 novembre 1991, a été considéré comme éligible à la CPVE, parce que porté devant la cour d’appel elle-même ; dès lors la déclaration d’appel formée par RPVA a été jugée recevable (Civ. 2e, 19 mars 2020, n° 19-11.450, F-P+B+I, Dalloz actualité, 2 juin 2020, obs. C. Bléry).

La Cour de cassation a par ailleurs fait preuve d’une étonnante souplesse en faisant jouer l’arrêté là où on ne l’aurait pas forcément pensé, ainsi à propos du recours formé contre une décision du directeur général de l’INPI en application de l’article R. 411-21 du code de la propriété intellectuelle (Com. 13 mars 2019, n° 17-10.861 F-P+B et Civ. 2e, 18 oct. 2018, n° 17-10.861 FS-D, Dalloz actualité, 28 mars 2019, obs. C. Bléry ; D. 2019. 583 image ; ibid. 2020. 451, obs. J.-P. Clavier image ; RTD com. 2019. 370, obs. J. Passa image).

Quoi qu’il en soit, selon l’acte à accomplir, la CPVE était facultative ou interdite… malgré l’existence de « tuyaux ».

B - Procédure avec ROA

L’arrêté du 30 mars 2011, abrogé, énumérait des actes, mais pas tous les actes, susceptibles d’être transmis par voie électronique, ce qui – là aussi – a entraîné des hésitations.

Cet arrêté était lié à l’article 930-1 du code de procédure civile, qui s’appliquait, et s’applique toujours, aux procédures ordinaires et à jour fixe. L’alinéa 1er dispose qu’« à peine d’irrecevabilité relevée d’office, les actes de procédure sont remis à la juridiction par voie électronique ». Les alinéas 2 et 3 prévoient le retour au papier en cas de cause étrangère : l’acte est remis ou adressé par LRAR – depuis le décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 – au greffe. De même, selon l’alinéa 4, « les avis, avertissements ou convocations sont remis aux avocats des parties par voie électronique, sauf impossibilité pour cause étrangère à l’expéditeur ». Enfin, l’alinéa 5 précise qu’« un arrêté du garde des Sceaux définit les modalités des échanges par voie électronique ». C’était donc l’arrêté du 30 mars 2011, d’ailleurs modifié à plusieurs reprises.

Souvent appelée à se prononcer, la Cour de cassation a estimé que certaines transmissions « avocat-greffe », non visées par l’arrêté technique du 30 mars 2011, devaient être accomplies par voie électronique : ainsi de la saisine de la cour par voie électronique en cas de renvoi après cassation (Civ. 2e, 1er déc. 2016, n° 15-25.972 P, Dalloz actualité, 14 déc. 2016, obs. C. Bléry ; D. 2016. 2523 image ; ibid. 2017. 422, obs. N. Fricero image ; D. avocats 2017. 28, obs. C. Lhermitte image ; 17 mai 2018, n° 17-15.319 NP), du déféré (Civ. 2e, 26 janv. 2017, n° 15-28.325 NP, Procédures 2017. Comm. 57, obs. H. Croze ; 1er juin 2017, n° 16-18.361 P ; Gaz. Pal. 31 oct. 2017, p. 70, obs. C. Bléry). Elle a statué de la même manière à propos des transmissions « greffe-avocat » : par exemple pour un avis d’audience en rectification d’erreur matérielle, alors que la décision rectifiée était issue d’une procédure avec ROA (Civ. 2e, 7 déc. 2017, n° 16-18.216 P, Dalloz actualité, 8 janv. 2018, obs. F. Mélin ; Gaz. Pal. 6 févr. 2018, p. 56, obs. C. Bléry) ; elle a encore jugé que si la requête aux fins d’assignation à jour fixe devait être faite sur support papier (v. infra), l’assignation à jour fixe, elle, devait emprunter la voie électronique… sauf cause étrangère (Civ. 2e, 27 sept. 2018, n° 17-20.930 P, Dalloz actualité, 3 oct. 2018, obs. C. Bléry ; D. 2018. 1919 image ; ibid. 2019. 555, obs. N. Fricero image ; 9 janv. 2020, n° 18-24.513 P, Dalloz actualité, 24 janv. 2020, obs. F. Kieffer ; D. 2020. 88 image ; Rev. prat. rec. 2020. 8, chron. O. Salati image).

M. de Leiris (E. de Leiris, D. 2017. 607 image) justifie cette jurisprudence de la manière suivante : l’auteur écrit qu’en matière de communication par voie électronique obligatoire, et en l’état de l’article 930-1, « il n’y a pas lieu de se pencher sur l’arrêté le mettant en œuvre pour déterminer le domaine d’application de cette obligation ».

Notons encore que l’article 959 prévoit que « la requête [de l’art. 958] est présentée par un avocat dans le cas où l’instance devant la cour implique constitution d’avocat dans les conditions prévues à l’article 930-1 ».

La Cour de cassation a en revanche précisé que certaines procédures « autonomes », qui relèvent du premier président de la cour d’appel – juridiction au sein de la juridiction – et qui n’étaient donc soumises ni à l’arrêté de 2010, ni à celui de 2011, étaient exclues de la communication par voie électronique : dès lors, une requête en récusation (Civ. 2e, 6 juill. 2017, n° 17-01.695 P, Gaz. Pal. 31 oct. 2017, p. 61, obs. C. Bléry ; Dalloz actualité, 20 juill. 2017, obs. M. Kebir), une requête aux fins d’assigner à jour fixe (Civ. 2e, 7 déc. 2017, n° 16-19.336 P, Dalloz actualité, 14 déc. 2017, obs. C. Bléry ; D. 2017. 2542 image ; ibid. 2018. 692, obs. N. Fricero image ; ibid. 1223, obs. A. Leborgne image ; Gaz. Pal. 15 mai 2018, p. 77, obs. N. Hoffschir), adressée au premier président par le réseau RPVA, ont été déclarées irrecevables … De même du recours porté devant le premier président de la cour d’appel, en matière de contestation des honoraires de l’avocat (Civ. 2e, 6 sept. 2018, n° 17-20.047 P, Dalloz actualité, 14 sept. 2018, obs. C. Bléry ; JCP 2018. 1174, obs. N. Gerbay)… à la différence du recours contre une décision du même bâtonnier, mais porté devant la cour elle-même (v. Civ. 2e, 19 mars 2020, n° 19-11.450, F-P+B+I, préc.). Le moins que l’on puisse dire c’est que les arrêts ont interrogé quant à l’autonomie de certaines procédures « condamnées » par cette jurisprudence à être « papier ».

Dès lors qu’il s’agissait de la remise d’actes à la cour d’appel ou par la cour d’appel, la communication par voie électronique était obligatoire. Elle était interdite devant le premier président, exclu de la communication par voie électronique.

C’est en cet état complexe, pour ne pas dire byzantin, du droit que l’arrêté du 20 mai 2020 a été publié.

II - Apports de l’arrêté du 20 mai 2020

L’arrêté du 20 mai 2020 relatif à la communication par voie électronique en matière civile devant les cours d’appel concerne, on l’a dit, le RPVA et le RPVJ. Il est des plus classiques dans son découpage (conditions de forme des actes de procédure remis par la voie électronique, système de communication électronique mis à disposition des juridictions et du ministère public, sécurité des moyens d’accès des avocats au système de communication électronique mis à leur disposition, identification des parties à la communication électronique et de sa fiabilité), ses solutions techniques inchangées…

Son apport original tient donc dans ses deux premiers articles, qui disposent respectivement : « l’arrêté du 5 mai 2010 relatif à la communication par voie électronique dans les procédures sans représentation obligatoire devant les cours d’appel et l’arrêté du 30 mars 2011 relatif à la communication par voie électronique dans les procédures avec représentation obligatoire devant les cours d’appel sont abrogés » (art. 1er) ; et, « lorsqu’ils sont effectués par voie électronique entre avocats, ou entre un avocat et la juridiction, ou entre le ministère public et un avocat, ou entre le ministère public et la juridiction, dans le cadre d’une procédure avec ou sans représentation obligatoire devant la cour d’appel ou son premier président, les envois, remises et notifications mentionnés à l’article 748-1 du code de procédure civile doivent répondre aux garanties fixées par le présent arrêté » (art. 2).

Un autre article, aussi important que peu heureux, doit être mentionné, à savoir l’article 24 qui prévoit l’entrée en vigueur de l’arrêté en deux temps : immédiatement (« à la date de sa publication », soit le 21 mai 2020), pour la plupart de ses dispositions et au 1er septembre 2020, pour les « dispositions de l’article 2, en ce qu’elles portent sur la transmission des actes de procédure au premier président près la cour d’appel ».

Si le texte suscitait l’espoir, il faut bien admettre que toutes les difficultés ne sont pas pour autant derrière nous, car l’arrêté est imprécis.

A - CA : procédures avec et sans ROA

Il résulte des articles 1er et 2 qu’il n’y a plus qu’un seul arrêté, là où il y en avait deux – sans distinction selon la nature de la procédure devant la cour d’appel, c’est-à-dire qu’elle soit avec ou sans représentation obligatoire.

L’arrêté du 20 mai 2020 généralise la CPVE facultative dans l’hypothèse d’une procédure sans ROA : il abandonne heureusement la liste limitative de l’article 1er de l’arrêté de 2010. Il est cependant permis de se demander dans quelles conditions ? Plus précisément le texte joue-t-il seulement en oralité moderne, dans laquelle les écrits sont autonomes en raison de la dispense de présentation ou aussi en oralité classique, dans laquelle les écrits ne sont pas autonomes sauf ceux qui étaient énumérés à l’arrêté du 5 mai 2010… ce qui nous ferait « basculer » en oralité post-moderne ?

La question se pose si l’on compare avec l’arrêté « TC » du 21 juin 2013, portant communication par voie électronique entre les avocats et entre les avocats et la juridiction dans les procédures devant les tribunaux de commerce. Dans l’arrêté « CA », il n’est fait nulle référence à l’oralité moderne. L’article 12 de l’arrêté « TC » du 21 juin 2013, lui, prévoit que « pour permettre aux avocats, en application de l’article 861-1 du code de procédure civile, d’accomplir les notifications directes prévues à l’article 673 dudit code, la remise de l’acte à l’avocat destinataire s’opère par sa transmission au moyen du RPVA » (rappelons que, selon l’article 861-1, « la formation de jugement qui organise les échanges entre les parties comparantes peut, conformément au second alinéa de l’article 446-1, dispenser une partie qui en fait la demande de se présenter à une audience ultérieure. Dans ce cas, la communication entre les parties est faite par lettre recommandée avec demande d’avis de réception ou par notification entre avocats et il en est justifié auprès du tribunal dans les délais qu’il impartit » – l’article 861-3 donnant les mêmes pouvoirs au juge chargé d’instruire l’affaire). Autrement dit, c’est parce qu’une partie est dispensée de se présenter que les échanges organisés par le TC peuvent être effectués par voie électronique. Il existe aussi une dispense de présentation judiciaire devant la cour d’appel en procédure sans représentation obligatoire, donc orale : c’est l’article 946-1 qui permet donc la mise en œuvre d’une oralité moderne devant cette juridiction. Comme l’arrêté du 20 mai 2020 n’y fait pas référence, faut-il admettre que la CPVE sera valide pour tous les actes – y compris sans dispense de présentation ? Même si ce n’est pas totalement rigoureux, sans doute faut-il considérer que, dès lors qu’un écrit est formalisé par un avocat qui assiste une partie en cas de procédure sans représentation obligatoire l’usage du RPVA est possible. La jurisprudence, qui octroie une autonomie aux écrits indépendamment d’une dispense – et qui consacre ainsi l’oralité « post-moderne » – , va plutôt dans ce sens (Civ. 2e, 22 juin 2017, n° 16-17.118, P, préc.)…

Au passage, notons qu’un précédent arrêté technique « CA » a été pris qui a peut-être inspiré les rédacteurs de l’arrêté de 2020 : c’est l’arrêté du 20 décembre 2017 relatif à la communication par voie électronique dans les procédures devant la cour d’appel de Papeete, applicable depuis le 1er janvier 2018. Selon l’article 1er, « le présent arrêté s’applique à la communication par voie électronique dans toutes procédures devant la cour d’appel de Papeete » : c’est ainsi que « peuvent être effectués par voie électronique, entre avocats représentant une partie ou entre un avocat et la juridiction, ou entre le ministère public et un avocat, ou entre le ministère public et la juridiction les envois, remises et notifications des actes de procédure, des pièces, avis, avertissements ou convocations, des rapports, des procès-verbaux ainsi que des copies et expéditions revêtues de la formule exécutoire des décisions juridictionnelles » (art. 2). Ceci alors qu’un article 440-6 du code de procédure civile de Polynésie française, applicable devant la cour d’appel de Papeete, lorsque la procédure est avec représentation obligatoire impose la voie électronique. La communication par voie électronique facultative semble donc générale lorsque la représentation n’est pas obligatoire (à la différence de ce que prévoyait l’arrêté du 5 mai 2010) sans précision sur les conditions ; de son côté, la communication par voie électronique obligatoire concerne toutes les transmissions avocats/juridiction… le premier président, non visé, paraissant exclu.

Il semble bien que les arrêtés techniques de 2017 et 2020 soient conçus plutôt pour les procédures écrites que pour les procédures orales. La notion d’écrit dématérialisé autonome a été perdue de vue par le pouvoir réglementaire, alors qu’elle était incluse dans l’arrêté « TC » du 21 juin 2013. L’arrêté du 20 mai 2020 est, en procédure sans ROA, source d’incertitude… Elle sera cependant sans doute dissipée par la Cour de cassation qui admettra l’usage du RPVA pour tout acte écrit même en l’absence de dispense de présentation, donc, une nouvelle fois, en oralité « post-moderne ».

Par ailleurs, quid de la nature de la CPVE devant le premier président (PP) ?

B - PP : faculté ou obligation ?

Il résulte de l’article 2 que les tuyaux seront ouverts devant le premier président le 1er septembre 2020 ! L’ouverture est une bonne nouvelle. Notre adage est décliné dans ce cas de figure : puisqu’il y a les tuyaux devant le PP, il y a le droit…

Mais pourquoi l’article 24 reporte-t-il l’entrée en vigueur ? La règle devrait déjà être en vigueur tant la jurisprudence sur les procédures autonomes a causé de difficultés inutiles et rien ne justifie un retard plus grand à l’appliquer : la technique est bien opérationnelle (au moins devant certains greffes), la meilleure preuve étant les erreurs d’aiguillage commises et ayant donné lieu à la jurisprudence évoquée…

Par ailleurs, ce n’est pas parce que les tuyaux vers le PP pourront être utilisés que l’on sait selon quelles modalités. La remise des actes au PP sera-t-elle obligatoire ou seulement facultative ? Il nous semble que la CPVE sera seulement facultative ; ceci, compte tenu de la rédaction de l’article 930-1 visant la juridiction, de la place de l’article dans le code de procédure civile et de la jurisprudence qui a toujours vu dans le PP une juridiction autonome. Cela n’est cependant pas absolument certain et la prudence sera de mise : mieux vaudra systématiquement utiliser le RPVA en procédure avec ROA, ce qui aura d’ailleurs le mérite d’unifier la procédure, surtout la procédure à jour fixe : la demande d’autorisation d’assigner à jour fixe, l’assignation en cas d’autorisation, les conclusions,… les actes adressés par le greffe, seront dématérialisées. Cette CPVE avec le PP sera nécessairement facultative en procédure sans ROA : par exemple pour une demande en référé en matière de sécurité sociale…

III - Difficultés subsistantes

La publication de l’arrêté « cour d’appel » conduit à revenir sur la CPVE devant le tribunal judiciaire et son président (C. Bléry, 1er septembre 2019 : communication par voie électronique obligatoire devant le tribunal de grande instance, Dalloz actualité, 2 sept. 2019 ; Nouveaux modes d’introduction de la procédure et communication par voie électronique, D. avocats 2020. 57 ; E. Vergès, Réforme de la procédure civile 2020 – Procédures écrite, orale et sans audience, la transformation du modèle procédural, Lexbase hebdo, éd. privée, 23 janv. 2020, p. 14 s., spéc. p. 16 ; E. Raskin, Synthèse des nouvelles règles régissant les modes de saisine en procédure civile, Gaz. Pal. 28 janv. 2020, p. 74) : il faut en effet se (re)poser des questions car l’arrêté technique « tribunal judiciaire » n’est pas rédigé de la même façon que le texte nouveau…

A - Tribunal judidiaire (TJ)

Jusqu’au 31 août 2019, aucun article spécifique du code de procédure civile ne concernait le tribunal de grande instance (TGI). Cette juridiction était régie par le régime général de la matière : par application combinée des articles 748-1, 748-6 et de l’arrêté technique « TGI ». Le 1er septembre 2019, a été mis en application un article 796-1, venu rendre obligatoire l’usage du RPVA/RPVJ pour les avocats et les greffes des TGI en procédure ordinaire et à jour fixe (hors requête au président ?) en matière contentieuse (ceci compte tenu de la place de l’art. 796-1 c. pr. civ.). Cet article 796-1 était calqué sur l’article 930-1 applicable devant les cours d’appel en procédure avec représentation obligatoire. L’arrêté technique du 7 avril 2009 s’était « glissé » dans les prévisions de l’alinéa 4 de l’article 796-1 créé en 2017 et appelant un tel arrêté. Il semblait qu’une CPVE facultative pouvait jouer dans certaines procédures orales, hors du domaine de l’article 796-1, grâce aux articles 748-1 et 6 et grâce à la généralité de l’arrêté : ainsi en matière de sécurité sociale. Mais, ne fallait-pas être en oralité moderne ? Rien n’est précisé par l’arrêté de 2009 (d’ailleurs pas conçu dans cette optique).

Devant le TJ, l’article 850 a reconduit les dispositions de l’article 796-1 en précisant expressément son domaine, à savoir « en matière de procédure écrite ordinaire et de procédure à jour fixe […] à l’exception de la requête mentionnée à l’article 840 » (al. 1er) : la remise des actes à et par la juridiction est donc obligatoire sauf cause étrangère autorisant le retour au papier. L’arrêté technique du 7 avril 2009 continue son office devant le TJ, par la grâce de la consolidation effectuée par le décret n° 2019-966 du 18 septembre 2019 (art. 8) qui a changé son intitulé : c’est désormais l’arrêté du 7 avril 2009 relatif à la communication par voie électronique devant les tribunaux judiciaires. C’est l’arrêté appelé par l’article 850, alinéa 4, et il semble qu’une CPVE facultative peut encore jouer hors du domaine de l’article 850, toujours grâce à la généralité de l’arrêté… Là encore, sans doute que tout écrit formalisé par un avocat peut emprunter le RPVA, sans qu’il soit besoin d’avoir été dispensé de se présenter.

B - Président

En l’état initial du droit devant les TGI, deux décisions notables avaient été rendues, dont il résulte que des juges ayant un pouvoir juridictionnel sont cependant « englobés » dans le TGI : ils étaient donc éligibles à la communication par voie électronique générale et facultative évoquée. Ainsi devant le juge aux affaires familiales (impl., Civ. 2e, 15 oct. 2015, n° 14-22.355 NP) et devant le juge de l’exécution, spécialement pour les procédures de saisies immobilières (Civ. 2e, 1er mars 2018, n° 16-25.462 P, Dalloz actualité, 13 mars 2018, obs. C. Bléry ; D. 2018. 517 image ; ibid. 1223, obs. A. Leborgne image ; JCP 2018. 514, obs. L. Raschel). Avec l’entrée en vigueur de l’article 796-1, la question a donc été de savoir si la jurisprudence « englobant » le JAF ou le JEX n’a pas été remise en cause ? Et quid du président statuant en référé ou sur requêtes – autres qu’aux fins d’autorisation d’assigner à jour fixe ? Si la CPVE ne s’imposait pas devant ces juges (président, JAF, JEX), l’utilisation du RPVA nous semblait devoir rester facultative et non interdite, toujours en vertu de l’ « adage » : « Là où il y a les tuyaux, il y a le droit » ! Devant le TJ, l’article 850 exclut expressément les requêtes aux fins d’assigner à jour fixe devant le président du TJ : l’article 840 vise en effet la requête adressée au président du TJ pour… assigner à jour fixe, tout en disant que les procédures à jour fixe sont concernées par la CPVE obligatoire. Est-ce alors une CPVE facultative ou interdite ? Quid des référés ? De la procédure accélérée au fond (PAF) ? Une nouvelle fois, dès lors que nous sommes hors CPVE obligatoire, les textes nous semblent permettre une CPVE facultative… sous réserve (qui devrait n’être que provisoire) de tuyaux.

L’incertitude est donc encore plus grande devant le président du TJ que devant le PP où la future permission d’utiliser le RPVA est un point acquis… à moins que ce ne soit une obligation (v. supra).

L’arrêté du 20 mai 2020 apporte des améliorations que nous n’allons pas bouder. Il est quand même permis de regretter qu’il arrive bien tard et qu’il ne mette pas fin à toutes les incertitudes qui sont le lot du « cépévéiste ».

On peut essayer de résumer ainsi l’état actuel de la CPVE v. 1 devant les cours d’appel :

en procédure écrite/ROA : remise obligatoire de tous les actes du procès à et par le greffe (sauf anomalie) ; en procédure orale/sans ROA : remise facultative de tous les actes du procès à et par le greffe ; devant le PP : remise facultative des actes.

À quand une remise à plat globale, une réglementation intelligible et simple, de la CPVE ? C’était pourtant le cas en 2005 lorsque le Titre XXI a été inséré dans le code de procédure civile. Il est vrai que la question se pose tout autant pour toute la procédure civile, qui sort toute meurtrie de la récente réforme d’ampleur qui vient de lui être infligée…

Quelle adaptation du droit des personnes et de la famille suite à l’ordonnance n° 2020-595 ?

1. L’ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020 « permet de tenir compte tant de la prorogation de l’état d’urgence sanitaire que de la nécessité de la reprise de l’activité juridictionnelle » (Compte rendu du Conseil des Ministres du 20 mai 2020 accessible en ligne sur le site du gouvernement). Cette reprise de l’activité juridictionnelle ne peut avoir lieu sans le strict respect des consignes sanitaires : gestes barrières et distanciation sociale. En ce sens, le texte complète ou adapte l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 qui a été prise dans le contexte de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020. L’analyse critique que nous livrerons de l’ordonnance se placera précisément sous l’angle du droit des personnes et de la famille seulement pour les dispositions explicites de l’ordonnance étudiée (Pour une analyse en droit immobilier : F. Kieffer, Délais covid-19 l’ordonnance du 20 mai 2020 et la saisie immobilière, Dalloz actualité, 27 mai 2020). Dispositions explicites seulement car certaines précisions générales issues de l’ordonnance pourraient toucher plus ou moins directement le droit de la famille. Nous nous risquerons toutefois à soulever au moins une absence notable de l’ordonnance, celle d’adaptations spécifiques de la procédure de divorce. La désunion du couple marié n’est pas évoquée explicitement mais on sait que l’ordonnance n° 2020-304 s’y intéressait implicitement au moins par la procédure sans audience. Comme l’a évoqué Maître Thouret (S. Thouret, L’impact du covid-19 sur la procédure de divorce, AJ fam. 2020. 261 image), ces procédures de divorce restées au point mort ont nécessairement pris du retard ; certaines juridictions n’étant pas équipées pour organiser une audience de conciliation à distance comme l’article 7 de l’ordonnance du 25 mars 2020 peut le suggérer. Mais on comprend aisément que parmi le contentieux le plus urgent, ce sont des thèmes qui cristallisent des difficultés importantes qui priment. Nous évoquerons donc tour à tour : l’hospitalisation sans consentement, les mesures liées à la minorité (assistance éducative et autorité parentale) et celles intéressant les majeurs protégés.

2. L’article 6 de l’ordonnance n° 2020-595 s’intéresse en premier lieu aux mesures d’hospitalisation sans consentement. On connaît l’importance actuelle du contentieux à ce sujet que nous commentons régulièrement dans ces colonnes. Récemment, une question prioritaire de constitutionnalité a d’ailleurs été transmise au Conseil constitutionnel (Civ. 1re, 5 mars 2020 n° 19-40.039, Dalloz actualité, 15 avr. 2020, obs. C. Hélaine) montrant la tension importante qui règne en la matière. Cette tension inscrite dans une certaine stabilité s’explique par la grande particularité de ces mesures d’hospitalisation qui – sans l’accord de l’intéressé – vont la priver de liberté. La prolongation de la mesure occupe donc notamment une place de choix dans les prétoires. Or, en situation de crise sanitaire telle que nous la connaissons actuellement, cette importance du juge des libertés et de la détention aurait pu être menacée. Cette situation est corroborée par l’article 8 de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 lequel précise « Lorsque la représentation est obligatoire ou que les parties sont assistées ou représentées par un avocat, le juge ou le président de la formation de jugement peut décider que la procédure se déroule selon la procédure sans audience. Elle en informe les parties par tout moyen ». La procédure sans audience pose évidemment des difficultés dans le cadre très particulier de l’hospitalisation sans consentement. On sait que la loi n° 2013-869 du 27 septembre 2013 avait pour objectif de renforcer le contrôle du juge des libertés et de la détention dans ce contexte particulier de privation de liberté (sur les conditions d’hospitalisation, D. Truchet, Rép. civ., v° Malades mentaux, nos 4 s.). Ce contrôle systématique déjà impulsé par la loi de 2011 souffrait donc d’une certaine gêne avec les dispositions d’urgence de l’ordonnance n° 2020-304. L’article 6 de l’ordonnance nouvelle prend acte de cette nécessité en précisant désormais que « En matière de soins psychiatriques sans consentement, la personne hospitalisée peut à tout moment demander à être entendue par le juge des libertés et de la détention. Cette audition peut être réalisée par tout moyen permettant de s’assurer de son identité et garantissant la qualité de la transmission et la confidentialité des échanges ». L’expression « à tout moment » bien connue des spécialistes de l’hospitalisation sans consentement n’est pas sans rappeler l’article L. 3211-12.-I du code de la santé publique sur la mainlevée de la mesure et l’article L. 3213-4 sur sa prolongation. Le texte reste volontairement très vague sur les mesures qui permettront l’audition par le juge des libertés et de la détention de la personne qui le sollicite. Chaque établissement composera avec les moyens à disposition même si la visioconférence reste le moyen le plus sûr de d’assurer de « l’identité » de l’intéressé. La qualité de la transmission demeure toutefois une question délicate, les réseaux internet des établissements concernés n’étant pas forcément pourvus d’un très haut débit. En pratique, il sera peut-être délicat d’assurer une telle transmission.Le texte a pour principale ambition de ne pas malmener ce fameux et délicat équilibre entre les droits de la personne placée en hospitalisation sans consentement et la protection de l’ordre public. Il s’agit donc d’une véritable mesure corrective par rapport à l’ordonnance précédente. Cette correction est la bienvenue mais il faut s’assurer d’un retour rapide à une situation normale dès que les conditions sanitaires le permettront ; seule façon de s’assurer d’une égalité dans le traitement des dossiers selon les établissements concernés et les moyens disponibles dans ces derniers.

3. En ce qui concerne les dispositions relatives à la minorité de manière générale, deux corps de disposition sont concernés. D’une part, sur l’assistance éducative, le Rapport remis au président de la République résume l’objectif de l’ordonnance ainsi : « Les articles 10 à 13 de la présente ordonnance portent sur l’assistance éducative. Les nouvelles dispositions relatives à l’assistance éducative visent à concilier la reprise rapide d’un fonctionnement normal de la justice des mineurs avec le respect des règles de distanciation sociale. Elles prennent en compte les contextes locaux différents et la nécessité d’organiser dans des salles plus grandes que les bureaux des magistrats les audiences en assistance éducative qui regroupent souvent de nombreuses personnes. C’est pourquoi l’essentiel des dispositions de l’ordonnance a été conservé, à l’exception de celles portant sur les placements et de celles portant sur la suspension des droits de visite et d’hébergement, qui devront faire l’objet d’audiences. Le prolongement dans la durée de la crise sanitaire commande également de limiter le renouvellement des autres mesures sans audience à une seule fois par affaire ». En ce sens, l’article 9 de l’ordonnance n° 2020-595 ajoute à l’article 13 alinéa 3 une précision quant à la mesure d’assistance éducative concernée par cette disposition : « À défaut de mise en œuvre des dispositions des deux alinéas précédents, les mesures d’assistance éducative dont le terme vient à échéance au cours de la période définie à l’article 1er sont prorogées de plein droit jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois suivant la fin de cette période ». Il ne s’agit donc que de l’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO) qui est le principe en la matière comme le prévoit l’article 375-2, alinéa 1er, du code civil (Rép. civ., v° Autorité parentale, par V. Larribau-Terneyre et M. Azavant, n° 454). Le texte prévoit que la disposition est applicable également à l’aide à la gestion du budget de l’article 375-9-1 du code civil créé par la loi n° 2007-293 du 5 mars 2007. Ces deux mesures liées à l’assistance éducatives étant les plus souples dans le corps de règle envisagé, l’ordonnance permet donc assez logiquement selon nous leur maintien de plein droit. Ces modifications procédurales importantes étaient nécessaires dans ce contexte (pour une présentation approfondie des apports de l’ord. n° 2020-304 à ce sujet, V. Égéa, Les dispositions de l’ordonnance n °2020-304 du 25 mars 2020 relatives à l’assistance éducative, Gaz. Pal. 28 avr. 2020, n° 16, p. 87 et s. n° 1 spéc.). Une précision sur les bornes temporelles bienvenue suit ces dispositions : « toutefois, les mesures d’assistance éducative et les mesures judiciaires d’aide à la gestion du budget arrivées à échéance avant le 1er juin 2020 sont prorogées de plein droit jusqu’au 1er août 2020 inclus ». Cette prolongation de plein droit reste intéressante dans ce contentieux très particulier où l’enfant est au cœur des préoccupations du système imaginé par le législateur. On ne peut que louer cette différenciation faite dans l’ordonnance n° 2020-595 entre l’assistance éducative en milieu ouvert de l’article 375-2 et celle de l’article 375-3, plus exceptionnelle et demandant ainsi un contrôle du juge renforcé. La mention de l’article 375-3 du code civil est d’ailleurs, en ce sens, supprimée de l’article 14 de l’ordonnance n° 2020-304 lequel prévoit le renouvellement sans audience avec une décision spécialement motivée. Ainsi, seule l’AEMO et la mesure d’aide à la gestion du budget restent concernées par le dispositif issu de la crise sanitaire. L’ordonnance unifie le temps du renouvellement, désormais à une année et ce une seule fois. Le Rapport remis au président de la République justifie ce bornage temporel au maintien de la crise sanitaire dans le temps. Conformément à l’esprit général de l’article 388-1 du code civil, l’article poursuit sur l’importance donnée à l’écoute du mineur doué de discernement mais sur ce point nihil novi sub sole. L’urgence sanitaire étant sur sa phase de déclin, on comprend bien volontiers que l’écoute du mineur doué de discernement retrouve son empire normal. La condition reste toutefois classique : le mineur doit en faire la demande. Cette dualité entre le respect des consignes sanitaires de distanciation sociale et la nécessité de maintenir des audiences pour les contentieux les plus délicats nous paraît bien balancée. En somme, c’est la plupart de l’ossature de l’assistance éducative adaptée au covid-19 qui perdure. Les différences portent sur les mesures qui cristallisent le plus de difficultés et le retour à une audience semble fort pertinente pour ces domaines-ci. 

D’autre part, sur l’autorité parentale, l’ordonnance étudiée vient préciser comme le dit le Rapport « que la durée des mesures de droit de visite et de remise d’enfant fixées en espace de rencontre par décision du juge aux affaires familiales est réputée avoir été suspendue à compter de la fermeture de l’établissement et jusqu’à la reprise effective de la mesure par l’espace de rencontre (art. 11-2) ». Il s’agit d’une adaptation de l’article 1180-5 du Code de procédure civile qui prévoit la possibilité pour le juge de décider que le droit de visite s’exercera dans un espace neutre dit « espace de rencontre ». Le texte prévoit donc que la durée des mesures qui font intervenir ledit espace est suspendue jusqu’à l’ouverture de ces derniers ; ce qui n’est que l’économie générale de tout le dispositif procédural lié au covid-19. Il est intéressant de noter que les sites internet de ces espaces de rencontre indiquent souvent que leurs équipes en télétravail sont à la disposition des parents pour aider à « trouver des solutions amiables » pendant la crise sanitaire. On sait que le contentieux de l’autorité parentale est très difficile psychologiquement pour les parents et les enfants. Ainsi, on ne peut que louer cet effort d’accompagner les parents dans cette voie amiable ; probablement inspirée par le législateur qui a instauré une expérimentation de médiation préalable aux modifications de convention d’autorité parentale. Sur les droits de visite, plus spécifiquement, deux suppressions majeures et importantes. L’article 11 supprime l’article 19 de l’ordonnance précédente qui prévoyait la possibilité pour le juge de suspendre ou de modifier un droit de visite ou d’hébergement sans l’audition des parties tandis que l’article 12 supprime la simplification procédurale de l’article 21, alinéa 2, de l’ordonnance n° 2020-304 (absence de contreseing et notification par voie électronique pour la modification d’un droit de visite). Ce retour à une audience pour la modification de ces situations juridiques paraît nécessaire mais la mise en œuvre pratique risque de ne pas être aisée. 

4. Le texte étudié intéresse également les majeurs protégés. On sait que l’ordonnance n° 2020-304 permettait déjà de proroger les mesures de protection du droit des majeurs vulnérables et celles liées aux violences conjugales des articles 515-9 à 515-13 du code civil qui arrivaient à échéance pendant la période troublée. C’était une solution bienvenue dans le cadre de l’épidémie ; notamment pour toutes les personnes déjà protégées ou leurs représentants qui auraient pu contracter le virus. L’ordonnance n° 2020-595 ajoute un article 11-1 à l’ordonnance précitée lequel précise : « Art. 11-1.-Par dérogation aux articles 1222 à 1223-1 du code de procédure civile, le dossier d’un majeur protégé peut être communiqué par tous moyens aux mandataires judiciaires à la protection juridique des majeurs, à l’exception du certificat médical qui ne peut être consulté que suivant les règles énoncées aux articles précités ». La principale nouveauté reste donc cette communication « par tous moyens » qui permet d’éviter que le dossier soit consultable uniquement au greffe. C’est évidemment une mesure appréciable en ces temps où l’accès aux différents tribunaux et cours demeure très délicat. La communication essentielle du dossier – ici comme ailleurs certes – dans ces procédures parfois délicates à gérer reste donc d’actualité en ces temps troubles (V. Montourcy, Le droit d’accès au dossier et le droit à la copie des pièces le constituant, in Dossier « Majeurs protégés », AJ fam. 2014. 167 image). Bien évidemment, le texte réserve la communication du certificat médical dans les conditions classiques du Code de procédure civile, i.e. au greffe. On comprend évidemment que pour cette pièce particulière le droit commun ne s’adapte pas.

5. En somme, cette ordonnance procédurale est plus complexe qu’il n’y paraît. Adaptant, modifiant, parfois supprimant des dispositions, elle ne peut pas être décrite comme une simplification mais bien comme une continuation raisonnée. Les adaptations procédurales qui étaient nécessaires hier au pic de l’épidémie ne sont parfois plus à l’ordre du jour et elles ont été ainsi supprimées mais un grand nombre d’entre-elles reste toujours en vigueur aujourd’hui. Les inquiétudes peuvent se dissiper – nous sommes bien loin d’un point de non-retour – mais il faudra continuer à revenir au droit commun au fur et à mesure que la situation le permettra. Le droit des personnes et de la famille ne se complaît que peu dans ces situations particulières. Le tout est d’avancer sans se précipiter afin de retrouver si ce n’est le droit d’hier au moins une situation plus connue des juristes.

Règlement Bruxelles I [I]bis[/I] : notaires, exécution forcée et litiges transfrontières

Les présentes affaires – jointes aux fins de la procédure écrite et de l’arrêt – conduisent la Cour de justice de l’Union européenne à connaitre de nouveau d’une spécificité du droit croate de l’exécution forcée permettant aux notaires locaux d’émettre des ordonnances d’exécution sur la base de « documents faisant foi » (ex. factures).

Auparavant, dans deux arrêts prononcés le 9 mars 2017, elle avait jugé que, dans le contexte de cette procédure, lesdits notaires ne relevaient pas de la notion de « juridiction », au sens du règlement (CE) n° 805/2004 du 21 avril 2004 « Titre exécutoire européen » (CJUE, 2e ch., 9 mars 2017, aff. C-484/15, Ibrica Zulfikarpašić, Dalloz actualité, 22 mars 2017, obs. F. Mélin ; Rev. crit. DIP 2017. 472, note L. Pailler image ; D. 2018. 966, obs. F. Jault-Seseke image ; JDI, oct. 2018, chron. 9, spéc. n° 13, obs. J.-S. Quéguiner ; Europe, mai 2017. Comm. 216, obs. L. Idot ; Procédures, mai 2017. Comm. 90, obs. C. Nourissat) et du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 « Bruxelles I bis » (CJUE, 2e ch., 9 mars 2017, aff. C-551/15, Pula Parking, Dalloz actualité, 24 mars 2017, obs. F. Mélin ; Rev. crit. DIP 2017. 472, note L. Pailler image). Pour parvenir à cette conclusion, après avoir indiqué que le terme de juridiction se prêtait à une interprétation « autonome » et insisté sur la nécessaire préservation du principe de confiance mutuelle dans l’administration de la justice dans les États membres de l’Union, les hauts magistrats européens ont principalement pris appui sur le caractère non contradictoire de la procédure litigieuse. En effet, en droit croate, la demande qui saisit le notaire aux fins de délivrance d’une ordonnance d’exécution sur le fondement d’un « document faisant foi », n’est pas communiquée préalablement au débiteur, de sorte que cette procédure ne saurait être qualifiée de contradictoire.

Dans l’arrêt sous commentaire, la Cour de justice de l’Union européenne complète son analyse de cette procédure croate, en raisonnant à l’aune du principe de non-discrimination et du droit à un procès équitable, respectivement fondés sur l’article 18 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Dans la première espèce, sur la base d’un relevé de comptes certifiés conformes attestant de l’existence d’une créance (qualifié, pour l’occasion de « document faisant foi »), une société de droit croate introduit, auprès d’un notaire établi dans ce même État, une procédure d’exécution forcée contre une société de droit slovène. Suite à la notification de l’ordonnance d’exécution délivrée par ledit notaire lui réclamant le paiement d’une certaine somme, la société débitrice forme opposition – dans le délai imparti – devant la juridiction croate compétente (en l’occurrence, le tribunal de commerce de Zagreb). On retrouve des faits similaires dans la seconde espèce, à la différence que la demande – fondée sur une liste de factures – est formée par une société établie en Slovaquie contre une société de droit croate. Dans les deux affaires, la juridiction croate de renvoi – saisie de l’opposition – nourrit des doutes sur la conformité, avec le droit de l’Union européenne, de la procédure suivie en amont de sa saisine. En ce sens, dès lors qu’il résulte de la jurisprudence précitée de la Cour de justice que lesdits notaires ne peuvent être considérés comme des « juridictions », les ordonnances qu’ils délivrent en Croatie ne sauraient être reconnues dans les autres États membres en tant que « titres exécutoires européens », au regard du règlement (CE) n° 805/2004, ou en tant que « décisions judiciaires », au sens du règlement (UE) n° 1215/2012. Pour la juridiction de renvoi, il y a là une différence de traitement entre les personnes physiques ou morales établies en Croatie et celles situées dans les autres États membres de l’Union constitutive d’une discrimination prohibée par l’article 18 du Traité. De plus, le caractère non contradictoire de la procédure de recouvrement de créances impayées suivie devant ces notaires constituerait, toujours selon la juridiction de renvoi, une violation du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Sur le fond, en réponse aux demandes de décisions préjudicielles introduites par le tribunal de commerce de Zagreb et reformulées par ses soins (arrêt, pts 40 à 42), la Cour de justice dit pour droit que « l’article 18 TFUE et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale habilitant les notaires, agissant dans le cadre des compétences qui leur sont dévolues dans les procédures d’exécution forcée sur le fondement d’un document faisant foi, à rendre des ordonnances d’exécution qui, ainsi qu’il ressort de l’arrêt du 9 mars 2017, Pula Parking […], ne peuvent pas être reconnues et exécutées dans un autre État membre ».

- Principe de non-discrimination. En faveur de la comptabilité de la procédure croate avec cet important principe, il est tout d’abord mis en évidence que cette législation n’établit pas de traitement différencié fondé sur la nationalité des parties (arrêt, pts 45 et 46). Ensuite, est indifférent le fait que les notaires hongrois soient expressément qualifiés de « juridictions », à l’article 3 du règlement « Bruxelles I bis », faisant ainsi bénéficier les ordonnances qu’ils émettent du dispositif européen de reconnaissance et d’exécution transfrontières. Comme le rappelle fort opportunément les hauts magistrats européens, « la qualification des notaires dans divers États membres demeure liée aux spécificités des ordres juridiques respectifs, le règlement n° 1215/2012 n’ayant pas vocation […] à imposer une organisation déterminée de la justice » (arrêt, pts 47 et 48). Enfin, pour la Cour de justice de l’Union européenne – qui rappelle que les créanciers disposent d’autres voies de droit offertes par l’ordre juridique croate pour obtenir leur dû –, aucune situation de discrimination à rebours n’est à déplorer (arrêt, pts 49 et 50).

- Droit à un procès équitable. Alors que la demande de décision préjudicielle portait sur l’interprétation de l’article 6, paragraphe 1er, de la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour de justice entend raisonner sur le fondement du droit à un recours effectif, tel que protégé par l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ; article dont l’examen relève de sa compétence (arrêt, pt 37). Pour conclure au respect de ce droit, elle envisage la procédure de recouvrement croate dans son intégralité. Pour ce faire, après avoir indiqué que la phase procédurale se déroulant devant les notaires est effectivement unilatérale, la Cour constate que l’accès au juge n’en demeure pas moins garanti, les débiteurs ayant la possibilité de former opposition contre les ordonnances d’exécution délivrées (arrêt, pt 52).

- Notion de litige transfrontière. Au-delà de la réponse apportée sur le fond – qui intéresse au premier chef l’ordre juridique croate –, l’arrêt du 7 mai 2020 retient l’attention pour ses développements visant à démontrer l’existence d’un lien de rattachement des affaires au principal avec le droit de l’Union, au moyen de la justification de l’applicabilité du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 (arrêt, pts 27 à 36). Ce préalable était nécessaire pour établir la compétence de la Cour de justice. Sans entrer dans le détail de la motivation avancée, on relève surtout les précisions apportées sur la notion de « litiges transfrontières ».

On le sait, l’applicabilité du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 – comme des autres actes législatifs européens adoptés à ce jour dans le domaine de la coopération judiciaire civile (TFUE, art. 81) – suppose que le litige en cause présente un élément d’extranéité, en plus de s’inscrire en « matière civile et commerciale » (arrêt, pts 29 et 30). Les termes « litiges transfrontières » y sont d’ailleurs employés au considérant n° 26, sans toutefois être définis. Or, dans l’affaire Interplastics s.r.o. c/ Letifico d.o.o. (aff. C-323/19), toutes les circonstances de l’affaire étaient circonscrites à l’intérieur de la Croatie, à l’exception de l’établissement en Slovaquie du demandeur à l’exécution. Cette donnée était-elle suffisante pour caractériser l’élément d’extranéité du litige ? La Cour de justice de l’Union européenne répond par l’affirmative, en transposant, dans le contexte du règlement « Bruxelles I bis », la définition de la notion de « litiges transfrontières » énoncée dans le règlement (CE) n° 1896/2006 du 12 décembre 2006 « Injonction de payer européenne » ; le droit commun de la coopération judiciaire civile s’inspirant, pour l’occasion, d’une règle spéciale.

Conformément à l’article 3, paragraphe 1er, du règlement « Injonction de payer européenne », un litige peut être ainsi qualifié lorsqu’au moins une des parties a son domicile ou sa résidence habituelle dans un État membre différent de celui de la juridiction saisie. Ainsi en est-il lorsque le demandeur dans la procédure d’injonction de payer européenne a son siège dans un autre État membre que celui du for (en ce sens, CJUE 19 déc. 2019, aff. jtes C-453/18 et C-494/18, Bondora AS c/ Carlos V.C., XY, pt 35, Dalloz actualité, 30 janv. 2020, obs. F. Mélin ; D. 2020. 23 image ; Rev. prat. rec. 2020. 17, chron. A. Raynouard image ; Europe 2019. Comm. 87, obs. L. Idot ; JDI avr. 2020. Chron. 5, spéc. n° 13, obs. K. Mehtiyeva ; RTD eur. 2020/2, obs. G. Payan, à paraître). Pour la Cour de justice, « une telle interprétation de l’article 3, paragraphe 1, du règlement n° 1896/2006 sert également, en principe, à établir le caractère transfrontalier et, partant, l’élément d’extranéité, d’un litige aux fins de l’application du règlement n° 1215/2012. En effet, ces règlements relevant tous les deux du domaine de la coopération judiciaire dans les matières civiles ayant une incidence transfrontière, il convient d’harmoniser l’interprétation des notions équivalentes auxquelles le législateur de l’Union a eu recours dans ceux-ci » (arrêt, pt 35).

Sans doute, le litige en cause dans l’affaire Interplastics s.r.o. c/ Letifico d.o.o. présentait-il un élément d’extranéité. Cependant, la Cour de justice aurait pu l’affirmer sans opérer un détour par le règlement (CE) n° 1896/2006. La justification avancée est surprenante en ce qu’elle laisse penser qu’il y aurait une définition unique de la notion centrale de litiges transfrontières – ou de litiges transfrontaliers – dans le domaine de la coopération judiciaire civile. Or, s’il est vrai que l’on retrouve une définition commune dans le règlement (CE) n° 1896/2006 du 12 décembre 2006 « Injonction de payer européenne » (spéc. art. 3) et le règlement (CE) n° 861/2007 du 11 juillet 2007 « Petits litiges » (spéc. art. 3), d’autres actes législatifs européens retiennent des définitions différentes, tels que la directive 2008/52/CE du 21 mai 2008 sur certains aspects de la médiation en matière civile et commerciale (spéc. art. 2) ou le règlement (UE) n° 655/2014 du 15 mai 2014 instituant une procédure d’ordonnance européenne de saisie conservatoire des comptes bancaires (spéc. art. 3).

Avec cette transposition, dans le droit commun de la coopération judiciaire civile, de la définition de litiges transfrontières jusque-là circonscrite dans le domaine de la procédure d’injonction de payer européenne, on est amené à penser que cette définition sera retenue à chaque fois que le règlement ou la directive applicable ne contient pas de dispositions spécifiques – et, par hypothèse, dérogatoires – sur cette notion.

Dommages causés à un tiers au bail d’habitation : responsabilité extracontractuelle du bailleur

Le statut des baux d’habitation est d’ordre public, nul ne saurait l’ignorer. Mais caractériser ainsi la relation contractuelle qui lie locataire et bailleur ne doit pas faire oublier au praticien que certains agissements sont également source de responsabilité civile extracontractuelle. Plus précisément, les manquements contractuels du bailleur peuvent également mettre en jeu sa responsabilité quasi délictuelle.

Dans les faits, une bailleresse d’habitation condamnée par feu le tribunal d’instance de Roanne suivant jugement rendu le 4 septembre 2018, a interjeté appel devant la cour d’appel de Lyon. L’appel de la bailleresse était à la fois formé à l’encontre de sa locataire et de son compagnon, qui n’était pas partie à la relation locative, et qui était donc un tiers au contrat (il n’était pas en l’espèce question de cotitularité du bail – mariage ou PACS). Si le quantum des préjudices a été quelque peu modifié par les juges d’appel, qui ont par ailleurs condamné la bailleresse au titre du préjudice moral subi par la locataire, la décision du juge d’instance a été confirmée pour l’essentiel.

De première part, au terme d’un raisonnement classique, la bailleresse a été condamnée pour avoir consenti à bail un logement impropre à l’habitation. Le bien, qui avait fait l’objet d’un arrêté préfectoral portant interdiction de mise à disposition à des fins d’habitation, était en outre présumé pollué, le logement ayant été aménagé dans un local industriel anciennement exploité par une activité textile polluante. 

De seconde part, sur le fondement extracontractuel, la bailleresse a été condamnée pour défaut d’entretien du mur du garage inclus au bail, en ce que son effondrement avait causé d’importants dommages au véhicule qui y était entreposé. Véhicule qui appartenait au compagnon de la locataire.

En l’espèce, c’est bien ce dernier aspect qui nous intéresse, et qui nous amènera à apprécier la qualification de la faute quasi délictuelle tout d’abord, puis la causalité et le dommage, ensuite.

Identité du manquement contractuel et de la faute quasi délictuelle de la bailleresse

Pour la Cour : « […] si le propriétaire des lieux n’était pas lié par un contrat de dépôt et les obligations qui en découlent, il n’en demeure pas moins que la bailleresse a commis une faute quasi délictuelle en laissant une partie du mur de son garage s’effondrer par manque d’entretien sur un véhicule » qui y était entreposé.

Si les fondements de l’action de la locataire et de son compagnon ne font pas l’objet de développements, il est expressément indiqué qu’ils ont ensemble « assigné Madame G. [ndlr : la bailleresse] devant le tribunal d’instance de Roanne pour demander la condamnation de cette dernière à leur verser diverses sommes à titre de dommages et intérêts suite à la mise à disposition d’un logement structurellement indécent ».

En d’autres termes, le compagnon de la locataire, tiers au contrat de bail, aurait invoqué l’indécence du logement consenti à bail – et donc, la violation par la bailleresse de son obligation contractuelle de délivrer un logement décent – pour obtenir la réparation de son préjudice. 

Ainsi, le défaut d’entretien du mur qui incombe à la bailleresse au titre de son obligation locative contractuelle engage sa responsabilité civile extracontractuelle à l’encontre du tiers dont le véhicule a été endommagé par la chute dudit mur (s’agissant des notions de responsabilité quasi délictuelle et de responsabilité extracontractuelle, v. J.-S. Borghetti, Responsabilité des contractants à l’égard des tiers : pas de pitié pour les débiteurs, D. 2020. 416 image). Dans ce contexte, il n’est pas exclu que cette décision illustre le principe de l’identité entre le manquement contractuel et la faute quasi délictuelle. L’apport de cet arrêt pourrait dès lors être rapproché du principe dégagé par l’arrêt d’assemblée plénière rendu le 6 octobre 2006 (Cass., ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255, Sté Myr’Ho, D. 2006. 2825, obs. I. Gallmeister image, note G. Viney image ; ibid. 2007. 1827, obs. L. Rozès image ; ibid. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain image ; ibid. 2966, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson image ; AJDI 2007. 295 image, obs. N. Damas image ; RDI 2006. 504, obs. P. Malinvaud image ; RTD civ. 2007. 61, obs. P. Deumier image ; ibid. 115, obs. J. Mestre et B. Fages image ; ibid. 123, obs. P. Jourdain image), récemment réaffirmé par un arrêt rendu le 13 janvier 2020 (Cass., ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963, D. 2020. 416, et les obs. image, note J.-S. Borghetti image ; ibid. 353, obs. M. Mekki image ; ibid. 394, point de vue M. Bacache image ; AJ contrat 2020. 80 image, obs. M. Latina image ; RTD civ. 2020. 96, obs. H. Barbier image), dans le cadre duquel la Cour de cassation a jugé que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ». 

Dès lors, le tiers voit sa charge probatoire allégée, à partir du moment où le manquement contractuel est la cause de son dommage. En effet, le tiers au contrat qui établit un lien de causalité entre un manquement contractuel et le dommage qu’il subit n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement (Réaffirmation par l’assemblée plénière de la jurisprudence Boot shop / Myr’Ho, CCC 2020, n° 58, obs. L. Leveneur ; v. aussi G. Viney, La responsabilité du débiteur à l’égard du tiers auquel il a causé un dommage en manquant à son obligation contractuelle, D. 2006. 2825 image).

Causalité et dommage : la charge de la preuve incombe au tiers qui s’était vu autoriser à entreposer son véhicule dans le parking loué à la locataire 

La Cour poursuit ensuite, déclarant que le véhicule était « légitimement entreposé par la volonté conjuguée de son propriétaire et de la locataire ».

La présence « légitime » du véhicule dans le garage est alors une condition à la réparation du dommage subi par son propriétaire (v. M. Bacache, L’assimilation des fautes délictuelle et contractuelle réaffirmée par l’assemblée plénière, D. 2020. 394 image).

En d’autres termes, la locataire avait accepté que son compagnon entrepose son véhicule dans le garage qu’elle avait loué : il était donc régulièrement utilisé, conformément à sa destination. Les magistrats rappellent alors de manière induite que le locataire d’habitation peut vivre avec qui il souhaite dans le logement loué. Sans doute cette mention est ainsi liée à la protection de la vie privée et familiale des locataires de baux soumis à la loi du 6 juillet 1989, qui ne peuvent se voir reprocher le fait d’héberger des proches. Aussi, la locataire avait le droit de jouir de sa place de parking, en autorisant son compagnon à y entreposer sa voiture. Tel n’aurait sans doute pas été le cas en présence d’une sous-location irrégulière du parking par la locataire, ou d’un prêt du logement en présence d’une clause l’interdisant (Civ. 3e, 10 mars 2010, n° 09-10.412, Bull. civ. III, n° 57 ; D. 2010. 1531, obs. Y. Rouquet image, note J.-M. Brigant image ; ibid. 2011. 1181, obs. N. Damas image ; AJDI 2010. 808 image, obs. N. Damas image ; RTD civ. 2010. 343, obs. P.-Y. Gautier image). 

Dès lors, le tiers devait prouver que les dommages causés à son véhicule résultaient de l’effondrement du mur du parking. Les magistrats ont alors conclu en ce sens, réduisant cependant de manière franche le quantum de l’indemnisation prononcée au profit du propriétaire du véhicule par feu le tribunal d’instance de Roanne, considérant que rien n’indiquait qu’il s’agissait d’un véhicule de collection et que l’indemnisation allouée ne pouvait dès lors être supérieure à sa valeur marchande.

D’un point de vue pratique, nous retiendrons que la relation contractuelle ne fait pas obstacle à l’engagement de la responsabilité extracontractuelle, que la mise en œuvre de cette responsabilité soit le fait du bailleur contre un occupant (Civ. 3e, 20 déc. 2018, n° 17-31.461, D. 2019. 7 image ; ibid. 1129, obs. N. Damas, spéc. 1138 image ; AJDI 2019. 630 image, obs. N. Damas image ; AJ contrat 2019. 93, obs. K. Magnier-Merran image ; RTD civ. 2019. 338, obs. P. Jourdain image ; ibid. 360, obs. P.-Y. Gautier image ; LEDC févr. 2019. 4, obs. G. Guerlin) ou, comme en l’espèce, de l’occupant légitime contre un bailleur. S’agissant particulièrement du manquement contractuel d’une partie qui cause un dommage à un tiers : la responsabilité extracontractuelle du contractant peut être engagée, sur la base de ce seul manquement. La preuve de la causalité et du dommage incombe néanmoins toujours au tiers qui se prétend lésé. 

Privilège de nationalité de l’article 15 du code civil : vocation subsidiaire

L’article 15 du code civil dispose qu’« un Français pourra être traduit devant un tribunal de France, pour des obligations par lui contractées en pays étranger, même avec un étranger ».

A l’instar de l’article 14 qui vise le Français demandeur, ce texte instaure un privilège de nationalité fondé sur la nationalité française : le défendeur, dès lors qu’il a cette nationalité, peut être assigné en France, même si le litige n’a pas d’autre rattachement avec la France que cette nationalité.

Ce principe est bien connu en droit international privé. Depuis l’arrêt Cognacs et...

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Action négatoire de nationalité : absence de prescription

L’article 29-3 du code civil dispose que « toute personne a le droit d’agir pour faire décider qu’elle a ou qu’elle n’a point la qualité de Français » et que « le procureur de la République a le même droit à l’égard de toute personne ».
Ces principes organisent les actions déclaratoires et négatoires de nationalité française, qui peuvent être exercées à titre principal ou à titre incident (pour une présentation de ces actions, F. Jault-Seseke, S. Corneloup et S. Barbou des Places, Droit de la nationalité et des étrangers, PUF, 2015, nos 248 s.).

La jurisprudence a eu à connaître, à quelques reprises, d’une difficulté concernant les actions négatoires : qu’en est-il de la prescription, notamment dans l’hypothèse où le procureur engage l’action ?

Trois arrêts de la première chambre civile ont retenu que cette action en dénégation de la nationalité française n’est soumise à aucune prescription (Civ. 1re, 1er juill. 2003, n° 01-02.242 ; 22 juin 2004, n° 02-10.105 ; 6 oct. 2010, n° 09-15.792).

Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a été saisi de la disposition selon laquelle « le procureur de la République a le même...

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Le confinement, [I]crash test[/I] de la transformation numérique de la justice

Les personnels de la Place Vendôme sont particulièrement critiques sur la numérisation de leur ministère, après un confinement qui a fait figure de crash test. Le résultat, bancal, n’est en effet pas brillant et souffre de la comparaison avec d’autres administrations, que ce soit l’intérieur, qui a passé l’épreuve sans couac majeur, ou la santé, qui a misé sur la télémédecine. Pour la Place Vendôme, le printemps a ressemblé au contraire à un long supplice numérique. « En début de confinement, je suis parti en sauvegardant sur ma clé USB un listing Excel de l’ensemble de mes affaires et de mon rôle d’audience, et derrière, j’ai jonglé avec les annuaires des barreaux, relève ainsi un magistrat niçois. C’était un travail de bénédictin. »

Lorsque le confinement débute, le 17 mars, des magistrats sont certes bien dotés en ultraportables, qui permettent le travail à domicile. Mais les personnels des greffes n’en possèdent pas. Résultat : dans l’urgence, le ministère de la justice pioche dans ses stocks pour distribuer trois cents ultraportables, une goutte d’eau par rapport aux 13 000 greffiers de France, selon le décompte du Syndicat des greffiers de France-FO. « Il y a bien eu quelques ordinateurs portables qui ont permis de rentrer des procédures dans le bureau d’ordre, d’autres pour payer les interprètes », détaille Isabelle Besnier-Houben, la présidente de cette organisation syndicale. Cette absence de dotation des greffes est, selon le député Patrick Hetzel, dans un récent rapport, « le principal point noir » du bilan numérique du ministère durant la crise sanitaire. Ce manque d’équipement est dû, selon Isabelle Besnier-Houben, à des réticences sur le télétravail des greffiers. « Il a fallu le covid-19 pour que l’administration se rende compte de l’intérêt du télétravail, regrette-t-elle. Pourtant, adoptée plus tôt, cette forme d’organisation aurait permis à des gens de mieux travailler et d’avoir d’autres conditions de vie. »

VPN sous-dimensionné

Les magistrats dotés d’un ultraportable – le nombre total d’ordinateurs distribués varie selon les sources, mais, après la crise, la direction des services judiciaires indiquera aux organisations syndicales avoir déployé plus de 13 000 portables au sein du ministère – ne sont pas forcément mieux lotis. Car le réseau privé virtuel (VPN) de la Place Vendôme est sous-dimensionné face à la crise sanitaire. À la mi-mars, il ne permet que 2 500 connexions simultanées. Les premières semaines, les magistrats enragent devant leur clavier. « On s’est retrouvés tous en télétravail et on a tous eu un problème, déplorait après le début du confinement une magistrate parisienne. Il faut se déconnecter, essayer de se reconnecter. » Il faudra plusieurs semaines pour que le ministère de la justice boucle la montée en puissance de son prestataire. Jusqu’à 40 000 connexions simultanées sont désormais possibles. Réussir à se connecter ne résout cependant pas tous les problèmes. Si les applications de la chaîne pénale sont bien consultables à distance, ce n’est pas le cas de la plupart de celles de la chaîne civile, qui ne fonctionnent que sur les postes en juridiction. « Les personnels de greffe doivent aujourd’hui être les seuls utilisateurs en France de WordPerfect », la brique logicielle de Winci, ironise ainsi le consultant indépendant Bruno Mathis, expert associé au centre européen de droit et d’économie de l’Essec. Faute de pouvoir se rendre en juridiction, « toute la mise en état, qui permet de faire avancer les dossiers, a été plantée », note David Melison, le trésorier adjoint de l’USM.

Zoom, Skype et Jitsi

La visioconférence n’a pas non plus donné satisfaction. Si le ministère possède le parc le plus important de l’État, les organisations syndicales pointent par exemple un manque de micros compliquant l’exercice. Et, dans les cabinets, ce sont d’autres outils qui se sont imposés. À Nice, on a tenté de s’emparer du logiciel Webconférence de l’État. « Tous les essais ont échoué, déplore ce magistrat des Alpes-Maritimes. L’application ne fonctionnait que sur le navigateur Chrome. Nos ordinateurs ne l’avaient pas, il a fallu l’installer. Puis c’est le réseau qui était surchargé et instable. Nous n’avons réussi à travailler que sur Zoom et Jitsi », deux applications privées de visioconférence, une situation peu satisfaisante sur le plan de la sécurité. « Pour mes réunions de cabinet, j’ai utilisé Skype et Zoom, confirme de son côté le magistrat David Melison. C’est du bricolage et clairement en dehors des clous, mais s’il y a des logiciels, soit ils ne marchent pas, soit ils se déconnectent en permanence. »

De la visio, on est également passé à l’audio, pour un résultat très mitigé. L’avocat Philippe Ohayon a relaté une audience devant le juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Nantes. Le résultat fait peur. « J’ai toutes les peines du monde à entendre ce que me dit mon client, racontera-t-il à l’Obs. Lui non plus ne m’entend pas très bien. » Que ce soit par mail ou via des applications, la communication a parfois été difficile. « Des magistrats qui souhaitaient joindre des avocats et les services d’enquête ont utilisé leurs téléphones personnels, remarque Nils Monsarrat, secrétaire national du Syndicat de la magistrature. Il y a désormais une demande importante pour avoir des téléphones de dotation. » Et à cause de l’empêchement des greffiers, confinés à leurs domiciles, des avocats n’ont pu contacter des magistrats. Au retour en juridiction des personnels de greffe, certains ont ainsi été submergés de messages.

Mission d’appui

Des lacunes et des manques dans le viseur de l’Inspection générale de la justice. De source syndicale, une mission d’appui sur les plans de continuité d’activité a été lancée. Elle devrait insister sur les ratés et les points d’améliorations en matière numérique, un domaine où le ministère a pourtant été en pointe, il y a… une trentaine d’années. « Le confinement a mis en lumière ce qui n’allait pas et ce qui a été mal anticipé, résume Nils Monsarrat. La dotation informatique n’est pas suffisante, et la priorité devrait être de revoir tous les logiciels. » Même constat pour David Melison, de l’USM : « Nous avons manqué d’anticipation et de réactivité », regrette-t-il. « La crise n’a fait que mettre en exergue le manque de moyens financiers et son retard sur le télétravail », conclut Isabelle Besnier-Houben. La facture est en fin de compte salée. Le confinement s’est traduit par 20 millions d’euros de dépenses informatiques pour la mission justice.

La ministre de la justice, Nicole Belloubet, n’a pas éludé le problème. Elle a admis qu’il restait « beaucoup à faire », notamment en matière de logiciels permettant le travail à distance des greffiers. Le ministère planche ainsi sur un moyen d’accéder à distance aux applications civiles. Médiocre, le bilan numérique du confinement n’est toutefois pas totalement désastreux. « C’est bien parce que la transformation numérique du ministère a été initiée en 2018 que la justice a pu continuer à travailler durant le confinement, expliquait à Dalloz actualité Haffide Boulakras, le directeur de programme Procédure pénale numérique à la Place Vendôme, à propos de la mise en place récente de la nouvelle plateforme d’échanges numériques Plex, qui permet d’échanger avec les avocats de grosses pièces jointes. Sans ce plan, la justice aurait été en arrêt total. » Haut débit, réseau justice raccordé au réseau interministériel ou premières dotations en ultraportables : autant d’actions antérieures à la crise qui ont permis, souligne la Place Vendôme, de limiter la casse. Quatre-vingts applications ont été également mises à disposition pour du télétravail pendant le confinement.

Le ministère tente aujourd’hui de poursuivre sur cette lancée. L’ouverture d’un flux dématérialisé sur une plateforme des commissaires de justice doit alléger les greffes, tandis qu’un dispositif de webcaméra a été mis en place, courant mai, pour organiser des audiences avec des tiers. « Le confinement va booster la transformation numérique du ministère, et nous permettre de rattraper notre retard en matière informatique », espère David Melison. « La crise aura le mérite de raccourcir le délai de la conduite du changement », note également Bruno Mathis. Les juristes ont en effet vécu, lors de la crise sanitaire, une acculturation à marche forcée aux outils numériques. « Mais la situation informatique des juridictions est extrêmement dégradée, avertit-il. Le ministère essaye de moderniser à coups d’effets d’annonce. » Un constat déjà déploré par ce consultant il y a deux ans. Il s’inquiétait d’un mauvais sens des priorités de la Place Vendôme, laissant en arrière-plan, derrière des sujets plus tendance comme l’intelligence artificielle, la question de l’infrastructure numérique de la justice.

Nouvelle exigence devant le FGTI : la caractérisation d’une infraction constitutive d’un acte de terrorisme

Un arrêt récent de la Cour de cassation revient sur la question de la reconnaissance de la qualité de victime d’acte de terrorisme devant le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (le FGTI) et des éléments à établir par celle-ci pour relever de cette catégorie. En effet, « quelques affaires médiatisées ont attiré l’attention sur le phénomène des “fausses victimes”, lors des attaques terroristes de masse – ces personnes se rendent coupables d’escroquerie aggravée (C. pén., art. 313‐1 et 313‐2). Un processus d’identification et de recensement des victimes est organisé » (C. Quézel-Ambrunaz, L’indemnisation des victimes du terrorisme, RLDR 2020, n° 384-23).

En l’espèce, à la suite de l’attentat terroriste commis le 9 janvier 2015, dans le magasin Hyper Cacher, situé avenue de la Porte de Vincennes à Paris, durant lequel un homme a pris des clients en otage et tué quatre personnes avant d’être abattu par les forces de l’ordre lorsqu’elles ont donné l’assaut, une personne a été inscrite sur la liste unique des victimes d’actes de terrorisme établie par le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris.

La victime, après avoir reçu des sommes provisionnelles du FGTI, l’a assigné aux fins d’expertise et en paiement d’une provision supplémentaire à valoir sur l’indemnisation de ses préjudices psychologique et professionnel.

Par un premier arrêt rendu le 8 février 2018, la Cour de cassation a jugé que le versement de provisions, en vertu de l’article L. 422-2, alinéa 1, du code des assurances, « à la personne qui en fait la demande, à la suite d’un acte de terrorisme, ne prive pas le FGTI de la possibilité de contester ultérieurement sa qualité de victime » (Civ. 2e, 8 févr. 2018, n° 17-10.456, D. 2018. 350 image ; ibid. 2153, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon image). La doctrine en a déduit que l’inscription d’une personne sur la liste unique des victimes ne vaut cependant pas présomption irréfragable de sa qualité de victime (C. Lienhard, Contestation de la reconnaissance de la qualité de victime d’attentat par le FGTI, JCP 2018. 476). La doctrine considère que la précision apportée par cette décision « restaure au profit du fonds de garantie une liberté d’appréciation… que celui-ci n’avait en réalité jamais perdue » (J. Knetsch, La preuve de la qualité de victime d’acte de terrorisme devant le FGTI, RCA n° 6, juin 2018, étude 7, n° 17).

Cependant, le 10 janvier 2019, la cour d’appel de Paris, statuant en matière de référé, rendu sur renvoi après cassation (Civ. 2e, 8 févr. 2018, préc.), a condamné le FGTI à payer à la victime une indemnité provisionnelle complémentaire de 15 000 € (Paris, 10 janv. 2019).

Le Fonds de garantie a réalisé un second pourvoi en cassation. Il a reproché à l’arrêt de le condamner ainsi alors « que seuls constituent des actes de terrorisme, au sens des articles L. 126-1 et L. 422-1 du code des assurances, les infractions limitativement énumérées aux articles 421-1 et suivants du code pénal ; qu’en jugeant, pour allouer une provision de 15 000 € à [la justiciable], qu’elle n’avait pas à préciser la nature et les éléments matériels de l’infraction terroriste qu’elle retenait comme ayant été commise à son encontre, quand il lui appartenait au contraire, pour caractériser l’existence d’une obligation non sérieusement contestable justifiant l’allocation d’une provision, de motiver tout spécialement sa décision de ce chef, la cour d’appel a violé l’article 809 du code de procédure civile, ensemble les articles L. 126-1 et L. 422-1 du code des assurances et 421-1 à 421-2-6 du code pénal ».

Par un arrêt du 20 mai 2020, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a censuré l’arrêt d’appel en ce qu’il condamne le FGTI à payer à la victime une indemnité provisionnelle complémentaire.

La décision a été rendue au visa de l’article 809, alinéa 2, devenu 835, alinéa 2, du code de procédure civile, des articles L. 126-1 et L. 422-1 du code des assurances, en leur rédaction applicable à l’espèce, et de l’article 421-1 du code pénal.

D’une part, l’article L. 126-1 du code des assurances tel qu’issu de la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 dispose que « les victimes d’actes de terrorisme commis sur le territoire national, les personnes de nationalité française victimes à l’étranger de ces mêmes actes ainsi que leurs ayants droit, quelle que soit leur nationalité, sont indemnisés dans les conditions définies aux articles L. 422-1 à L. 422-3. La réparation peut être refusée ou son montant réduit à raison de la faute de la victime ». L’alinéa 1er a été modifié par la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, et prévoit désormais que « les victimes d’actes de terrorisme commis sur le territoire national, les personnes de nationalité française victimes à l’étranger de ces mêmes actes, y compris tout agent public ou tout militaire, ainsi que leurs ayants droit, quelle que soit leur nationalité, sont indemnisés dans les conditions définies aux articles L. 422-1 à L. 422-3 ». Les agents publics et les militaires peuvent donc bénéficier de ce régime.

D’autre part, l’article L. 422-1 du code des assurances, modifié par la loi n° 2014-896 du 15 août 2014, retient quel’article L. 422-1 du code des assurances: « Pour l’application de l’article L. 126-1, la réparation intégrale des dommages résultant d’une atteinte à la personne est assurée par l’intermédiaire du fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions.

Ce fonds, doté de la personnalité civile, est alimenté par un prélèvement sur les contrats d’assurance de biens dans les conditions suivantes.

Ce prélèvement est assis sur les primes ou cotisations des contrats d’assurance de biens qui garantissent les biens situés sur le territoire national et relevant des branches 3 à 9 de l’article R. 321-1, dans sa rédaction en vigueur à la date de publication de la loi n° 2013-1279 du 29 décembre 2013 de finances rectificative pour 2013, et souscrits auprès d’une entreprise mentionnée à l’article L. 310-2.

Le montant de la contribution, compris entre 0 € et 6,50 €, est fixé par arrêté du ministre chargé des assurances.

Cette contribution est perçue par les entreprises d’assurance suivant les mêmes règles et sous les mêmes garanties et sanctions que la taxe sur les conventions d’assurance prévue à l’article 991 du code général des impôts. Elle est recouvrée mensuellement par le fonds de garantie.

Il est subrogé dans les droits que possède la victime contre la personne responsable du dommage.

Le fonds est également alimenté par des versements prévus au II de l’article 728-1 du code de procédure pénale. Lorsque ces versements sont effectués, la victime est alors directement indemnisée par le fonds à hauteur, le cas échéant, des versements effectués et, à hauteur de ces versements, l’avant-dernier alinéa du présent article n’est pas applicable ».

Enfin, l’article 421-1 du code pénal, tel que modifié par la loi n° 2016-819 du 21 juin 2016, dispose que : « Constituent des actes de terrorisme, lorsqu’elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, les infractions suivantes :

1° Les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne, l’enlèvement et la séquestration ainsi que le détournement d’aéronef, de navire ou de tout autre moyen de transport, définis par le livre II du présent code ;

2° Les vols, les extorsions, les destructions, dégradations et détériorations, ainsi que les infractions en matière informatique définis par le livre III du présent code ;

3° Les infractions en matière de groupes de combat et de mouvements dissous définies par les articles 431-13 à 431-17 et les infractions définies par les articles 434-6 et 441-2 à 441-5 ;

4° Les infractions en matière d’armes, de produits explosifs ou de matières nucléaires définies par les articles 222-52 à 222-54, 322-6-1 et 322-11-1 du présent code, le I de l’article L. 1333-9, les articles L. 1333-11 et L. 1333-13-2, le II des articles L. 1333-13-3 et L. 1333-13-4, les articles L. 1333-13-6, L. 2339-2, L. 2339-14, L. 2339-16, L. 2341-1, L. 2341-4, L. 2341-5, L. 2342-57 à L. 2342-62, L. 2353-4, le 1° de l’article L. 2353-5 et l’article L. 2353-13 du code de la défense, ainsi que les articles L. 317-7 et L. 317-8 à l’exception des armes de la catégorie D définies par décret en Conseil d’État, du code de la sécurité intérieure ;

5° Le recel du produit de l’une des infractions prévues aux 1° à 4° ci-dessus ;

6° Les infractions de blanchiment prévues au chapitre IV du titre II du livre III du présent code ;

7° Les délits d’initié prévus aux articles L. 465-1 à L. 465-3 du code monétaire et financier ».

La haute juridiction a préalablement rappelé qu’« il résulte des deuxième et troisième de ces textes que la réparation intégrale des dommages résultant d’une atteinte à la personne subis par les victimes d’infractions constitutives d’actes de terrorisme, visées par le dernier de ces textes, est assurée par l’intermédiaire du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme » (Civ. 2e, 20 mai 2020, n° 19-12.780, D. 2020. 1105 image).

La deuxième chambre civile a ensuite souligné que « l’arrêt, après avoir relevé qu’il est constant que l’attentat commis le 9 janvier 2015 dans le magasin Hyper Cacher à Paris constitue un acte de terrorisme au sens des articles L. 126-1 du code des assurances et 421-1 du code pénal et qu’il incombe à [la justiciable] de faire la preuve qu’elle est victime de cet attentat, retient, d’une part, que celle-ci démontre s’être trouvée dans la zone de danger au moment de l’attentat et, d’autre part, que ce dernier lui a causé un traumatisme psychologique d’une exceptionnelle intensité, constaté par l’expert judiciaire, en lien direct, certain et exclusif avec les faits. La décision en déduit que la demanderesse a été, avec l’évidence requise en référé, victime de l’attentat, sans qu’il soit besoin que la juridiction précise la nature et les éléments matériels de l’infraction qu’elle retient comme ayant été commise au préjudice de cette victime, contrairement à ce que le FGTI demande » (ibid.).

Cependant, la Cour de cassation a conclu que la cour d’appel a privé sa décision de base légale en se déterminant ainsi, « alors qu’il lui appartenait de caractériser une infraction constitutive d’un acte de terrorisme prévue par l’article 421-1 du code pénal, ouvrant droit de manière non sérieusement contestable à l’indemnisation sollicitée du FGTI » (ibid.).

Pour rappel, le système d’indemnisation des victimes d’actes de terrorisme résulte d’une lente évolution (A. Cayol et R. Bigot, L’influence du terrorisme sur l’assurance du dommage corporel, RGDA, déc. 2019, n° 12, 116z2, p. 1-7). Désormais, le FGTI « intervient dans la prise en charge des dommages corporels générés par un acte de terrorisme dont la preuve peut résulter de présomptions graves, précises et concordantes. Les victimes susceptibles d’être prises en charge par ce Fonds doivent simplement se trouver sur le territoire national ou détenir la nationalité française si l’acte de terrorisme a été commis à l’étranger. Les dommages corporels sont seuls indemnisés y compris le préjudice spécifique constitué par le “syndrome post-traumatique spécifique”. L’obligation du Fonds n’est pas subsidiaire, ce qui permet à la victime de s’adresser directement à lui pour obtenir une indemnisation de son préjudice. De plus, son obligation de réparation est intégrale. La procédure d’indemnisation suppose que le Fonds soit informé de l’acte terroriste par le parquet, la victime, l’autorité consulaire, etc. La victime doit le saisir d’une demande sans condition de délai, hormis celui de dix années prévu par l’article 2226 du code civil. Lorsque le dossier est complet, le Fonds est tenu de présenter une offre d’indemnité dans un délai de trois mois. Si la victime accepte cette offre, la transaction est conclue et le règlement doit intervenir dans le mois qui suit l’expiration le délai de quinze jours accordé à la victime pour renoncer. Elle peut cependant la refuser et envisager une action en justice. Dans tous les cas de figure, le Fonds est subrogé dans les droits de la victime qu’il aura indemnisée » (P. Casson, « L’indemnisation des victimes de dommages intentionnels », in A. Cayol et R. Bigot [dir.], Le droit des assurances en tableaux, préf. D. Noguéro, 1re éd., Ellipses, 2020, à paraître).

S’il a pu être souligné que le droit de la réparation du dommage corporel n’a pas à nécessairement suivre dans toute sa rigueur le droit pénal dans sa définition de l’acte de terrorisme (G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Les régimes spéciaux et l’assurance de responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2017, n° 287), il s’avère toutefois que « l’imbrication des réactions des différents acteurs consécutivement à un acte de terrorisme, telle que précisée dans la circulaire du premier ministre du 10 novembre 2017, n° 5979/SG, relative à la prise en charge des victimes d’actes de terrorisme, amène à relativiser l’autonomie respective du répressif et de l’indemnitaire » (C. Quézel-Ambrunaz, art. préc., n° 384-3).

Cette dernière analyse de la doctrine prend toute sa force dans l’affaire sous commentaire qui impose à la victime de caractériser une infraction constitutive d’un acte de terrorisme prévue par l’article 421-1 du code pénal. Le champ d’application du régime d’indemnisation en fonction des incriminations visées est donc circonscrit par le renvoi opéré par l’article L. 126‐1 du code des assurances à la définition pénale de l’acte de terrorisme.

Une liste limitative est ainsi constituée par l’article 421‐1 du code pénal. En résumé, la qualification d’actes de terrorisme concerne « des infractions prévues et réprimées par ailleurs » (des atteintes à la vie aux délits d’initiés en passant notamment par le détournement d’aéronefs, le vol, et les infractions de blanchiment – soit finalement la plupart des infractions), qui révèlent un élément moral particulier : intentionnel, mais surtout dans une relation « avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » (ibid. ; adde Y. Mayaud, Regard sur les qualifications terroristes, AJ pénal 2017. 478 image ; O. Décima, Terreur et métamorphose, D. 2016. 1826 image). N’oublions pas toutefois les dispositions qui suivent immédiatement. Elles prévoient d’autres incriminations.

D’une part, on trouve à l’article 421‐2 du code pénal « le fait d’introduire dans l’atmosphère, sur le sol, dans le sous‐sol, dans les aliments ou les composants alimentaires ou dans les eaux, y compris celles de la mer territoriale, une substance de nature à mettre en péril la santé de l’homme ou des animaux ou le milieu naturel ». D’autre part, l’article 421‐2‐1 du même code retient que « constitue également un acte de terrorisme le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents ».

En définitive, le présent arrêt ne fait que combler les lacunes de la loi. Il s’inscrit parfaitement dans ce qu’avait souhaité le législateur. Certes, le code des assurances ne dit mot sur les contours exacts la notion d’acte de terrorisme. Mais « le silence des textes relatifs aux dommages corporels ne doit cependant pas être surinterprété. À en croire les travaux préparatoires de la loi du 9 septembre 1986, il s’agirait d’un simple oubli législatif, les parlementaires ayant fait état de leur volonté de faire de l’acte de terrorisme une notion non pas à géométrie variable, mais unitaire. Dès lors, les “actes de terrorisme” visés par l’article L. 126-1 du code des assurances doivent être déterminés par référence au droit pénal » (J. Knetsch, art. préc.).

À cet effet, toute personne se considérant victime d’un tel acte sera tenue, à l’avenir, de caractériser une infraction constitutive d’un acte de terrorisme prévue par l’article 421-1 du code pénal, si elle souhaite que son droit à compensation de son dommage ne soit pas réfuté par le Fonds de garantie.

Faisons le vœu cependant que cette règle indemnitaire relative aux conséquences de cette forme de guerre moderne (B. Beignier et S. Ben Hadj Yahia, Droit des assurances, 3e éd., LGDJ, Lextenso, coll. « Précis Domat », 2018, n° 537 ; Y. Mayaux, Le terrorisme, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 1997 ; M.-H. Gozzi, Le terrorisme, thèse, Toulouse, 1997) n’ait plus l’occasion d’être invoquée.

L’applicabilité de la prescription biennale du code de la consommation aux services funéraires

Même la mort n’échappe pas au droit de la consommation, ainsi qu’en témoigne un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 25 mars 2020. En l’espèce, Mme E., héritière de sa tante décédée, a formé opposition à une ordonnance d’injonction de payer une certaine somme au titre d’un contrat de prestations funéraires conclu avec M. U., opérateur de pompes funèbres. Le tribunal d’instance de Limoges, dans un jugement du 20 juillet 2018, a rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription biennale, en retenant que la créance litigieuse n’est pas née d’un contrat de consommation et que, dépendant du passif de la succession, les frais funéraires obéissent à la prescription quinquennale de droit commun. L’arrêt est censuré, au visa de l’article L. 137-2, devenu L. 218-2 du code de la consommation. La Cour régulatrice réalise pour ce faire un syllogisme impeccable. Elle rappelle tout d’abord qu’« Aux termes de ce texte, l’action des professionnels, pour les biens ou les services qu’ils fournissent aux consommateurs, se prescrit par deux ans » (pt 3). Elle considère ensuite que « L’opérateur de pompes funèbres qui conclut un contrat de prestations funéraires avec un consommateur lui fournit un service, ce dont il résulte que l’action en paiement qui procède de ce contrat est soumise à la prescription biennale » (pt 4) et qu’« Il importe peu que la créance relève des frais funéraires, dès lors que, les dettes successorales ne faisant l’objet d’aucun régime de...

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Acte de naissance établi à l’étranger : apostille

La Convention de La Haye du 5 octobre 1961 supprimant l’exigence de la légalisation des actes publics étrangers s’applique aux actes publics qui ont été établis sur le territoire d’un État contractant et qui doivent être produits sur le territoire d’un autre État contractant. Sont notamment visés les documents administratifs et les actes notariés (art. 1).

Elle prévoit que la seule formalité qui puisse être exigée pour attester la véracité de la signature, la qualité en laquelle le signataire de l’acte a agi et, le cas échéant, l’identité du sceau ou timbre dont cet acte est revêtu, est l’apposition de l’apostille (art. 3). Celle-ci est apposée sur l’acte lui-même ou sur une allonge et doit être conforme au modèle annexé à la Convention (art. 4).

Selon l’article 5 de la Convention, l’apostille est délivrée à la requête du signataire ou de tout porteur de l’acte (al. 1) et, dûment remplie, elle atteste la véracité de la signature, la qualité en laquelle le signataire de l’acte a agi et, le cas échéant, l’identité du sceau ou timbre dont cet acte...

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Députés et sénateurs élaborent un compromis sur la loi gloubi-boulga

Parmi les éléments du compromis, l’expérimentation des cours criminelles départementale sera étendue de 10 à 18 départements (le gouvernement souhaitait initialement en avoir 30). Par ailleurs, pour la réorientation des affaires pénales, les procureurs devront s’assurer que la procédure retenue permettra aux victimes de demander et d’obtenir une indemnisation. En l’absence de victime, le classement sans suite sera possible pour les procédures contraventionnelles.

L’entrée en vigueur de plusieurs dispositions a été repoussée. Citons le code de justice pénale des mineurs (31 mars 2021), la réforme du divorce (1er janvier 2021), ou l’application au lobbying envers les collectivités locales du registre des représentants d’intérêts de la HATVP (1er juillet 2022).

Immigration, consommation et trésorerie des CARPA

La CMP a validé un article adopté par le Sénat prévoyant la dématérialisation des récépissés de demande de titre de séjour ou de renouvellement. Elle a également prévu que les étrangers titulaires d’un visa de court séjour ou exemptés de visa, contraints de demeurer en France pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire, bénéficieraient d’une autorisation provisoire de séjour.

En droit de la consommation, la CMP a conservé la transposition de la nouvelle procédure ad hoc de transaction administrative et la création d’un nouveau mécanisme d’indemnisation des consommateurs sous l’égide de la DGCCRF. A noter, le Sénat a rejeté un amendement gouvernemental qui prévoyait de permettre la DGCCRF d’enjoindre des restrictions d’accès à une interface en ligne qui proposait des contenus manifestement illicites.

La commission a rétabli plusieurs articles qui avaient été supprimés par le Sénat. Elle a ainsi réintroduit l’habilitation permettant au gouvernement de centraliser, par ordonnances, certains dépôts vers le compte du Trésor, en excluant explicitement les caisses de retraite et les CARPA. Elle a aussi rétabli la disposition qui rend rétroactifs les critères restrictifs d’indemnisation des victimes d’essais nucléaires.

Le texte sera étudié dès ce mercredi à l’Assemblée. Il sera le 10 juin au Sénat.

Loi Badinter : l’assiette de la pénalité en cas d’offre tardive par l’assureur de payer une rente

Une personne a été victime, le 3 mars 2010, d’un accident de la circulation dans lequel était impliqué le véhicule conduit par une autre personne, couverte par une société d’assurance. La victime a assigné le conducteur et l’assureur de ce dernier aux fins d’être indemnisée de l’ensemble de ses préjudices, en présence de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris, la caisse primaire d’assurance maladie de Paris, la Caisse des dépôts et consignations, l’établissement public université Paris Diderot et la mutuelle Mutualité familiale du corps médical Français. Plusieurs membres de la famille de la victime sont intervenus volontairement à l’instance. L’assureur a adressé en cours de procédure à la victime une offre d’indemnisation, par lettre du 4 juillet 2012.

Par un arrêt en date du 12 novembre 2018, la cour d’appel de Paris a condamné l’assureur à payer à la victime des intérêts au double du taux de l’intérêt légal sur une somme en capital de 242 565,88 € du 4 novembre 2010 au 4 juillet 2012.

L’assureur a formé un pourvoi en cassation. Il a soutenu « que lorsque l’offre n’a pas été faite dans les délais impartis à l’article L. 211-9 du code des assurances, le montant de l’indemnité offerte tardivement par l’assureur à la victime produit intérêt de plein droit au double du taux de l’intérêt légal à compter de l’expiration du délai jusqu’au jour de l’offre ; que si l’assureur a proposé une indemnisation sous la forme d’une rente annuelle viagère, l’assiette de calcul de la sanction du doublement de l’intérêt légal s’applique à la rente et aux arrérages qui auraient été perçus pendant cette période, et non au capital servant de base à la détermination de son montant ; qu’en condamnant dès lors la société GMF assurances à paiement de la somme de 242 565,88 € au titre du double des intérêts au taux légal, en prenant pour assiette le montant de 202 907,88 € correspondant au capital constitutif de la rente annuelle viagère offerte par l’assureur au titre de l’assistance tierce personne, quand cette sanction, qui avait en réalité pour assiette la rente annuelle viagère d’un montant de 8 760 €, devait s’appliquer aux seuls arrérages qui auraient dû être perçus par l’assuré après l’expiration du délai de l’offre jusqu’au jour de celle-ci, la cour d’appel a violé les articles L. 211-9 et L. 211-13 du code des...

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La signature de l’acte de partage judiciaire : impossible par un mandataire successoral et inutile par les copartageants

Voilà une nouvelle occasion pour la Cour de cassation d’apporter d’utiles précisions sur les pouvoirs pouvant être confiés à un mandataire successoral et sur les formalités de la procédure de partage judiciaire. En l’espèce, le partage judiciaire d’une indivision post-communautaire et de deux indivisions successorales avait été ordonné par un tribunal qui avait désigné un notaire pour procéder aux opérations de partage. L’état liquidatif dressé par le notaire avait été partiellement homologué par le juge, qui avait tranché les difficultés subsistant entre les parties et renvoyé celles-ci devant le notaire pour établir l’acte constatant le partage. L’un des indivisaires refusant de signer l’acte dressé par le notaire, ses copartageants ont sollicité la désignation judiciaire d’un mandataire successoral, sur le fondement de l’article 813-1 du code civil, afin qu’il procède à la signature de l’acte de partage.

Les juges du fond, en première instance comme en appel, ont fait droit à cette demande et désigné un mandataire successoral qu’ils ont autorisé à signer l’acte de partage des indivisions litigieuses. Le copartageant non consentant s’est pourvu en cassation, donnant à la Cour de cassation l’occasion d’affirmer, d’une part, qu’un mandataire successoral ne peut être désigné pour consentir à un partage, mais aussi, d’autre part, que la signature des copartageants n’est pas requise en matière de partage judiciaire.

Autrement dit, le débat qui s’est tenu devant les juges, de savoir si un mandataire successoral pouvait se voir confier la tâche de consentir au partage (I), était totalement inutile, dans la mesure où le partage judiciaire s’opère sans que la signature des parties ne soit requise (II).

I - L’impossibilité de désigner un mandataire successoral pour signer un acte de partage

La possibilité d’une désignation judiciaire d’un mandataire successoral, inaugurée par la jurisprudence, a été consacrée par la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 et se trouve depuis lors régie par les articles 813-1 et suivants du code civil. Instaurée pour résoudre les situations de blocage entravant le règlement successoral, cette mesure est précisément encadrée dans ses conditions de mise en œuvre. Ainsi, le mandataire ne peut être désigné que si l’une des circonstances visées par l’article 813-1 du code civil est caractérisée : inertie, carence ou faute d’un héritier dans l’administration de la succession ; mésentente ou opposition d’intérêts entre les héritiers ; complexité de la situation successorale.

Surtout, et c’est l’objet de la présente décision, les pouvoirs du mandataire successoral sont nécessairement limités par l’objet même de sa mission, qui consiste, suivant l’article 813-1 du code civil, à « administrer provisoirement la succession ». Ainsi, tant que la succession n’a pas été acceptée par un héritier, le mandataire successoral ne peut accomplir que les actes qui, effectués par un héritier, n’emporteraient pas acceptation tacite. Ses pouvoirs se limitent alors aux « actes purement conservatoires ou de surveillance » et aux « actes d’administration provisoire » visés par l’article 784 du code civil, applicable sur renvoi de l’article 813-4 du code civil, sauf à ce que le juge autorise expressément le mandataire à accomplir « tout autre acte que requiert l’intérêt de la succession ». Les pouvoirs du mandataire peuvent ensuite s’étendre dans l’hypothèse où la succession a été acceptée par au moins un héritier, puisqu’il pourra alors se voir confier par le juge un mandat général l’autorisant à...

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Quand la défaillance de l’outil informatique fait échec à la mainlevée d’une mesure d’hospitalisation

1. Pétrone et Jean de La Fontaine l’avaient bien vu : la rareté donne du prix à la chose. L’arrêt rendu par la première chambre civile en date du 5 juin 2020 est ainsi tout aussi rare que précieux pour la compréhension du régime procédural de l’hospitalisation complète. Il s’agit, à notre connaissance, de l’un des seuls arrêts de la Haute juridiction portant sur « les circonstances exceptionnelles » évoquées par l’article L. 3211-12-1, IV°, du code de la santé publique. Rappelons le contexte : cette disposition évoque les modalités de poursuite d’une hospitalisation complète sans consentement ou à la suite d’une décision d’irresponsabilité pénale. Pour ce faire, le juge des libertés et de la détention (JLD) doit être saisi par le directeur d’établissement ou par le représentant de l’État (en pratique, le Préfet). La mesure ne peut pas être renouvelée si le JLD ne statue pas sur la mesure dans un jeu de différents délais selon les circonstances factuelles (1°, 2° et 3° dudit article). Quelle réaction adopter en l’absence de saisine dans ce jeu de délais assez brefs mais variés (entre 12 jours et 6 mois) ? Le IV° du texte prévoit alors un couperet procédural : la mainlevée de la mesure est alors acquise pour l’intéressé ; mainlevée constatée même « sans débat » (sur ce point précis, Civ. 1re, 24 mai 2018, n° 17-21.056, Dalloz actualité, 6 juin 2018, note N. Peterka). Mais, et c’est là le point essentiel qui nous préoccupe aujourd’hui, il peut être fait échec à cette mesure par le jeu d’une « circonstance exceptionnelle ». Une telle qualification appelle à une certaine prudence, l’exception ne devant pas devenir le principe. Cet arrêt rendu récemment vient ainsi apporter un exemple de ce qu’il faut entendre par cette expression ; exemple qui pourrait ne pas être si exceptionnel compte tenu de la situation actuelle.

2. Les faits de cette décision sont assez classiques dans le cadre de l’hospitalisation complète d’un patient nécessitant des soins psychiatriques. En l’espèce, une personne est déclarée pénalement irresponsable car un trouble psychique ou neuropsychique a aboli son discernement ou le contrôle de ses actes au moment des faits. Son hospitalisation complète est ainsi ordonnée sur le fondement de l’article 706-135 du code de procédure pénale. Il est hospitalisé le 27 mars 2019. Le 19 septembre de la même année, le Préfet saisit le JLD aux fins de renouvellement de la mesure. Mais l’intéressé argue que le délai pour saisir le juge n’est pas respecté. En la matière, l’article L. 3211-12-1, I, 3°, impose une saisine au moins quinze jours avant l’expiration du délai de six mois. Le début de l’hospitalisation étant fixée au 27 mars 2019, les six mois sont alors portés au 27 septembre 2019 et la saisine ne doit donc pas intervenir après le 12 septembre (quinze jours avant l’expiration). Or, le logiciel utilisé pour le calcul du délai indiquait le 19 septembre et non le 12, capture d’écran à l’appui. En appel, le premier président de la Cour d’appel de Besançon y voit une circonstance exceptionnelle nécessitant de ne pas ordonner la mainlevée de la mesure. L’intéressé se pourvoit en cassation défendant l’idée selon laquelle le délai pouvait être compté sans logiciel, ce qui aurait évité cette circonstance en somme peut-être moins exceptionnelle qu’il n’y paraît. La Haute juridiction rejette le pourvoi en précisant que le premier président de la cour d’appel de Besançon a pu déduire qu’il s’agissait bien d’une telle circonstance de l’article L. 3211-12-1, IV°, du code de la santé publique. L’arrêt intéresse évidemment les soins psychiatriques et plus particulièrement leurs contours procéduraux mais également le rapport entre droit et intelligence artificielle dans un contexte troublé.

3. L’arrêt n’intriguera que peu les commentateurs réguliers des soins psychiatriques sans consentement. Malgré la rareté de la solution, la position doit être accueillie avec bienveillance. Certes, le caractère exceptionnel des circonstances impose une interprétation stricte et c’est sur ce point – bien que non explicité – que le demandeur au pourvoi s’appuyait. L’argumentation reposait notamment sur la possibilité de ne pas recourir au logiciel pour compter le délai. Certes, le logiciel ne fait qu’aider ou de suppléer du moins cette tâche mais une telle délégation se comprend aisément quand on connaît le nombre de dossiers concernés et les attributions plurielles de l’auteur de la saisine. D’un point de vue procédural, la solution ne surprend donc pas : elle rappelle le constant balancement entre droits de l’intéressé et protection de l’ordre public. La personne hospitalisée l’était à la suite d’une décision d’irresponsabilité pénale sur le fondement de l’article 706-135 du code de procédure pénale et la poursuite de la mesure pouvait donc parfaitement s’imposer si les conditions le permettaient. On aurait mal compris qu’une erreur informatique puisse faire échec à la nécessité d’un renouvellement. Autrement dit, la mainlevée automatique prévue par le texte aurait déséquilibré ce jeu délicat entre ordre public et droits de la personne hospitalisée. Notons que la prorogation de la mesure n’est alors pas automatique mais « soumise aux droits de la défense » comme le souligne l’arrêt. Plusieurs questions restent en suspens. Citons-en une : la défaillance de l’outil informatique est-elle isolée ? Si ce n’est pas le cas, plusieurs autres dossiers ont peut-être été concernés par une telle erreur dans le compte du délai. Cet arrêt trouve d’ailleurs un certain écho dans l’ordonnance n° 2020-595 commentée dernièrement (Ord. n° 2020-595 du 20 mai 2020, Dalloz actualité, 2 juin 2020, obs. C. Hélaine). L’intéressé peut toujours demander à ce que le juge puisse examiner ses prétentions, malgré la crise sanitaire que nous traversons. Certes, il faudra recourir probablement à la visioconférence mais le but du texte reste de permettre un accès au juge préservé. Ces dispositions devraient rapidement disparaître compte tenu de la décision récente de ne pas maintenir l’état d’urgence sanitaire au-delà du 10 juillet 2020.

4. Que nous apprend cet arrêt en termes d’erreur de l’intelligence artificielle ? Peu de choses explicitement, plus implicitement. On sait le sujet d’actualité (V. not., S. Mérabet, Vers un droit de l’intelligence artificielle, Dalloz, coll. « Nouvelle Bibliothèque de thèse », Vol. 197, 2020, préf. H. Barbier). Ici, l’erreur du logiciel constaté par une capture d’écran aurait pu conduire à ne pas examiner la nécessité de la prolongation de la mesure. L’argumentation du demandeur au pourvoi se retourne alors contre lui. Le cadre procédural des mesures d’hospitalisation complète ne peut pas se satisfaire d’une simple erreur d’un algorithme. En faisant intégrer les « défaillances de l’outil informatique » à la catégorie des « circonstances exceptionnelles », le couperet procédural de la mainlevée de la mesure est certes régulé mais ne l’est-il pas dangereusement ? On sait qu’un logiciel n’est pas forcément exempt de bugs réguliers et même si des mises à jour peuvent régler un pan de l’algorithme défectueux, d’autres erreurs peuvent naître notamment par conflits de mises à jour entre l’explorateur et le logiciel. Or, ces erreurs peuvent se répercuter sur la fonction du logiciel, ici compter le délai pour saisir le JLD. Il faudra donc veiller à ce que cette circonstance reste « exceptionnelle » comme le prévoit l’article L. 3211-12-1, IV°, du code de la santé publique. En somme, toutes les erreurs informatiques ne peuvent pas rejoindre cette catégorie. Par exemple, une erreur commise par le logiciel en raison d’une défaillance humaine (par exemple une date mal renseignée dans les champs à remplir) ne devrait pas s’analyser en une circonstance exceptionnelle. Sans cette appréhension assez stricte du jeu de ces exceptions, les droits de l’intéressé seraient alors mis à mal. L’équilibre passe alors par un jeu subtil mais néanmoins essentiel de nuances factuelles.

Entre l’arbitre et le juge étatique, un simple partage de compétence ?

Une confusion terminologique

Comment qualifier la violation de la légalité qui naît de la saisine, par une partie, d’une juridiction étatique dans un litige relevant d’une convention d’arbitrage ? La question paraîtra rhétorique à la lecture des dispositions du code de procédure civile. En effet, l’article 1448, alinéa 1er, ne dispose-t-il pas que la juridiction de l’État devant laquelle le litige a été porté doit se déclarer incompétente ? À l’alinéa suivant, c’est toujours de compétence dont il est question pour refuser à cette même juridiction tout pouvoir de relever d’office l’illégalité. Et c’est encore à la compétence arbitrale que l’on se réfère lorsqu’il est demandé à la juridiction de l’État de simplement renvoyer les parties à mieux se pourvoir, et non de désigner la juridiction compétente (C. pr. civ., art. 81, al. 1er).

Cependant, ce choix n’a pas toujours été celui du pouvoir réglementaire. En disant des parties qu’elles étaient en mesure de contester le principe ou l’étendue du « pouvoir juridictionnel » de l’arbitre, l’ancien article 1466 paraissait exclure l’idée d’un simple partage de compétence entre arbitre et juge étatique. Dès lors, la refonte du livre quatrième du code de procédure civile par le décret n° 2011-48 du 13 janvier 2011 aurait consacré l’abandon de cette interprétation. Mais cette affirmation doit être nuancée à la lecture de l’article 1465 : « le tribunal arbitral est seul compétent pour statuer sur les contestations relatives à son pouvoir juridictionnel » (nous soulignons). Au-delà de la juxtaposition déroutante des termes « compétent » et « pouvoir juridictionnel », il est bien dit de l’investiture conventionnelle qui résulte de la convention d’arbitrage qu’elle octroie au tribunal arbitral un véritable pouvoir juridictionnel. 

Malheureusement, cette confusion terminologique ne se trouve pas seulement dans les dispositions du code de procédure civile. À la question de savoir comment qualifier la violation de la légalité qui naît de la saisine d’une juridiction étatique dans un litige relevant d’une convention d’arbitrage, la jurisprudence apparaît « pour le moins hésitante et ambiguë » (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile. Droit interne et droit de l’Union européenne, 34e éd., Dalloz, 2018, n° 2302, p. 1628). Initialement, la première chambre civile avait reconnu que l’existence d’une clause compromissoire ne concernait pas « la répartition de la compétence entre les tribunaux étatiques des différents pays », mais tendait « à retirer à ces tribunaux le pouvoir de juger les différends relatifs à ce contrat » (Civ. 1re, 9 oct. 1990, n° 89-12.561, RTD civ. 1991. 603, obs. R. Perrot image ; Gaz. Pal. 1991. Somm. 348, obs. H. Croze et C. Morel). C’était sans nul doute exclure la qualification d’incompétence au profit de celle de défaut de pouvoir. Malgré cette affirmation, elle fit le choix de retenir la qualification « d’exception de procédure », dont on sait qu’elle comprend, entre autres, l’exception d’incompétence. L’évidente contradiction de ce motif fit naître l’attente d’une clarification. Elle s’est traduite quelques années plus tard par la suppression de l’expression plurale « d’exception de procédure » au profit de celle, plus précise, « d’exception d’incompétence » (Civ. 1re, 23 janv. 2007, n° 06-10.652, inédit ; 3 févr. 2010, n° 13-10346, Bull. civ. I, n° 31 ; 4 juill. 2018, n° 17-22.103, inédit, Procédures 2018. Comm. 298, obs. L. Weiller). De son côté, la deuxième chambre civile a procédé de manière inverse en retenant d’abord la qualification « d’exception d’incompétence » (Civ. 2e, 17 janv. 1996, n° 93-18.361, Bull. civ. II, n° 3 ; Procédures 1996. Comm. 70, obs. R. Perrot ; Rev. arb. 1996. 620, obs. L. Cadiet), pour ensuite lui préférer celle « d’exception de procédure » (Civ. 2e, 22 nov. 2001, n° 99-21.662, Bull. civ. II, n° 168 ; D. 2002. 42, et les obs. image ; RTD com. 2002. 46, obs. E. Loquin image ; Rev. arb. 2002. 371 ; Dr. et proc. 2002. 108, obs. M. Douchy-Oudot ; CCC 2002. Comm. 41, obs. L. Leveneur ; JCP 2002. II. 10174, note C. Boillot ; Procédures 2002. Comm. 1, obs. R. Perrot). Par l’arrêt commenté, la première chambre civile met fin à ce chassé-croisé jurisprudentiel.

De l’exception d’incompétence à l’exception de procédure, un subtil retour à la solution initiale

En l’espèce, par acte sous seing privé stipulant une clause compromissoire, une société a cédé à la société Kimmolux 1686 actions qu’elle détenait dans le capital de la société Au Bon pain. Suivant un second acte sous seing privé du même jour, une société civile immobilière a vendu à la société Kimmolux un immeuble à usage industriel et commercial donné à bail à la société Au Bon pain. L’article 4 du contrat de cession d’actions stipulait que la non-réalisation de la vente, si elle était du fait exclusif du cédant, entraînerait la résiliation de la cession des actions de la société Au Bon pain et que le montant payé à ce titre serait remboursé intégralement, augmenté des intérêts au taux légal en vigueur. L’acte de vente n’ayant pas été suivi d’un acte authentique dans les six mois à compter de sa conclusion, la société Kimmolux a assigné la société cédante et la société civile immobilière devant un tribunal de grande instance en annulation de la convention de cession d’actions et en paiement de certaines sommes. Par un jugement en date du 15 juin 2010, la juridiction de première instance a prononcé la résolution de l’ensemble contractuel et octroyé à la société Kimmolux diverses sommes à titre de restitution. Si le jugement a été infirmé par une cour d’appel, l’arrêt attaqué a été cassé et annulé par la Cour de cassation. Devant la cour d’appel de renvoi, la société cédante des actions et la société civile immobilière invoquent l’irrecevabilité de la saisine initiale du tribunal de grande instance en raison de la « compétence préalable » du tribunal arbitral. Or, pour la société Kimmolux, l’invocation d’un tel moyen de défense était trop tardive. En ce qu’il constitue une exception d’incompétence, et à peine d’irrecevabilité, le moyen tiré du non-respect d’une clause compromissoire doit être invoqué avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir (in limine litis). Les juges du fond rejettent l’argument. Selon eux, le moyen tiré de l’existence d’une clause compromissoire constitue bien une « fin de non-recevoir, le défaut de saisine préalable d’une juridiction arbitrale faisant échec à celle d’une juridiction étatique, et non une exception d’incompétence entrant dans le champ des articles 74 et 75 du code de procédure civile » (Colmar, 21 nov. 2018, n° 17/00604). Faisant logiquement grief à cet arrêt, la société Kimmolux a formé un pourvoi en cassation dans lequel elle réaffirme que l’exception tirée de l’existence d’une clause compromissoire est régie par les dispositions qui gouvernent les exceptions de procédure. À ce titre, elle doit donc être invoquée in limine litis. 

Entre l’interprétation du demandeur au pourvoi et celle des juges du fond, la Cour de cassation choisit la première. Dans un attendu de principe au visa de l’article 74 du code de procédure civile, elle juge que « l’exception tirée de l’existence d’une clause compromissoire est régie par les dispositions qui gouvernent les exceptions de procédure ». Le demandeur à l’exception devra donc veiller au respect de la double règle de simultanéité et d’antériorité (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile. Droit interne et droit de l’Union européenne, op. cit., p. 287 s.) : invoquer les exceptions toutes ensemble et avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir. Or, en l’espèce, en invoquant l’exception pour la première fois devant la cour d’appel de renvoi, les sociétés n’avaient clairement pas respecté la seconde de ces règles. La sanction est extrêmement lourde puisqu’elle consiste en une irrecevabilité du moyen litigieux. À bien y regarder, la première chambre civile opère là un subtil retour à sa jurisprudence initiale (Civ. 1re, 9 oct. 1990, préc.). Contrairement à ses décisions de 2007 et 2010 (Civ. 1re, 23 janv. 2007 et 3 févr. 2010, préc.), la qualification d’exception d’incompétence laisse ici place à celle d’exception de procédure. Si cette solution peut être saluée en ce qu’elle met fin aux divergences entre la première et la deuxième chambre civile, elle n’en traduit pas moins le profond embarras de la haute juridiction. Tiraillée entre deux positions, elle ne satisfait pas pleinement les partisans de l’une et mécontente totalement les partisans de l’autre.

La qualification d’exception de procédure, entre insatisfaction et mécontentement

Avant tout, il faut se départir de l’idée qui consisterait à croire que ce retour - définitif ? - à la qualification d’exception de procédure n’est que pure coïncidence. Soumises toutes deux aux dispositions régissant les exceptions de procédure, les deux qualifications n’en demeurent pas moins distinctes. Plus précisément, l’exception de procédure est le genre dont l’exception d’incompétence est une espèce. Dit autrement, une exception d’incompétence est nécessairement une exception de procédure, là où l’exception de procédure n’est pas toujours une exception d’incompétence. Ainsi, par l’arrêt commenté, la première chambre civile de la Cour de cassation cesse de voir dans l’exception tirée du non-respect d’une clause compromissoire un moyen de faire respecter la « division du travail judiciaire » entre une pluralité de juridictions (G. Cornu et J. Foyer, Procédure civile, 3e éd., 1996, PUF, n° 34, p. 174) au profit d’une exception de procédure d’une autre espèce. Reste à déterminer laquelle… C’est ici que les ennuis commencent. À les envisager les unes après les autres – exceptions de litispendance, de connexité, dilatoire, de nullité (pour une étude d’ensemble, J.-Cl pr. civ., v° Moyens de défense, fasc. 600-30, par J. Théron, spéc. nos 55 s.) –, aucune ne paraît convenir. Pour la doctrine, il n’y a là rien d’étonnant, mais l’explication diffère selon les auteurs.

Pour les uns, si ces exceptions ne conviennent pas, c’est parce que cette qualification est erronée. Le moyen de défense qui doit être employé n’est pas une exception de procédure. En effet, « l’existence d’une clause compromissoire insérée dans un contrat poserait la question de l’aptitude de cette juridiction unique à connaître du litige, bref de son pouvoir juridictionnel » (Rép. pr. civ., v° Incompétence, 2020, par P. Callé, spéc. n° 9. Adde, C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, op. cit., n° 2302, p. 1627 ; S. Amrani-Mekki et Y. Strickler, Procédure civile, PUF, 2014, n° 188, p. 215). Par l’insertion de cette clause, les parties ont retiré aux tribunaux étatiques le pouvoir de juger les différends relatifs au contrat qui la contient. Dès lors, en relevant le non-respect de la clause compromissoire, le demandeur conteste dans son principe même l’intervention du juge étatique au détriment de l’arbitre. C’est donc là une question de pouvoir juridictionnel dont le défaut est sanctionné par une irrecevabilité (Civ. 1re, 15 avr. 1986, n° 84-13.422, Bull. civ. I, n° 87 ; Gaz. Pal. 1987. Somm. 53, obs. S. Guinchard et T. Moussa ; Rev. crit. DIP 1986. 723, obs. G. Couchez). En toute logique, le moyen de défense à emprunter ne serait pas une exception de procédure – quelle qu’elle soit –, mais une fin de non-recevoir. Ce changement dans la voie de droit à emprunter n’est pas sans conséquence. Ainsi en l’espèce, parce que ce moyen peut être invoqué en tout état de cause (C. pr. civ., art. 123), les sociétés auraient pu dénoncer le non-respect de la clause compromissoire pour la première fois devant la cour d’appel de renvoi.

Pour les autres, si ces exceptions ne conviennent pas, c’est parce que le moyen de défense est bien une exception d’incompétence. En effet, à exclure toute idée de concurrence dans le cas litigieux – et donc de compétence entre les juridictions étatiques et arbitrales –, on laisse entendre que « la concurrence suppose nécessairement des juges également compétents » (P. Théry, obs. sous Civ. 2e, 22 nov. 2001, n° 99-21.662, P, Rev. arb. 2002. 371 s., spéc. n° 4, p. 377, l’auteur souligne). Or, cette idée parait radicale. Après tout, lorsqu’une partie dénonce le non-respect d’une clause compromissoire, le moyen soulevé prend « la forme de cette alternative caractéristique d’une question de compétence : juridiction étatique ou juridiction arbitrale ? » (P. Théry, obs. sous Civ. 2e, 22 nov. 2001, art. préc., spéc. n° 3, p. 375. Adde, dans le même sens, H. Solus et R. Perrot, Droit judiciaire privé, Tome II, La compétence, n° 635, p. 685 ; G. Cornu et J. Foyer, Procédure civile, op. cit., n° 15, p. 80 ; T. Clay, L’arbitre, préf. P. Fouchard, 2001, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », vol. 2, nos 166-168, p. 140-142). L’originalité de cette compétence réside simplement dans le fait que la répartition s’opère entre deux ordres juridiques distincts (M. Boucaron-Nardetto, Le principe compétence-compétence en droit de l’arbitrage, nos 364 s., p. 332 s.). 

Un résultat pratique loin d’être irréprochable

Entre ces deux explications, la Cour de cassation ne tranche pas vraiment. Abandonnant la qualification d’exception d’incompétence, elle paraît renoncer à l’idée d’une concurrence entre la juridiction étatique et arbitrale. Néanmoins, elle se refuse à en tirer toutes les conséquences, préférant parler d’exception de procédure plutôt que de fin de non-recevoir. Comment interpréter cet entre-deux ? Convaincus par la première idée, les hauts magistrats auraient-ils finalement renoncé à la consacrer en raison du régime juridique trop souple de la fin de non-recevoir ? Si c’est le cas, ce serait là une regrettable victoire de la politique processuelle sur la logique juridique. D’autant que le résultat pratique de la solution retenue est loin d’être irréprochable, notamment dans l’hypothèse d’un contrat qui stipule une clause de conciliation préalable et une clause compromissoire destinée à être mise en œuvre en cas d’échec de la conciliation. L’ordre de présentation souhaité par les parties ne pourra être respecté. En effet, en ce que la violation de la première clause emprunte la voie de la fin de non-recevoir (Cass., ch. mixte, 14 févr. 2003, n° 00-19.423, D. 2003. 1386, et les obs. image, note P. Ancel et M. Cottin image ; ibid. 2480, obs. T. Clay image ; Dr. soc. 2003. 890, obs. M. Keller image ; RTD civ. 2003. 294, obs. J. Mestre et B. Fages image ; ibid. 349, obs. R. Perrot image ; JCP 2003. I. 128, no 17, obs. L. Cadiet ; Procédures 2003. Comm. 96, obs. H. Croze ; CCC 2003. Comm. 84, obs. L. Leveneur ; Rev. arb. 2003. 403, note C. Jarrosson ; Defrénois 2003. 1158, obs. R. Libchaber ; BJS 2003, p. 938, note A. Couret ; RDC 2003, p. 182, obs. L. Cadiet ; ibid., p. 189, obs. X. Lagarde ; qualification dont l’opportunité est d’ailleurs largement discutée : v., not. P. Théry, obs. sous Cass., ch. mixte, 12 déc. 2014, n° 13-19.684, Bull. mixte, n° 3, RTD civ. 2015. 187 s. image) et la violation de la seconde celle d’une exception de procédure, la partie assignée sans tentative préalable de résolution amiable qui souhaite soulever l’irrecevabilité de l’initiative processuelle ne sera plus en mesure d’invoquer in limine litis le non-respect de la clause compromissoire. En conséquence, les parties sont tenues de différer la dénonciation de l’action belliqueuse. C’est là une situation pour le moins « inconfortable : après avoir constitué la juridiction arbitrale, elles la saisiront en premier lieu d’un moyen dont l’objet est de la dessaisir… » (X. Lagarde, La fin de non-recevoir tirée d’une clause instituant un préalable obligatoire de conciliation, BICC 2005, HS, spéc. I. in fine). Finalement, l’arrêt de la cour d’appel de renvoi pourrait être plus respectueux de la logique juridique que sa cassation ne le laisse croire…

L’injuste condamnation des prêts à taux négatif

Depuis quelques années, la Réserve fédérale des États-Unis (FED), pour les États-Unis, ainsi que la Banque centrale européenne (BCE), pour l’Union européenne, pratiquent des taux d’intérêt négatifs afin de relancer la croissance. Cette figure n’a pas manqué d’intéresser la doctrine juridique tant il est vrai que le résultat auquel elle aboutit est pour le moins curieux : le prêteur est en effet amené à rémunérer l’emprunteur (v. à ce sujet J. Lasserre Capdeville, M. Storck, M. Mignot, J.-P. Kovar et N. Éréséo, Droit bancaire, 2e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2019, n° 1644 ; D. Legeais, Opérations de crédit, 2e éd., LexisNexis, 2018, n° 230 ; v. égal. F. Aucktenthaler, Taux d’intérêt négatif : le monde à l’envers, RD banc. fin. 2016. Étude 33 ; A. Ghozi, Contrat de prêt de somme d’argent : l’intérêt négatif en débat, D. 2017. 965 image ; R. Libchaber, Le travail du négatif en droit : la question de l’intérêt dans le prêt, RDC 2017. 446 ; D.R. Martin, De l’intérêt, Banque et dr., hors-série, 2016-26). Les juges du fond avaient déjà eu l’occasion de se prononcer sur la validité de ce « monstre contractuel », pour reprendre l’expression d’un auteur (R. Libchaber, art. préc.), en se montrant tantôt favorables (v. Chambéry, 2e ch., 6 déc. 2018, n° 17/01697 ; Colmar, 1re ch. civ., sect. A, 8 mars 2017, n° 16/00309 ; TGI Strasbourg, 5 janv. 2016, n° 15/00764, RTD com. 2016. 825, obs. D. Legeais image ; TI Montpellier, 9 juin 2016, n° 11-16-000424) tantôt défavorables (v. TGI Thonon-les-Bains, 30 nov. 2016, n° 16/00506). C’est à présent la première chambre civile qui se prononce sur cette pratique dans un arrêt du 25 mars 2020. En l’espèce, une banque a consenti à un couple d’emprunteurs deux prêts immobiliers, à des taux stipulés variables en fonction de l’évolution du Libor 3 mois. Contestant les taux d’intérêt appliqués par la banque, les emprunteurs l’ont assignée aux fins de voir appliquer aux deux prêts le taux d’intérêt indexé au taux Libor 3 mois à sa valeur réelle, y compris en cas d’index négatif.

La cour d’appel de Besançon, dans un arrêt du 10 juillet 2018, a considéré que la banque devait appliquer aux prêts litigieux un taux d’intérêt indexé au taux Libor 3 mois à sa valeur réelle, pouvant conduire à des intérêts mensuellement négatifs. Pour ce faire, elle retient que les deux prêts étant stipulés à un taux d’intérêt initial, l’un de 2,15 % et l’autre de 1,80 % l’an, variables à la hausse comme à la baisse, les parties se sont accordées pour que ces intérêts soient à la charge de l’emprunteur et non du prêteur, et que la banque, en proposant des taux d’intérêt variables à la hausse comme à la baisse, et les emprunteurs en y souscrivant, ont accepté le risque inhérent à cette variation, mais que le respect des contrats litigieux impose que, pour les deux prêts, soit appliqué un tel taux d’intérêt à condition que, sur l’ensemble du remboursement de chaque prêt, les intérêts dus au prêteur ne soient pas inférieurs à 0,00 %.

Le raisonnement est censuré par la Cour de cassation, au visa des articles 1902, 1905 et 1907 du code civil, et L. 313-1 du code monétaire et financier : les hauts magistrats considèrent tout d’abord que « constitue une opération de crédit tout acte par lequel une personne agissant à titre onéreux met ou promet de mettre des fonds à la disposition d’une autre personne. Dans un contrat de prêt immobilier, l’emprunteur doit restituer les fonds prêtés dans leur intégralité, les intérêts conventionnellement prévus sont versés à titre de rémunération de ces fonds et, dès lors que les parties n’ont pas entendu déroger aux règles du code civil, le prêteur ne peut être tenu, même temporairement, au paiement d’une quelconque rémunération à l’emprunteur » (pt 4). Ils en déduisent qu’« en statuant ainsi, la cour d’appel, qui a admis l’éventualité d’intérêts mensuellement négatifs, alors qu’il résultait de ses constatations que les parties n’avaient pas entendu expressément déroger aux règles du code civil, a violé les textes susvisés ». L’arrêt est donc cassé mais seulement en ce qu’il dit que la banque « doit appliquer aux prêts litigieux un taux d’intérêt indexé au taux Libor 3 mois à sa valeur réelle, y compris si cet index est négatif mensuellement, mais dans la limite de 0,00 % sur l’ensemble du remboursement desdits prêts ».

De prime abord, la solution semble justifiée : d’une part, l’article 1902 du code civil prévoit que « l’emprunteur est tenu de rendre les choses prêtées, en même quantité et qualité, et au terme convenu ». Or, dans un prêt à taux négatif, l’emprunteur rembourse, par hypothèse, une somme inférieure à celle qu’il a reçue, ce qui est contraire à ce texte. D’autre part, le prêt à intérêts, régi par les articles 1905 et suivants du code civil, est, par définition, un contrat à titre onéreux pour l’emprunteur (comp. G. Cattalano-Cloarec, Le contrat de prêt, préf. G. Loiseau, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », t. 564, 2015). Au demeurant, le code monétaire et financier définit l’opération de crédit comme étant à titre onéreux (il existe pourtant des crédits gratuits auxquels le code de la consommation consacre d’ailleurs certaines dispositions, C. consom., art. L. 312-41 s.). L’essence de ce contrat se trouverait donc contrariée par l’éventualité d’un taux d’intérêt négatif, qui transformerait l’opération en dépôt (v. en ce sens H. Synvet, obs. ss TGI Thonon-les-Bains, 30 nov. 2016, D. 2017. 2178 image : « Si la rémunération est due par celui qui remet l’argent ou la chose, ce n’est plus un prêt, mais un dépôt »). C’est d’ailleurs l’argument qui a fait mouche aux yeux de la Cour de cassation, le moyen énonçant que « le contrat de prêt conclu avec une banque est par nature un contrat à titre onéreux de sorte que le taux d’intérêt ne peut devenir négatif et obliger le prêteur à rémunérer, même temporairement, l’emprunteur ».

Toutefois, comme l’avait parfaitement jugé la cour d’appel de Colmar, « l’appréciation du caractère onéreux du contrat ne peut se faire que sur la durée totale du prêt, et le fait que durant un certain temps le taux d’intérêt soit négatif, n’a pas pour effet d’annuler le caractère onéreux du prêt » (Colmar, 8 mars 2017, préc.). En outre, et plus fondamentalement, la solution retenue par la Cour de cassation est difficilement justifiable eu égard à la liberté contractuelle (C. civ., art. 1102) et à la force obligatoire des contrats (C. civ., art. 1103), qui doivent autoriser les parties à prévoir des clauses d’indexation, celles-ci devant jouer tant à la hausse qu’à la baisse (v. en ce sens R. Libchaber, art. préc.). C’est d’ailleurs ce que décide la Cour de cassation en matière de baux (Civ. 3e, 14 janv. 2016, n° 14-24.681, « est nulle une clause d’indexation qui exclut la réciprocité de la variation et stipule que le loyer ne peut être révisé qu’à la hausse ; qu’ayant relevé, par motifs adoptés, que la clause excluait, en cas de baisse de l’indice, l’ajustement du loyer prévu pour chaque période annuelle en fonction de la variation de l’indice publié dans le même temps, la cour d’appel, qui a exactement retenu que le propre d’une clause d’échelle mobile était de faire varier à la hausse et à la baisse et que la clause figurait au bail, écartait toute réciprocité de variation, faussait le jeu normal de l’indexation, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision »). La stipulation d’un plancher est en revanche envisageable, ce que les établissements bancaires ne manquent pas de faire aujourd’hui (v. en ce sens D. Legeais, op. cit., n° 230), raison pour laquelle le contentieux devrait se tarir en la matière.

Le référé-rétractation, distinguer le faux du vrai

Alors que, depuis le 1er janvier 2020, la « forme » ne désigne plus le « fond » (sur le changement d’appellation de la procédure « en la forme des référés » en procédure « accélérée au fond », v. Y. Strickler, De la forme des référés à la procédure accélérée au fond, JCP 2019. 928 ; Les procédures rapides – procédure accélérée au fond, procédures d’urgence, Procédures 2020. Étude 7), en matière de référé, le faux doit être encore distingué du vrai. Voici ce que la Cour de cassation a souhaité rappeler aux professionnels du droit par l’arrêt commenté.

Le référé-rétractation, un « faux référé » permettant la continuation de la procédure sur requête

En pratique, il n’est pas rare que l’efficacité d’une mesure d’instruction soit conditionnée à son effet de surprise. Conscient de cette réalité, le code de procédure civile permet de rendre une décision provisoire à l’insu d’une partie (C. pr. civ., art. 17). Le principe de la contradiction se trouve ici entaché d’une sérieuse limite. Mais en ce qu’il est un principe directeur du procès civil (C. pr. civ., art. 14 s.), les rédacteurs ont logiquement souhaité voir cette limite encadrée : la mesure d’instruction doit être demandée par la voie de la procédure sur requête (où plus précisément la « procédure provisoire sur requête » pour éviter toute ambiguïté avec le mode d’introduction de l’instance que constitue aussi la requête, C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile. Droit interne et européen du procès civil, 34e éd., 2018, Dalloz, n° 1943, p. 1390-1391). Celle-ci n’est permise que si le requérant est « fondé à ne pas appeler de partie adverse » (C. pr. civ., art. 493). Dans sa demande adressée au juge, il devra donc veiller à préciser les raisons qui justifient l’atteinte qu’il souhaite voir porter au principe de la contradiction (pour des illustrations, v. Rép. pr. civ., v° Ordonnance sur requête, par S. Pierre-Maurice, n° 67). En toute logique, il ne peut se contenter d’énoncer que, pour être efficace et éviter tout risque de dépérissement des preuves, la mesure de constat ne peut être sollicitée contradictoirement (Civ. 2e, 19 mars 2015, n° 14-14.389, Procédures 2015. Comm. 152, obs. Y. Strickler ; Dr. et proc. 2015. 72, note P. Mourre-Schreiber).

Même justifiée, cette violation du principe de la contradiction n’en est pas pour autant acceptable. Pour qu’elle le soit, la partie destinataire de la mesure doit pouvoir solliciter le rétablissement de la contradiction (C. pr. civ., art. 17). Le respect du contradictoire n’est donc que « différé » (L. Cadiet, J. Normand et S. Amrani-Mekki, Théorie générale du procès, 3e éd., 2020, n° 315, p. 602-603). Ainsi, chaque fois qu’un juge fait droit à une requête, tout intéressé peut utiliser une voie de droit spécifique pour contester, devant la même juridiction, la nécessité de l’atteinte portée au principe de la contradiction et solliciter la modification ou la rétractation de la mesure (C. pr. civ., art. 496, al. 2). Cette voie est communément appelée le référé-rétractation (pour une étude d’ensemble, M. Foulon et Y. Strickler, Le référé-rétractation, D. 2010. 456 s.). Comme son nom le laisse à penser, il emprunte la forme procédurale du référé. Mais le rapprochement s’arrête là. Outre que les conditions classiques du référé sont absentes – urgence, dommage imminent, trouble manifestement illicite ou absence de contestation sérieuse –, les pouvoirs du juge diffèrent largement. Ici, « l’objet de la [requête initiale] circonscrit l’objet du [référé-rétractation] » (Y. Strickler, obs. ss Civ. 2e, 27 sept. 2018, n° 17-20127 P, JCP 2018. 1207, spéc. 2). À ce titre, le juge saisi de la demande de rétractation dispose des mêmes attributions que le juge qui l’a rendue. Il lui est demandé « de parfaire sa mission première dans le cadre d’un débat contradictoire » (H. Solus et R. Perrot, Droit judiciaire privé. Tome III. Procédure de première instance, n° 1390, p. 1184). Concrètement, il doit s’assurer que le complètement d’informations apporté par le demandeur à la rétractation n’est pas susceptible de rendre finalement injustifiée l’atteinte initiale portée au principe du contradictoire. Pas plus, pas moins ! Ainsi, si le juge des requêtes ne peut se prononcer sur d’autres questions (pour une illustration récente, v. Civ. 2e, 27 sept. 2018, n° 17-20.127 P, Dalloz actualité, 22 oct. 2018, obs. C.-S. Pinat ; D. 2018. 1920 image ; ibid. 2020. 170, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès image ; JCP 2018. 1207. note Y. Strickler), le juge des référés ne peut se prononcer sur un référé-rétractation. En cela, ce dernier a pu être qualifié de « faux référé » (J. Héron, T. Le Bars et K. Salhi, Droit judiciaire privé, 7e éd., 2019, Lextenso, n° 415, p. 348). Ne pas distinguer le vrai du faux, c’est donc commettre une violation de la légalité procédurale. L’arrêt commenté en offre une nouvelle illustration.

L’irrecevabilité de la demande en rétractation adressée au juge des référés

En l’espèce, par une ordonnance sur requête rendue le 14 avril 2017 par le président du tribunal de grande instance, une société a été autorisée à faire procéder à diverses mesures d’instruction dans les locaux d’une autre société. L’ordonnance a prévu que les documents ou fichiers saisis seraient séquestrés en l’étude de l’huissier de justice jusqu’à ce que le juge en autorise la communication. Quelques mois après que les opérations ont été menées, la première société a assigné la seconde devant le juge des référés aux fins de voir ordonner la mainlevée des éléments et pièces placés sous séquestre. À cette occasion, la seconde société a reconventionnellement demandé la rétractation de l’ordonnance sur requête du 14 avril 2017. Par une ordonnance du 10 janvier 2018, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris a rejeté la demande de rétractation. À l’issue d’une argumentation rigoureuse, la cour d’appel de Paris a annulé l’ordonnance du 10 janvier 2018 et, statuant à nouveau, à déclarer irrecevable la demande de rétractation visant l’ordonnance du 14 janvier 2017. Faisant grief à l’arrêt attaqué, le demandeur en rétractation a formé un pourvoi en cassation. Selon lui, la demande reconventionnelle ne pouvait être jugée irrecevable puisqu’elle avait été adressée au juge compétent, c’est-à-dire le juge qui avait statué sur la demande initiale.

La Cour de cassation rejette le moyen. Contrairement à ce que le demandeur au pourvoi a soutenu, sa demande en rétractation de l’ordonnance sur requête n’a pas été adressée au juge qui l’avait initialement rendue. En effet, au lieu de la former devant le juge des requêtes, il l’a formé devant le juge des référés par voie reconventionnelle. Cette erreur a certainement pour cause le fait qu’il s’agissait, dans l’un et l’autre cas, du président du tribunal de grande instance (sur la compétence des juridictions du provisoire, v. C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile. Droit interne et européen du procès civil, op. cit., n° 1917, p. 1374 s.). Mais s’il peut être une même personne, il n’en constitue pas moins deux juridictions différentes selon qu’il statue en référé ou sur requête. Omettant cette subtilité, le demandeur a commis une violation de la légalité procédurale dont il restait à déterminer la sanction. À vrai dire, celle-ci ne faisait aucun de doute : l’irrecevabilité de la demande de rétractation.

Dire du référé-rétractation qu’il est de la « compétence exclusive du juge qui a rendu l’ordonnance » (Civ. 2e, 9 nov. 2006, n° 05-16.691 P, D. 2006. 2948 image) est une formule malheureuse en ce qu’elle peut induire les professionnels en erreur. La question posée ici est celle de l’aptitude du juge à se saisir du litige en tant que juge des requêtes, et non celle de son aptitude à exercer son pouvoir de préférence à un autre juge des requêtes rationae materiae ou loci. Dit autrement, c’est là un problème de pouvoir juridictionnel, et non de compétence (sur cette distinction, v. C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, op. cit., n° 1461, p. 1037 .). Saisi d’un référé-rétractation, le juge des référés n’est donc pas incompétent ; il est dépourvu de l’aptitude à se prononcer. Or, en ce qu’elle influe sur la sanction applicable, la distinction ne doit pas être sous-estimée. En effet, le défaut de compétence est sanctionné par une incompétence, alors que le défaut de pouvoir juridictionnel est sanctionné par une irrecevabilité. Certains n’y verront peut-être là qu’un esthétisme pointilleux. C’est une grave erreur ! La détermination de la sanction « n’est pas une discussion sur le sexe des anges » (H. Croze, Procédure civile. Technique procédurale civile, 6e éd., 2017, LexisNexis, n° 332, p. 148). Retenir une qualification plutôt qu’une autre, c’est nécessairement appliquer un corpus de règles plutôt qu’un autre. Dans son invocation, comme dans ses effets, l’irrecevabilité diffère très largement de l’incompétence. Vigilance donc au moment de former un référé-rétractation.

Quand les torts sont partagés entre le prêteur et l’emprunteur

par Jean-Denis Pellierle 16 juin 2020

Civ. 1re, 20 mai 2020, F-P+B, n° 18-23.529

Les occasions ne manquent pas pour engager la responsabilité du prêteur professionnel, tant il est vrai que les obligations pesant sur ce dernier sont nombreuses (V. à ce sujet, J.-D. Pellier, Droit de la consommation, 2e éd., Dalloz, coll. « Cours », 2019, nos 152 s.). Mais il ne faut pas négliger pour autant l’éventualité d’une faute commise par l’emprunteur, qui viendrait amoindrir la responsabilité du prêteur. Tel est l’enseignement d’un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 20 mai 2020. En l’espèce, suivant offre acceptée le 7 mai 2013, une banque a consenti à un couple d’emprunteurs un prêt de 18 500 € destiné à financer la vente et la pose de panneaux photovoltaïques par une société. Invoquant l’absence de raccordement de l’installation, les emprunteurs ont assigné le vendeur, pris en...

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Requête en récusation : notion de partie à la procédure et forme de la demande

La Cour de cassation a rendu deux arrêts en matière de récusation et de renvoi pour cause de suspicion légitime lesquels offrent l’occasion de revenir sur ces mécanismes processuels qui sont consubstantiels à la justice elle-même (Rép. pén., v° Récusation et renvoi, par S. Ben Hadl Yahia, n° 2 ; B. Barnabé, La récusation des juges, étude médiévale, moderne et contemporaine, LGDJ, coll. « Biblio. droit privé », 2019,  t. 514). Conséquence concrète du principe d’impartialité et pierre angulaire du droit à un procès équitable garanti par l’article 6, § 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, la procédure de récusation permet d’écarter un juge, ou toute la juridiction en cas de suspicion légitime, lorsque les causes, objectives ou subjectives, pour le faire sont réunies. En matière civile, il s’agit des dispositions figurant aux articles 339 à 363 du code de procédure civile, lesquelles ont été récemment modifiées par le décret n° 2017-892 du 6 mai 2017 (Y. Strickler, Procédures 2017. Étude 24). Ces deux arrêts montrent que le maniement des règles de procédure qui régissent le déroulement de la demande en récusation ou en suspicion légitime n’est pas aussi simple qu’il y paraît de prime abord.

Dans la première espèce, il s’agissait d’un litige en matière de construction au cours duquel un expert judiciaire avait été désigné. L’une des parties forme alors une requête en récusation à l’encontre de l’expert qui sera rejetée. Dans sa décision de rejet, la juridiction avait ajouté une condamnation du requérant à régler à l’une des autres parties à l’instance principale la somme de 1 000 € au titre de l’article 700 du code de procédure civile. C’est sur ce point qu’un pourvoi en cassation a été formé. En effet, la procédure de récusation oppose une partie au procès à son juge, elle ne concerne par les autres parties, ce qui justifie une cassation de l’arrêt. Dans la seconde espèce, une requête en suspicion légitime avait été formée à l’encontre d’un tribunal de commerce à la...

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Annulation d’une procuration pour insanité d’esprit : compétence dans l’Union

Une personne donne à son épouse une procuration de vendre en viager à leur fille et à son époux, domiciliés en Espagne, un immeuble situé dans ce même État. Après le décès de ses parents, l’autre enfant du couple assigne sa sœur et son époux devant un juge français pour obtenir, à titre principal, l’annulation de la procuration pour cause d’insanité d’esprit de son auteur et, à titre subsidiaire, la requalification de la vente en libéralité.

Ce juge se déclare compétent en application des articles 14 et 15 du code civil, qui prévoient un privilège de nationalité fondé sur la nationalité française du demandeur et du défendeur.

Cette affaire conduisait donc à se demander si une demande d’annulation d’une procuration pour insanité d’esprit relevait du champ d’application du règlement Bruxelles I n° 44/2001 du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale.

La première chambre civile retient que tel est bien le cas. Ce faisant, elle transpose la solution énoncée par la Cour de justice, en ce qui concerne la question de la capacité de contracter du donateur, à propos du règlement Bruxelles I bis du 12 décembre 2012, par un arrêt du 16 novembre 2016 (aff. C-417/15, pt 25, Dalloz actualité, 28 nov. 2016, obs. F. Mélin ; D. 2016. 2412 image ; ibid. 2017. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke image ; RTD com. 2017. 236, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast image)....

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Délit de non-confinement : examen des QPC par le Conseil constitutionnel

Distanciation sociale oblige, l’audience du jour ne se tient pas dans la salle aveugle habituelle, mais au premier étage, dans ce qui était originellement le grand salon et donne sur les augustes terrasses surplombant colonnes de Buren et autres fontaines à boules. « C’est tout de même autrement plus solennel que l’autre salle », lance une voix. « C’est-à-dire que, pour encore plus de solennité, je ne vois guère que l’Élysée », répond une autre.

On ne peut sans doute pas couper à un peu digeste résumé des épisodes précédents. Ces trois QPC visent le quatrième alinéa de l’article L. 3136-1 du code de la santé publique. Au sein de cet article, qui organise une forme de réponse graduée en cas de violation(s) des interdictions ou obligations de l’état d’urgence sanitaire, il est donc plus précisément question du mécanisme qui correctionnalise le cumul de quatre contraventions (en trente jours). La disposition contestée renvoie nécessairement à l’alinéa précédent du même article, qui prévoit lesdites contraventions. Puis à d’autres articles du même code, qui encadrent (un peu) le pouvoir réglementaire du premier ministre dans la détermination des interdictions ou obligations dont la violation est ainsi sanctionnée.

Les arrêts par lesquels la Cour de cassation a renvoyé les QPC au Conseil constitutionnel ont entendu limiter leur portée à la seule possibilité « d’interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ». Ce n’est pas illogique, puisque c’est bien la disposition législative applicable in fine aux trois litiges : il s’agit bien de sorties sans attestation dérogatoire en période de confinement. Mais on notera tout de même en passant (une nouvelle fois) que la disposition originellement contestée n’implique pas nécessairement que les quatre contraventions successives sanctionnent la violation d’une seule et même catégorie d’interdictions ou obligations. Elle pourrait donc potentiellement concerner n’importe quelle combinaison de contraventions, à propos des transports en commun, des rassemblements, de l’ouverture des établissements recevant du public, ou encore des mesures de contrôle des prix. Bref.

Toujours est-il que la Cour de cassation a retenu le caractère sérieux des QPC s’agissant des principes de légalité des délits et des peines (expressément visé par les trois questions) et de présomption d’innocence (par deux d’entre elles). La Cour a notamment concédé que le législateur n’avait peut-être pas épuisé sa compétence, en créant « un délit caractérisé par la répétition de simples verbalisations réprimant la méconnaissance d’obligations ou d’interdictions dont le contenu pourrait n’être pas défini de manière suffisamment précise dans la loi qui renvoie à un décret du premier ministre ».

Plusieurs avocats (y compris pour le compte de parties intervenantes) se sont réparti ce jour les rôles pour demander l’abrogation à effet immédiat de cette combinaison de dispositions, de manière à aborder successivement le processus législatif, la présomption d’innocence, l’imprécision du texte, l’arbitraire qui en découle, l’actualité de ces questions et, enfin, la portée de la décision à intervenir. On retrouve notamment deux avocats aux conseils, Mes Périer et Spinosi, qui plaidaient le mois dernier devant la Cour de cassation.

Objet de la première plaidoirie : l’œuvre du législateur, entachée d’incompétence négative, et aboutissant à une formulation difficilement intelligible, puisqu’on rappellera que le texte évoque par exemple alternativement constatation et verbalisation de l’infraction. L’avocat parle à ce sujet d’un « péché originel, qui est triple : précipitation, surenchère et affichage ». On en vient donc à la présomption d’innocence qui, rappelle le deuxième avocat, est « un principe à valeur constitutionnelle, un principe structurant, cardinal du droit pénal dans toute société démocratique ». Il souligne ainsi que le mis en cause ne fait, jusqu’à sa comparution devant le tribunal correctionnel, l’objet d’aucune décision de culpabilité, pas même du fait d’un paiement de l’amende : « Vous devriez être présumé innocent, mais toute la mécanique de ce texte empêche cela ».

Son confrère suivant commence par rebondir sur une phrase prononcée par l’avocat général près la Cour de cassation : « l’imprécision du texte […] laisse aux forces de l’ordre une marge d’interprétation qui contient en elle-même un risque d’arbitraire important ». Il souligne une nouvelle fois que, dès le stade des discussions parlementaires, « certains parlaient de réitération, […] d’autres de récidive. Personne ne sait donc exactement de quoi on parle. C’est […] une impossibilité juridique, un oxymore […], l’esprit de l’époque autorise la création de toutes les chimères ». Il revient ensuite sur un certain nombre de cas de figure ayant donné lieu à verbalisation, insiste entre autres sur l’absence de formalisme imposé pour la fameuse attestation de déplacement dérogatoire : « Au sens strict, c’est ici la police qui fait la loi, en choisissant de verbaliser ou non […]. Or, dans ce pays, ce n’est pas à la police de faire la loi ».

L’avocate suivante représente une partie intervenante, sur le sort de laquelle une juridiction de la Côte d’Azur a sursis à statuer : l’affaire « est donc passée directement de la souricière […] à cette prestigieuse juridiction ». Elle se lance dans un petit quiz, sur le mode « est-ce qu’on peut être verbalisé parce que… », dont la réponse est invariablement oui. Elle conclut par la formule suivante : « Un état d’urgence sanitaire n’est pas un état de non-droit ».

Son confrère embraye en usant de distrayantes métaphores : le « délacement du corset » que représente l’assouplissement progressif de l’état d’urgence « ne doit en rien […] conduire à penser qu’une censure n’aurait qu’un effet platonique ». Lui aussi aborde les « motifs équivoques qui nous ont conduits à sonder à l’infini la nécessité de chaque déplacement », puis à le soumettre à l’appréciation d’un « agent allant du poinçonneur dans le métro au garde champêtre ». Il revient également sur la question de la compétence du tribunal correctionnel en la matière, soulignant en passant qu’entre la lettre des textes et la pratique aux comparutions immédiates, il y a souvent un monde. Puis il conclut d’une envolée lyrique convoquant Beccaria et le Décaméron de Boccace.

Le dernier avocat lance quant à lui : « Je ne vous parlerai pas de droit, nous en avons assez parlé […]. C’est un délit mal fichu bricolé sur un coin de table ». Il insiste surtout sur la portée de la décision du Conseil : « Vous avez tenu dans le cadre de l’état d’urgence terroriste, il ne faut pas que votre vigilance baisse dans [celui] de l’état d’urgence sanitaire. Si vous baissez la garde, alors c’est véritablement une forme de blanc-seing que vous reconnaîtrez au gouvernement ».

Le représentant du premier ministre, lui non plus, ne semble pas décidé à parler de droit : il digresse d’abord longuement sur l’aspect politique de la prise de décision et sur les recommandations du désormais célèbre comité scientifique. Il en vient finalement au principe de légalité des délits et des peines. Selon lui, il n’y a incompétence négative que si le législateur « ne fixe aucun cadre, or ce cadre existe [puisque] le parlement énumère limitativement le périmètre des mesures qui [peuvent] être prises par le premier ministre ». S’agissant du flou autour de la notion de « verbalisation », il renvoie à l’article 429 du code de procédure pénale sur la force probante d’un procès-verbal, « si son auteur a agi dans l’exercice de ses fonctions et a rapporté […] ce qu’il a vu, entendu ou constaté personnellement ».

Sur la présomption d’innocence (et le droit au recours effectif), il souligne que « le ministère public devra […] établir le nombre et la réalité des violations dans les trente jours précédents », et « qu’en cas de verbalisation indue, le juge correctionnel est compétent, puisqu’il lui appartiendra de requalifier les faits en contravention ». Il insiste sur le respect du principe de nécessité et de proportionnalité des peines par le législateur, puisque « son intention était de garantir l’efficacité et le caractère dissuasif de la répression […] eu égard aux risques encourus par la population ». Tout en se défendant « d’avoir organisé un cumul de sanctions, [puisque] le délit ne sanctionne pas l’ensemble des verbalisations, mais seulement la quatrième ».

La décision sera rendue le vendredi 26 juin au matin.

Portée de l’effet dévolutif au regard d’une demande d’annulation du jugement

Une partie relève appel d’une décision d’un tribunal des affaires de sécurité sociale statuant sur une contrainte émise à son encontre par la caisse du régime social des indépendants, devenue caisse locale déléguée à la sécurité sociale des indépendants de Bourgogne-Franche-Comté. L’appelant mentionne sur l’acte d’appel « appel-nullité » puis, lors de l’audience, sollicite de la cour l’annulation de la contrainte pour les mêmes motifs invoqués devant le tribunal. La cour d’appel de Dijon le déboute de sa demande d’annulation et dit que le jugement produira tous ses effets dès lors que l’appelant avait fait le choix de ne poursuivre que l’annulation du jugement par la voie de son appel et ne pouvait donc plus, ultérieurement, en solliciter la réformation en l’absence d’appel incident. Une telle motivation ne pouvait résister au pourvoi et la deuxième chambre civile casse et annule l’arrêt en renvoyant l’affaire devant la cour d’appel de Besançon en relevant, au visa des articles 561 et 562, alinéa 2, du code de procédure civile, ensemble l’article 549 du même code, qu’« En statuant ainsi, alors qu’elle était saisie d’un appel tendant à l’annulation du jugement, ce dont il résultait qu’en réitérant les moyens qu’il avait soumis au premier juge l’appelant ne formait pas un appel incident, la cour d’appel, qui n’a pas statué sur le fond, a violé les textes susvisés ».

En cette affaire de sécurité sociale, donc sans représentation obligatoire par avocat devant la cour, on dira que l’appelant avait payé tribut à l’ignorance des règles de procédure en utilisant – ce que les moyens du pourvoi enseignent – un formulaire type d’une association mentionnant qu’il formait appel-nullité dès lors...

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Preuve de la filiation : retour sur l’ancien article 319 du code civil

La première chambre civile de la Cour de cassation a rendu, le 14 mai 2020, une décision qui mérite de retenir l’attention, même si sa rédaction est très élliptique du point de vue des faits et du contexte juridique.

1° Les termes de l’affaire

Une personne de nationalité étrangère a, il y a plus de vingt ans, tenté d’obtenir la nationalité française en se prévalant du fait que sa mère était française. À l’époque, l’article 18 du code civil disposait en effet qu’était « français l’enfant, légitime ou naturel, dont l’un des parents au moins est français ». Pour être complet, notons que dans sa rédaction actuelle, l’article 18 se borne à énoncer qu’« est français l’enfant dont l’un des parents au moins est français » et qu’il ne fait évidemment plus référence à la distinction des filiations légitime et naturelle qui a été supprimée par l’ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation.

Une décision, prononcée en 2002, a alors constaté l’extranéité de cette personne, au motif que le lien de filiation avec sa mère avait été établi postérieurement à sa majorité. Il est en effet de principe que « la filiation de l’enfant n’a d’effet sur la nationalité de celui-ci que si elle est établie durant sa minorité » (C. civ., art. 20-1).

En 2018, les enfants mineurs de cette personne ont formé une tierce opposition, qui a été rejetée. À l’occasion d’un pourvoi, il a été demandé à la Cour de cassation de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité relative à l’article 319 du code civil qui,...

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De l’importance de la notification de l’acte de constitution

Le 13 décembre 2017, une partie relève appel d’un jugement du tribunal de grande instance dans une affaire l’opposant au directeur général des finances publiques d’Île-de-France et du département de Paris. Un nouvel avocat se constitue en lieu et place de celui de l’appelant et l’avocat de l’intimé informe le greffe et le premier avocat de sa constitution. Le conseiller de la mise en état déclare caduc l’acte d’appel faute de notification des conclusions de l’appelant à l’intimé dans le délai de l’article 908 du code de procédure civile. Sur déféré, la cour d’appel de Paris confirme l’ordonnance dès lors que les conclusions déposées via le réseau privé virtuel des avocats (RPVA) n’avaient pas été notifiées, dans le délai de trois mois à compter de la déclaration d’appel, à l’avocat de l’intimé, régulièrement et préalablement constitué, mais signifiées à l’intimé par exploit d’huissier dans le mois suivant la remise des conclusions.

Saisie du pourvoi de l’appelant, la deuxième chambre civile casse et annule l’arrêt au visa des articles 908, 911 et 960 du code de procédure civile et rappelle que « l’appelant qui n’a pas reçu de notification de la constitution d’un avocat par l’intimé, dans les conditions prévues par le dernier de ces textes, satisfait à l’obligation de notification de ses conclusions à l’intimé, prévue par les deux premiers textes, en lui signifiant ses conclusions dans le délai d’un mois, courant à compter de l’expiration du délai de trois mois prévu pour la remise de ses conclusions au greffe » et qu’« en statuant ainsi, sans constater la notification par l’intimé de son acte de constitution à l’avocat alors constitué par l’appelant, préalablement à la signification par ce dernier de ses conclusions à l’intimé, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

Afin de...

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L’inapplicabilité de la prescription biennale du code de la consommation aux prêts consentis pour les besoins d’une activité professionnelle

L’applicabilité du droit de la consommation est conditionnée à la présence d’une relation entre un professionnel et un consommateur, et parfois un non-professionnel, au sens de l’article liminaire du code de la consommation. Encore faut-il que l’opération considérée ne soit pas réalisée à des fins professionnelles. L’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 20 mai 2020 met en lumière l’importance de ce critère finaliste en matière de crédit. En l’espèce, par acte authentique du 8 septembre 2000, une banque a consenti un prêt professionnel à un couple d’emprunteurs. Par la suite, suivant actes authentiques des 25 août et 2 octobre 2003, la banque leur a consenti une ouverture de crédit par découvert en compte. Se prévalant d’une créance au titre de ces actes, la banque a engagé une procédure aux fins de saisie des rémunérations de Mme M. Cette dernière a soulevé la prescription de la demande en application de l’ancien article L. 137-2 du code de la consommation (la forclusion biennale de l’article R. 312-35 ne devait pas s’appliquer car elle concerne les seules actions en paiement). La cour d’appel de Dijon, dans un arrêt du 8 janvier 2019, a déclaré la demande de la banque prescrite, après avoir constaté que les actes litigieux avaient été conclus pour les besoins de l’activité professionnelle de M. M., viticulteur, et que Mme M. était étrangère à cette activité. Les juges du fond ont donc retenu que celle-ci, intervenue aux actes en tant que consommateur, pouvait se prévaloir des dispositions prévues par l’article L. 137-2 du code de la consommation.

Ce raisonnement n’a pas trouvé grâce aux yeux de la Cour régulatrice, qui censure l’arrêt au visa de l’article L. 137-2, devenu L. 218-2 du code de la consommation : elle rappelle tout d’abord qu’« Aux termes de ce texte, l’action des professionnels, pour les biens ou les services qu’ils fournissent aux consommateurs, se prescrit par deux ans. Il en résulte que cette prescription ne s’applique pas aux actions fondées...

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Indépendance de la justice : la place de la police

« À chacun son métier ! »

Les relations entre magistrats, policiers et gendarmes sont complexes. Chacun dépend de l’autre, et si policiers et gendarmes relèvent de l’intérieur, ils travaillent sous le contrôle des magistrats. L’un des points sensibles est la question des effectifs : les magistrats ont parfois des difficultés pour obtenir suffisamment d’agents et officiers sur leurs dossiers. Pour l’allocation de ces moyens, Frédéric Veaux, le directeur de la police nationale insiste : « les échanges sont constants, permanents entre la police nationale – la police judiciaire en particulier – et les différentes strates de la magistrature, de la DACG jusqu’aux plus petits parquets. »

Et d’insister sur ce dialogue qui se noue entre magistrats et policiers : « Je peux témoigner que je n’ai jamais reçu d’instruction pour étouffer ou ralentir une enquête. Certains continuent pourtant de proposer le rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice. Ce n’est pas une bonne idée selon moi. À chacun son métier ! » Le général Christian Rodriguez poursuit : « Depuis que je suis entré en gendarmerie, j’entends dire qu’il serait bien que la police judiciaire soit dans les mains du ministère de la justice. Si demain on me dit : vos sections de recherche dépendent désormais des magistrats, cela signifierait que les affaires judiciaires du haut du spectre ne me concernent plus. Quand les magistrats souhaiteront alors avoir davantage de moyens, vers qui se tourneront-ils ? La gendarmerie a tellement de sujet à traiter, qu’alors les magistrats devront prendre leur ticket et attendre leur tour ».

Quels remontées d’information à l’intérieur ?

Une autre question occupe les députés depuis le début de leurs travaux : les remontées d’information. Connues et encadrées au sein du ministère de la justice, leur circuit reste obscur à l’intérieur.

Pour le DGGN, « sur le secret de l’enquête et de l’instruction, les choses sont clairement écrites à l’article 11 du code de procédure pénale. Tant dans l’esprit que dans la lettre, l’idée est de n’informer une autorité qui n’a pas à connaître de l’enquête judiciaire que s’il y a un risque de trouble à l’ordre public ou si quelque chose risque de rejaillir sur son périmètre. C’est vrai pour les préfets, pour le ministre ou le DGGN. Il y a un certain nombre d’affaires où l’on sait que, derrière, il y aura un sujet d’ordre public à traiter ou un sujet à réguler. Chacun s’astreint à mettre le curseur au bon endroit pour ne pas dévoiler des choses qu’il ne devrait pas dévoiler. […] Concrètement, on travaille sur des fiches, qui me remontent et avec lesquelles je peux discuter avec le cabinet du ministre dans l’esprit de l’article 11 du code de procédure pénale. Sur le plan national, on doit avoir trois ou quatre fiches par jour ».

Il insiste sur ce point : ces fiches sont factuelles, et ne sont prospectives que si elles peuvent avoir un impact sur l’ordre public. « Je ne fais remonter au ministre que des choses qui peuvent avoir un impact à son niveau. » Mais le nom des personnes à interpeller n’y figurera pas.

Pour son homologue de la police nationale, « il peut nous arriver de devoir confirmer ou non la réalité d’informations diffusées sur la presse ou les réseaux sociaux ». « Au-delà, il n’y a pas de volonté de connaître ce qui se passe dans les enquêtes, sauf quand cela concerne directement la police nationale. J’ai le souvenir d’un jeune homme qui s’est tué à moto à Argenteuil. C’est important pour tout le monde de savoir les conditions dans lesquelles il s’est tué, savoir ce que cela pourrait avoir comme conséquence en termes d’ordre public ou de discipline en interne. » Mais il insiste : « En trente années de police judiciaire, je n’ai jamais reçu aucune instruction ni subi aucune pression pour faire évoluer d’une manière différente le déroulement de l’enquête qui m’avait été confiée. »

Action en réparation d’une personne dont l’image a été confondue avec celle d’un terroriste

Après la publication dans différents journaux et sur certains sites de sa photographie, au lieu de celle de sa sœur, présentée comme une terroriste ayant trouvé la mort au cours d’une opération de police menée à la suite des attentats du 13 novembre 2015, la demanderesse, invoquant l’atteinte portée à son droit à l’image, assigna plusieurs organes de presse aux fins d’obtenir la réparation de son préjudice, ainsi que la suppression de la photographie litigieuse sur les sites en cause. Cependant, par arrêt infirmatif en date du 31 janvier 2018, la cour d’appel de Paris décida de requalifier cette action en action fondée sur une diffamation, estimant que la diffusion de l’image de la demanderesse dans de telles conditions était constitutive d’une diffamation à son égard. Elle déclara en outre l’action prescrite en vertu de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse dès lors que plus de trois mois s’étaient écoulés entre la publication et l’action intentée.

Dans son pourvoi, la demanderesse invoquait une violation de l’article 9 du code civil par refus d’application et de l’article 29 de la loi sur la presse par fausse application. Celui-ci est accueilli favorablement par la première chambre civile qui casse et annule, au visa de ces deux textes, l’arrêt d’appel. Pour ce faire, la haute juridiction commence par rappeler que « la diffamation visant une personne ne peut rejaillir sur une autre que dans la mesure où les imputations diffamatoires lui sont étendues, fût-ce de manière déguisée ou dubitative, ou par voie d’insinuation ». Elle estime alors que la cour d’appel, qui a retenu que les circonstances – l’erreur grossière commise – n’ôtaient rien au fait que la photographie litigieuse et sa légende imputaient à la personne représentée un comportement criminel attentatoire à son honneur et à sa considération, a violé les dispositions susvisées dès lors que le texte accompagnant la photographie imputait des agissements criminels non pas à la demanderesse mais exclusivement à sa sœur. C’est donc à bon droit que la demanderesse s’est fondée sur l’article 9 du code civil pour demander réparation de l’atteinte portée au droit dont elle dispose sur son image du fait de la publication, par erreur, de sa photographie au lieu de celle de sa sœur.

L’article 29, alinéa 1er, de la loi sur la presse définit la diffamation comme « toute allégation ou toute imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ». La diffamation suppose ainsi la réunion de quatre éléments (une allégation ou une imputation ; un fait déterminé ; une atteinte à l’honneur ou à la considération ; une personne ou un corps identifié) auxquels s’ajoute la publicité (dont les moyens sont définis à l’art. 23 de la même loi). Par rapport aux faits de l’espèce, il ne fait aucun doute que présenter quelqu’un comme un terroriste kamikaze revient à imputer à cette personne un fait précis portant atteinte à son honneur ou à sa considération. Cependant, l’atteinte diffamatoire n’était ici pas personnelle à la demanderesse (sur l’office du juge en matière d’identification de la personne diffamée, v. Rép. pén., v° Diffamation, par S. Détraz, n° 112) : elle visait exclusivement sa sœur sans qu’aucune extension à sa propre personne ne soit même insinuée, et ce en dépit de l’utilisation faite par erreur de sa photographie en guise d’illustration.

La Cour de cassation peut parfois estimer que certains propos diffamatoires rejaillissent d’une personne sur une autre, soit dans l’hypothèse où l’imputation ne vise une personne que pour en atteindre une autre par ricochet (Crim. 24 oct. 1967, n° 66-93.296, Bull. crim. n° 264 ; Civ. 2e, 15 mars 2001, n° 99-15.165, Bull. civ. II, n° 57 ; D. 2001. 1517, et les obs. image), soit lorsque les deux personnes sont effectivement visées, l’une directement, l’autre indirectement (Crim. 29 nov. 2016, n° 15-87.641, Dalloz jurisprudence). Dans la seconde hypothèse, la haute juridiction formule la règle de manière négative (S. Détraz, art. préc. n° 109 ; v. déjà Civ. 2e, 11 févr. 1999, n° 97-10.465, Bull. civ. II, n° 25 ; D. 1999. 62 image ; Crim. 23 nov. 2010, n° 09-87.527, Dalloz jurisprudence), en énonçant, comme elle le fait dans le présent arrêt, que « la diffamation visant une personne ne peut rejaillir sur une autre que dans la mesure où les imputations diffamatoires lui sont étendues, fût-ce de manière déguisée ou dubitative, ou par voie d’insinuation ». Faute d’une telle extension, les dispositions de la loi sur la presse ne pouvaient donc fonder l’action en réparation, et c’est bien le « droit commun » de l’article 9 du code civil qui trouvait à s’appliquer s’agissant d’une atteinte au droit à l’image, composante du droit au respect de la vie privée.

Obligation d’information du banquier : la preuve de la perte d’une chance

Pour être réparé, le préjudice doit être certain. S’il n’est pas toujours possible de savoir avec certitude qu’elle aurait été la situation de la victime sans la réalisation du fait dommageable, la perte d’une chance qu’il cause est un préjudice déjà réalisé. En ce sens, il doit être réparé.

En l’espèce, pour garantir un prêt immobilier accordé par sa banque, un emprunteur souscrit un contrat d’assurance auprès de la société Axa France destiné à couvrir les risques décès, incapacité et invalidité. Quelques temps plus tard, ce dernier est victime d’un accident du travail. Après avoir pris en charge les échéances du prêt, l’assureur l’informe de son refus de maintenir la garantie parce que son taux d’incapacité fonctionnelle ne dépasse pas le minimum prévu par le contrat.

L’emprunteur assigne la banque en réparation de son préjudice pour inexécution contractuelle de ces devoirs d’information, de conseil et de mise en garde. Une cour d’appel rejette sa demande en relavant que, bien que le manquement à ses obligations par la banque ne soit pas contesté, l’emprunteur ne démontre pas que, complètement informé, il aurait souscrit une autre assurance couvrant l’incapacité de travail qui lui avait été reconnue. Pour les juges du fond, il en résulte que l’assuré n’a pas perdu une chance de souscrire une assurance lui garantissant le risque d’une incapacité totale de travail.

L’emprunteur se pourvoit en cassation invitant la deuxième chambre civile à s’interroger la preuve à rapporter quant aux conséquences des manquements imputés au banquier. Autrement dit, faut-il démontrer, avec certitude, qu’un autre contrat d’assurance aurait forcément été conclu si toutes les informations avaient été transmises par la banque.

La Cour de cassation censure le raisonnement des juges du fond au visa de l’article 1147 du code civil, dans sa version initiale. Elle rappelle que toute perte de chance ouvre droit à réparation. Elle précise qu’en exigeant la preuve que si parfaitement informé par la banque sur l’adéquation ou non de l’assurance offerte à sa situation, il aurait souscrit de manière certaine un contrat mieux adapté, la cour d’appel a violé l’article 1147 du code civil.

En visant l’article 1147 du code civil, la Cour de cassation relève la présence d’une faute de la banque susceptible d’engager sa responsabilité contractuelle. Le texte dispose que « le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les fois qu’il ne justifie pas que l’inexécution provient d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu’il n’y ait aucune mauvaise foi de sa part ». Il s’agit de la responsabilité pour faute du contractant dont la preuve doit être rapportée par le cocontractant victime. Par la référence à ce texte, la Cour de cassation reconnaît, en l’espèce, que le banquier n’a pas correctement exécuté certaines de ses obligations et qu’en ce sens, il a commis une faute susceptible d’engager sa responsabilité contractuelle.

Le juge judiciaire a mis à la charge des professionnels, dont les banquiers, des obligations contractuelles, au départ, non envisagées par les parties. En l’occurrence, sont mentionnés les devoirs d’information, de conseil et de mise en garde. Le juge judiciaire, par le biais de la technique dite du « forçage du contenu contractuel » (L. Josserand, L’essor moderne du concept contractuel, in Mélange F. Geny, tome II, Sirey, 1934, p. 340) est venu ajouter au contenu obligationnel (v. P. Ancel, Force obligatoire et contenu obligationnel du contrat, RTD civ. 1999. 771 image) déjà établi par les parties au moment de la formation du contrat un certain nombres d’obligations sans que celles-ci les aient envisagées. Pour justifier son immixtion dans le contrat, notamment au regard du principe directeur de la force obligatoire, la Cour de cassation s’est fondée sur les anciens articles 1134, alinéa 3 et 1135 du code civil ainsi que sur la volonté implicite des parties et la nature des contrats en question. Ces ajouts ont vocation à renforcer la qualité dans les rapports contractuels notamment parce qu’il s’agit, la plupart du temps, de contrats conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs, présentant, de ce fait, une certaine dysmétrie.

L’obligation d’information consiste à donner des informations objectives sur l’opération et le contrat envisagés, lesquelles doivent être claires, précises et complètes. Le devoir de conseil qui la complète implique, pour le banquier, de se prononcer sur l’opportunité de son client de conclure le contrat envisagé au regard de sa situation personnelle. L’avis donné est en ce sens subjectif puisque le débiteur doit émettre un jugement de valeur sur l’opération susceptible d’aller jusqu’à déconseiller le client de conclure le contrat. Le devoir de...

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Action de groupe : bilan décevant… mais changements à venir ?

Depuis quelques années, le législateur s’est pris de passion pour certains dispositifs juridiques. Avec l’amende civile et les lanceurs d’alerte, l’action de groupe en a fait partie. Mais cette frénésie législative ne s’est pas faite ressentir dans les palais de justice. 

Un bilan décevant

Action de groupe consommation, santé, discriminations, données personnelles, environnement, logement… Pour les députés, « malgré l’élargissement de son champ d’application, le bilan de cette nouvelle procédure est décevant : seules vingt-et-une actions de groupe ont été intentées depuis 2014, dont quatorze dans le domaine de la consommation, et aucune entreprise n’a encore vu sa responsabilité engagée ». Ainsi, sur les quatorze actions de groupe en consommation, seules trois ont obtenu une issue positive. En santé, il n’y a eu que trois actions, les députés notant que dans plusieurs affaires (Levothyrox, prothèses PIP, Mediator), d’autres voies ont été privilégiées.

Pour expliquer ces chiffres, le rapport avance un aspect préventif : certains secteurs ont supprimé des clauses illégales de leurs contrats. Mais il y a une autre raison à ce bilan décevant : les conditions très restrictives prévues par le législateur.

Selon les domaines, l’action de groupe ne peut être engagée que par une association agrée ou existant depuis cinq ans. Pour encourager les solutions négociées, la loi a également prévue de multiples étapes (mise en demeure préalable, jugement sur la responsabilité, règlement des différends, jugement liquidant les préjudices), qui sont autant d’obstacles. Par ailleurs, les préjudices indemnisables varient considérablement en fonction des domaines. Enfin, la diversité des cadres procéduraux ne favorise pas les actions.

Les deux députés notent que « les actions collectives bénéficient, d’une législation plus favorable que celle des actions de groupe ». Résultat, les actions conjointes, actions en représentation conjointe ou contentieux sériels sont favorisés, certains suggérant même d’introduire en droit interne la procédure allemande « de l’arrêt pilote ». « Cette procédure prévoit d’identifier les contentieux sériels, d’appliquer un traitement prioritaire à un dossier "pilote" tout en prononçant le sursis à statuer d’office dans les dossiers similaires dans l’attente de la décision à intervenir dans le dossier "pilote" », note le rapport. Enfin, l’action pénale est parfois préférée, la preuve étant plus difficile à apporter lors d’un procès civil.

Si le cadre des actions de groupe est si contraignant, c’est parce que le législateur français craignait l’importation des « class actions » américaines et de leurs dérives. Laurence Vichnievsky et Philippe Gosselin nuancent ce modèle américain et rappellent que les honoraires d’avocats y sont désormais contrôlés par le juge. Mais, aux États-Unis, les entreprises se prémunissent dorénavant contre les class actions en insérant dans leurs contrats des clauses compromissoires, qui imposent des arbitrages individuels…

Améliorer la loi française via une directive européenne

Pour favoriser les actions de groupe, les députés suggèrent un cadre procédural rénové et allégé, avec une seule action de groupe civile et une administrative. Pour la mission, les actions devraient permettre la réparation intégrale des préjudices. Ils préconisent aussi d’élargir les qualités à agir des associations et réfléchissent aux coûts lourds qu’elles supportent : lancer une action de groupe est fortement déficitaire. Aussi, les députés souhaitent rénover l’article 700 du code de procédure civile.

Autre piste suggérée par les députés : une application de la procédure de Discovery aux actions de groupe, afin de permettre la production de certaines pièces dont la liste serait strictement limitée (comme l’identité des consommateurs lésés), par une décision motivée du juge.

Ces préconisations pourraient être traduites lors de la transposition de la directive européenne à venir sur les actions de groupe. Le 26 mars 2019, le Parlement européen a approuvé, en première lecture, la possibilité pour les consommateurs de disposer d’un recours collectif européen, en plus des dispositifs de recours nationaux. Fin novembre, le Conseil a adopté une proposition différente et le trilogue se poursuit.

L’action de groupe proposée par la Commission est voisine du modèle français, puisqu’il est prévu deux phases (responsabilité puis indemnisation). Un texte qui, pour la mission, permettrait lors de sa transposition, de refondre l’action de groupe française en mettant en place un socle procédural commun.

Censure de la « loi Avia » par le Conseil constitutionnel : un fil rouge pour les législateurs français et européens ?

Le Conseil constitutionnel a censuré la semaine passée une grande partie des dispositions de la « loi Avia », adoptée le 13 mai dernier par l’Assemblée nationale (L. n° 2020-766, 24 juin 2020, visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, JO 25 juin). En substance, cette loi exigeait des plateformes en ligne qu’elles retirent sous une heure les contenus à caractère terroriste ou pédopornographique notifiés par l’autorité administrative et sous vingt-quatre heures les contenus haineux « manifestement illicites » qui leur ont été signalés par tout internaute, le tout sous peine de se voir infliger une amende pouvant atteindre 250 000 € par manquement, montant susceptible d’être multiplié par cinq pour les personnes morales (v. Dalloz actualité, Le droit en débats, 28 mai 2020, J.-S. Mariez et J. Godfrin).

Combattre la prolifération des propos haineux en ligne, un objectif d’intérêt général

Dans sa décision du 18 juin 2020, le Conseil constitutionnel a tout d’abord salué le caractère « louable » de l’objectif poursuivi par la loi, à savoir celui de combattre la prolifération des propos haineux en ligne. À ce titre, s’agissant du dispositif de blocage administratif, le Conseil souligne que « la diffusion d’images pornographiques représentant des mineurs, d’une part, et la provocation à des actes de terrorisme ou l’apologie de tels actes, d’autre part, constituent des abus de la liberté d’expression et de communication qui portent gravement atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers. En imposant aux éditeurs et hébergeurs de retirer, à la demande de l’administration, les contenus que cette dernière estime contraires aux articles 227-23 et 421-2-5 du code pénal, le législateur a entendu faire cesser de tels abus » (§ 6). De même, s’agissant cette fois du retrait en vingt-quatre heures des contenus haineux « manifestement illicites », le Conseil affirme qu’« en adoptant ces dispositions, le législateur a voulu prévenir la commission d’actes troublant gravement l’ordre public et éviter la diffusion de propos faisant l’éloge de tels actes. Il a ainsi entendu faire cesser des abus de l’exercice de la liberté d’expression qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers » (§ 13).

L’accès aux services internet, corollaire de la liberté d’expression et de communication

Dans le même temps, le Conseil des Sages rappelle, dans une formulation similaire à celle de la décision Hadopi I du 10 juin 2009, qu’« en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, [la liberté de communication] implique la liberté d’accéder à ces services » tout en y adjoignant désormais le droit, tout aussi fondamental, « de s’y exprimer » (§ 4).

L’accès aux services internet et la possibilité d’y exprimer ses idées et opinions sont donc les corollaires de la liberté d’expression, socle de notre société démocratique.

En somme, le Conseil des Sages rappelle la règle qui s’impose au législateur dès lors qu’il envisage la création d’un dispositif légal : rechercher l’équilibre entre les objectifs poursuivis et les garanties constitutionnelles en cause. En l’occurrence, la sauvegarde de l’ordre public, d’une part, et la liberté d’expression et de communication, d’autre part.

Le rôle du juge escamoté, clé de voûte de la censure par le Conseil des Sages

Concernant en premier lieu le dispositif de blocage en une heure des contenus notifiés par l’administration, les Sages relèvent que (i) la détermination du caractère illicite des contenus en cause ne repose pas sur leur caractère « manifeste » et est soumise à la seule appréciation de l’administration, (ii) l’engagement d’un recours contre la demande de retrait n’est pas suspensif, (iii) le délai d’une heure laissé à la plateforme pour retirer le contenu notifié ne lui permet pas d’obtenir une décision du juge avant d’être contraint de s’exécuter, (iv) en cas de non-retrait, la plateforme s’expose de surcroît à une peine d’emprisonnement d’un an et d’une amende de 250 000 € (§ 7). À ce titre, la saisine des sénateurs mettait déjà en exergue le fait que le dispositif prévu par la loi Avia « remettrait en cause l’équilibre qui avait permis au Conseil constitutionnel de conclure à la constitutionnalité du régime de blocage administratif des sites ». La contribution extérieure déposée par l’organisation professionnelle Tech In France soutenait le même argument puisqu’elle rappelait la décision n° 2011-625 DC du 10 mars 2011 concernant la LOPSSI 2 dans laquelle le Conseil avait validé un dispositif de blocage administratif en soulignant très justement que ce dispositif permettait un recours effectif devant un juge, y compris en urgence ; ce recours effectif est évidemment mis à mal par la loi Avia dans la mesure où le délai d’une heure rend illusoire la saisine d’un juge, et ce pour des raisons pratiques évidentes.

Concernant en second lieu l’obligation de retrait en vingt-quatre heures des contenus notifiés par les internautes, le Conseil observe tout d’abord l’absence d’intervention a priori du juge dans le dispositif qui repose de manière exclusive sur la capacité de la plateforme à analyser tous les contenus signalés, aussi nombreux soient-ils. À ce titre, le Conseil insiste sur le champ très large des qualifications entrant dans le champ du dispositif et, partant, la complexité du travail de qualification des contenus dont certains appellent nécessairement une contextualisation des propos signalés, travail rendu difficile par le délai particulièrement bref laissé aux plateformes pour s’exécuter. Là encore, les contributions extérieures, notamment celle de Tech In France, soulignaient que le rôle du juge judiciaire était une nouvelle fois annihilé, le délai de vingt-quatre heures ne permettant pas la saisine d’un juge en temps utile, même en référé, et ce malgré la difficulté pour les plateformes de qualifier les contenus signalés.

Enfin, les Sages relèvent le risque d’automaticité de la sanction dans la mesure où le dispositif ne prévoit aucune cause d’exonération de responsabilité, tenant par exemple à une multiplicité de signalements dans un même temps, alors qu’en parallèle, chaque défaut de retrait est susceptible d’entraîner le prononcé d’une sanction au montant non négligeable (§ 14 à 18).

Le verdict est donc clair : ce dispositif, qui, selon le Conseil constitutionnel, ne peut « qu’inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu’ils soient ou non manifestement illicites », constitue une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Par effet domino, c’est l’ensemble du dispositif qui tombe, y compris la mission de contrôle qui devait être confiée au Conseil supérieur de l’audiovisuel. Subsistent seulement les dispositions suivantes :

• l’article 2 de la loi, qui allège le contenu de la notification visée par l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) ;

• la sanction des obligations pesant sur les fournisseurs d’accès et les hébergeurs visées aux quatrième et cinquième alinéas du 7 du I de l’article 6 de la LCEN et à l’article 6-1 de la LCEN : celle-ci passe de 75 000 € à 250 000 € (L. n° 2020-766, 24 juin 2020, art. 1er) ;

• la création par l’article 16 de la loi d’un observatoire de la haine ;

• l’ajout par l’article 17 de la loi du terme « manifestement » illicite à l’article 6-I de la LCEN, venant ainsi consacrer la jurisprudence de ces quinze dernières années.

Il faut préciser que cette censure intervient en cohérence avec les avertissements adressés au législateur au cours du processus législatif tour à tour de la part du Conseil d’État (CE, avis du 16 mai 2019, n° 397368) et de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH, avis du 9 juill. 2019).

Un écho potentiel aux chantiers européens

Dans une certaine mesure, elle fait également écho aux observations adressées le 22 novembre 2019 au gouvernement par la Commission européenne qui, depuis lors, a lancé le 2 juin 2020 sa consultation sur le Digital Services Act (v. art. Dalloz actualité, 8 juin 2020, obs. N. Maximin). Cette initiative annonce le chantier qui aura potentiellement pour objectif de refondre le régime de responsabilité des prestataires intermédiaires issu de la directive (CE) 2000/31 sur le commerce électronique (ce qui pourrait passer, comme cela semble ressortir des travaux préliminaires bruxellois, par une redéfinition des notions de rôle passif et actif des intermédiaires) et, dans tous les cas, d’améliorer et de clarifier les obligations de ceux-ci en termes de modération des contenus.

D’ores et déjà, il est intéressant de constater que la plupart des arguments visés par le Conseil constitutionnel ont d’ailleurs une résonance directe dans les travaux bruxellois. Dans leur grande majorité, ces derniers traduisent ainsi la nécessité de clarifier les obligations de « notice and take down » des hébergeurs en définissant de manière plus précise les contours de la notion de « contenus illicites » et en posant un cadre clair permettant de mettre en place des garanties procédurales fortes. De même, si le caractère illicite de certains contenus peut a priori paraître aisément identifiable (comme les contenus terroristes), ces travaux rappellent que certaines qualifications nécessitent au contraire une contextualisation des propos. De même, la nécessité de prévoir des causes d’exonération de responsabilité fait également l’objet de développements spécifiques (ces derniers points sont très exactement visés par le rapport de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures [abrégé LIBE]).

Quoi qu’il en soit, cette décision de censure du Conseil constitutionnel rappelle le fil rouge qui devra nécessairement guider le législateur – qu’il soit français ou européen – à savoir préserver l’équilibre entre la sauvegarde de l’ordre public, d’une part, et la liberté d’expression et de communication, d’autre part.

« Il faut préserver la présence physique des parties lorsqu’elle s’avère essentielle »

L’organisation de la reprise de la vie judiciaire, bien qu’orchestrée par la Chancellerie, repose essentiellement sur les chefs de juridictions. En bonne intelligence avec les barreaux de leur ressort, dans le respect des règles sanitaires, des plans de reprise de l’activité ont été établis, qui doivent progressivement, depuis le 11 mai, indiquer la marche à suivre pour tendre vers un fonctionnement normal. Dans les faits, à Lyon : « La reprise est très difficile, il n’y a pas de coordination générale, tout se fait chambre par chambre, en collaboration avec l’ordre », témoigne Serge Deygas, bâtonnier de Lyon. Le confinement, qui a succédé à la grève des avocats contre la réforme du régime des retraites, a donné au retard accumulé dans le traitement des affaires une ampleur inédite. « Nous avons 28 000 dossiers en stock, dont 16 000 au pôle social. Au pôle immobilier, la situation est apocalyptique : des affaires déjà mises en état sont fixées pour plaidoiries en 2022 », s’alarme Serge Deygas. C’est la conséquence logique, dit le bâtonnier, de l’arrêt de l’activité pendant le confinement. « Au tribunal judiciaire de Lyon, les affaires ont été supprimées sans préavis. Sur les 450 personnels de greffe, 10 % à peine ont pu travailler, faute de moyens de le faire depuis leur domicile, ce qui a révélé une faille technologique importante », comme l’admettait Nicole Belloubet (qui évoquait une « dette technologique importante » devant la commission des lois du Sénat, le 9 avril dernier).

Le retard accumulé a conduit les juridictions à faire certains choix, dont celui du dépôt de dossier sans plaidoirie, que le bâtonnier de Lyon prend avec précaution. « Nous sommes hostiles au principe consistant à ne pas plaider nos dossiers. Mais dans la mesure où ce n’est pas obligatoire et qu’il faut remédier à la situation d’urgence, il faut l’accepter, mais nous ne voulons pas que cela se pérennise, car l’oralité est essentielle dans notre système de justice. Et on a un peu peur que cela se pérennise », admet-il.

En matière civile, les avocats peuvent désormais, pour que leur affaire soit prise rapidement, décider d’accepter de déposer des conclusions écrites et renoncer à plaider. Si l’une des parties refuse, l’affaire est renvoyée, et, au vu de la situation, les délais sont énormes. L’ancien bâtonnier de Lyon, Farid Hamel, y voit une forme de chantage : « Ceux qui acceptaient de plaider ont eu un délibéré à trois semaines, les autres ont vu leur affaire renvoyer à 2022 », déplore-t-il.

À Paris, cette solution provisoire a occasionné des critiques, et même une tribune, signée par le bâtonnier et d’autres membres de conseil de l’ordre, contre le recours à ces audiences sans plaidoirie. Une manière de montrer la vigilance des avocats sur ce point car, dans les faits, le bâtonnier se veut « pragmatique ». « Si toutes les parties sont d’accord et si c’est dans l’intérêt du client, pourquoi pas ? Cela doit nous permettre de rattraper le retard, mais il ne faut pas que la situation soit prétexte à une généralisation de ce dispositif », rappelle-t-il. Le président du tribunal judiciaire de Paris, Stéphane Noël, abonde : « Nous sommes attachés à la plaidoirie, le dépôt des dossiers ne peut pas être demain proposé comme modèle absolu. »

Stéphane Noël annonce qu’entre le 27 avril et le 24 juin, 2 850 dossiers ont ainsi été déposés devant le tribunal judiciaire de Paris. « Ce qui veut dire que les avocats ont compris l’intérêt de ce dispositif, et à partir du moment où une partie n’est pas d’accord, l’affaire est plaidée », rassure-t-il. Les audiences en présentiel ont repris dans presque toutes les chambres, parfois depuis le 11 mai et parfois, comme au pôle famille (15 juin) ou aux prud’hommes (22 juin), très récemment.

À Paris comme ailleurs, les personnels de greffe n’ont pas pu travailler de chez eux, et ils sont à 70 % aujourd’hui, dit Olivier Cousi (« la reprise est aujourd’hui quasi totale pour tous les personnels », dit, pour sa part, Stéphane Noël). Olivier Cousi pense que la reprise normale de toute l’activité se fera en septembre, avec les difficultés que posent les règles de distanciation physique dès lors que des salles petites doivent accueillir des parties nombreuses. C’est pour cela que Paris a décidé d’expérimenter les visioaudiences en matière civile mais, là encore, dit-il, outre les problèmes techniques rencontrés par le logiciel de l’administration, il faut préserver la « présence physique des parties lorsqu’elle s’avère essentielle ». Selon Stéphane Noël, les visioaudiences sont déjà en place dans plusieurs pôles (famille, procédures collectives, tutelles), et aux première et troisième chambres civiles.

Pendant le confinement, les magistrats civils ont rendu 6 000 décisions, qui « seront toutes formalisées et envoyées avant les vacations ». Au pénal, l’activité correctionnelle a repris à 92 %. Selon le plan du parquet, un tiers des procédures vont être classés sans suite, un tiers seront réorientées, et le dernier tiers seront audiencées, comme prévu initialement. « La délinquance ayant baissé pendant le confinement, cela permet de lisser les choses. Il rappelle que 500 procédures ont été clôturées, qu’il va désormais falloir audiencer.

C’est une partie délicate, car le respect des distances physiques va fortement réduire la capacité d’organisation de procès, ou même de réunions qui se déroulent en cabinet – chose impossible désormais. Mais la juridiction parisienne bénéficie d’un bâtiment immense pourvu de nombreuses salles. « Toutes les audiences de cabinet désormais se déroulent, si nécessaire, dans une salle d’audience. Avant nous avions de la marge, mais désormais, les quatre-vingt-dix salles sont occupées », précise le président du tribunal.

Des situations disparates

Ce n’est pas le cas à Bobigny, où seulement 70 % de l’activité a repris. Cinq audiences correctionnelles par jour au lieu de huit. Le bâtonnier Frédéric Gabet décrit une situation très difficile. « Cela ne se passe pas très bien. Des audiences sont annulées par centaine sur des motifs liés à la désorganisation de la juridiction, dans certains cas, on est au bord du déni de justice. Il y a une impression de désordre et de reprise erratique, en fonction des personnes et de l’absentéisme du service. » Sur le plan de reprise : « Il prévoyait une reprise des audiences correctionnelles le 25 mai, mais on sait que ça ne sera pas avant septembre. On doit s’arranger avec les greffières pour savoir à l’avance quelles audiences sont maintenues et lesquelles sont renvoyées ou annulées », témoigne-t-il. « C’est terrible comme situation. On va vers une reprise totale de l’activité en France, mais nous, on va couler. »

Le président du tribunal, Renaud Le Breton de Vannoise, tempère : « La présentation catastrophiste se comprend, mais elle est excessive. » Au pénal, dit-il, des procédures sont classées sans suite et d’autres réorientées. Il explique le désordre décrit par le bâtonnier par le fait que les dossiers n’ayant pas suivi leur « cours normal, ils ne se trouvent pas là où ils devraient être, il faut donc réorganiser les audiences au dernier moment ». Il précise que son tribunal a pu faire face, pendant le confinement, à l’activité certes réduite mais pas inexistante, et que les trois cents demandes de mises en liberté déposées en dix jours (contre trois par jour en moyenne) ont pu être traitées (il précise en outre que quarante personnes ont été remises en libertés pour des motifs sanitaires ce qui, avec les libérations anticipées, « a permis de mettre fin à la surpopulation carcérale à la prison de Villepinte »). Renaud Le Breton de Vannoise déplore cette situation difficile, « d’autant qu’on était dans une dynamique de redressement considérable grâce à une augmentation progressive des magistrats et des greffiers. Aujourd’hui, ils sont 138 au siège, 55 au parquet et 400 greffiers.

Dans les juridictions de Rouen, tribunal judiciaire et cour d’appel, « nous avons la chance d’avoir des rapports extrêmement cordiaux », dit Arnaud Saint-Rémy, responsable pénal du conseil de l’ordre rouennais. Il détaille certaines initiatives de la juridiction : une nouvelle chambre a été ouverte pour les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), des audiences ont été ajoutées autant que possible. « On ne peut pas être pleinement satisfaits, car il n’y a pas assez de magistrats, pas assez de greffiers, donc pas assez d’audiences. Des procédures anciennes ne sont pas traitées car pas jugées prioritaires. Mais je salue le travail considérable fait par nos juridictions, et l’abnégation des magistrats. Parfois, il y a des tensions, car nous sommes tous fatigués de cette situation », expose-t-il. Là-bas aussi, les délais d’audiencement sont parfois longs (2022 pour les audiences d’expulsion locative, au tribunal de proximité, par exemple). Le bâtonnier Guillaume Bestaux abonde, et salue l’initiative du conseil des prud’hommes, qui a organisé une visioconférence avec les avocats en droit social, pour une meilleure organisation des audiences. Lui aussi reste vigilant sur les dossiers sans plaidoiries : « Il ne faudrait pas que ça reste en place car, sur certains dossiers avec un enjeu important, on aimerait bien dire quelques mots. Et puis, l’échange avec les magistrats nous manque. »

Recevabilité de la requête en suspicion légitime contre le président de l’APC

L’Autorité polynésienne de la concurrence aura alimenté les chroniques judiciaires à la suite de la découverte d’une attestation remise par le président de cette autorité à un ancien cadre dirigeant d’un groupe de distribution (groupe Wane) pour son dossier prud’homal contre son ancien employeur, alors qu’une affaire d’abus de position dominante contre cette même entreprise était en cours d’instruction à l’APC.

Le président de l’APC a refusé de donner suite à la demande de récusation formée légitimement par l’entreprise. Saisie d’un recours, la cour d’appel de Paris a, tout en adoptant une motivation très réservée sur le manque d’impartialité du président, qui pouvait être interprétée comme un rappel à l’ordre sévère, considéré qu’en l’absence de texte national ou local relatif à cette autorité administrative, le recours en récusation était irrecevable, dès lors que l’APC n’est pas une juridiction (Paris, ord., ch. 1-7, 1er mars 2019, n° 19/02396, L’actu-Concurrence 75/2019, obs. A. Ronzano).

Le président de l’APC, en dépit de cette incitation, a refusé de se mettre en retrait et a participé à la formation conduisant au fond à la condamnation de l’entreprise entraînant des commentaires critiques de la décision (APC, 22 août 2019, n° 2019-PAC-01, Dalloz actualité, 3 oct. 2019, obs. L. Donnedieu de Vabres-Tranié et F. Veverle ; Concurrences n° 4-2019, art. n° 92404, p. 198-201, obs. J.-L. Fourgoux et art. n° 92578, obs. N. Ereséo).

Pendant l’examen du pourvoi par la Cour de cassation, la cour d’appel de Paris, saisie d’un sursis à exécution, a fait droit à la demande de l’entreprise condamnée par ordonnance du 16 octobre 2019 avec une motivation sans complaisance sur l’implication du président de l’APC : « des éléments précis permettent d’émettre des doutes sur la pleine impartialité du président de l’APC, qu’il est constant qu’il s’est exprimé publiquement et dans les médias et à plusieurs reprises sur la situation du groupe Wane au cours de l’instruction par l’APC en tenant des propos dépourvus de neutralité, qu’il n’est pas contesté qu’il a fourni une attestation écrite dans le cadre d’un litige prud’homal en faveur d’un cadre qui s’opposait au groupe Wane, qu’il a refusé de se déporter lors de l’audience de plaidoirie devant l’APC du 16 juillet 2019, malgré les recommandations du commissaire du gouvernement et la demande du conseil du groupe Wane, qu’une procédure concernant une requête en suspicion légitime le concernant est toujours en cours » (Paris, ord., ch. 5-15, 16 oct. 2019, n° 19/15773, Dalloz actualité, 6 nov. 2019, obs. F. Venayre ; L’actu-Concurrence 114/2019, obs. A. Ronzano).

L’acharnement du président à conserver sous son contrôle un dossier relatif à une entreprise contre laquelle il a manifesté une hostilité et accepté de remettre une attestation laisse songeur et soulève des interrogations. Cette attitude pourrait traduire une incapacité à comprendre le grief qui lui est fait ou trahir un sentiment de toute puissance l’autorisant à matraquer ce qu’il considère comme un adversaire. Dans tous las cas, cette attitude n’est certainement pas le comportement d’un juge impartial. Cette obstination est malheureusement de nature à ruiner les efforts pour que le droit de la concurrence soit compris, accepté et appliqué sur tous les territoires. Pourtant, comme le rappelle Mme Fricéro en matière de suspicion, le contentieux est somme toute assez peu fourni car « le juge peut également éviter qu’une décision soit prise sur l’incident de récusation en s’abstenant de siéger », l’abstention offrant une garantie déontologique (N. Fricéro, Récusation et abstention des juges : analyse comparative de l’exigence commune d’impartialité, NCCC n° 40, Dossier, Le Conseil constitutionnel : trois ans de QPC, juin 2013).

La censure, prononcée par la Cour de cassation au visa de l’article 6, § 1er, de la Convention européenne des droits de l’homme, est claire et concise. Elle ouvre la porte au contrôle de l’impartialité des membres de l’APC mais elle va bien au-delà du comportement « folklorique » du président de l’APC et marque une avancée dans le respect des droits de la défense devant les autorités administratives.

Le principe d’impartialité impose de pouvoir demander la récusation les membres de l’APC

L’attendu de principe est exempt de tout doute : « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial qui décidera du bien-fondé de toute accusation portée contre elle en matière pénale, matière à laquelle sont assimilées les poursuites en vue de sanctions ayant le caractère d’une punition ». Pour la Cour de cassation, lorsqu’elle est amenée à prononcer une sanction, l’APC est une juridiction au sens des articles 6, § 1er, de la Convention européenne et L. 111-8 du code de l’organisation judiciaire (dont le premier alinéa dispose qu’« en matière civile, le renvoi à une autre juridiction de même nature et de même degré peut être ordonné pour cause de suspicion légitime, de sûreté publique ou s’il existe des causes de récusation contre plusieurs juge »), de sorte que, « même en l’absence de disposition spécifique, toute personne poursuivie devant elle doit pouvoir demander le renvoi pour cause de suspicion légitime devant la juridiction ayant à connaître des recours de cette autorité ».

Si la requête en récusation contre le président est recevable et sera examinée par la cour d’appel de Paris sur renvoi, cela signifie que tous les membres de la formation de jugement sont soumis au même contrôle protecteur et, à notre sens, également les services de l’instruction qui décident des investigations nécessaires pour conduire soit à un non-lieu soit à un renvoi devant la formation de jugement.

Une avancée pour le respect des droits de la défense devant toutes les autorités administratives indépendantes qui disposent de pouvoir de sanction

La formulation générale adoptée par la Cour de cassation renouvelle une jurisprudence désormais bien connue rappelant que les autorités administratives indépendantes (AAI) qui prononcent des sanctions, fussent-elles économiques, doivent se conformer à l’article 6, § 1er, de la Convention européenne. C’est sur la base de ces textes que la participation du rapporteur, qui a procédé aux investigations, et du rapporteur général, sous l’autorité duquel l’instruction a été menée, au délibéré de l’ancien Conseil de la concurrence même sans voix délibérative, a été jugée contraire au principe du droit au procès équitable par la Cour de cassation dans un arrêt du 5 octobre 1999 (Com. 5 oct. 1999, n° 97-15.617, Bull. civ. IV, n° 158 ; D. 1999. 44 image, obs. A. M. image ; ibid. 2000. 9, obs. M.-L. Niboyet image ; RTD civ. 2000. 618, obs. J. Normand image ; RTD com. 2000. 249, obs. S. Poillot-Peruzzetto image ; ibid. 632, obs. E. Claudel image). Pourtant l’arrêt concernant l’APC n’élève aucune limite sur les AAI concernées et écarte sans hésitation le fait qu’au regard des dispositions organiques, elles ne constituent pas des juridictions.

Néanmoins, certains regrettent encore l’exigence d’une justice équitable au sens de l’article 6, § 1er, notamment sur la question de l’indépendance entre l’instruction et la phase de jugement. Certes, une telle protection rend plus délicate la gestion des dossiers dans lesquels des échanges pourraient faciliter les négociations avec les entreprises (transaction, engagements). La nouvelle exigence d’impartialité ne pourra pas choquer les commentateurs tant l’indépendance et la neutralité des membres d’une autorité semblent indispensables. C’est donc sur la constitution des collèges et des services d’instruction qu’il importera de veiller à la préservation de l’impartialité et que la prévention des conflits d’intérêts soit rigoureusement vérifiée.

L’impérialisme de la déchéance du droit aux intérêts en tant que sanction de l’absence ou de l’erreur du TEG dans l’offre de crédit

La déchéance du droit aux intérêts est la sanction de droit commun en matière de crédit, tout particulièrement en ce qui concerne le taux effectif global (TEG), du moins en présence d’une erreur supérieure à la décimale (v. par ex. Civ. 1re, 5 févr. 2020, n° 19-11.939, Dalloz actualité, 21 févr. 2020, obs. J.-D. Pellier ; D. 2020. 279 image ; RDI 2020. 298, obs. H. Heugas-Darraspen image ; AJ contrat 2020. 145, obs. J. Lasserre Capdeville image) et d’un préjudice causé à l’emprunteur (v. par ex. Civ. 1re, 12 oct. 2016, n° 15-25.034, Dalloz actualité, 1er nov. 2016, obs. V. Avena-Robardet ; D. 2016. 2165, obs. V. Avena-Robardet image ; AJDI 2017. 126 image, obs. J. Moreau, O. Poindron et B. Wertenschlag image ; RDI 2017. 32, obs. H. Heugas-Darraspen image ; RTD civ. 2017. 377, obs. H. Barbier image). Les deux arrêts rendus par la première chambre civile le 12 juin 2020 le rappellent utilement. Les faits étaient similaires : dans les deux espèces, une banque avait consenti des prêts immobiliers à un couple d’emprunteurs. Invoquant le caractère erroné des TEG mentionnés dans l’offre acceptée, les emprunteurs ont assigné la banque en annulation de la stipulation d’intérêts, substitution de l’intérêt au taux légal et remboursement des intérêts indus. Ces demandes furent rejetées par les juges du fond, ce qui motiva un pourvoi en cassation. Mais la Cour de cassation rejeta celui-ci en rappelant tout d’abord qu’« il résulte des articles L. 312-8 et L. 312-33 du code de la consommation, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2016-301 du 14 mars 2016, que l’inexactitude du TEG mentionné dans une offre de prêt acceptée est sanctionnée par la déchéance, totale ou partielle, du droit du prêteur aux intérêts, dans la proportion fixée par le juge » (pt 4). Elle considère ensuite qu’« après avoir relevé que les erreurs invoquées susceptibles d’affecter le TEG figuraient dans l’offre de prêt immobilier […], la cour d’appel en a déduit, à bon droit, que la seule sanction encourue était la déchéance totale ou partielle du droit aux intérêts du prêteur et que les demandes des emprunteurs en annulation de la stipulation d’intérêts, substitution de l’intérêt au taux légal et remboursement des intérêts indus devaient être rejetées » (pt 5).

La solution est parfaitement justifiée, les anciens articles L. 312-8 et L. 312-33 du code de la consommation (respectivement devenus les articles L. 313-25 et L. 341-34) prévoient effectivement que l’offre doit mentionner « la nature, l’objet, les modalités du prêt », ce qui implique naturellement...

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Saisie-attribution : modalités de prorogation du délai de contestation

La saisie-attribution est une mesure d’exécution forcée très utilisée qui permet à tout créancier, souhaitant obtenir le paiement de sa créance liquide et exigible constatée dans un titre exécutoire, de saisir entre les mains d’un tiers – le plus souvent, une banque – les créances de son débiteur portant sur une somme d’argent (C. pr. exéc., art. L. 211-1). Elle débute avec la signification de l’acte de saisie, au tiers saisi, par un huissier de justice (C. pr. exéc., art. R. 211-1). En plus d’interrompre la prescription extinctive de la créance sur laquelle porte la saisie (C. pr. exéc., art. L. 141-2, al. 3), cet acte produit un « effet attributif immédiat » au jour de la saisie, ce qui confère à la procédure de saisie-attribution une grande efficacité (C. pr. exéc., art. L. 211-2).

Afin de préserver un certain équilibre...

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L’impérialisme de la déchéance du droit aux intérêts en tant que sanction de l’omission ou de l’erreur relative au TEG dans le contrat

On sait que la déchéance du droit aux intérêts totale ou partielle est la seule sanction possible en cas d’omission ou d’erreur affectant le TEG au sein de l’offre de crédit (V. Civ. 1re, 12 juin 2020, n° 19-12.984 et n° 19-16.401, Dalloz actualité, 26 juin 2020; obs. J.-D. Pellier), du moins en présence d’une erreur supérieure à la décimale (V. par ex. Civ. 1re, 5 févr. 2020, n° 19-11.939). En revanche, si de tels manquements sont commis au stade du contrat, ils étaient sanctionnés par la nullité de la stipulation d’intérêts et la substitution du taux légal au taux conventionnel, du moins jusqu’à l’ordonnance n° 2019-740 du 17 juillet 2019 relative aux sanctions civiles applicables en cas de défaut ou d’erreur du taux effectif global. Cette dernière a en effet harmonisé les sanctions civiles applicables en la matière en érigeant la déchéance du droit aux intérêts en sanction de droit commun (V. à ce sujet, G. Biardeaud, Succès en trompe-l’œil pour les banques, D. 2019. 1613 image ; F. Clapiès, TEG : une clarification attendue du régime des sanctions civiles, RLDA, oct. 2019, p. 20 ; X. Delpech, Un nouveau régime de sanctions en cas de défaut ou d’erreur du taux effectif global, AJ Contrat 2019. 361 image ; J. Lasserre Capdeville, L’adoption d’une sanction unique aux manquements liés au TEG/TAEG, JCP E, 12 sept 2019. Act. 574 ; M. Latina, La sanction civile du TAEG est unifiée, L’essentiel Droit des contrats, oct. 2019, p. 2 ; D. Legeais, La fin du contentieux relatif au TEG !, RD banc. et fin. 2019. Repère 5 ; P. Métais et E. Valette, La réforme du TEG adoptée : la déchéance du droit aux intérêts du prêteur proportionnée au préjudice… RLDC oct. 2019, p. 9 ; J.-D. Pellier, L’harmonisation des sanctions civiles applicables en cas de défaut ou d’erreur du taux effectif global, CCC déc. 2019, Alerte 43 ; Dalloz actualité 30 juill. 2019, obs. V. Prevesianos ; M. Roussille, Quand le législateur s’en remet à la sagesse du juge… Gaz. Pal. 22 oct. 2019. 43). Plus précisément, l’article L. 341-48-1 du code de la consommation dispose, en son alinéa 1er, qu’« En cas de défaut de mention ou de mention erronée du taux effectif global prévue à l’article L. 314-5, le prêteur peut être déchu du droit aux intérêts dans la proportion fixée par le juge, au regard notamment du préjudice pour l’emprunteur ».

Un doute subsistait néanmoins sur le point de savoir si cette nouvelle sanction devait s’appliquer aux contrats conclus antérieurement à l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 17 juillet 2019 (le 19 juill. 2019). Le rapport au président de la République relatif à cette ordonnance laissait en effet la porte ouverte à cette possibilité en affirmant que « L’habilitation ne prévoyant pas que le nouveau régime de sanction doit s’appliquer aux actions en justice introduites avant la publication de l’ordonnance, celle-ci ne comprend pas de disposition sur ce point. Il revient donc aux juges civils d’apprécier, selon les cas, si la nouvelle sanction harmonisée présente un...

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Contrôle de proportionnalité du mécanisme d’aide juridictionnelle devant la cour d’appel : 4[SUP]e[/SUP] épisode

La problématique de l’aide juridictionnelle devant la cour d’appel fait décidément le siège de la Cour de cassation.

Après trois arrêts publiés rendus successivement les 27 février 2020 (Civ. 2e, 27 févr. 2020, n° 18-26.239 P,  D. 2020. 492 image ; D. avocats 2020. 138 et les obs. image) dont deux le 19 mars 2020 (Civ. 2e, 19 mars 2020, n° 18-23.923 et n° 19-12.990 P, Dalloz actualité, 22 avr. 2020, obs. C. Auché et N. De Andrade ; D. 2020. 658, et les obs. image ; D. avocats 2020. 210 et les obs. image), à paraître au rapport, la Cour de cassation précise une nouvelle fois le régime de l’aide juridictionnelle devant la cour d’appel.

En l’espèce, une appelante forme un appel le 29 novembre 2018 et reçoit le 9 janvier 2019 une ordonnance de fixation à bref délai du président de chambre, conformément aux dispositions de l’article 905 du code de procédure civile.

Son conseil dépose le 17 janvier 2019 une demande d’aide juridictionnelle qui lui est accordée le 13 février 2019.

Le 14 février 2019 il sollicite par lettre recommandée avec avis de réception la désignation d’un huissier de justice par le Bureau d’aide juridictionnelle.

Entre temps, la caducité de sa déclaration d’appel est soulevée au motif qu’elle n’avait pas été signifiée dans le délai de dix jours de l’ordonnance de fixation à bref délai, soit avant le 19 janvier 2019 inclus.

Devant la Cour d’appel, l’appelante argue de sa demande d’aide juridictionnelle déposée le 17 janvier 2019 et, invoquant l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, tente d’élargir le système protecteur de l’article 38 du décret n° 91-1266 du 19 décembre 1991.

Aux termes de cet article : « Lorsqu’une action en justice ou un recours doit être intenté avant l’expiration d’un délai devant les juridictions de première instance ou d’appel, l’action ou le recours est réputé avoir été intenté dans le délai si la demande d’aide juridictionnelle s’y rapportant est adressée au bureau d’aide juridictionnelle avant l’expiration dudit délai et si la demande en justice ou le recours est introduit dans un nouveau délai de même durée à compter :

a) De la notification de la décision d’admission provisoire ;
b) De la notification de la décision constatant la caducité de la demande ;
c) De la date à laquelle le demandeur à l’aide juridictionnelle ne peut plus contester la décision d’admission ou de rejet de sa demande en application du premier alinéa de l’article 56 et de l’article 160 ou, en cas de...

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Réparation intégrale du préjudice corporel en présence d’une pathologie latente de la victime

Un homme de 56 ans est victime d’un accident de la circulation au mois d’août 2011. Il est transporté dans un centre hospitalier après s’être plaint d’avoir « perçu un “flash” et ressenti des décharges dans les membres inférieur et supérieur droits ». Un traumatisme cervical bénin lui est diagnostiqué. Cependant, deux jours après l’accident, il présente des tremblements de la main droite et des céphalées. Après examen, il lui est annoncé qu’il souffre d’un syndrome parkinsonien.

La victime de l’accident assigne alors le conducteur ainsi que son assureur en réparation de l’ensemble de ses préjudices, dont ceux résultant de la maladie de Parkinson.

La cour d’appel de Bordeaux, par un arrêt du 3 septembre 2018, juge que « la maladie de Parkinson a été révélée par l’accident en sorte que cette affection lui est imputable et le droit à réparation de [la victime] est intégral ».

Le conducteur du véhicule et son assureur se pourvoient alors en cassation au moyen que « le dommage qui, constituant l’évolution inéluctable d’une pathologie antérieure, se serait manifesté de manière certaine indépendamment de la survenance du fait générateur n’est pas en relation de causalité avec celui-ci ». Ils font ainsi grief aux juges du fond de ne pas avoir recherché si le syndrome parkinsonien ne se serait pas nécessairement déclaré à plus ou moins brève échéance, de sorte qu’ils ne pourraient être tenus de réparer intégralement le préjudice résultant des conséquences de cette maladie.

Se posait ainsi la question de savoir si la prédisposition pathologique de la victime d’un accident de la circulation peut réduire son droit à indemnisation, alors même que l’affection ne s’est déclarée que postérieurement à l’accident. Plus largement, le pourvoi en cassation vient questionner, à nouveau, le lien de causalité entre un fait dommageable et un préjudice corporel subi par une victime qui présentait une pathologie latente.

La deuxième...

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Les députés doutent de l’indépendance de la justice à leur égard

Depuis le lancement des travaux, les auditions des magistrats devant les députés suscitent parfois le malaise. Si les magistrats défendent vigoureusement leur indépendance, la suspicion reste permanente. L’utilisation, par la défense de François Fillon, des propos tenus par Éliane Houlette, alors que le jugement sera rendu ce lundi, a été un exemple marquant.

Chaque député vient avec son affaire, où il reproche à la justice son manque d’impartialité, comme si ses tourments venaient d’un manque d’indépendance des magistrats. Ainsi, la résolution qui a créé la commission d’enquête à la demande du groupe de la France insoumise mentionnait explicitement les « dix-huit perquisitions menées contre la France insoumise en octobre 2018 » et critiquait « les moyens judiciaires, du parquet et de la police, […] inédits en pareille affaire, laissant à penser que cela n’a pu se faire qu’avec la volonté politique de l’exécutif de nuire à une des principales oppositions ».

« C’est extrêmement compliqué à vivre »

Moment de malaise, jeudi 25 juin, quand Bruno Questel, député LREM et ancien avocat, interroge la secrétaire générale du ministère de la justice, Véronique Malbec, au titre de ses anciennes fonctions de procureure générale de Versailles ayant demandé la levée de l’immunité parlementaire du député Thierry Solère. Selon un récent article du Journal du dimanche (« Affaire Solère : le complot des juges »), elle se serait fondée sur des éléments faux. « Je vous avoue que cela m’a interpellé et j’ai googlisé le sujet, et j’y ai tiré plusieurs interrogations. […] Avez-vous aujourd’hui, devant nous et après avoir prêté serment, connaissance de dysfonctionnements au sein de l’autorité judiciaire dans cette enquête ? »

Un député de la majorité qui interroge une directrice d’administration sur d’éventuelles manipulations de la justice contre un autre député de la majorité, c’est peu courant. Véronique Malbec : « J’ai bien évidemment lu les articles de presse que vous évoquez. Vous avez une information qui est en cours et il m’est impossible de vous répondre. Ce que je peux vous dire, mais de manière personnelle, c’est que, lorsque vous êtes mis en cause, par la presse, et c’est le cas pour un certain nombre de magistrats, c’est extrêmement difficile car vous êtes soumis au secret. Vous avez un journaliste qui fait une enquête, qui n’a qu’un élément du dossier, et vous ne pouvez donner votre avis. C’est extrêmement compliqué à vivre. »

Elle poursuit : « Cela fait un certain nombre d’années que je suis entrée dans la magistrature. J’ai des règles d’éthique et de déontologie que j’ai respectées tout au long de ma carrière. Si la demande a été faite, je peux vous assurer qu’elle n’a été faite sous aucune pression politique, quelle qu’elle soit. Je n’ai jamais, au cours de ma carrière, et je veux insister là-dessus, subi une quelconque pression dans n’importe quel dossier. »

« On n’est plus à l’époque de l’affaire Urba »

Autre moment de malaise : le même jour, lors de l’audition de Renaud Van Ruymbeke, le député LR Olivier Marleix a plusieurs questions sur les affaires Sarkozy et Fillon. Van Ruymbeke est alors interrogé sur les conditions de nomination des juges d’instruction dans l’affaire Fillon (il ne sait pas, il a lui-même appris l’information en regardant BFM TV), le fait qu’un même juge puisse suivre plusieurs dossiers d’un même justiciable (Serge Tournaire) ou les raisons qui l’ont poussé à ne pas signer l’ordonnance de renvoi de Nicolas Sarkozy dans l’affaire Bygmalion. L’ancien juge d’instruction botte en touche.

Mais, évoquant la question de l’indépendance de la justice, Renaud Van Ruymbeke souligne : « On n’est plus à l’époque de l’affaire Urba. Aujourd’hui, vous avez un autre acteur qui intervient, c’est la presse. Si un garde des Sceaux se mêlait d’une affaire à travers le procureur général pour se protéger, ça ne pourrait pas se faire. De fait, les procureurs ont pris beaucoup d’indépendance. Mais le statut du parquet n’a pas changé. » Cette absence d’évolution de l’avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) sur les nominations du parquet revient régulièrement.

Mais, prévient Van Ruymbeke, « si on coupe le cordon avec les politiques, attention au corporatisme. Cela suppose que le CSM se voit renforcé et gère la carrière des magistrats, que l’inspection lui soit rattachée, mais cela suppose aussi que le CSM soit représentatif des citoyens ».

À venir : Champrenault, Hayat et Castaner

Autre sujet que devront traiter les députés : les remontées d’information vers les parquets généraux, le ministère de la justice et celui de l’Intérieur. Les auditions ont également mis en lumière deux poids qui pèsent sur l’indépendance des magistrats : leur propre hiérarchie et l’influence des médias qui mettent sous pression la justice.

Les auditions reviennent aussi régulièrement sur les trois reproches des politiques aux magistrats : leurs pouvoirs, leur corporatisme et leur lenteur. Les magistrats, et singulièrement le parquet national financier, peuvent plomber des politiques à travers les affaires. La carrière politique de trois piliers de la majorité (Richard Ferrand, François Bayrou et Thierry Solère) est toujours gelée du fait d’instructions ou d’enquêtes qui ne semblent pas avancer. Avec un paradoxe : le législateur, qui n’a cessé de renforcer les pouvoirs et le rôle du parquet dans la procédure pénale, est le même qui s’en plaint.

Au milieu de cet océan de suspicions, le rapporteur LREM Didier Paris tente de maintenir un peu de sérénité et faire avancer une commission qui ne peut atteindre à la séparation des pouvoirs ni enquêter sur des affaires en cours.

La semaine prochaine, les députés auditionneront à nouveau la procureure générale de la cour d’appel de Paris Catherine Champrenault – déjà entendue par la commission le 6 février 2020 mais dont le nom a été évoqué par l’ex-cheffe du parquet national financier –, et Jean-Michel Hayat.

Au tour ensuite des syndicats de police et leur ministre Christophe Castaner d’être entendus.

Les travaux se poursuivront jusqu’à fin juillet, avec une remise du rapport début septembre.

Saisie immobilière : commandement, péremption, prorogation ou comment rattraper le temps perdu

Cet arrêt sera logiquement publié au Bulletin car il cristallise à lui seul les suggestions de modifications législatives ou règlementaires sollicitées par la Cour de cassation à propos de la saisie immobilière dans ses deux derniers rapports publiés en 2017 (p. 61-62) et 2018 (p. 52-55).

Dans ses rapports, la Cour de cassation insiste sur la nécessité de modifier la durée de validité du commandement en proposant de l’allonger de deux à cinq ans et préconise une rationalisation des recours intermédiaires (ce qu’elle préconisait déjà dans ses rapports de 2014, 2015 et 2016, sans être entendue par la Chancellerie).

Cette surdité est d’autant moins compréhensible que, sur demande de la Chancellerie, le Conseil national des barreaux a adressé, en avril 2018, un projet détaillé contenant des propositions de réforme de la procédure de saisie immobilière dans le souci de la moderniser et de décharger d’un grande nombre de taches inutiles, le juge de l’exécution et le greffe (suppression de la notification de certaines décisions par LRAR, allongement du délai de validité du commandement de deux à cinq ans ce qui éviterait les saisines du juge tous les dix-huit mois, prorogation ou radiation par voie de simple ordonnance sur requête, réduction du nombre d’audiences en matière de vente amiable sur autorisation judiciaire avec un délai unique de sept mois et la possibilité de saisine le juge à tout moment par voie de simple requête pour faire constater la conformité de la vente ou son échec, et tant d’autres avancées).

Là encore, c’est comme le film de Sergio Corbucci, Il grande silenzio.

Mais revenons à la réalité et à la décision commentée qui illustre, s’il en était besoin, la nécessité d’entendre les suggestions communes de la Cour de cassation et du Conseil national des barreaux.

Une procédure de saisie immobilière est mise en œuvre et le commandement est publié le 18 novembre 2013.

Ici, il faut rappeler que le commandement de payer valant saisie cesse de produire effet si, dans les deux ans de sa publication, il n’a pas été mentionné en marge de cette publication un jugement constatant la vente du bien saisi (C. pr. exéc., art. R. 322-20) ou une décision de justice ordonnant la prorogation des effets du commandement (C. pr. exéc., art. R. 322-21).

Par jugement d’orientation du 4 avril 2012, la vente forcée est fixée au 5 juillet 2012.

Cette décision ayant réduit la créance du poursuivant, celui-ci en interjette appel et sollicite le report de la vente sur le fondement de l’article article R. 322-19 du code des procédures civiles d’exécution et sa demande est accueillie favorablement par un jugement du 17 janvier 2013.

Étrangement, alors que le dernier alinéa de cet article est pourtant très limpide puisqu’il dispose que les décisions du...

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Audience disciplinaire de Vincent Nioré : « Que la procureure générale vienne voir ce qu’il se passe en perquisition ! »

Vincent Nioré parle beaucoup, s’énerve, crie parfois, se radoucit, souffle, s’émeut, veut raconter, veut expliquer. L’avocat endosse depuis treize ans la lourde tâche d’assister ses consœurs et ses confrères lorsque leurs cabinets et leurs domiciles sont perquisitionnés. C’est lui qui conteste toute saisie devant le juge des libertés et de la détention (JLD), parfois violemment. Il le dit lui-même, « un bâtonnier qui ne conteste pas est une nullité crasse et il doit démissionner ». Vincent Nioré est le détenteur silencieux d’un nombre inestimable de secrets judiciaires. Nommé délégué aux perquisitions sous le bâtonnat de Christian Charrière-Bournazel, son mandat a été renouvelé sans discontinuité. Entre 2011 et 2019, sur 240 perquisitions aux domiciles/cabinets de 190 avocats et 130 audiences devant le JLD, Vincent Nioré a assisté à leur quasi-intégralité « avec une infime minorité d’avocats perquisitionnés mis en cause et poursuivis », a précisé l’ancienne bâtonnière Marie-Aimée Peyron. Pourquoi se séparer d’un tel combattant ?

Vincent Nioré a tenu, le 18 avril 2019, lors d’une audience JLD des propos considérés comme virulents par certains magistrats présents. Lors de huis clos, il dit en avoir assez « de nettoyer l’urine », en avoir marre « des salissures des juges d’instruction », avant d’ajouter « c’est dégueulasse, ce que vous faites à une avocate, cinq de barre ». Ils lancent à l’adresse des juges d’instruction qu’ils sont « les émissaires de la procureure générale », alias Catherine Champrenault, contre qui « le barreau pénal va se lever ». Il dit aussi au juge Serge Tournaire « nous connaissons vos méthodes, nous connaissons les méthodes du pôle financier, vous humiliez les avocats » avant d’ajouter, à l’encontre d’Isabelle Gentil, avocate générale au parquet de Paris, qu’elle était « l’épouse de Jean-Michel Gentil, on sait ce que ça veut dire ». Un rapport est fait dès le lendemain. Le président du tribunal de l’époque, Jean-Michel Hayat, et le procureur Rémy Heitz s’en émeuvent auprès de la bâtonnière Marie-Aimée Peyron. Le 20 juin, la procureure générale Catherine Champrenault demande à Mme Peyron de démettre Vincent Nioré de ses fonctions, à défaut une procédure disciplinaire serait initiée. Un acte de saisine de l’instance disciplinaire est rédigé par la magistrate pour manquement aux obligations et principes de la profession d’avocat. Le rapport d’instruction avait conclu que l’audience servirait à une mise en contexte nécessaire.

Alors, devant l’instance de discipline, logée pour quelques heures au premier étage de la bibliothèque de l’Ordre, Vincent Nioré s’est exprimé comme il en avait envie, devant la formation de jugement n° 1, présidée par l’ancien bâtonnier Pierre-Olivier Sur. Il n’est pas venu seul, de nombreux confrères sont là pour le soutenir, notamment le bâtonnier parisien (lire encadré, ndlr). Le 18 avril 2018, à l’audience JLD, il ne conteste pas avoir adopté « un ton virulent ». A-t-il effectivement tenu ces propos ?, interroge l’instance. « Je n’ai pas l’habitude de tourner autour du pot, je les ai évidemment tenus de sang-froid, je les reconnais dans le contexte de l’audience, je les revendique, je les assume, je les aime ! » Mais les juges d’instruction se sont montrés, selon lui, « anormalement susceptibles » et « anormalement insultants ».

« Je subis une pression inepte depuis mai 2019 », hurle l’avocat. « La procureure générale n’a pas daigné venir, qu’elle le sache. […] Madame la procureure générale me salit avec ses pressions ! […] Le déshonneur, c’est vous, le parquet général ! L’indignité, c’est le parquet général ! […] Les perquisitions ne sont pas des rencontres entre notables ! Je suis habitué aux sophismes depuis 37 ans, la recherche de la vérité passe par le sophisme et les mensonges. L’École nationale de la magistrature produit de temps à autre des petits monstres, vous êtes des petits monstres ! » « Mesurez vos propos », interrompt le président d’audience. Vincent Nioré poursuit. Les perquisitions sont des moments violents, des moments intrusifs, et « chacun est dans son rôle », celui de « la résistance » pour le juge et celui de « la contestation » pour l’avocat. « Dans la magistrature, on a le devoir de supporter la violence verbale, sinon on va à la Sécu », lance-t-il en regardant les deux magistrats qui ne sourcillent pas. « Il faut gagner devant le JLD car c’est un one shot ». Et puis, « les mots doivent devenir des maux ! Il ne faut pas se laisser faire sinon on ne sert à rien. […] Si les magistrats ne comprennent pas les plaidoiries, qu’ils retournent à l’école ! […] Je veux les sonner, je veux qu’ils trébuchent, les anéantir ! […] Je tape, je cogne avec les mots ! ». Vincent Nioré va plus loin. « Grâce à Éliane Houlette [l’ex-cheffe du PNF qui, entendue devant une commission d’enquête, a fait état des « pressions » de la procureure générale dans la gestion de certains dossiers politiques, ndlr), j’ai mis le doigt sur quelque chose d’important ! Le harcèlement ! J’ai fait l’objet de harcèlement moral de sa part sur des dossiers où elle intervient ». Il s’agace, Mme Champrenault n’est pas présente à l’audience. « Il n’y a pas de plaignant ici ! Cette procédure ne regardait personne ! Ça ne la regardait pas ! C’est une intruse ! Pourquoi les juges pourraient-ils perquisitionner ? Et pourquoi m’exclurait-on du champ de la contestation ? Que la procureure générale comprenne qu’elle a 70 000 avocats contre elle ». Ou encore, « arrêtez avec vos cocktails dînatoires ! Le protocole, c’est le poison de la défense ! Que Mme la procureure générale vienne voir ce qui se passe en perquisition ». Il se radoucit. « Est-ce que cette audience ne serait pas l’occasion d’un dialogue plutôt que de continuer ces cocktails débiles ? […] Et je demande publiquement la saisine du CSM pour une procédure équitable. Je mets en accusation la procureure générale pour procédure délétère et loufoque à mon encontre ! »

 

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Des propos « insultants » car « explicites »

Michel Savinas, avocat général, se lève à son tour. « Nous ne sommes pas là pour faire le procès des perquisitions et des saisies. Ce n’est pas non plus la politique de contestation de saisies ni le principe même de la contestation des saisies. » Pas plus, assure le magistrat, qu’« une volonté cachée, sournoise pour nourrir un dessein à l’encontre de M. Nioré ». Vincent Nioré a manqué à ses devoirs d’avocat en tenant les propos litigieux. « Personne ne lie les enjeux importants de ces audiences, qui touchent au secret de la profession d’avocat. Il n’en demeure pas moins : quand ce secret est en cause, les arguments doivent porter sur des points de fait, c’est le droit qui est la boussole d’autant plus que cette audience ne réunit que des professionnels du droit. » Et puis, « pourquoi ce fameux climat de tension viendrait amoindrir la responsabilité des uns et des autres ? Il n’y a pas de raison de ne pas respecter la déontologie. M. Nioré dit “à bas le protocole”, je ne suis pas du tout d’accord. Il en ressort des échanges, il évite les dérapages, l’insulte et les propos offensants ». Pour Michel Savinas, les propos sont « insultants » car « explicites » et qu’il ne suffit pas, pour la défense, de brandir le témoignage à décharge de la JLD qui présidait l’audience du 18 avril 2018. Des « déclarations hasardeuses » qui ne font qu’interpréter et non établir des liens de cause à effet. « Je vous propose une inversion des rôles. Imaginons une audience où nous sommes les contradicteurs, où je lance “Monsieur le Bâtonnier, je connais vos méthodes, vous humiliez les magistrats”. Ce ne serait rien d’autre qu’une offense à votre pratique professionnelle ».

Pour Michel Lernout, le second avocat général, les propos tenus par Vincent Nioré à l’encontre de Catherine Champrenault sont « inadmissibles car la procureure générale a tenu son rôle. […] L’appel de M. Nioré au CSM, pourquoi ? Pour contester le fait qu’elle n’a fait qu’user des droits qui lui sont reconnus ? […] Elle constate une infraction et fait ouvrir une instruction : que peut-on lui reprocher ? » Vincent Nioré a manqué à ses obligations de dignité, d’honneur et de délicatesse. Le parquet général requiert le blâme.

« Dans un procès, ce qui compte, c’est la vérité, embraie le conseil de Vincent Nioré, Cédric Labrousse. […] La vérité ne passe pas par le protocole, il faut pouvoir tout dire surtout dans le cabinet d’un juge d’instruction et dans une audience secrète. Il n’y a pas de place possible pour l’hypocrisie judiciaire qui consisterait à pouvoir dire certains mots plutôt que d’autres. Il y a eu beaucoup d’émotions. Vincent Nioré est un avocat à la modestie exemplaire, courageux, beau, mémorable. Cela fait de lui un grand avocat, n’en déplaise à ces petits mots découpés dans une plaidoirie, ce n’est pas important. C’est ce procès que vous avez voulu qui les place dans une importance qu’ils n’ont pas. » Plus tôt, Me Labrousse avait rappelé, selon lui, « qu’il n’y avait pas eu de plainte dans cette procédure, mais simplement un courrier signé de deux magistrats instructeurs. Et la procureure générale a décidé, après avoir tout tenté pour mettre fin aux fonctions de Vincent Nioré, de le poursuivre.[…] Dans cette histoire, Vincent Nioré est un excellent avocat et il gagne. Au fond, la procureure générale qui ne supporte pas la défaite veut absolument qu’il parte, qu’il dégage ! Comment s’y prendre ? Par des pressions, des manigances auprès du bâtonnier et une lettre pour dire “s’il ne part pas, je le poursuivrai”. Évidemment, il n’est pas question qu’il parte et voici donc son procès ! C’est une atteinte à l’indépendance de l’Ordre et à celle des avocats. On n’a pas à se débarrasser de son contradicteur. Je dénonce le détournement de la procureure générale ».

Le dernier mot est à Vincent Nioré. « Le temps de l’apaisement est peut-être venu. Merci de l’organisation de cette cérémonie à vocation disciplinaire. En 2016, Catherine Champrenault m’avait fait l’honneur de sa présence pour une cérémonie relative à l’honneur. Aujourd’hui, elle dit que j’incarne le déshonneur. Vous, les avocats généraux, qui êtes venus la défendre par vos réquisitions contre moi, comment se fait-il qu’elle ne soit pas là, ne serait-ce que pour tendre la main ? »

 

La décision sera rendue le 22 juillet. Julie Couturier et Vincent Nioré ont annoncé, mardi 30 juin, se présenter au bâtonnat parisien.

 

« Instrumentalisation de la procédure disciplinaire »

Un acte « regrettable » a déclaré le bâtonnier Olivier Cousi à l’ouverture de l’audience. Une procédure qui n’est le résultat que de la « volonté unique de la procureure générale ». Et en attaquant le délégué du bâtonnier, c’est l’institution qui « est mise en cause ». « Dans cette affaire, a poursuivi l’avocat, la concertation n’a pas eu lieu, elle n’a pas abouti. C’est un cas unique, typique, topique. Les propos ont déplu à la procureure générale. […] Elle a fait pression à travers un courrier de menace. […] C’est une instrumentalisation de la procédure disciplinaire. La bâtonnière a résisté. » D’ailleurs, le rapport d’instruction a démontré, selon Olivier Cousi, de « manière claire et implacable » que l’autorité de poursuite, si elle avait agi légitimement, c’était aussi dans le but « d’en découdre ». « Vincent Nioré n’est que le porte-voix du bâtonnier. […] Cette poursuite n’est pas la mienne, c’est la vôtre [à l’adresse des représentants du parquet général, Mme Champrenault étant absente, ndlr]. »

Propos dénigrants sur internet : compétence dans l’Union européenne

Une société tchèque de production et de diffusion de contenus saisit un juge en France, en référé, à l’encontre d’un professionnel exerçant son activité en Hongrie, en lui reprochant des propos dénigrants diffusés sur plusieurs sites et forums. La société entend, notamment, obtenir la condamnation de cette personne à cesser tout acte de dénigrement et la réparation de son préjudice économique et de son préjudice moral.

Le juge français s’est alors déclaré incompétent au profit du juge tchèque. Rappelons, à ce sujet, que, si l’article 4, point 1, du règlement Bruxelles I bis n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale prévoit que les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont, par principe, attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre, l’article 7, point 2, ajoute que ces personnes peuvent également être attraites en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire.

Dans ce cadre, deux difficultés se posaient, que l’arrêt présente avec une très grande pédagogie et une parfaite clarté.

1. En premier lieu, il s’agissait de s’interroger sur la détermination du juge compétent à propos de la diffusion de propos dénigrants sur des forums et donc d’actes de concurrence déloyale.

À ce sujet, la première chambre civile se réfère à la solution dégagée par un arrêt Svensk Handel de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 17 octobre 2017 à propos des atteintes aux droits de la personnalité sur internet (aff. C-194/16, Dalloz actualité, 8 nov. 2017, obs. F. Mélin ; D. 2018. 276 image, note F. Jault-Seseke image ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke image ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; Rev. crit. DIP 2018. 290, note S. Corneloup et H. Muir Watt image ; RTD com. 2018. 520, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast image ; Procédures 2017. Comm. 306, obs. C. Nourissat ; Europe 2017. Comm. 494, obs. L. Idot). On se rappelle que cet arrêt a énoncé que l’article 7, point 2, du règlement doit être interprété en ce sens qu’une personne morale, qui prétend que ses droits de la personnalité ont été violés par la publication de données inexactes la concernant sur internet et par la non-suppression de commentaires à son égard, peut former un recours tendant à la rectification de ces données, à la suppression de ces commentaires et à la réparation de l’intégralité du préjudice subi devant les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts.

La première chambre civile reprend cette approche, en précisant que « cette jurisprudence rendue en matière d’atteinte alléguée aux droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site internet est transposable aux actes de concurrence déloyale résultant de la diffusion sur des forums internet de propos prétendument dénigrants ».

En l’espèce, les juridictions tchèques étaient donc compétentes, en application de ce principe fondé sur l’article 7, pour ordonner le retrait des commentaires dénigrants, dès lors que le centre des intérêts de la société plaignante était situé en République tchèque. Les juridictions hongroises étaient également compétentes en vertu de l’article 4 du règlement, puisque le défendeur était domicilié en Hongrie.

S’il est vrai que l’arrêt de la Cour de justice du 17 octobre 2017 avait été diversement apprécié, notamment en raison du recours au critère du centre des intérêts de la victime (M.-E. Ancel et B. Darmois, Nouvelles problématiques de compétence internationale en cas d’atteinte à l’e-réputation, CCE mai 2018, Étude 8, spéc. p. 2 et 3), il faut reconnaître que sa transposition par l’arrêt de la première chambre civile du 13 mai 2020 à la question des actes de concurrence déloyale résultant de la diffusion sur des forums internet de propos prétendument dénigrants est bienvenue, car les problématiques soulevées dans les deux hypothèses sont, en définitive, très proches. Surtout, cette transposition permet de donner une prévisibilité et une cohérence aux principes applicables dans la matière des délits commis sur le net.

2. En second lieu, l’affaire devait conduire à déterminer le juge compétent pour statuer sur une demande de dommages et intérêts formée en réparation des préjudices moral et économique résultant des propos dénigrants.

Or résoudre cette question est délicat. L’arrêt de la Cour de justice du 17 octobre 2017 souligne en effet lui-même l’existence d’une discordance entre la solution qu’il retient et celle promue par son arrêt eDate Advertising du 25 octobre 2011 (aff. C-509/09 et C-161/10, Dalloz actualité, 7 nov. 2011, obs. S. Lavric ; D. 2011. 2662 image ; ibid. 2012. 1228, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke image ; ibid. 1279, chron. T. Azzi image ; ibid. 1285, chron. S. Bollée et B. Haftel image ; ibid. 2331, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; Légipresse 2011. 586 et les obs. image ; ibid. 2012. 95, Étude J.-S. Bergé image ; Rev. crit. DIP 2012. 389, note H. Muir Watt image ; RTD com. 2012. 423, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast image ; ibid. 554, obs. F. Pollaud-Dulian image ; RTD eur. 2011. 847, obs. E. Treppoz image). Il relève ainsi que : « 47. Certes, aux points 51 et 52 de l’arrêt du 25 octobre 2011 […], la Cour [de justice] a dit pour droit que la personne qui s’estime lésée peut également, en lieu et place d’une action en responsabilité au titre de l’intégralité du dommage causé, introduire son action devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l’a été, qui sont compétentes pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l’État membre de la juridiction saisie. 48. Toutefois, eu égard à la nature ubiquitaire des données et des contenus mis en ligne sur un site internet et au fait que la portée de leur diffusion est en principe universelle (v., en ce sens, CJUE 25 oct. 2011, eDate Advertising e.a., aff. C-509/09 et C-161/10, pt 46), une demande visant à la rectification des premières et à la suppression des seconds est une et indivisible et ne peut, par conséquent, être portée que devant une juridiction compétente pour connaître de l’intégralité d’une demande de réparation du dommage en vertu de la jurisprudence résultant des arrêts du 7 mars 1995, Shevill e.a. (aff. C-68/93, points 25, 26 et 32), ainsi que du 25 octobre 2011, eDate Advertising e.a. (aff. C-509/09 et C-161/10, pts 42 et 48), et non devant une juridiction qui n’a pas une telle compétence ».

Cette discordance constitue une difficulté importante, ce qui explique que la première chambre civile ait décidé de renvoyer la question suivante à la Cour de justice : « Les dispositions de l’article 7, point 2, du règlement (UE) n° 1215/2012 doivent-elles être interprétées en ce sens que la personne qui, estimant qu’une atteinte a été portée à ses droits par la diffusion de propos dénigrants sur internet, agit tout à la fois aux fins de rectification des données et de suppression des contenus, ainsi qu’en réparation des préjudices moral et économique en résultant, peut réclamer, devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est ou a été accessible, l’indemnisation du dommage causé sur le territoire de cet État membre, conformément à l’arrêt eDate Advertising (pts 51 et 52) ou si, en application de l’arrêt Svensk Handel (pt 48), elle doit porter cette demande indemnitaire devant la juridiction compétente pour ordonner la rectification des données et la suppression des commentaires dénigrants ? »

Ce renvoi préjudiciel est bienvenu dans ce domaine où on a relevé, avec une grande justesse, que le droit est mal fixé et que la Cour de justice de l’Union européenne procède par des apports ponctuels au regard des litiges qui lui sont soumis (H. Gaudemet-Tallon et M.-E. Ancel, Compétence et exécution des jugements en Europe, 6e éd., LGDJ, 2018, n° 233, p. 355), ce qui est un important facteur d’incertitudes. Il est à espérer que la Cour de justice clarifiera sa position avec pragmatisme, sans recourir à nouveau aux notions floues – « nature ubiquitaire des données et des contenus » et « demande […] une et indivisible » – utilisées dans son arrêt du 17 octobre 2017. Une commentatrice de l’arrêt du 17 octobre 2017 a d’ailleurs anticipé l’abandon de l’approche consacrée par l’arrêt du 25 octobre 2011, au moins pour les délits commis sur internet (L. Idot, note préc., in fine).

Arbitrage: la règle de la renonciation aux irrégularités doit parfois s’appliquer avec mesure

Selon une jurisprudence constante et désormais bien affirmée, la règle de la renonciation prévue par l’article 1466 du code de procédure civile fait l’objet d’une appréciation restrictive par la cour d’appel, intervenant en qualité de juge du contrôle de la sentence (Paris, 2 avr. 2019, n° 16/24358, Dalloz actualité, 17 avr. 2019, obs. J. Jourdan-Marques ; Rev. arb. 2019. 304). Une telle appréciation se conçoit au regard de la ratio legis du texte qui vise bien à assurer l’efficacité de la procédure arbitrale en limitant la possibilité de contester tardivement la sentence. Pour autant, l’application de cette règle ne saurait être démesurée. C’est ce que semble avoir considéré la Cour de cassation dans le présent arrêt commenté (Civ. 1re, 4 mars 2020, n° 18-22.019, Dalloz actualité, 4 mai 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; Procédures juin 2020, comm. 108, obs. L. Weiller). Elle y censure, au visa de l’article 1466, l’arrêt d’appel ayant déclaré irrecevable le moyen tiré de la constitution irrégulière et de l’incompétence du tribunal fondé, selon les juges du fond, sur une interprétation de la clause compromissoire contradictoire avec celle qui avait été soumise devant les arbitres (Paris, 27 mars 2018, n° 16/03596, Gaz. Pal. 2019, n° 11, p. 39, obs. D. Bensaude). Si la solution de la Cour de cassation est opportune, sa portée ne doit pas être recherchée au-delà de ce qui y est dit, et qui tient à la spécificité de la pathologie de la clause comme aux circonstances dans lesquelles avait été mis en œuvre l’arbitrage.

À l’origine du litige se trouvait un contrat portant sur la mise à disposition de la bande S, une bande de fréquence du spectre hertzien utilisée notamment pour les radars météorologiques, les satellites de télécommunication ou encore les réseaux sans fil. Il avait été conclu en janvier 2005 entre deux sociétés de droit indien, la société nationale Antrix B Ltd (Antrix), chargée de commercialiser les produits et services de l’Agence spatiale indienne et la société commerciale Devas Multimedia Private Ltd (Devas). Le 25 janvier 2011, Antrix s’est prévalue d’une décision du gouvernement indien de réserver l’usage de la bande S à des activités stratégiques pour notifier à Devas que le contrat prenait fin sans responsabilité de sa part.

Ces événements donneront lieu à pas moins de trois procédures arbitrales internationales dont seul nous intéressera l’arbitrage commercial (sur les autres, v. not. I. Fadlallah, C. Leben et al., Investissements internationaux et arbitrage, Cah. arb. 2019, n° 4, p. 703). Celui-ci fut mis en œuvre par Devas sur le fondement de la clause compromissoire insérée au contrat dont la formulation était au moins incomplète, sinon ambiguë, puisqu’elle stipulait que la procédure d’arbitrage serait conduite conformément aux règles et procédures de la Chambre de commerce internationale (CCI) ou de la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI). Elle fixait, en outre, le siège à New Delhi et les modalités de constitution du tribunal, mais ne comprenait aucune précision quant aux modalités de choix entre les deux règlements auxquels il était fait référence. C’est au sujet de cette option ouverte par la clause que s’est élevé le débat.

En effet, Devas avait saisi la CCI, optant ainsi pour un arbitrage administré sous son égide. Antrix a, quant à elle, cherché à s’y opposer à tous les niveaux de la procédure. D’abord auprès de l’institution, soutenant que celle-ci n’avait pas le pouvoir d’organiser l’arbitrage, faute d’accord des parties sur le choix de son règlement. Ensuite, devant le tribunal arbitral dont elle soulevait l’incompétence tirée de ce que la clause compromissoire était inapplicable eu égard à son caractère pathologique. Les arbitres écarteront toutefois cette exception d’incompétence par une sentence rendue à New Delhi en septembre 2015. Enfin, pour s’opposer à l’exequatur de la sentence en France, Antrix a fait valoir que la clause compromissoire organisait un arbitrage ad hoc sans que les organes de la CCI aient été investis d’un pouvoir d’administration de l’arbitrage, ce dont elle déduisait que le tribunal arbitral était irrégulièrement désigné (1520, 2°) et incompétent (1520, 1°). Il aurait dû, selon elle, être désigné par le juge d’appui, d’ailleurs saisi sans succès, en vertu de la loi indienne de 1996 sur l’arbitrage interne.

Cette argumentation n’a cependant pas convaincu la cour d’appel de Paris qui, saisie du recours contre l’ordonnance ayant accordé l’exequatur, considère que le moyen allégué procède d’une « interprétation 
contradictoire avec celle qui avait été soumise aux arbitres ; que ceux-ci, en effet, ont été invités à se prononcer sur le caractère pathologique de la clause et non sur le fait que le règlement d’arbitrage de la CCI serait divisible et qu’un contrat pour l’administration de l’arbitrage n’aurait pas été conclu ». Pour la cour d’appel, Antrix avait alors « renoncé à se prévaloir des irrégularités qu’elle n’avait pas invoquées devant le tribunal arbitral ». Elle déclare, en conséquence, le moyen irrecevable.

Frappée d’un pourvoi en cassation, cette décision est sèchement censurée par la cour régulatrice dans l’arrêt commenté. Elle retient, au visa des articles 1466 et 1506, 3°, du code de procédure civile, que « l’invocation par la société Antrix, devant le tribunal arbitral, du caractère pathologique de la clause prévoyant une procédure d’arbitrage conduite conformément aux règles et procédures de la CCI ou de la CNUDCI emportait nécessairement contestation de la régularité de la composition du tribunal arbitral, constitué sous l’égide de la CCI ». Il en résulte que l’argumentation soutenue devant le juge de l’exequatur n’était pas contraire à celle développée devant le tribunal arbitral.

À première vue, la solution que retient cet arrêt est déroutante. La société Antrix était-elle réputée avoir renoncé à se prévaloir, devant le juge de l’exequatur, de l’irrégularité de la constitution du tribunal arbitral constitué sous l’égide de la CCI dès lors qu’elle s’était bornée à invoquer, devant ce dernier, le caractère pathologique de la clause pour nier a priori exclusivement sa compétence ? Ainsi posée, la question semble spontanément appeler une réponse affirmative tant il est difficile d’imaginer qu’un moyen relevant d’un cas d’ouverture – 1520, 1°– puisse permettre de contourner la règle de la renonciation pour un autre cas d’ouverture – 1520, 2° (J. Jourdan-Marques, obs. ss Civ. 1re, 4 mars 2020, préc.). Pourtant, la Cour de cassation aboutit justement à la réponse contraire à l’issue d’une lecture scrupuleuse de chacun des termes de la question qui, à bien y regarder, étaient d’un maniement plus complexe qu’il n’y paraissait de prime abord. Pour mieux comprendre la solution, reprenons les deux temps de la réponse que la Cour de cassation oppose à l’arrêt attaqué : d’abord, sur l’irrégularité invoquée (I) ; ensuite, sur l’absence de contradiction dans l’argumentation du demandeur valant renonciation à se prévaloir de cette irrégularité devant le juge de l’exequatur (II).

I. L’irrégularité invoquée

Pour retenir qu’Antrix avait nécessairement contesté la régularité de la composition du tribunal, constitué sous l’égide de la CCI, et ainsi identifier le problème (B), la Cour de cassation rappelle les données de celui-ci, à savoir le caractère pathologique de la clause litigieuse (A).

A. Les données du problème : le caractère pathologique de la clause

Clause pathologique

L’arrêt rapporté commence par énoncer qu’Antrix avait bien invoqué devant le tribunal arbitral l’existence d’une clause d’arbitrage pathologique. L’expression, bien connue, permet de dénommer la clause dont la rédaction défectueuse est susceptible d’entraver le bon déroulement de l’arbitrage. Précisément, peut être considérée comme pathologique « toute clause d’arbitrage qui, de par son libellé, ne peut remplir ses fonctions essentielles », telles que « produire des effets obligatoires pour les parties ; écarter l’intervention des tribunaux étatiques dans le règlement d’un différend, tout au moins avant le prononcé d’une sentence ; donner pouvoir à des arbitres de régler les litiges susceptibles d’opposer les parties et permettre la mise en place d’une procédure conduisant dans les meilleures conditions d’efficacité au prononcé d’une sentence susceptible d’exécution forcée » (F. Eisemann, La clause d’arbitrage pathologique, Revista Brasileira de Arbitragem, Kluwer Law Int’l, 2017, vol. XIV, Issue 53, p. 162). En l’espèce, rappelons que la clause prévoyait que le litige serait soumis à un tribunal arbitral composé de trois arbitres et précisait que la procédure d’arbitrage serait « conduite conformément aux règles et procédures de la CCI ou de la CNUDCI ».

D’emblée, il apparaît que la difficulté portée à la connaissance du tribunal n’était pas relative au principe du recours à l’arbitrage, la volonté des parties à cet égard étant manifestement acquise. Elle tenait, en réalité, à l’ambiguïté de la double référence aux règlements de la CCI et de la CNUDCI. C’est alors dans l’identification de la nature de l’arbitrage que pouvait être décelée la pathologie : arbitrage institutionnel sous l’égide de la CCI ou arbitrage ad hoc suivant le règlement de la CNUDCI, destiné justement à ce type d’arbitrage. En revanche, il était difficilement probable que les parties aient entendu prévoir un arbitrage ad hoc par référence au règlement de la CCI, sans que celle-ci intervienne en qualité d’administrateur de l’arbitrage. La lettre de la clause ne permet pas de l’exclure avec une certitude absolue, mais si le règlement de la CCI n’est parfois qu’une source d’inspiration, c’est davantage au profit des arbitres (notamment pour régler la question du mode d’évaluation et de fixation des honoraires).

Cela étant dit, il faut reconnaître que le mal qui frappait la clause d’arbitrage était de prime abord relativement bénin. Une conception stricte des maladresses de rédaction affectant les clauses pourrait même dénier à la clause litigieuse tout caractère pathologique puisque son défaut n’était relatif qu’« au choix de la politique contractuelle la mieux adaptée pour trancher le litige », c’est-à-dire, en l’espèce, le choix entre arbitrage ad hoc ou institutionnel (H. Scalbert et L. Marville, Les clauses compromissoires pathologiques, Rev. arb. 1988. 117). Quoi qu’il en soit, la pathologie était curable.

Pathologie curable

Contrairement à ce qu’avait soutenu Antrix devant le tribunal arbitral – on y reviendra –, le caractère pathologique de la clause ne suffisait pas à la rendre inapplicable. La jurisprudence de la Cour de cassation est d’ailleurs claire sur ce point : de telles clauses ne sont pas manifestement inapplicables dès lors que n’est pas constatée « une absence de volonté des parties de recourir à l’arbitrage » (v. not. Civ. 1re, 20 févr. 2007, n° 06-14.107, Bull. civ. I, n° 62 ; D. 2007. 734, obs. X. Delpech image ; RTD civ. 2008. 151, obs. P. Théry image ; Rev. arb. 2007. 777, note F.-X. Train ; JCP 2007. I. 168, obs. J. Béguin). Dans la présente affaire, la volonté des parties de recourir à l’arbitrage étant, de toute évidence, bien établie dans son principe, seule la mise œuvre de la clause litigieuse supposait que soit résolue une question préliminaire relative à la nature même de l’arbitrage. Cette clause ne suscitait alors qu’une difficulté d’interprétation de laquelle dépendait néanmoins la régularité de la constitution du tribunal arbitral.

B. Identification du problème : la contestation de la régularité de la composition du tribunal arbitral constitué sous l’égide de la CCI

Conséquences de l’invocation du caractère pathologique de la clause devant le tribunal arbitral

Le premier intérêt de l’arrêt rapporté réside dans la formulation des conséquences naturelles de l’invocation, par Antrix, du caractère pathologique de la clause devant les arbitres. Pour la Cour de cassation, cette invocation « emportait nécessairement contestation de la régularité de la composition du tribunal arbitral, constitué sous l’égide de la CCI, dès lors que l’option alternative du choix des règles de la CNUDCI offerte par la clause impliquait un arbitrage ad hoc, exclusif d’un arbitrage institutionnel ».

En dépit d’un ton quelque peu péremptoire, il convient immédiatement de se montrer prudent quant à la portée de cette affirmation. On ne saurait, en effet, considérer que l’invocation, par une partie, de toute clause pathologique suscitant une difficulté d’interprétation quant à la nature de l’arbitrage revienne à contester la régularité de la constitution du tribunal. Il est, par exemple, tout à fait envisageable que le choix entre arbitrage ad hoc ou institutionnel, tout comme celui entre deux centres d’arbitrage, n’entraîne aucune répercussion sur la constitution du tribunal si les parties s’accordent sur les arbitres (en ce sens, T. Clay, obs. ss Paris, 28 oct. 1999, Rev. arb. 2002. 176). En l’espèce, ce n’était pas le cas. La solution semble alors trouver sa justification à la fois dans les circonstances de l’espèce et dans la pathologie de la clause.

Au premier abord, le raisonnement de la Cour de cassation n’était pourtant pas si évident. On parvient en vérité à en saisir la logique si, comme la Cour régulatrice, l’on fait abstraction des conséquences que tirait Antrix du caractère pathologique de la clause – son inapplicabilité – et que l’on se cantonne à certaines réalités brutes, concrètes. Ce raisonnement peut être exposé en trois temps.

• Premier temps (prémisses). La clause ne remettait pas en cause le consentement des parties à l’arbitrage, mais soulevait un doute ; elle prévoyait un « arbitrage CCI » ou (exclusif) un « arbitrage CNUDCI ». Ce doute était alors réduit à une alternative binaire : deux règlements possibles, l’un institutionnel, l’autre ad hoc. Le tribunal pouvait donc être constitué en application de l’un d’eux.

• Deuxième temps (constat). En l’espèce, le tribunal arbitral a été constitué suivant le règlement de la CCI.

• Troisième temps (conclusion). Selon la Cour de cassation, lorsque l’une des parties invoque le caractère pathologique de la clause devant ce tribunal précis, cela ne peut se comprendre que comme l’invocation de la seule autre option ouverte par la clause, à savoir la soumission de l’arbitrage au règlement de la CNUDCI, soit la mise en place d’un arbitrage ad hoc. En témoignent les motifs de l’arrêt rapporté qui indiquent que « l’option alternative du choix des règles de la CNUDCI offerte par la clause impliquait un arbitrage ad hoc, exclusif d’un arbitrage institutionnel ». Dès lors que le principe de l’arbitrage n’est pas remis en cause, quel est sinon l’intérêt d’invoquer la pathologie de la clause devant le tribunal constitué par référence à l’un des deux règlements possibles, si ce n’est pour soutenir qu’il n’aurait pas dû être mis en place de cette façon, mais suivant l’autre option ?

Pour se convaincre du raisonnement de la cour régulatrice, transposons-le à une clause, tout à fait imaginaire, prévoyant cette fois une alternative ternaire : l’arbitrage sera conduit suivant le règlement de la CCI ou du CMAP ou de la CNUDCI. Dans cette hypothèse, le deuxième temps ne change pas : le tribunal arbitral a été constitué en application du règlement de la CCI. En revanche, la conclusion est nécessairement différente : l’invocation devant ce tribunal du caractère pathologique de la clause ne revient pas à soutenir que l’arbitrage est exclusivement ad hoc dès lors que l’on peut toujours hésiter entre les deux choix restants : un « arbitrage institutionnel, CMAP » ou un « arbitrage ad hoc, CNUDCI ».

Ainsi, la solution paraît bien dépendre des données de la clause litigieuse. Pour la Cour de cassation, l’invocation de la clause pathologique devant les arbitres emportait, implicitement, mais nécessairement, dans son sillage contestation de la composition de ce tribunal constitué sous l’égide de la CCI. Partant, Antrix ne pouvait être réputée avoir renoncé à s’en prévaloir devant le juge chargé du contrôle de la sentence.

II. L’absence de contradiction valant renonciation à se prévaloir de l’irrégularité 

Pour mettre en échec le jeu de l’article 1466 du code de procédure civile (B), les hauts magistrats retiennent que l’argumentation soutenue devant le juge de l’exequatur n’était pas contraire à celle qui avait été développée devant le tribunal arbitral (A).

A. L’absence d’argumentation contraire

Dénominateur commun des argumentations : le caractère ad hoc de l’arbitrage

À s’en tenir au raisonnement de la Cour de cassation qui vient d’être examiné, il tombe sous le sens que l’argumentation développée par Antrix devant le tribunal arbitral ne pouvait pas être fondamentalement contraire à celle qu’elle avait présentée devant le juge du contrôle de la sentence. En effet, là où le caractère ad hoc de l’arbitrage était implicitement allégué devant le premier, il était explicitement soutenu devant le second que « la clause d’arbitrage viserait un arbitrage ad hoc sans intervention de la CCI dans la désignation du tribunal arbitral ». Présentées différemment, les deux argumentations tendent bien à la même fin : établir le caractère ad hoc de l’arbitrage et ses conséquences sur la régularité de la composition du tribunal arbitral constitué par la CCI.

Précisément, il ressort de l’arrêt d’appel qu’Antrix prétendait devant le juge de l’exequatur « que les organes de la CCI – avec laquelle un contrat d’organisation de l’arbitrage n’aurait pas été conclu –, [n’avaient pas] été investis d’un pouvoir d’administration de l’arbitrage ». L’argument, soit dit en passant, n’était pas aberrant. Le secrétariat de la Cour de la CCI avait indiqué aux parties que la clause compromissoire apportait à son règlement une dérogation substantielle quant aux frais de l’arbitrage, à laquelle Antrix avait expressément refusé de renoncer dans sa réponse à la requête d’arbitrage (v. Paris, 27 mars 2018, n° 16/03596, préc.) En présence de dérogations substantielles, le secrétariat de la Cour d’arbitrage de la CCI a d’ailleurs déjà décidé de mettre fin à la procédure (v. par ex. TGI Paris, réf., 22 janv. 2010, n° 10/50604, D. 2010. 2933, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2010. 576, note J.-B. Racine), cette décision s’analysant en un refus de la contre-offre formulée par les parties (v. C. Jarrosson, Le statut juridique de l’arbitrage administré, Rev. arb. 2016. 445, spéc. nos 14 s.).

En tout état de cause, pour la Cour de cassation, le dénominateur commun des deux argumentations d’Antrix résidait bien dans l’invocation du caractère ad hoc de l’arbitrage, lequel excluait nécessairement la possibilité pour la CCI d’organiser l’arbitrage et, donc, de confirmer ou de désigner les arbitres (sauf à intervenir seulement en qualité d’autorité de nomination, ce qui n’était vraisemblablement pas le cas en l’espèce).

Si cette analyse doit être approuvée, il faut admettre qu’elle n’allait pas nécessairement de soi à la lecture, cette fois, de l’intégralité des termes de l’argumentation développée devant le tribunal arbitral.

Maladresses de l’argumentation développée devant le tribunal arbitral

En effet, Antrix avait soutenu en substance « que la clause compromissoire, en ce qu’elle faisait référence à deux règlements d’arbitrage sans fixer les modalités de choix entre eux, était pathologique, qu’elle était donc inapplicable sans accord préalable des parties, ce qui privait le tribunal de pouvoir juridictionnel ». L’articulation des conséquences qu’Antrix tirait du caractère pathologique de la clause était à l’évidence maladroite. À cet égard, deux remarques peuvent être formulées.

La première tient à l’utilisation de la notion d’inapplicabilité. Celle-ci laisserait entendre que, pour Antrix, la pathologie rendait impossible l’application de la convention d’arbitrage au litige de sorte que les arbitres étaient privés de pouvoir juridictionnel. Cependant, si l’inapplicabilité peut bien recouvrir les éventuelles carences rédactionnelles de la convention d’arbitrage, il ne s’agit que des cas de clauses pathologiques incurables. On a vu qu’en l’espèce ne se posait qu’une difficulté de mise en œuvre de l’arbitrage et ce n’est pas à la lumière d’une telle difficulté que s’apprécie l’inapplicabilité de la clause (F.-X. Train, note sous Civ. 1re, 20 févr. 2007, préc.).

La deuxième remarque, qui découle de la première, tient au moyen par lequel Antrix arguait du défaut de pouvoir juridictionnel des arbitres : une exception d’incompétence. En raison du recours à la notion d’inapplicabilité, tout porte à croire, a priori, que le moyen d’Antrix ne tendait pas à contester la régularité de la constitution du tribunal, mais seulement à décliner sa compétence. La clause n’étant pas inapplicable, parce que curable, les arbitres se sont logiquement déclarés compétents.

Au demeurant, la problématique que cette argumentation cherchait maladroitement à exprimer soulève, à y regarder de plus près, des questions passablement complexes.

C’est d’abord celle de la compétence arbitrale. On est enclin à se demander si Antrix soutenait véritablement qu’aucun tribunal arbitral n’avait reçu pouvoir de trancher le litige. Le doute est effectivement permis dès lors qu’elle ne contestait pas la compétence des arbitres pour réclamer que le litige soit soumis à une quelconque juridiction étatique. En réalité, il semble qu’en invitant le tribunal arbitral à se prononcer sur une clause dont la pathologie ne remettait pas en cause le principe de l’arbitrage, la société Antrix discutait davantage, non la compétence in abstracto du tribunal arbitral, mais sa compétence in concreto.

Compétence in abstracto et compétence in concreto du tribunal arbitral

Suivant une proposition doctrinale à laquelle nous souscrivons, la compétence arbitrale revêt un caractère ambivalent (v. E. Silva Romero, note sous sentence CCI n° 10671, Clunet 2005. 1275). On peut effectivement parler, d’une part, de contestation de la compétence in abstracto du tribunal lorsque l’existence, la validité ou la portée de la convention d’arbitrage est critiquée. Il en va ainsi lorsqu’une partie prétend que le litige est inarbitrable et soutient, par conséquent, que tout tribunal, ad hoc ou agissant sous l’égide de n’importe quelle institution serait incompétent ; seule une juridiction nationale ne pourrait l’être.

On peut parler, d’autre part, de contestation de la compétence in concreto d’un tribunal arbitral lorsqu’une partie allègue, cette fois, « que le tribunal arbitral désigné par une institution d’arbitrage et agissant sous son égide n’était pas compétent pour trancher le litige, mais qu’un autre tribunal arbitral désigné autrement ou agissant sous les auspices d’une autre institution arbitrale serait tout à fait compétent pour en prendre la responsabilité » (E. Silva Romero, note préc.). Dans cette hypothèse, « une objection in concreto à la compétence d’un tribunal arbitral poserait une question de régularité quant à la composition du tribunal arbitral et non pas, stricto sensu, une question relative à sa compétence » (E. Silva Romero, note préc. ; J.-B. Racine, La sentence d’incompétence, Rev. arb. 2010. 729, spéc. n° 36).

En l’espèce, on est tentés de considérer que telle était bien l’objection formulée par Antrix. Sans remettre en cause la vocation du litige à être arbitré, elle contestait, en définitive, la compétence du seul tribunal désigné par la CCI. D’ailleurs, l’arrêt d’appel révèle que, tant dans sa réponse à la requête d’arbitrage que dans l’acte de mission, Antrix formulait bien une problématique qui contenait en germes des objections à la compétence in concreto des arbitres puisqu’elle critiquait la mise en œuvre du processus de constitution du tribunal sous l’égide de la CCI.

On est alors naturellement conduit à s’interroger sur les raisons de l’évolution de son argumentation aux différents stades de la procédure. Des éléments de réponse ressortent de la quatrième branche du moyen unique qui soutenait la cassation pour violation de l’article 1466 du code de procédure civile : « le fait pour une partie de soulever au cours de la procédure d’arbitrage une première argumentation tenant à la mise en œuvre irrégulière du processus de constitution du tribunal arbitral, puis, une fois cette argumentation écartée par l’organe ayant pris en charge ce processus, une seconde argumentation tenant à l’incompétence du tribunal arbitral désigné en raison du caractère pathologique de la clause compromissoire, ne saurait constituer une contradiction valant renonciation à se prévaloir de l’irrégularité de la composition du tribunal, les deux argumentations ayant été présentées de façon successive et complémentaire à deux étapes différentes de la procédure d’arbitrage » (nous soulignons).

En réalité, la Cour d’arbitrage de la CCI n’avait pas à proprement parler écarté la première argumentation d’Antrix mais s’était bornée à appliquer son règlement d’arbitrage qui, au vrai, ne répondait pas à la problématique soulevée. En effet, si l’article 6.2 autorise la Cour d’arbitrage à se prononcer prima facie sur l’existence d’une convention d’arbitrage visant le règlement pour décider que l’arbitrage aura lieu, c’est seulement si le défendeur ne répond pas ou si « l’une parties soulève un ou plusieurs moyens relatifs à l’existence, à la validité ou à la portée de la convention d’arbitrage » ; autrement dit, des moyens relatifs à la compétence in abstracto du tribunal arbitral (en ce sens, v. E. Silva Romero, note préc.). Ensuite, comme la Cour d’arbitrage de la CCI ne peut préjuger de la recevabilité ou du bien-fondé de ces moyens, elle a renvoyé au tribunal, toujours en application de l’article 6.2, le soin « de prendre toute décision sur sa propre compétence », c’est-à-dire encore vraisemblablement sa compétence in abstracto. Ainsi, sans remettre en cause le principe du pouvoir de la Cour d’arbitrage d’apprécier prima facie l’existence de la clause (sur lequel, v. M. Philippe, « Les pouvoirs de l’arbitre et de la Cour d’arbitrage de la CCI relatifs à leur compétence », Rev. arb. 2006. 591), c’est le fondement textuel par lequel elle avait pu le faire qui posait question dès lors que celui-ci est relatif à la compétence in abstracto de l’arbitre, ce que ne discutait pas Antrix. Il y a là, peut-être, des raisons susceptibles d’expliquer que son argumentation devant le tribunal ait pris une orientation différente.

Sur cette première question de la compétence arbitrale se greffait, ensuite, celle de savoir si le tribunal pouvait être compétent pour apprécier les conséquences du caractère pathologique de la clause sur la régularité de sa composition. En d’autres termes, était-il compétent pour statuer sur sa compétence in concreto ?

Compétence du tribunal arbitral pour statuer sur la régularité de sa constitution

C’était alors poser la délicate question de savoir si le principe compétence-compétence permettait aux arbitres de se prononcer sur la régularité de leur investiture. Les dispositions relatives à ce principe prévues par le règlement de la CCI ou par l’Arbitration and Conciliation Acte indien de 1996 (art. 16), dont Antrix invoquait l’application, ne permettaient pas d’y répondre avec certitude. Dans les deux textes, seule est visée la compétence de l’arbitre pour statuer sur sa propre compétence. En droit français, en revanche, c’est précisément en application de ce principe qu’un arbitre a pu interpréter une clause défectueuse qui, comme en l’espèce, suscitait une difficulté dont dépendait la régularité de sa désignation (P. Fouchard, note sous Paris, 7 févr. 2002, Rev. arb. 2002. 417). Il est en effet acquis de longue date que, « dès l’instant où le tribunal arbitral a été désigné et saisi, c’est à lui et à lui seul de dire, lorsqu’il y a sur ce point une contestation, s’il l’a été régulièrement » (P. Fouchard, préc. ; v. aussi TGI Paris, réf., 30 mai 1986, Rev. arb. 1987. 371 ; Paris, 4 mai 1988, Rev. arb. 1988. 657). Cela tient au fait que le champ du principe compétence-compétence, exprimé à l’article 1465 du code de procédure civile, est particulièrement large en ce qu’il prévoit explicitement que « le tribunal est seul compétent pour statuer sur toutes les contestations relatives à son pouvoir juridictionnel ».

En l’espèce, ni la Cour de cassation ni la cour d’appel ne semblent remettre en cause que le tribunal était bien compétent pour apprécier les conséquences du caractère pathologique de la clause sur la régularité de sa constitution et donc, finalement, sur l’existence de son pouvoir juridictionnel. C’est heureux, car qui d’autre pourrait l’être ? À l’évidence, il ne pouvait s’agir ici du juge d’appui, le tribunal ayant d’ores et déjà été saisi. Le juge étatique de droit commun internationalement compétent ? Seule une analyse de la régularité de l’investiture en termes de validité du contrat d’arbitre pourrait l’y autoriser (v. T. Clay, Code de l’arbitrage commenté, ss. art. 1465, LexisNexis, 2015), ce qui ne paraît pas opportun. À cet égard, les circonstances de l’espèce fournissaient l’occasion d’effectuer un parallèle intéressant avec la célèbre affaire Neftegaz (Civ. 1re, 28 mars 2013, n° 11-11.320, Bull. civ. I, n° 58 ; Dalloz actualité, 9 avr. 2013, obs. X. Delpech ; D. 2013. 929 image ; ibid. 2293, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2936, obs. T. Clay image ; Rev. arb., 2013.1007, note M. Audit ; JCP E, n° 24, 13 juin 2013, 1345, note M. de Fontmichel ; Gaz. Pal., 24-25 mai 2013, p. 1783-1784, note M. Foulon et Y. Strickler ; Cah. arb. oct. 2013, n° 4, p. 1049, note A. Mourre et P. Pinsole ; RDC 2013, n° 4, p. 1464, note, Y.-M. Serinet et X. Boucobza ; JCP E n° 47, 2013, p. 1648, obs. J. Orthscheidt ; Procédures juin 2013, p. 17, obs. L. Weiller), par laquelle la Cour de cassation s’était prononcée en faveur de la compétence du juge étatique de droit commun pour statuer sur la mise en péril de la désignation de l’arbitre du fait de l’absence de pouvoir du mandataire qui l’avait nommé ; « à charge pour le tribunal arbitral d’en tirer toutes conséquences juridiques sur la régularité de sa composition ».

Finalement, l’analyse des questions sous-jacentes à la problématique que soulevait Antrix aide à y voir un peu plus clair sur son comportement procédural tout au long de la procédure. C’est d’ailleurs à celui-ci que la Cour de cassation s’est, semble-t-il, montrée sensible pour décider que l’article 1466 du code de procédure civile ne pouvait trouver à s’appliquer.

B. La violation de l’article 1466 du code de procédure civile

Outre le raisonnement conduit par la cour régulatrice, l’autre intérêt de l’arrêt réside dans les enseignements qu’il faut tirer du cas d’ouverture sur lequel il est fondé, c’est-à-dire la violation de l’article 1466 du code de procédure civile (« la partie qui, en connaissance de cause et sans motif légitime, s’abstient d’invoquer en temps utile une irrégularité devant le tribunal arbitral est réputée avoir renoncé à s’en prévaloir »), applicable à l’arbitrage international par le renvoi de l’article 1506, 3°, du même code. Rappelons qu’en vertu de ce texte, les parties ne peuvent soulever, devant la cour d’appel chargée du contrôle de la sentence (recours contre l’ordonnance ayant accordé l’exequatur ou recours en annulation), aucun moyen qu’elles se sont abstenues d’invoquer devant le tribunal arbitral, sous la réserve des dispositions d’ordre public auxquelles elles ne peuvent renoncer (C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, LGDJ, 2e éd., 2019, spéc. n° 951).

Appréciation téléologique des moyens

La lettre de l’article 1466 implique alors une appréciation des moyens développés tant devant le tribunal arbitral que devant le juge de l’exequatur. En l’espèce, celle qu’a adoptée la Cour de cassation apparaît manifestement téléologique : elle retient en effet que, devant le premier comme devant le second, l’argumentation d’Antrix avait pour finalité de contester la mise œuvre d’un arbitrage institutionnel CCI et, partant, la régularité de la composition et la compétence (in concreto) du tribunal arbitral constitué sous l’égide de cette institution. Sans doute une telle appréciation se justifie-t-elle au regard de la sévérité de la sanction instaurée par ce texte et qu’il est convenu de faire entrer dans la catégorie des fins de non-recevoir (v. C. Seraglini et J. Ortscheidt, préc., n° 245 ; L. Cadiet, La renonciation à se prévaloir des irrégularités de la procédure arbitrale, Rev. arb. 1996. 3, spéc. n° 34). Il reste que la position prise par la Cour de cassation interroge au regard de la jurisprudence de la cour d’appel de Paris en matière de renonciation.

Domaine et portée de la renonciation

On se souvient que, par un obiter dictum remarqué, la cour d’appel (Paris, 2 avr. 2019, préc.) a non seulement précisé le domaine de l’article 1466 : « cette disposition ne vise pas les seules irrégularités procédurales, mais tous les griefs qui constituent des cas d’ouverture du recours en annulation des sentences, à l’exception des moyens fondés sur l’article 1520, 5°, du code de procédure civile », mais aussi sa portée : « la renonciation présumée par l’article 1466 précité du code de procédure civile vise des griefs concrètement articulés et non des catégories de moyens. En effet, le but poursuivi par cette disposition – qui est d’éviter qu’une partie se réserve des armes pour le cas où la sentence lui serait défavorable –, ne serait pas atteint si, sous couvert d’un cas d’ouverture unique, le recourant était recevable à développer devant la cour un argumentaire différent en droit et en fait de celui qu’il avait soumis aux arbitres ».

Indépendamment de sa relative technicité, cette solution est certainement conforme à la ratio legis du texte. La cour d’appel cherche en effet à éviter que, sous un cas d’ouverture (par ex. 1520, 1°), une partie puisse tirer du grief effectivement soulevé devant le tribunal (par ex. la nullité de la convention d’arbitrage) un autre grief non développé (par ex. l’inapplicabilité de la convention d’arbitrage), mais qui entrerait dans ce même cas d’ouverture. Autrement dit, l’objectif est d’empêcher que, suivant un raisonnement par catégorie de moyens, ou en quelque sorte de « proche en proche », le recourant puisse, non sans malice, retomber sur le cas d’ouverture soulevé. D’ailleurs, dans l’affaire qui nous occupe, la cour d’appel avait vraisemblablement fait application de cette jurisprudence pour retenir « que c’est au regard de l’argumentation développée devant les arbitres, et non des péripéties procédurales, antérieures ou parallèles à l’instance arbitrale, qu’il convient d’apprécier si une partie est présumée avoir renoncé à se prévaloir d’une irrégularité ».

Pour autant, si elle n’est pas discutable dans son principe, cette appréciation de l’article 1466 présente le risque d’être trop rigide dans certaines hypothèses, voire impraticable. Analysant l’obiter dictum de la cour d’appel, un auteur faisait très justement remarquer que « des discussions pourront émerger quant à l’identité d’un grief soulevé devant le tribunal puis le juge du recours. […] Il ne faut pas interdire à une partie d’affiner son argumentation entre les deux instances, sous peine de tomber dans un formalisme dénué de fondement et parfaitement inopportun » (J. Jourdan Marques, obs. ss. Paris, 2 avr. 2019, préc.). Les dangers de cette approche restrictive ont d’ailleurs déjà été observés s’agissant du contentieux de l’obligation de révélation de l’arbitre (v. not. J. Jourdan-Marques, Chronique d’arbitrage : la fin de la saga Tecnimont, Dalloz actualité, 29 juill. 2019 ; C. Debourg, Obligation de révélation de l’arbitre et obligation de s’informer à la charge des parties : un équilibre encore perfectible, Dalloz actualité, 1er févr. 2019).

Ainsi, en s’attachant à considérer la finalité de l’invocation, par Antrix, du caractère pathologique de la clause, la Cour de cassation réintroduit opportunément une certaine souplesse dans l’application de la règle de la renonciation. En effet, il ne faisait pas de doute que, devant le tribunal arbitral comme devant le juge de l’exequatur, Antrix s’était prévalue d’une catégorie de moyens, à savoir ceux « relevant de la légitimité de l’arbitre pour se prononcer sur le litige », qui relèvent soit du cas d’ouverture de l’article 1520, 1°, soit de celui de l’article 1520, 2° (J. Jourdan-Marques, Le contrôle étatique des sentences arbitrales, LGDJ, 2017, spéc. nos 400 s.). Toutefois, en l’espèce, une chose était de déceler l’unique cause des griefs invoqués – le caractère pathologique de la clause –, autre chose était de les identifier et de les formuler concrètement. Devant le tribunal, on a vu qu’Antrix avait maladroitement discuté sa compétence (1520, 1°) au travers du grief tiré de l’inapplicabilité de la clause alors même qu’elle ne revendiquait pas la compétence d’une juridiction étatique, mais celle d’un autre tribunal arbitral, en l’occurrence ad hoc. C’est aussi ce qu’elle discutait in fine au travers du grief tiré du non-respect de la volonté des parties quant aux modalités de constitution du tribunal pour soutenir, devant le juge de l’exequatur, l’irrégularité de la constitution de celui-ci (1520, 2°) et, en définitive, sa compétence par rapport à un autre tribunal.

Est-ce à dire que la portée de la solution de la Cour de cassation pourrait dépasser le cadre de l’espèce ? Ce n’est pas certain. La censure intervient, car l’arrêt attaqué poussait la précision du moyen à un degré d’exigence qui était ici démesuré. La règle de l’article 1466, dont la loyauté est le fondement, implique de retenir l’intention et le comportement du plaideur (v. not. Civ. 1re, 11 juill. 2006, n° 03-20.802, Bull. civ. I, n° 369 ; D. 2006. 2052, obs. X. Delpech image). En l’espèce, son application par l’arrêt attaqué sanctionnait sévèrement davantage une argumentation maladroite plutôt qu’un comportement procédural déloyal. Cette censure s’imposait, au moins en opportunité.

Violences policières racistes : le Conseil des droits de l’homme entre diplomatie et non-dit

Le Conseil des droits de l’homme est un organe intergouvernemental du système des Nations unies, créé en 2006 (AGNU, Rés. 60/251), siégeant à Genève et composé de 47 États membres dont la France, chargé de renforcer la promotion et la protection des droits de l’homme. Il a également pour mission de faire face à des situations de violations de ces droits et de formuler des recommandations à leur sujet.

L’organisation d’un débat urgent

Dans la lignée des déclarations du président de la Commission de l’Union africaine (29 mai 2020) et de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (8 juin 2020), condamnant la mort de George Floyd aux États-Unis, l’adoption de cette résolution fait suite à la tenue le mercredi 17 juin, à la demande du Groupe des pays africains membres du Conseil des droits de l’homme (CDH), d’un débat urgent sur les violations actuelles des droits de l’homme d’inspiration raciale, la brutalité policière et la violence contre les manifestations pacifiques.

Une telle procédure d’urgence permet en effet qu’une discussion soit initiée par un État ou par un groupe d’États au cours d’une session ordinaire du Conseil, sans qu’elle soit prévue sur le programme de travail de la session concernée. Il s’agit donc en pratique d’une modification du programme de travail. Son format est en revanche identique à celui d’un débat général, par inscription sur la liste des orateurs. En général, ces débats urgents concernent des questions éminemment sensibles telles que des situations de crise ou des situations urgentes nécessitant une réaction rapide du Conseil. Ainsi par exemple, lors de la 7e session du CDH, le programme de travail a été adapté et le point 7 de l’ordre du jour a été avancé afin de pouvoir traiter de manière prioritaire de la situation à Gaza. Depuis, la pratique tend plutôt au rajout de débats urgents, comme celui sur l’intervention militaire israélienne contre une flottille d’aide humanitaire pour Gaza durant la 14e session du CDH en juin 2010 ; le débat urgent sur l’escalade de la violence et la violation des droits de l’homme en Syrie lors de la 19e session du CDH en février 2012, ou encore le débat urgent qui s’est tenu lors de la 23e session du CDH, en mai 2013, et qui concernait également la situation en Syrie.

La condamnation des violences sur le fondement de diverses sources de droit international

Adoptée au consensus, sans recours au vote, la résolution adoptée par le Conseil condamne fermement les pratiques raciales discriminatoires et violentes perpétrées par les forces de l’ordre à l’encontre des Africains et des personnes d’ascendance africaine, qui ont notamment conduit à la mort de George Floyd le 25 mai 2020 dans le Minnesota et à la mort d’autres personnes d’ascendance africaine. Le Conseil condamne aussi le racisme structurel dans le système de justice pénale. Il déplore les incidents récents de recours excessif à la force et d’autres violations des droits de l’homme par les forces de l’ordre contre des manifestants pacifiques défendant les droits des Africains et des personnes d’ascendance africaine. De manière générale, le Conseil se dit alarmé par la résurgence de la violence, de la haine raciale, des discours de haine, des crimes de haine, du néonazisme, du néofascisme et des idéologies nationalistes violentes fondées sur des préjugés raciaux ou nationaux, y compris le retour en force des idéologies de supériorité raciale qui incitent à la haine et à la violence à l’égard des Africains et des personnes d’ascendance africaine.

Le CDH prend par ailleurs soin de lister les règles existant dans l’ordre juridique international qui prohibent de telles discriminations et violences :

la Charte des Nations unies et la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui consistent à promouvoir et à encourager le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et ayant à l’esprit la Déclaration et le Programme d’action de Vienne ; les résolutions antérieures adoptées par le Conseil sur le suivi systématique de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée et sur l’application effective de la Déclaration et du Programme d’action de Durban, ainsi que la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine, proclamée par l’Assemblée générale dans sa résolution 68/237 du 23 décembre 2013 ; la Déclaration et du Programme d’action de Durban pour faire progresser l’égalité raciale, assurer l’égalité des chances pour tous, garantir l’égalité devant la loi et promouvoir l’inclusion sociale, économique et politique sans distinction de race, d’âge, de sexe, de handicap, d’ascendance, d’origine nationale ou ethnique, de religion ou de situation économique ou autre.

Un consensus obtenu au prix de concessions : pas de commission d’enquête indépendante mais un rapport de la Haute Commissaire aux droits de l’homme

Dans sa résolution du 19 juin, le Conseil demande par ailleurs à la Haute-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme de dresser un rapport analysant les réponses des gouvernements aux manifestations pacifiques contre le racisme, y compris l’utilisation présumée d’une force excessive contre les manifestants, les spectateurs et les journalistes, et d’inclure des mises à jour sur les brutalités policières contre les Africains et les personnes d’ascendance africaine dans toutes ses mises à jour orales au Conseil. Rien de surprenant puisque le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme est la principale entité des Nations unies en matière de droits de l’homme dont la mission consiste notamment dans le soutien à la mise en œuvre des normes internationales relatives aux droits de l’homme sur le terrain.

Ce qui est en revanche plus notable c’est la différence entre le projet initial du 17 juin et la résolution finalement adoptée deux jours plus tard. Aujourd’hui, seul le projet initial de la résolution, dans sa version du 17 juin, est disponible (A/HRC/43/L.50). Les débats et les négociations ayant entouré l’adoption de la résolution sont néanmoins visibles en ligne (prise de parole des États et de la société civile) et montrent que les différences constatables entre les deux versions du texte résultent de concessions diplomatiques dans le but de faire émerger un consensus entre les membres.

Il est ainsi remarquable que le projet initial de résolution demandait la création d’une commission d’enquête internationale indépendante, « nommée par la présidente du Conseil des droits de l’homme, afin d’établir les faits et les circonstances relatifs au racisme systémique, aux violations présumées du droit international des droits de l’homme et aux actes de violence commis par les forces de l’ordre contre des Africains et des personnes d’ascendance africaine aux États-Unis d’Amérique et dans d’autres parties du monde récemment touchées, en particulier les actes qui ont entraîné la mort d’Africains et de personnes d’ascendance africaine, en vue de traduire leurs auteurs en justice » et chargée « d’étudier comment les autorités fédérales, étatiques et locales ont réagi face aux manifestations pacifiques et de se pencher notamment sur les allégations de recours excessif à la force contre des manifestants, des passants et des journalistes ». Elle demandait par ailleurs « au gouvernement des États-Unis d’Amérique et aux autres régions du monde récemment touchées, ainsi qu’à toutes les parties concernées, de coopérer pleinement avec la commission d’enquête et de faciliter son accès, sollicite, selon qu’il conviendra, la coopération d’autres organismes des Nations unies avec la commission d’enquête dans l’accomplissement de sa mission, et demande l’assistance de la Haute-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme à cet égard, y compris la fourniture de toute l’assistance administrative, technique et logistique nécessaire pour permettre à la commission d’enquête de s’acquitter de son mandat rapidement et efficacement ». La Commission devait en outre faire un rapport oral lors des 45 et 46e sessions et présenter son rapport final lors de la 47e session du Conseil. Le projet de résolution ajoutait en outre une demande à l’adresse de la Haute-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme de faire le point sur les brutalités policières commises contre des Africains et des personnes d’ascendance africaine aux États-Unis d’Amérique et dans d’autres parties du monde récemment touchées durant les comptes rendus oraux qu’elle lui présentera.

Seule cette dernière demande a donc reçu l’assentiment des États membres. Si l’adoption d’une telle résolution reste une avancée importante sur le terrain de la lutte contre les discriminations, l’on pourra néanmoins regretter que l’obtention du consensus se soit fait au prix d’une telle concession. Les commissions d’enquête et missions d’établissement des faits sont en effet mises en place de manière croissante pour répondre aux situations de graves violations du droit humanitaire international et du droit international relatif aux droits de l’homme ; qu’elles soient reconduites ou constituées en raison d’événements soudains. Ces organismes d’enquête internationaux ont été créés par le Conseil de sécurité, l’Assemblée générale, le Conseil des droits de l’homme et la Commission des droits de l’homme, le Secrétaire général et le Haut-Commissariat aux droits de l’homme. Au cours de ces vingt dernières années, de nombreuses commissions ont d’ailleurs été créées afin d’évaluer certaines des situations de violations des droits de l’homme et du droit humanitaire parmi les plus graves du monde : la Commission d’experts sur l’ex-Yougoslavie (1992-1994), constituée conformément à la résolution 780 (1992) du Conseil de sécurité de l’ONU du 6 octobre 1992 ; la Commission d’enquête internationale sur le Darfour (2004), constituée conformément à la résolution 1564 (2004) du Conseil de sécurité de l’ONU du 18 septembre 2004 ; le Groupe d’experts pour le Cambodge chargé d’examiner les demandes d’assistance en matière de réponse à apporter à de graves violations passées constituées par l’Assemblée générale (résolution 52/135 du 12 déc. 1997)…

Entre diplomatie et non-dit : l’absence de mention expresse des États-Unis

À cette différence s’ajoute en outre la disparition de la mention expresse des États-Unis d’Amérique. Si le lien avec les incidents qui ont entraîné la mort de George Floyd et d’autres Africains et personnes d’ascendance africaine n’est pas effacé du texte final, la référence expresse aux États-Unis d’Amérique, qui ont quitté le Conseil des droits de l’homme en juin 2018, a été retirée. Si cela s’explique par des considérations diplomatiques, une telle omission frise toutefois le non-dit et n’a d’ailleurs pas empêché de susciter l’ire de l’administration américaine, le chef de la diplomatie américaine Mike Pompeo ayant immédiatement souligné l’hypocrisie du Conseil.

Si l’observateur pourra, à l’instar de nombreuses organisations non gouvernementales, regretter les concessions, voire les faiblesses, de la résolution, celle-ci constitue néanmoins une étape fondamentale dans le traitement des violences policières racistes par une enceinte diplomatique multilatérale. Le rapport de la Haute-Commissaire aux droits de l’homme, dont la première présentation est prévue pour le début d’année prochaine, sera donc particulièrement attendu.

Les poursuites contre les associés d’une société civile en procédure collective

Cet arrêt, qui repose sur un cheminement procédural complexe, se situe au croisement du droit des sociétés, du droit des entreprises en difficulté et du droit des procédures civiles d’exécution. Les faits méritent d’être connus. Par contrat du 26 juillet 2004, la société civile immobilière (SCI) La Brosse a confié à la société Etip l’exécution de travaux de construction d’ouvrage pour le prix de 2 631 200 €. La SCI La Brosse n’ayant procédé à aucun paiement au titre de ce contrat, elle a été condamnée par jugement du 8 décembre 2005, confirmé par un arrêt du 26 juillet 2011, devenu irrévocable, à payer à la société Etip la somme de 800 000 € au titre des travaux exécutés. Une ordonnance du juge de la mise en état du 26 août 2015 a condamné la SCI La Brosse (devenue entre-temps la SARL KM) à payer à la société Etip une provision de 876 000 € au titre des travaux réalisés. Relevons que les créanciers sociaux dont la créance est née antérieurement à la transformation de la société en société à responsabilité limitée bénéficient de l’obligation illimitée aux dettes sociales de l’article 1857 du code civil des associés de société civile.

Le 18 novembre 2015, la SARL KM a été mise en redressement judiciaire. Un arrêt du 17 décembre 2015 a réduit à 800 000 € le montant de la provision allouée à la société Etip par l’ordonnance du 26 août 2015. Le 2...

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Titre exécutoire : qui peut le plus peut le moins !

Le jugement de première instance, ensuite purement et simplement confirmé par un arrêt d’appel, conserve-t-il sa qualité de titre exécutoire ? L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt commenté se présente, en effet, comme un cas d’école.

Une banque avait obtenu, en 2011, la condamnation de son débiteur par un jugement revêtu de l’exécution provisoire. Ce jugement avait été purement et simplement confirmé par un arrêt de cour d’appel en 2014.

C’est pourtant sur le fondement du jugement de première instance, et non de l’arrêt confirmatif, que la banque créancière avait fait pratiquer une saisie-attribution sur le compte bancaire de son débiteur.

Le débiteur a contesté cette saisie-attribution devant le juge de l’exécution qui a déclaré non avenu le jugement en vertu duquel la saisie avait été pratiquée au motif qu’il n’était pas justifié de sa...

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Un pas pour l’[I]open data[/I] des décisions de justice

Actuellement, seule une petite fraction des décisions de justice sont rendues publiques. Ce décret, mis en consultation fin 2019 (v. Dalloz actualité, 2 déc. 2019, art. M. Babonneau), était donc attendu.

Le décret prévoit que le Conseil d’État et la Cour de cassation seront responsables de la mise à disposition de « l’ensemble des décisions ». Pour la justice judiciaire, cela concernera les décisions « rendues publiquement et accessibles à toute personne sans autorisation préalable ». Les autres décisions pourront être mises à disposition si elles présentent un intérêt particulier.

L’identité des personnes physiques sera systématiquement occultée. Si des éléments portent atteinte à leur sécurité ou leur vie privée, ils pourront être occultés. Toute personne intéressée pourra demander une occultation supplémentaire ou, au contraire, une levée d’occultation dans une décision.

La décision d’anonymiser le nom des magistrats relèvera de leur chef de juridiction. Ce point est fortement débattu, une partie des magistrats craignant que la transparence aboutisse à leur mise en cause (v. Dalloz actualité, 10 janv. 2018, art. M. Babonneau et T. Coustet), en révélant des tendances propres à chaque juge.

La délivrance des copies des décisions

Ce décret ne se limite pas à l’open data puisqu’il évoque la délivrance de copies de décisions « précisément identifiées » à des tiers intéressés (v. Dalloz actualité, 19 juill. 2019, obs. B. Cassar). Cet accès aux décisions est de plus en plus délicat et dépend parfois de considérations locales.

Le décret organise une voie de recours en matière judiciaire, en cas de refus ou silence gardé pendant deux mois. Au civil, pour demander la levée d’occultation de certains éléments, il faudra une requête présentée par un avocat, devant le président de la juridiction.

En matière pénale, la délivrance d’une copie se fera sans autorisation préalable pour les seules décisions rendues définitives. La copie pourra être refusée en cas de condamnation prescrite, amnistiée ou de demande faite dans « l’intention de nuire ».

Les décisions pénales non définitives, ou celles rendues par les juridictions d’instruction, d’application des peines, de mineurs, ou les décisions après huis clos, ainsi que les copies des autres actes ou pièces, ne seront délivrées aux tiers qu’avec l’autorisation préalable du parquet, sous réserve d’un motif légitime. Les éléments et motifs « qui n’ont pas à être divulgués » pourront être occultés, et il la délivrance de copie susceptible de porter atteinte à l’efficacité de l’enquête, à la présomption d’innocence, à la sécurité ou au respect de la vie privée des personnes sera refusée.

Une étape dans l’open data

Ce décret n’est qu’une étape dans l’open data. Votée en 2016 dans la loi pour une République numérique sans que la Chancellerie y soit totalement associée, le cadre légal avait été modifié par la loi justice en mars 2019.

Le Conseil d’État et la Cour de cassation ont tenu à prendre en main le sujet. Les données ne seront transmises aux éditeurs qu’après occultation préalable, alors qu’une partie d’entre eux souhaitait obtenir les jugements bruts, s’occupant eux-mêmes de l’anonymisation. Le choix final permet aux cours suprêmes de conserver la main sur les données, en permettant un respect du RGPD.

Un arrêté devra encore fixer la mise en œuvre, qui sera progressive. Pour la justice judiciaire, une note conjointe de la Chancellerie et de la Cour de cassation, précise qu’il faudra « la levée des contraintes techniques » et le « déploiement des grands systèmes informatiques – Portalis en matière civile et « procédure pénale numérique » en matière pénale », avec des logiciels permettant une occultation simplifiée. La note précise que la mise à disposition commencera par les décisions de la Cour de cassation en septembre 2021 « et, dans un second temps, les décisions civiles, sociales et commerciales des cours d’appel, à l’échéance du premier semestre 2022 ». Pour le stock des décisions passées, l’horizon est encore plus éloigné.

Malgré les plans de rattrapage, la justice est confrontée à ses retards informatiques et à l’insuffisance de ses moyens. Ainsi, on notera que, si en matière administrative, « les décisions seront mises à la disposition du public dans un délai de deux mois à date de leur décision », en matière judiciaire, il faudra six mois à compter « de leur mise à disposition au greffe de la juridiction ». Avant de mettre à disposition un jugement, il faut qu’il soit rédigé.

Le décès brutal de la magistrate Hélène Pignon bouleverse la justice parisienne

C’était une magistrate appréciée et reconnue. Hélène Pignon, substitut à la section J3 « cybercriminalité » de la troisième division du parquet de Paris, est morte dans son sommeil, vendredi 26 juin, victime d’un accident vasculaire cérébral. L’annonce de son décès a bouleversé la communauté judiciaire parisienne. Âgée seulement de 35 ans, la magistrate, mère de la petite Margaux, 3 ans, était enceinte de plusieurs mois. Lundi, ils étaient nombreux à lui rendre hommage. Personnalités du monde judiciaire – le procureur Rémy Heitz bien sûr, mais aussi son ancien chef François Molins, désormais procureur général près la Cour de cassation, ou encore le bâtonnier Olivier Cousi –, collègues et juristes se sont rassemblés en sa mémoire. « Elle faisait vraiment honneur à sa profession, a par exemple salué l’avocate Chloé Belloy sur Twitter. Je garderai le souvenir d’une grande professionnelle, sensible, efficace, technique, humaine. » Une peine partagée sur l’intranet judiciaire dans un message poignant. « Les mots sont impuissants à exprimer notre peine et notre douleur de voir partir une collègue si jeune, si brillante, si engagée professionnellement, qui bénéficiait de l’estime de tous. »

Après la cour d’appel d’Amiens et le tribunal de grande instance d’Évry, Hélène Pignon, originaire de l’Essonne, était arrivée en décembre 2015 à Paris. Substitut polyvalent, elle avait joué efficacement son rôle de renfort dans les différentes sections du parquet parisien au fil des crises qui ont rythmé la vie de la juridiction ces dernières années, de la section P12 du traitement en temps réel – où elle avait passé de nombreux week-ends lors des premières manifestations des Gilets jaunes – à la criminalité organisée (C2), en passant par la presse et la protection des libertés publiques. Un dévouement rappelé lundi par François Molins : la magistrate répondait toujours présente quand il s’agissait de remplacer au pied levé un collègue le lendemain. « Une pure parquetière à l’esprit d’équipe », résume sa collègue et amie Johanna Brousse.

Hélène Pignon, qui devait rejoindre en septembre le bureau d’entraide pénale de la direction des affaires criminelles et des grâces, était arrivée à la rentrée dernière à la section J3 cyber. Un aboutissement pour la magistrate, qui y a fait des étincelles. « Elle a su montrer d’excellentes compétences dans le suivi d’une enquête à dimension internationale », relevait dans ses observations – la fiche d’évaluation annuelle –, rédigées quelques jours avant son décès, la vice-procureur Alice Cherif, la cheffe de J3. C’est, ajoute la magistrate dans ce document, une « collègue très agréable et d’humeur égale », qui entretient de « très bonnes relations avec ses collègues » et qui est « très appréciée des services d’enquête ». Hélène Pignon s’était notamment beaucoup investie dans une affaire de jackpotting, ce piratage à distance de distributeurs automatiques de billets, qui avait débouché courant mai sur plusieurs mises en examen. Signe que son travail contre la cybercriminalité avait marqué les esprits : des enquêteurs des services spécialisés en cyber de la police judiciaire, dont leur patronne, Catherine Chambon, de la DGSI et des personnels du cyberpompier de l’État, l’ANSSI, étaient également présents lundi sur le parvis pour ce dernier adieu.

La jeune magistrate sera inhumée vendredi à Gif-sur-Yvette. Les magistrats du tribunal judiciaire de Paris espèrent désormais un geste de la ministre Nicole Belloubet en faveur de leur ancienne collègue. Si sa carrière a été trop courte pour répondre au critère des vingt ans d’activité requis pour entrer dans l’ordre de la Légion d’honneur, on rappelle, au tribunal judiciaire, qu’une telle décoration aurait « beaucoup de sens au vu du dévouement dont elle a fait preuve » et du « sens du service public » de la magistrate. Cette reconnaissance posthume aurait également des conséquences très concrètes pour la famille d’Hélène Pignon. Sa fille serait ainsi admissible aux maisons d’éducation de la Légion d’honneur, des établissements d’enseignement public destinés aux descendantes de décorés. « Ce qui nous soucie, c’est l’éducation de sa fille », résume une magistrate. Une cagnotte a déjà été mise en place. Les fonds récoltés seront destinés à financer l’éducation de la jeune fille. Un pot commun déjà abondé par le parquet de New York.

Bilingue – elle avait vécu une partie de son enfance aux États-Unis –, Hélène Pignon avait tissé des liens avec la juridiction de la côte est.

 

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De la distinction entre actes d’administration et actes conservatoires dans le cadre d’une indivision

Un groupement foncier agricole avait pris à bail des terres dont la propriété était indivise. A la suite d’un désaccord sur la détermination du prix du fermage, sur son paiement et sur la consistance du vignoble, le preneur est condamné à remettre en état une parcelle sous astreinte. Un des indivisaires saisit par la suite le juge de l’exécution en liquidation de l’astreinte et en prononcé d’une nouvelle. La cour d’appel déclare ses demandes irrecevables, aux motifs qu’un indivisaire peut effectuer seul un acte d’administration concernant les biens indivis uniquement s’il est, soit titulaire d’au moins deux tiers des droits indivis, soit bénéficiaire d’un mandat tacite après avoir pris en main la gestion des biens indivis au su des autres et sans opposition de leur part.

L’arrêt rendu par les juges du fond est cassé pour violation de la loi par la troisième chambre civile le 28 mai 2020, au visa de l’article 815-2, alinéa 1er, du code civil, aux termes duquel « Tout indivisaire peut prendre les mesures nécessaires à la conservation des biens indivis même si elles ne présentent pas un caractère d’urgence ». La Cour de cassation retient en effet que « l’action engagée, en ce qu’elle avait pour objet la liquidation d’une astreinte prononcée en vue d’assurer la remise en état de biens indivis, constituait un acte conservatoire que tout indivisaire peut accomplir seul ». La question soulevée en l’espèce était ainsi de déterminer la nature de l’acte accompli par l’indivisaire.

L’indivision suppose une situation de concurrence entre des droits portant sur un même bien (W. Dross, Les choses, LGDJ, 2012, n° 154), ce qui conduit à limiter le pouvoir d’exclusivité de l’indivisaire sur le bien et son pouvoir de disposition (F. Zenati-Castaing et T. Revet, Les biens, 3e éd., PUF, 2008, n° 372). La présence de plusieurs propriétaires devrait ainsi conduire à exiger un accord unanime pour réaliser un acte concernant le bien indivis.

Afin d’éviter les risques de blocage en résultant, la réforme de 1976 (Loi n° 76-1286 du 31 déc....

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Immunité de juridiction des États étrangers et relation de travail

La Cour de cassation est régulièrement saisie d’affaires dans lesquelles un État étranger ou un organisme qui en constitue l’émanation oppose, devant un juge français, son immunité de juridiction dans le cadre d’une action initiée par l’un de ses anciens salariés. Il est alors fait application du principe général selon lequel les États étrangers bénéficient de l’immunité de juridiction lorsque l’acte qui donne lieu au litige participe, par sa nature ou sa finalité, à l’exercice de la souveraineté de ces États et n’est donc pas un acte de gestion (v. par ex. Civ. 2e, 12 juill. 2017, n° 15-29.334, Dalloz actualité, 14 sept. 2017, obs. F. Mélin ; AJDA 2017. 2109 image ; D. 2017. 1531 image ; ibid. 2018. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke image). Dans ce cadre, il a été jugé, par exemple, que le principe de l’immunité de juridiction ne s’applique pas en présence d’un salarié ayant signé un contrat de travail en qualité d’assistant administratif au service consulaire et qui ne participe pas au service public de l’État étranger (D. 2018. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke image) ou encore en présence d’une salariée chargée, notamment, de l’organisation des activités sociales d’un ambassadeur, de la mise à jour hebdomadaire de son agenda, de ses appels entrants et sortants, de servir des rafraîchissements aux visiteurs de l’ambassadeur, de l’affranchissement et de l’expédition du courrier et de préparer et de saisir toutes les correspondances non confidentielles en langue française (Soc. 27 nov. 2019, n° 18-13.790, Dalloz actualité, 17 déc. 2019, obs. L. de Montvalon ; D. 2020. 951, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke image).

L’arrêt de la chambre sociale du 1er juillet 2020 se situe dans la ligne de cette jurisprudence. Il casse en effet une décision d’appel qui avait considéré que l’Institut italien pour le commerce extérieur pouvait se prévaloir de l’immunité de juridiction à l’encontre de son ancien salarié qui avait, notamment, comme fonctions la rédaction de correspondances requérant un approfondissement et des recherches spécifiques ainsi que l’élaboration de statistiques complexes, la fourniture d’une assistance directe à des sociétés italiennes et françaises, ou encore la réalisation d’études de marché sectorielles. Si la cour d’appel avait retenu que ce salarié exerçait des fonctions qui lui conféraient une responsabilité particulière dans l’exercice et la mise en œuvre d’un service public étranger car il influençait par ses études, ses rapports et ses enquêtes la mise en œuvre de la politique commerciale de l’État italien, la chambre sociale retient à l’opposé que ce salarié n’avait pas une responsabilité particulière dans l’exercice de prérogatives de puissance publique, de sorte que les actes litigieux relatifs aux conditions de travail et à l’exécution du contrat constituaient des actes de gestion excluant l’application du principe d’immunité de juridiction.

La solution pratique qu’elle énonce ne surprend pas, même s’il est vrai que seul l’examen du dossier peut permettre, dans ce type d’affaires, de déterminer si l’invocation de l’immunité de juridiction par l’État concerné est ou non justifiée.

L’arrêt mérite surtout de retenir l’attention à propos de la formulation des principes juridiques qu’il énonce au soutien de cette solution.

Au visa du principe de l’immunité de juridiction des États étrangers et l’article 6, § 1, de la Convention des droits de l’homme, il énonce que :

• « le droit d’accès à un tribunal, tel que garanti par l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et dont l’exécution d’une décision de justice constitue le prolongement nécessaire, ne s’oppose pas à une limitation de ce droit d’accès, découlant de l’immunité des États étrangers, dès lors que cette limitation est consacrée par le droit international et ne va pas au-delà des règles généralement reconnues en la matière » ;

• « selon le droit international coutumier, tel que reflété par l’article 11, § 2, a), de la Convention des Nations unies, du 2 décembre 2004, sur l’immunité juridictionnelle des États et de leurs biens, un État et les organismes qui en constituent l’émanation peuvent invoquer, devant la juridiction d’un autre État, dans une procédure se rapportant à un contrat de travail entre le premier État et une personne physique pour un travail accompli ou devant être accompli, en totalité ou en partie, sur le territoire de cet autre État, l’immunité de juridiction si l’employé a été engagé pour s’acquitter de fonctions particulières dans l’exercice de la puissance publique ».

La référence à l’article 6 de la Convention européenne et au droit international coutumier est habituelle en ce domaine.

Le premier de ces deux principes a déjà été formulé dans des termes identiques (Civ. 1re, 28 mars 2013, n° 11-10.450, Dalloz actualité, 16 avr. 2013, obs. V. Avena-Robardet ; D. 2013. 1728 image, note D. Martel image ; ibid. 1574, obs. A. Leborgne image ; ibid. 2293, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; RTD civ. 2013. 437, obs. R. Perrot image ; ibid. 2014. 319, obs. L. Usunier image).

Le second semble être, en revanche, énoncé pour la première fois. Il s’explique aisément.

L’article 11 de la Convention des Nations unies du 2 décembre 2004 dispose qu’à moins que les États concernés n’en conviennent autrement, un État ne peut invoquer l’immunité de juridiction devant un tribunal d’un autre État, compétent en l’espèce, dans une procédure se rapportant à un contrat de travail entre l’État et une personne physique pour un travail accompli ou devant être accompli, en totalité ou en partie, sur le territoire de cet autre État, sous réserve de différents cas et notamment si l’employé a été engagé pour s’acquitter de fonctions particulières dans l’exercice de la puissance publique.

Or, si cette Convention n’est pas entrée en vigueur, la Cour européenne des droits de l’homme retient, en substance, que son article 11 s’applique au titre du droit international coutumier, et ce même lorsque l’État n’a pas ratifié cette convention, dès lors qu’il ne s’y est pas non plus opposé (CEDH 29 juin 2011, n° 34869/05, Sabeh El Leil c. France, pt 57, D. 2011. 1831, et les obs. image ; ibid. 2434, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; sur lequel v. B. Theeuwes (dir.), Le droit diplomatique appliqué en Belgique, Maklu, 2014, p. 122).

L’arrêt s’inscrit donc dans la perspective de cette jurisprudence de la Cour européenne.

Nécessité de la rupture du lien familial dans l’intérêt du majeur vulnérable

1. Comment arbitrer le duel entre le maintien d’une vie familiale du majeur vulnérable et le principe selon lequel les mesures de protection doivent être axées autour de l’intérêt dudit majeur ? En somme, comment respecter l’équilibre entre l’article 415, alinéa 3, et l’article 459-2 du code civil ? Bien souvent, ces situations ne posent pas le moindre problème, les relations familiales se solidifiant dans les épreuves. Mais comment faire quand un des proches représente au moins une gêne pour l’épanouissement du majeur sous protection, au pire une certaine toxicité voire un danger ? Les arbitrages sont alors délicats et c’est aux juges du fond de les trancher. L’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 24 juin 2020 apporte des jalons de réponse, qu’il faudra probablement compléter par une lecture attentive de futures solutions à ce sujet. La notion de « nécessité de la rupture du lien familial » interpelle et appelle plusieurs commentaires.

2. Les faits ayant donné lieu à cette situation sont assez classiques. Un majeur est placé sous une mesure de protection judiciaire, à savoir une tutelle pour une durée de cinq ans, le 5 septembre 2011. Lors du renouvellement de la mesure en 2016, le juge des tutelles a – après une dispense d’audition – désigné un mandataire judiciaire à la protection des majeurs en qualité de tuteur. Le mandataire judiciaire demande en avril 2018 à...

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Saisie immobilière : l’enjeu de la distinction entre péremption et caducité du commandement de payer valant saisie immobilière

L’article R. 321-20 du code des procédures civiles d’exécution prévoit que le commandement de payer valant saisie cesse de produire effet si, dans un délai de deux ans suivant sa publication au fichier immobilier, il n’a pas été mentionné en marge de cette publication un jugement constatant la vente de l’immeuble saisi. Ce délai est susceptible d’être suspendu ou interrompu par diverses causes énoncées à l’article R. 321-22.

En attendant une possible réforme de ce délai jugé trop court en cas de contestation, il appartient aux juridictions de dessiner les contours du régime de la péremption.

L’arrêt ici commenté y contribue, comme d’autres, rendus ces derniers mois.

Rappelons en effet que la Cour de cassation a récemment statué sur, notamment :

• le moment auquel doit être soulevée la péremption : par un arrêt du 18 octobre 2018 (Civ. 2e, 18 oct. 2018, n° 17-21.293, Dalloz actualité, 16 nov. 2018, obs. M.-P. Mourre-Schreiber ; D. 2018. 2144 image ; ibid. 2019. 1306, obs. A. Leborgne image), elle a jugé que les dispositions de l’article R. 321-21 du code des procédures civiles d’exécution, qui prévoient que la constatation de la péremption du commandement de payer valant saisie immobilière peut être demandée jusqu’à la publication du titre de vente, dérogent à celles de l’article R. 311-5 du même code de sorte que cette péremption peut être constatée...

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Droits de l’homme et biomédecine : la CEDH saisie d’un premier avis consultatif

Cette Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine (STE n° 164) ouverte à la signature le 4 avril 1997 à Oviedo (en Espagne) et entrée en vigueur en France le 1er avril 2012 (v. not. A. Mirkovic, La ratification (enfin !) de la convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine, D. 2012. 110 image ; D. Thierry, La France enfin liée par la Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine, RDSS 2012. 839 image) est aujourd’hui le seul instrument juridique contraignant international pour la protection des droits de l’homme dans le domaine biomédical. Ce texte concerne plus particulièrement la protection de...

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Action de groupe en matière de consommation: conditions de recevabilité et charge de la preuve

Le 4 juin 2020, le tribunal judiciaire de Versailles a rendu un jugement rejetant au fond l’action de groupe de l’association de consommateurs CLCV à l’encontre de BMW France. Introduite le 27 novembre 2015, cette action tendait à obtenir, sur le fondement de la garantie des vices cachés, la réparation des préjudices économiques individuels subis par des consommateurs ayant acquis une moto BMW équipée d’un modèle de suspension ayant fait l’objet d’une campagne de rappel en juin 2014 en raison de la suspicion d’un défaut de qualité.

Ce jugement a été rendu quelques jours seulement avant le rapport d’information du 11 juin 2020 des députés Laurence Vichnievsky et Philippe Gosselin sur le bilan et les perspectives des actions de groupe (L. Vichnievsky et P. Gosselin, Rapport d’information n° 3085 sur le bilan et les perspectives des actions de groupe, 11 juin 2020). Les députés relèvent que, depuis 2014, 21 actions de groupe ont été intentées, dont 14 en matière de consommation ; 3 actions ont été transigées ; 5 jugements de rejet ont été rendus sur des moyens de procédure ou de fond (désormais 6, en comptant celui du 4 juin 2020), le reste des actions en étant toujours au stade de la mise en état. Sur la base de ce bilan mitigé, les rapporteurs formulent treize propositions « pour lever les freins au développement des actions de groupe et permettre une meilleure garantie des droits du consommateur » (p. 9), dont l’élargissement de la qualité pour agir (proposition n° 2), l’autorisation de la publicité dès avant l’introduction d’une action de groupe (proposition n° 4) et la réparation intégrale de tous les préjudices (proposition n° 6).

Au-delà de ses enseignements sur les questions de la recevabilité et de la preuve, le jugement du 4 juin 2020 éclaire également les raisons d’un bilan à ce jour mitigé de l’action de groupe en matière de consommation.

Une interprétation large des conditions de recevabilité de l’action de groupe

L’action de groupe a été introduite en droit français par la loi du 17 mars 2014 relative à la consommation (L. n° 2014-344, 17 mars 2014 relative à la consommation ; C. consom., art. L. 623-1 s). La procédure s’articule autour de deux phases principales. La première est à l’initiative de l’association de consommateurs agréée, dont l’assignation doit exposer les cas individuels présentés au soutien de son action. Au terme de cette phase, le tribunal judiciaire saisi statue sur la responsabilité du professionnel et, le cas échant, sur la définition du groupe, les préjudices indemnisables et les mesures de publicité. La seconde phase permet l’indemnisation des consommateurs ayant rejoint le groupe après l’épuisement des voies de recours et la mise en œuvre des mesures de publicité. Si elle contient des dispositions dérogatoires, la procédure d’action de groupe est pour le reste formée, instruite et jugée selon la procédure écrite ordinaire devant le tribunal judiciaire (C. consom., art. R. 623-4). Le droit commun de la procédure civile en constitue donc le socle, en ce compris les règles sur les fins de non-recevoir.

En l’espèce, BMW France avait soulevé six fins de non-recevoir contestant tant la qualité et l’intérêt à agir de l’association sur le fondement de l’article 31 du code de procédure civile que le respect des conditions spécifiques de l’article L. 623-1 du code de la consommation. Elles ont toutes été rejetées.

Dans le cadre de son analyse, le tribunal a retenu une interprétation large des conditions de recevabilité de l’action de groupe posées par l’article L. 623-1 en jugeant que ces conditions tiennent à :

« l’existence d’une pluralité de consommateurs,
  placés dans une situation similaire ou identique,
  sollicitant réparation de préjudices individuels patrimoniaux résultant d’un dommage matériel,
  ces préjudices ayant pour cause commune un manquement d’un ou des mêmes professionnels à une obligation légale ou contractuelle à l’occasion de la vente de biens ou de la fourniture de services ou résultant d’une pratique anti-concurrentielle » (p. 18).

Cette délimitation entre ce qui relève des conditions de recevabilité et des défenses au fond est importante puisqu’elle conditionne le régime juridique du moyen de défense en cause ainsi que le juge compétent pour en connaître. Les pouvoirs publics ont donné un monopole aux tribunaux judiciaires pour statuer sur les actions de groupe en matière de consommation (COJ, art. L. 211-9-2), lesquelles sont donc soumises à une phase de mise en état. Or, si le juge de la mise en état avait déjà compétence exclusive pour statuer sur les exceptions de procédure, il est devenu seul compétent, depuis l’entrée en vigueur du décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019, pour statuer sur les fins de non-recevoir. L’objectif de ce décret est de purger les questions procédurales au stade de la mise en état.

Cela n’est pas sans conséquence en matière d’actions de groupe dans la mesure où la spécificité et la nouveauté de la procédure soulèvent de nombreuses incertitudes juridiques. Il en est ainsi par exemple de l’exception de nullité propre aux actions de groupe, qui exige que « l’assignation expose expressément, à peine de nullité, les cas individuels présentés par l’association au soutien de son action » (C. consom., art. R. 623-3). Une exception de nullité a ainsi été soulevée devant le juge de la mise en état dans plusieurs actions de groupe (Versailles, 3 nov. 2016, n° 16/00463, D. 2017. 630 image, note B. Javaux image ; Civ. 1re, 27 juin 2018, n° 17-10.891, Dalloz actualité, 16 juill. 2018, obs. M. Kebir ; D. 2018. 1380 image ; ibid. 2019. 607, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud image ; JA 2018, n° 584, p. 10, obs. X. Delpech image ; Paris, 20 avr. 2017, n° 16/09997, RLDC 2017, n° 6388, note B. Javaux). S’il est nécessaire que la jurisprudence précise la portée de cette exception, plusieurs années se sont écoulées avant que des décisions définitives ne soient rendues dans ces affaires. Or il est probable que des fins de non-recevoir soient soulevées dans presque toutes les actions de groupe, ce qui aboutira nécessairement à des procédures plus longues avant que les conditions de recevabilité ne soient clarifiées.

La garantie des vices cachés peut servir de fondement à une action de groupe

Parmi les fins de non-recevoir soulevées, BMW prétendait notamment que la garantie des vices cachés ne pourrait pas constituer un manquement du professionnel à une obligation légale ou contractuelle au sens de l’article L. 623-1 du code de la consommation dès lors qu’elle ne serait pas une action en responsabilité et qu’elle ne supposerait aucun manquement du professionnel. Cette argumentation est rejetée.

Selon le tribunal en effet, l’intention du législateur était de permettre une indemnisation des consommateurs victimes d’un même manquement, « quels que soient la nature et le fondement de ce manquement » (p. 19). Le tribunal prend à cet égard appui sur la circulaire de présentation du 26 septembre 2014, qui cite les pratiques commerciales trompeuses et les défauts de sécurité comme manquements pouvant justifier une action de groupe. Pour le tribunal, le « manquement » au sens de l’article L. 623-1 du code de la consommation est donc plus large que la notion de faute.

Pour ce qui est des obligations légales auxquelles le professionnel doit avoir manqué, le tribunal considère que la garantie des vices cachés « sanctionn[e] l’obligation du vendeur de délivrer au consommateur un produit conforme à sa destination offrant toutes garanties de qualité et de sécurité ». Or, selon le tribunal, « le manquement à cette obligation légale, commis au préjudice d’un groupe de consommateurs, doit de toute évidence pouvoir être sanctionné par la voie d’une action de groupe » (p. 19).

L’association de consommateurs doit prouver l’existence du vice caché affectant les produits objet de la mesure de rappel

L’action de groupe visait à obtenir l’indemnisation des préjudices matériels individuels découlant de l’immobilisation des motos BMW équipées de la suspension litigieuse. Selon l’association, la campagne de rappel et le remplacement gracieux par BMW de l’élément litigieux suffisaient à prouver l’existence d’un vice caché à l’origine de la privation de jouissance dont elle demandait réparation.

L’association est néanmoins déboutée pour défaut de preuve d’un vice caché et du lien de causalité. Le tribunal constate en effet la carence probatoire de l’association, qui n’a produit « aucune expertise ni document technique d’aucune sorte » (p. 25) et qui « ne fait état, à aucun endroit dans ses écritures, de la survenue d’un accident, voire d’un simple dysfonctionnement, en lien avec le vice qu’elle allègue » (p. 26). Or, comme le rappelle à juste titre le tribunal, « des actions strictement préventives ne sont pas de nature à établir à elles seules l’existence du défaut suspecté ni d’un vice caché au sens de l’article 1641 du code civil » (p. 25). Une campagne de rappel n’équivaut donc pas en elle-même à la reconnaissance d’un quelconque manquement par le professionnel.

La solution retenue par le tribunal est équilibrée et opportune en ce qu’elle évite une judiciarisation excessive des relations entre les professionnels et leurs clients. Cette solution illustre aussi que le bilan mitigé des actions de groupe est pour partie la résultante des choix faits par les associations de consommateurs dans l’identification et le traitement des dossiers.

Épilogue de l’affaire [I]Achmea[/I] : l’extinction des traités d’investissement intra-UE

Les relations entre l’Union européenne et l’arbitrage sont tumultueuses depuis de nombreuses années. La question de la compatibilité des traités d’investissement conclus entre États membres de l’Union européenne avec le droit de l’Union a d’ailleurs longtemps suscité la controverse jusqu’à ce que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans une décision Achmea du 6 mars 2018, déclare leur incompatibilité contre l’avis de l’avocat général M. Wathelet (Dalloz actualité, 27 sept. 2017, obs. T. Soudain).

L’épilogue de l’affaire Achmea

En l’affaire Achmea, la Cour était saisie d’un renvoi préjudiciel formé par la Cour fédérale de justice allemande, elle-même saisie d’un recours en annulation contre la sentence arbitrale rendue le 7 décembre 2012 par un tribunal de la Cour permanente d’arbitrage (CPA) dans l’affaire Achmea c. Slovaquie (CJUE 6 mars 2018, aff. C-284/16, § 58, Dalloz actualité, 4 avr. 2018, obs. F. Melin ; AJDA 2018. 1026, chron. P. Bonneville, E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser image ; D. 2018. 2005 image, note Veronika Korom image ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2448, obs. T. Clay image ; Rev. crit. DIP 2018. 616, note E. Gaillard image ; RTD eur. 2018. 597, étude J. Cazala image ; ibid. 649, obs. Alan Hervé image ; ibid. 2019. 464, obs. L. Coutron image). Ce tribunal arbitral était quant à lui saisi sur le fondement du traité bilatéral d’investissement (TBI) conclu en 1991 par les Pays-Bas et la République fédérale tchèque et slovaque. Devant ce tribunal, la Commission européenne avait soutenu que le TBI était incompatible avec le droit de l’Union, dans l’espoir de convaincre le tribunal de son incompétence.

La Cour avait alors fondé son raisonnement sur le fait que l’existence d’une clause de règlement des différends extérieur au système juridictionnel de l’Union européenne était incompatible avec l’autonomie du système juridique de l’Union. D’après le juge de Luxembourg, « selon une jurisprudence [constante], l’autonomie du droit de l’Union, au regard tant du droit des États membres que du droit international, se justifie en raison des caractéristiques essentielles de l’Union et de son droit, relatives, notamment à la structure constitutionnelle de l’Union ainsi qu’à la nature même dudit droit ». En outre « le droit de l’Union se caractérise en effet par la circonstance d’être issu d’une source autonome, constituée par les traités, par sa primauté par rapport aux droits des États membres ainsi que par l’effet direct de toute une série de dispositions applicables à leurs ressortissants et à eux-mêmes » (pt 33). Dès lors, puisque l’ensemble des TBI intra-UE prévoit un dispositif similaire de règlement des différends, l’ensemble de ces accords est frappé d’incompatibilité avec le droit de l’Union européenne en ce qu’ils soustraient à la compétence du juge de l’Union des litiges pouvant avoir trait au droit européen. Par cette décision, la Cour s’était alors positionnée en gardienne de l’identité constitutionnelle de l’Union et avait adopté une conception absolue du principe d’autonomie de l’ordre juridique européen. Une telle décision lui a par ailleurs permis de conserver le monopole de l’interprétation du droit de l’Union.

La conséquence directe de la décision a résonné comme un glas parmi les auteurs et les acteurs du monde de l’arbitrage : tous les TBI conclus entre les États membres de l’Union européenne devant en effet désormais être supprimés de l’ordre juridique des États membres. La décision fut ainsi vivement critiquée tant sur le plan du...

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Règlement Bruxelles II [I]bis[/I] : localisation de la résidence du nourrisson

Une ressortissante suisse épouse un ressortissant grec. Un mois et demi après la naissance de leur enfant en Grèce, ils rejoignent tous les trois la France, où vivent les parents de l’épouse. L’époux saisit un juge aux affaires familiales quelques mois plus tard, en soutenant que son épouse refusait de rentrer en Grèce avec l’enfant et en demandant que soit ordonné le retour immédiat de celui-ci en Grèce.

Les juges du fond retiennent alors que la résidence habituelle de l’enfant était située en Grèce puisque l’enfant était né dans ce pays et y avait vécu pendant le mois ayant suivi sa naissance, que le logement familial avait été aménagé en vue de sa naissance et que les deux parents avaient indiqué une adresse commune en Grèce lors de l’établissement de l’acte de naissance.

Les juges du fond en ont déduit que le non-retour de l’enfant en Grèce était illicite et ont ordonné son retour immédiat.

Cette affaire soulève la question de la détermination de la résidence habituelle du nourrisson au regard des dispositions du Règlement Bruxelles II bis n° 2201/2003 du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale et de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants.
L’arrêt du 12 juin 2020 présente de manière très précise les principes juridiques applicables.

Il rappelle qu’est illicite tout déplacement ou non-retour d’un enfant fait en violation d’un droit de garde exercé effectivement et attribué à une personne par le droit ou le juge de l’État dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle avant son déplacement ou son non-retour.

Il présente par ailleurs la jurisprudence de la Cour de justice en ce domaine, en indiquant notamment que :

 la résidence habituelle de l’enfant, au sens du règlement, correspond au lieu où se situe, dans les faits, le centre de sa vie et il appartient à la juridiction nationale de déterminer où se situe ce centre sur la base d’un faisceau d’éléments de fait concordants (CJUE 28 juin 2018, aff. C-512/17, Dalloz actualité, 17 juill. 2018, obs. F. Mélin ; D. 2018. 1391 image ; AJ fam. 2018. 465, obs. A. Boiché image ; Rev. crit. DIP 2019. 111, note C. Chalas image ; Gaz. Pal. 2018, n° 40, p. 24, obs. E. Viganotti) ;
  les règles de compétence que le Règlement établit sont conçues en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant et, en particulier, du critère de proximité (CJCE 2 avr. 2009, aff. C-523/07, pts 34 et 35, D. 2009. 1149 image ; ibid. 2010. 1585, obs. P. Courbe et F. Jault-Seseke image ; AJ fam. 2009. 298 image ; ibid. 294, étude A. Boiché image ; Rev. crit. DIP 2009. 791, note E. Gallant image ; RTD civ. 2009. 714, obs. J. Hauser image ; RTD eur. 2010. 421, chron. M. Douchy-Oudot et E. Guinchard image ; 22 déc. 2010, aff. C-497/10, pts...

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Le gel des avoirs bancaires ne constitue pas un cas de force majeure

L’Assemblée plénière de la Cour de cassation a été amenée à s’interroger sur la nature et le régime du gel des avoirs d’une banque dans le cadre d’une importante affaire liée au programme nucléaire iranien. Le Conseil de sécurité des Nations unies avait en effet décidé que la République islamique d’Iran devait suspendre toutes les activités liées à ce programme, et prendre certaines mesures prescrites par le Conseil des Gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique et ce, afin de s’assurer que ce programme poursuivait des fins exclusivement pacifiques. Dans cette perspective, le Conseil de sécurité a décidé que l’ensemble des États membres des Nations unies devrait appliquer un certain nombre de mesures restrictives, au titre desquelles figurait le gel des fonds et des ressources économiques des personnes, des entités et des organismes qui concourraient aux activités de l’Iran. Le Conseil de sécurité a identifié la société Bank Sepah comme faisant partie des « entités concourant au programme nucléaire ou de missiles balistiques » de l’Iran auxquelles devait s’appliquer la mesure de gel des avoirs. Les résolutions des Nations unies ont par la suite été transposées en droit de l’Union européenne par divers règlements ayant gelé les avoirs détenus par la banque Sepah sur le territoire de l’Union, donc notamment en France.

C’est dans ce contexte qu’est survenu le présent litige. En l’espèce, par arrêt du 26 avril 2007, la cour d’appel de Paris a condamné ladite banque, ainsi que diverses personnes physiques, à payer à deux sociétés américaines d’importantes sommes, avec intérêts au taux légal à compter de cet arrêt. Par la suite, le 17 janvier 2016, le Conseil de sécurité a radié la banque de la liste des personnes et entités faisant l’objet de mesures restrictives. En vertu de l’arrêt du 26 avril 2007 précité, les sociétés créancières ont, le 17 mai 2016, fait délivrer des commandements de payer aux fins de saisie-vente contre la banque et, le 5 juillet 2016, fait pratiquer entre les mains de la Société générale des saisies-attributions et des saisies de droits d’associés et valeurs mobilières, au préjudice de la banque, saisies dénoncées le 8 juillet 2016. Les 13 juin et 15 juillet 2016, la banque Sepah a assigné ces sociétés devant le juge de l’exécution aux fins de contester ces mesures d’exécution forcée. La cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 8 mars 2018 (Paris, pôle 4 - ch. 8, 8 mars 2018, n° 17/02093), valide ces mesures et rejette notamment la demande de la banque tendant à voir dire et juger que les mesures d’embargo prononcées à son encontre caractérisaient un cas de force majeure entraînant suspension des intérêts. La banque Sepah se pourvut donc en cassation, ce qui a conduit l’Assemblée plénière à rendre un arrêt en date du 10 juillet 2020.

Deux questions sont posées par la Cour régulatrice, dont l’une demeure (pour l’instant) sans réponse. En premier lieu, il s’agissait de déterminer si le gel des avoirs de la banque constituait un cas de force majeure empêchant les intérêts de courir sur les sommes dus aux sociétés créancières. À cette première question, les juges du fond avaient répondu négativement en considérant notamment que la résolution des Nations unies qui a ordonné le gel des fonds et des ressources économiques de la Bank Sepah « constitue une sanction prononcée à l’encontre de celle-ci. Dès lors, l’appelante est mal fondée à invoquer l’existence d’une cause étrangère qui l’exonérerait de son obligation d’exécuter l’arrêt du 26 avril 2007 en ce qu’il l’a condamnée au paiement des intérêts au taux légal à compter de son prononcé ». Si la Cour de cassation écarte également l’existence d’un cas de force majeure, elle ne s’appuie pas sur la même considération : les hauts magistrats énoncent en effet que « Ne constitue pas un cas de force majeure pour celle qui le subit, faute d’extériorité, le gel des avoirs d’une personne ou d’une entité qui est frappée par cette mesure en raison de ses activités » (pt 9). Ils poursuivent en affirmant qu’« Il en résulte que l’impossibilité où se serait trouvée la banque Sepah, qui n’a pas contesté sa désignation devant les juridictions de l’Union, d’utiliser ses avoirs gelés pour exécuter l’arrêt du 26 avril 2007, ne procède pas d’une circonstance extérieure à son activité » (pt 11). Et d’en conclure que « Par ce motif de pur droit, substitué à ceux critiqués, dans les conditions prévues par les articles 620, alinéa 1er, et 1015 du code de procédure civile, la décision se trouve légalement justifiée » (pt 12). Cette substitution de motifs s’explique, aux termes de la note explicative accompagnant l’arrêt, par le fait qu’« il ressort de la jurisprudence des juridictions de l’Union, que le gel des avoirs n’est pas une sanction, de sorte que la motivation de l’arrêt attaqué écartant la force majeure était erronée ». La même note ajoute cependant que « la banque Sepah ayant été désignée par le Conseil de sécurité en raison de ses activités – puisque le motif de sa désignation était l’appui qu’elle apportait au programme de missiles balistiques iranien –, la mesure de gel ne remplissait pas à son égard la condition d’extériorité ». C’est donc, en définitive, le défaut d’extériorité lié aux activités de la banque qui disqualifie la force majeure aux yeux de la Cour de cassation.

Cette motivation peut sembler critiquable à l’heure où la notion d’extériorité a tendance à être évincée au profit du diptyque imprévisibilité/irrésistibilité, en dépit des doutes émis par une partie de la doctrine à cet égard (V. F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil. Les obligations, 12e éd., Dalloz, 2018, nos 748 s.). Antérieurement à la réforme du droit des obligations opérée par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, la jurisprudence avait en effet reconnu que la maladie du débiteur constituait un cas de force majeure (V. par ex., Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n° 02-11.168, D. 2006. 1577, obs. I. Gallmeister image, note P. Jourdain image ; ibid. 1566, chron. D. Noguéro image ; ibid. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain image ; ibid. 2638, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson image ; RTD civ. 2006. 775, obs. P. Jourdain image ; RTD com. 2006. 904, obs. B. Bouloc image ; Civ. 1re, 10 févr. 1998, n° 96-13.316, D. 1998. 539 image, note D. Mazeaud image ; RTD civ. 1998. 674, obs. J. Mestre image ; ibid. 689, obs. P. Jourdain image), de même que la grève au sein d’une entreprise (Civ. 1re, 6 oct. 1993, n° 91-16.568, RTD civ. 1994. 873, obs. P. Jourdain image). Or, il y a là autant d’événements internes au débiteur. En réalité, il est possible de considérer que ce n’est pas tant un événement extérieur au débiteur qui caractérise la force majeure qu’un événement échappant à son contrôle (V. à ce sujet, J. Heinich, Le droit face à l’imprévisibilité du fait, préf. J. Mestre, PUAM, 2015, spéc. nos 128 s). Tel est d’ailleurs le critère retenu, en matière contractuelle, par le nouvel article 1218, alinéa 1er, du code civil, qui dispose qu’ « Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur » (V. l’avis de Monsieur le Procureur général François Molins, p. 30, qui souligne cependant que ce texte n’avait pas vocation à s’appliquer en l’espèce. V. égal. Le rapport du conseiller, p. 20). Cette définition semble bel et bien exclure l’extériorité strictement entendue au profit d’un événement ne dépendant pas de la volonté du débiteur (rappr. A. Hontebeyrie, Quelques incidences de la réforme du droit des obligations en matière de responsabilité civile, Dr. et patr., juin 2016, p. 56). Le rapport au président de la République relatif à ladite ordonnance précise d’ailleurs à ce sujet que « Le texte reprend la définition prétorienne de la force majeure en matière contractuelle, délaissant le traditionnel critère d’extériorité, également abandonné par l’assemblée plénière de la Cour de cassation en 2006 (Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n° 04-18.902 et n° 02-11.168, D. 2006. 1577, obs. I. Gallmeister image, note P. Jourdain image ; ibid. 1566, chron. D. Noguéro image ; ibid. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain image ; RTD civ. 2006. 775, obs. P. Jourdain image), pour ne retenir que ceux d’imprévisibilité et d’irrésistibilité ». En matière extracontractuelle, l’Avant-projet de réforme de la responsabilité civile en date du 13 mars 2017 occulte également le caractère extérieur de l’événement constitutif d’un cas de force majeure, l’article 1253, alinéa 2, de cet avant-projet prévoyant qu’« En matière extracontractuelle, la force majeure est l’événement échappant au contrôle du défendeur ou de la personne dont il doit répondre, et dont ceux-ci ne pouvaient éviter ni la réalisation ni les conséquences par des mesures appropriées ». C’est sans doute ce qui explique le fait que Monsieur le Procureur général François Molins dans son avis, prenne la peine de caractériser le rôle de la banque en considérant qu’« en l’espèce, il a été rappelé que le comportement de la société Bank Sepah a un rôle causal dans la prise de décision du Conseil de sécurité des Nations unies ayant entraîné le gel de ses fonds et ressources économiques. En effet, l’inscription de la société Bank Sepah sur la liste des personnes assujetties aux mesures restrictives est la conséquence directe de son appui apporté à la prolifération des armes nucléaires par l’Iran » (p. 37). Un glissement semble ainsi s’être réalisé entre le caractère extérieur de l’événement et le fait qu’il échappe au contrôle du débiteur (sauf à entendre l’extériorité de cette manière). Mais, à cet égard, il est permis de douter du fait que le gel des avoirs entre dans la sphère de pouvoir du débiteur. En effet, il y a là un fait du prince qui semble, par hypothèse, échapper au contrôle du débiteur (V. à ce sujet, F. Luxembourg, Le fait du prince : convergence du droit privé et du droit public, JCP 2008. 119).

Pour l’ensemble de ces raisons, il paraît donc regrettable que le critère de l’extériorité ait été mis en exergue dans le présent arrêt. En revanche, il est possible de s’interroger sur la pertinence même du recours à la notion de force majeure en l’occurrence au regard d’un arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 16 septembre 2014, en vertu duquel « le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure » (Com. 16 sept. 2014, n° 13-20.306, D. 2014. 2217 image, note J. François image ; Rev. sociétés 2015. 23, note C. Juillet image ; RTD civ. 2014. 890, obs. H. Barbier image. Comp. Civ. 3e, 17 févr. 2010, n° 08-20.943, D. 2010. 653 image ; ibid. 2011. 472, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson image ; AJDI 2010. 546 image, obs. Y. Rouquet image, considérant que l’incident technique survenu dans le système informatique d’une banque « constituait un cas de force majeure pour la débitrice »). Bien qu’étant formellement limité à la matière contractuelle, l’on voit mal pourquoi ce principe ne pourrait être étendu au-delà et ce, d’autant plus que sa justification découle de l’idée selon laquelle il est toujours possible d’exécuter une obligation de somme d’argent (V. en ce sens, G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations – Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du code civil, 2e éd., Dalloz, 2018, n° 622). Si l’on admet ce raisonnement, il faut alors considérer que les obligations de somme d’argent échappent purement et simplement à la force majeure. L’application de ce principe aurait donc permis à la Cour, en l’occurrence, de parvenir au même résultat, tout en évitant de réaffirmer la pertinence du critère d’extériorité dont le maintien est douteux au regard de la volonté du législateur.

En second lieu, se posait la question de savoir si une mesure conservatoire pouvait être pratiquée sur des avoirs gelés, ce qui aurait permis aux sociétés créancières d’interrompre la prescription, conformément à l’article 2244 du code civil. Les juges du fond avaient estimé que « rien n’interdisait aux intimées, contrairement à ce qu’elles soutiennent, d’engager des mesures d’exécution, ne serait-ce qu’à titre conservatoire, sur un actif ou une créance indisponible, cette indisponibilité n’ayant alors que suspendu l’effet attributif d’une éventuelle saisie-attribution ». L’Assemblée plénière considère, quant à elle, que la réponse à cette question « ne s’impose pas avec la force de l’évidence, alors que les règlements de l’Union ne comportent aucune disposition expresse et que ni le Tribunal de l’Union ni la Cour de justice n’ont eu l’occasion de se prononcer » (pt 37). Elle décide donc de surseoir à statuer et de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle.

Sans préjuger de la réponse qui sera prochainement apportée à cette question, il est possible de considérer, à l’instar de la Cour d’appel de Paris, que le gel des avoirs bancaires ne paraît pas être un obstacle dirimant à une mesure conservatoire (qui peut prendre la forme d’une saisie conservatoire ou d’une sûreté judiciaire aux termes de l’art. L. 511-1, al. 2, c. pr. exéc.). Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir qu’une telle mesure peut parfaitement être prise sur un bien inaliénable (Civ. 1re, 9 oct. 1985, n° 84-13.306 : « L’inscription d’hypothèque judiciaire ne tient pas en échec une clause d’inaliénabilité en ce sens qu’elle ne permet pas la saisie tant que cette clause est en vigueur ») ou insaisissable (Com. 11 juin 2014, n° 13-13.643, D. 2014. 1326 image ; ibid. 1610, obs. P. Crocq image ; ibid. 2015. 1339, obs. A. Leborgne image ; RTD civ. 2014. 693, obs. P. Crocq image : « Mais attendu que la cour d’appel a exactement énoncé, par motifs adoptés, que l’article L. 526-1 du code de commerce, d’interprétation stricte, interdit la saisie du bien objet de la déclaration d’insaisissabilité, mais non l’inscription d’une hypothèque judiciaire à titre conservatoire sur ce bien »). Cela est parfaitement justifié dans la mesure où il s’agit de « sauvegarder la consistance du patrimoine d’un débiteur afin que, le moment venu, le créancier trouve un gage suffisant pour obtenir l’exécution de ce qui lui est dû » (R. Perrot et P. Théry, Procédures civiles d’exécution, 3e éd., Dalloz 2013, n° 1119). Or, tel pouvait bien être l’intérêt des sociétés créancières en l’espèce. Certes, ces dernières ne pouvaient pratiquer de mesures d’exécution tant que le gel durait, mais rien n’aurait dû les empêcher, en théorie, de diligenter des mesures conservatoires afin de préserver leurs droits, qu’elles auraient pu réaliser par la suite. Gageons que telle sera la réponse apportée à cette question par la Cour de Luxembourg.

La Cour de cassation met un terme à la bataille du rap entre Nekfeu et le label Y&W

La Cour de cassation a mis un terme au clash opposant depuis huit ans le rappeur Nekfeu et le collectif S’Crew (3 artistes) au label Y&W portant sur la propriété de trente-et-un morceaux enregistrés par les artistes entre avril et novembre 2011.

Le 5 avril 2011, un contrat est signé entre les artistes et la structure Y&W. À la suite de différends, en procédure cela s’appelle un manquement aux obligations contractuelles, les quatre artistes résilient leur contrat par courrier d’avocat le 20 janvier 2012.

Ils vont créer leur société de production, Seine Zoo, et signer le 17 janvier 2013 avec Universal Music France des contrats de licence d’exploitation portant sur les enregistrements de Nekfeu et du collectif S’crew.

Pour la promo de leur futur album, les musiciens mettent en ligne trois morceaux de la période Y&W, qui les assigne en contrefaçon et Universal en concurrence déloyale. En septembre 2016, le tribunal de grande instance de Paris donne raison à Y&W et lui accorde la qualité de producteur sur les titres produits en 2011 et condamne les quatre artistes à lui payer la somme de 12 000 €.

En appel, la cour infirme le jugement estimant qu’au moment de la signature du contrat avec les artistes, la société Y&W n’était pas encore inscrite au registre du commerce et des sociétés. Elle ne le sera que le 13 septembre 2011. En conséquence, « elle ne pouvait conclure de contrats et les contrats supposés conclus en son nom n’ont pu engager à son égard les artistes co-contractants ».

Sans personnalité morale au jour des contrats litigieux, Y&W n’avait donc pas la capacité de contracter. La cour avait également estimé que l’assemblée générale extraordinaire de la société Y&W en mars 2016 n’avait pas pu régulariser des contrats conclus par une société sans personnalité morale.

Une décision en tout point confirmée le 10 juin par la Cour de cassation.

Accident de la circulation complexe et recours entre co-impliqués

Les recours entre coresponsables sont d’une application pratique fréquente tant les dommages sont rarement le fait d’une seule personne. Ils n’épargnent pas le contentieux des accidents de la circulation. Parce que « la question des recours n’est absolument pas envisagée par la loi de 1985 […], il a fallu, pour la jurisprudence, créer » (F. Chabas, L’interprétation des articles 2 à 6 de la loi du 5 juillet 1985 et la question des recours, Gaz. Pal. 20 juin 1995, p. 663). Toutefois, si la loi du 5 juillet 1985 est silencieuse à propos de la contribution à la dette, on ne trouve pas grand-chose non plus dans le code civil. Les règles qui gouvernent les recours entre coresponsables, en droit commun comme dans le régime spécial de la réparation des accidents de la circulation, sont essentiellement prétoriennes.

En l’espèce, un conducteur, sa femme et leur fils ont été victimes d’un accident de la circulation complexe dans lequel se trouvaient impliqués, en plus du leur, six véhicules. Trois conducteurs étaient fautifs, dont l’un n’était pas assuré et est décédé depuis. L’assureur des victimes a assigné l’ensemble des conducteurs des véhicules impliqués, leurs assureurs ainsi que les victimes aux fins de réparation des préjudices et répartition de la dette d’indemnisation. La cour d’appel de Paris a refusé de faire droit à la demande de remboursement in solidum des assureurs des conducteurs fautifs et a fixé leur contribution à hauteur de 45 % de la dette pour l’un et à 10 % pour l’autre, le reste étant attribué au conducteur fautif décédé. Elle a également refusé de faire droit à la demande de réparation in solidum du préjudice économique par ricochet du conducteur victime consistant en la perte d’une chance d’une insertion professionnelle en raison du fait qu’il se soit consacré exclusivement à l’assistance de sa femme et de son fils, grièvement blessés par l’accident, faute de preuve de cette chance perdue.

L’arrêt d’appel est contesté de toute part : par un pourvoi principal formé par l’assureur des victimes et plusieurs pourvois incidents formés par les assureurs des conducteurs fautifs et par le conducteur victime. Tous ont été rejetés par la haute juridiction.

À la lecture des moyens, trois grandes questions sont posées à la Cour de cassation. La première portait sur les principes régissant la contribution à la dette de réparation des conducteurs des véhicules terrestres impliqués dans un accident complexe de la circulation. La deuxième sur une omission de statuer par le juge d’appel. La troisième sur la réparation du préjudice économique par ricochet subi par le conducteur victime. Les deux dernières questions n’appellent pas de remarques particulières puisque la Cour de cassation souligne que l’omission de statuer peut être réparée par la procédure prévue à l’article 463 du code de procédure civile et approuve la cour d’appel qui a correctement constaté que la preuve du préjudice économique n’était pas rapportée. L’essentiel de ce riche arrêt réside finalement dans le rappel du régime de la contribution à la dette entre coresponsables co-impliqués dans un accident de la circulation.

La nature du recours en contribution entre co-impliqués

Une des questions qui se pose en la matière est celle de la nature du recours entre co-impliqués afin de savoir si le solvens peut se prévaloir, à l’encontre du coresponsable contre lequel il agit, des dispositions de la loi du 5 juillet 1985 ou si elles sont réservées à la seule victime. Et sur ce point, la Cour de cassation a beaucoup hésité. Elle a oscillé entre une action exclusivement subrogatoire fondée sur le droit commun, une action exclusivement personnelle, une option entre les deux, puis une action subrogatoire fondée sur les dispositions de la loi du 5 juillet 1985. Par deux décisions du 14 janvier 1998, elle a fini par arrêter une position, qui, depuis, est constante.

La Cour de cassation décide que le recours entre co-impliqués ne peut se faire qu’en application des anciens articles 1251 et 1382 du code civil. Elle reconnaît que « le conducteur d’un véhicule terrestre à moteur, impliqué dans un accident de la circulation et condamné à réparer les dommages causés à un tiers, ne peut exercer un recours contre un autre conducteur impliqué que sur le fondement des deux premiers de ces...

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Hypothèque judiciaire provisoire et distribution du prix de vente : homologuer n’est pas titrer !

Une lecture trop rapide de cette décision pourrait laisser penser qu’elle ne concerne qu’un litige en matière de contestation d’honoraires d’avocat, mais le lecteur attentif ne s’y trompera pas, car en l’examinant de plus près, il est permis de mesurer qu’y sont abordés implicitement, les mesures conservatoires, l’indivision, la saisie immobilière et la procédure de distribution du prix de vente.

Les faits sont les suivants : un avocat se voit mandaté par un client pour diverses procédures à l’issue desquelles le montant de ses honoraires est contesté.

Pour avoir garantie de sa créance, l’avocat obtient le bénéfice d’une ordonnance du juge de l’exécution l’autorisant à prendre une inscription d’hypothèque judiciaire provisoire sur le bien indivis appartenant à son client et sa compagne, pour une montant de 40 500 € (C. pr. exéc., art. L. 511-1, L. 531-1, R. 511-1 et R. 532-1).

Pour respecter les dispositions de l’article R. 511-7 du code des procédures civiles d’exécution qui exigent du créancier qu’il introduise une procédure ou accomplisse les formalités nécessaires à l’obtention d’un titre exécutoire, l’avocat saisit son bâtonnier d’une demande de taxation d’honoraires.

La procédure en matière de contestation d’honoraires est régie par les articles 174 à 179 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat, avec compétence exclusive du bâtonnier.

Par décision du 6 février 2015, le bâtonnier a fixé les honoraires à un montant inférieur à celui présenté par l’avocat.

Parallèlement, le client bien infortuné, faisait l’objet d’une procédure de saisie immobilière mise en œuvre à son encontre et celui de sa compagne par le syndicat des copropriétaires.

Cette saisie immobilière portait sur le bien sur lequel l’avocat avait inscrit une inscription d’hypothèque judiciaire provisoire sur les droits indivis de son client.

À la suite de la vente sur adjudication survenue le 19 mai 2016, le syndicat des copropriétaires établissait un projet de distribution (C. pr. exéc., art. R. 332-2) aux termes duquel la somme de 40 500 € était attribuée à l’avocat.

Ce projet, notifié aux avocats des parties, n’avait pas été contesté dans le délai de quinze jours (article R.332-4 du code des procédures civiles d’exécution), de sorte qu’il a été homologué par le juge de l’exécution par ordonnance du 30 mars 2017 (article R.332-6 du code des procédures civiles d’exécution).

Insatisfait de la décision du bâtonnier, celle-ci étant susceptible de recours devant le premier président de la cour d’appel, saisi, dans le délai d’un mois de la notification de la décision (art. 176 du décr. n° 91-1197 du 27 nov. 1991), l’avocat exerce ce recours.

Statuant sur ce recours, le premier président de la cour d’appel de Paris, par ordonnance rendue le 15 mai 2018, limite la condamnation du client à la somme de 19 871 € TTC, avec intérêts au taux...

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Indépendance de la justice : à quoi sert le garde des Sceaux ?

« Quand on me casse la tête avec ces histoires… »

Christiane Taubira est à l’aise au Parlement. Elle retrouve ses habitudes à l’Assemblée, sans note et casque de vélo posé sur la table. D’abord, elle rappelle que c’est elle qui a porté la loi qui a supprimé les instructions individuelles et qui, par une circulaire, a clarifié les remontées d’information.

Le circuit est le suivant : sur les affaires sensibles, le procureur adresse une information sur les seuls actes déjà accomplis au parquet général, qui transmet à la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), qui envoie au cabinet qui en informe le ministre. L’information est tamisée à chaque échelon. Sous Taubira, le nombre de dossiers signalés est passé de 50 000 à 5 000. « Il y a eu des protestations disant que cela faisait encore beaucoup de remontées. Et objectivement je trouve que cela faire encore beaucoup, de remontées. ».

« Il y a la solution facile de dire "pas de remontées" et tout le monde est tranquille. Mais alors la démocratie ne fonctionne pas, ou alors on supprime le ministère de la Justice. Car, à ce moment, qui rend compte, qui prend les décisions, qui définit les politiques publiques ? C’est très sympathique, comme le sont souvent les solutions démagogiques, mais ce n’est pas concevable, parce que le garde des Sceaux a des responsabilités, et il faut qu’il puisse les exercer. » Elle énumère le rôle du ministre dans le service public de la justice, dans l’évolution de la loi, sa place dans la coopération internationale, ou le fait qu’il siège au conseil de défense.

Le député Ugo Bernalicis l’interroge : il y a aussi des remontées dans certaines affaires politico-financières qui ne relèvent pas de l’ordre public. Réponse de Christiane Taubira : « Certaines informations mettent le garde des Sceaux dans l’embarras ». « Lorsqu’un ancien président de la République ouvre un abonnement téléphonique au nom de Paul Bismuth et qu’on me casse la tête avec ces histoires, cela m’incommode dans le travail que j’effectue. […] Dans ce cas, je suis informée en mars 2014 qu’en 2013 des magistrats ont décidé et exploité des écoutes qui les conduits à ouvrir de nouvelles enquêtes ». Et elle devient ironique : « Au ministère de la Justice, chaque jour il y a du travail pour une semaine, et je n’ai peut-être pas consacré à l’affaire l’attention qu’elle méritait. »

« Le pouvoir a besoin des informations pour ne pas être bouche bée »

Elle poursuit : « Le pouvoir politique a besoin des informations pour ne pas être bouche bée quand on lui dit qu’il se passe des choses ». Mais sur les affaires qui concernent des élus ou des hauts fonctionnaires, « je ne serais pas choquée que l’on dispense le garde des Sceaux d’avoir ces informations. Ça me paraît plus simple. Mais ce n’est pas sans conséquence. Car, il faudra que sur ces procédures, les médias et le Parlement acceptent qu’un garde des Sceaux n’a pas d’information. »

Autre point, la ministre avait « connaissance que les informations remontaient plus vite et plus facilement au ministère de l’Intérieur », où les remontées ne sont pas encadrées.

Nicole Belloubet, dans un style plus sobre, minimise elle aussi l’importance des remontées : « J’ai demandé parfois des remontées lorsqu’il y a des affaires médiatiques : je ne peux pas être moins informée que la presse ou certains parlementaires. Ainsi Monsieur Bernalicis, vous m’avez posé une question dans l’hémicycle [sur l’affaire Kohler], où vous aviez manifestement plus d’information que moi. Parce que je souhaitais être au même niveau d’information que le parlementaire qui m’avait adressé la question, j’ai demandé ce qu’il en était ». Mais « les informations qui remontent au garde des Sceaux sont extrêmement peu nombreuses, même s’il y en a un peu plus qui arrivent au cabinet. »

« Je ne connaissais pas les gens des réseaux »

Si le sujet des remontées d’information a beaucoup occupé la commission d’enquête, les députés n’ont pu démontrer au cours de leurs travaux de redescente d’ordre de l’exécutif vers les magistrats. Mais le poids du ministre dans le fonctionnement de la justice reste questionné.

Ainsi certains intervenants préféreraient un procureur général indépendant. Une position que ne partage pas Christiane Taubira : « Un pouvoir ça doit rendre des comptes. Ça doit aussi expliquer comment il accède au pouvoir. Je ne suis pas favorable à un procureur général, et je ne suis pas sûre que, vous, les parlementaires, soyez prêts à vous contenter d’un procureur national qui vous présentera son rapport une fois l’an. »

Même chose pour la mainmise qu’a le garde des Sceaux sur l’inspection. Pour Taubira, « une inspection est déterminée à la fois par le fait lui-même et aussi par l’ambiance. Ainsi quand il y a un émoi général… » La saisine de l’inspection est aussi un moyen de faire tampon avec l’opinion. Par ailleurs « le conseil supérieur de la magistrature (CSM), il y a longtemps qu’il veut la main sur l’inspection. Ce n’est pas un sujet anodin ! »

Autre point, contrairement aux juges du siège, c’est la garde des Sceaux qui propose les nominations pour les hauts postes du parquet. Le CSM se contente de donner un avis, que le ministre suit. Les avis négatifs sont rares : Nicole Belloubet n’en a eu que 3 sur 146 propositions. Mais, à chaque nomination de hauts magistrats du parquet, il y a polémique.

Cinq ans après, Christiane Taubira doit encore s’expliquer sur les nominations de Catherine Champrenault et Éliane Houlette à deux postes clés :« Je ne les connaissais pas du tout. D’ailleurs, quand je suis arrivée à la tête du ministère, je ne connaissais pas grand monde. C’était un avantage, je ne connaissais pas les réseaux, je n’étais pas dans les réseaux, je ne connaissais pas les gens des réseaux. Moi mon principe pendant les quatre ans, c’était de trouver des femmes sur des postes à haute responsabilité ». Très majoritaires dans la base, les femmes étaient absentes dans les postes à responsabilité. Si le ministre se voit limité dans ses pouvoirs, qui au sein de la justice fixera les orientations et rendra des comptes ?

Le Défenseur des droits : une autorité inaboutie

Dans le rapport, que diffuse Dalloz actualité, les députés considèrent que le Défenseur a réussi à « s’imposer comme une vigie du respect des droits ». Mais il reste avant tout une autorité morale, parfois inaboutie, notamment en matière de déontologie de la sécurité.

Deux députés se sont attelés à ce rapport : Coralie Dubost (LREM) et Pierre Morel-À-L’Huissier (UDI) qui fut le rapporteur de la loi créant le Défenseur, il y a dix ans. Cette création fut, au départ, contestée. Rassemblant la HALDE, le médiateur de la République, le Défenseur des enfants et la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), l’enjeu pour le Défenseur était d’être plus qu’un patchwork. Une décennie après, les députés relèvent que « le Défenseur des droits est, sans aucun doute, une institution utile qui a réussi à s’imposer comme une vigie du respect des droits. »

Cependant, poursuivent-ils « le Défenseur des droits exerce essentiellement une magistrature morale, dépourvue de pouvoir de sanction ». Pour les députés, cette absence de rôle contraignant « permet au Défenseur des droits d’agir en complémentarité plutôt qu’en concurrence avec les juridictions ». Concernant le règlement des litiges, en 2015, le taux de suivi des recommandations générales du Défenseur était de 100 % et celui des recommandations individuelles de 66 %. Coralie Dubost et Pierre Morel-À-L’Huissier élaborent plusieurs recommandations pour renforcer son poids et son implantation.

Un Défenseur plus connu que ses missions

Jacques Toubon a permis au Défenseur d’acquérir une reconnaissance importante sur la défense des droits humains. En 2020, le Défenseur des droits est connu par 51 % des Français, contre 37 % en 2014. Le nombre de réclamations a augmenté de 32 % entre 2011 et 2019, pour atteindre 103 000.

Toutefois, certaines de ses missions restent mal connues, l’activité du siège l’ayant médiatiquement emporté sur l’action de terrain. Le Défenseur bénéficie pourtant d’un réseau de 510 délégués territoriaux (contre 371 en 2014). Certaines administrations, comme la CNAV, l’OFII ou le Trésor public restent récalcitrantes envers le Défenseur.

Le Défenseur des droits peut également intervenir devant toutes les juridictions, pour présenter son analyse du dossier, ce qu’il a fait à 141 reprises l’an dernier. Son avis a été suivi dans 70 % des cas. Mais pour certains des professionnels interrogés, ces interventions sont parfois trop proches de « prises de position para-juridiques fondées sur une approche du juste et de l’injuste plutôt désincarnée ».

C’est l’action en matière de déontologie de la sécurité qui semble la plus compliquée. Le taux de suivi des recommandations du Défenseur concernant les poursuites disciplinaires « s’est stabilisé à 0 % ». Comme à l’époque de la CNDS, même les recommandations générales n’ont qu’un faible impact. Pour les forces de l’ordre, le Défenseur est au mieux considéré comme un doublon de l’action des inspections et de la justice.

Renforcer le poids du Défenseur et élargir ses compétences

Les députés souhaitent que les avis du Défenseur soient mieux suivis. Ils proposent ainsi la création d’un service interministériel chargé du suivi de ses recommandations. Ils souhaitent aussi qu’il puisse saisir le Conseil constitutionnel en amont et en aval de la promulgation des lois.

Les députés proposent que l’institution fasse plus appel à certains des pouvoirs dont elle dispose : en 2019, le Défenseur ne s’est saisi d’office qu’à onze reprises et n’a réalisé qu’une vérification sur place. Son autonomie budgétaire devrait aussi être renforcée : le budget 2020 est inférieur de 6,2 millions d’euros aux budgets 2010 des quatre autorités fusionnées.

Les lanceurs d’alerte sont un sujet émergeant pour le Défenseur. Il a été saisi de 84 dossiers lanceurs d’alerte en 2019. Si la loi Sapin 2 avait été partiellement censurée par le Conseil constitutionnel, la transposition d’une directive européenne pourrait lui permettre de récupérer l’accompagnement des lanceurs d’alerte, comme le souhaitent les députés.

Le rapport recommande de ne pas généraliser l’expérimentation de la médiation préalable obligatoire que conduit le Défenseur sur certains contentieux (RSA, APL). Sur 500 demandes, seuls 22 % des médiations achevées ont conduit l’usager à ne pas faire de recours contentieux.

Enfin, l’extension du périmètre du Défenseur des droits reste sur la table. Le rapport ne recommande pas franchement une fusion avec la CNCDH ou avec le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), sauvé en 2010 grâce à l’action de Jean-Marie Delarue. Mais, à défaut de fusion, il propose donner compétence au CGLPL pour traiter les litiges individuels en détention. Autre point : le Défenseur pourrait renforcer son contrôle dans les EHPAD, en y réalisant des visites.
 

Chronique d’arbitrage : l’arbitrage à l’épreuve du déséquilibre significatif

Dans cette chronique d’arbitrage, on évoquera donc dans un premier temps le déséquilibre significatif, avec notamment un nouvel arrêt Subway (Paris, 2 juin 2020, n° 17/18900), copie (presque !) conforme d’un précédent arrêt. Mais le déséquilibre significatif touche aussi le fond du droit et soulève la question de son intégration dans l’ordre public international (Paris, 30 juin 2020, n° 19/09729, Axon). Par ailleurs, cette nouvelle chronique sera l’occasion de continuer nos pérégrinations sur l’ensemble du territoire. C’est cette fois un arrêt de la cour d’appel de Colmar qui sera à l’honneur (Colmar, 22 juin 2020, n° 18/02745, Centre européen d’arbitrage et de médiation). Il fera frémir les services juridiques des centres d’arbitrage, puisqu’il annule la décision du centre relative aux frais pour non-respect du contradictoire ! On évoquera également la décision Kem One (Civ. 1re, 24 juin 2020, n° 19-12.701), qui illustre la situation insoluble dans laquelle la Cour de cassation se met en matière d’action d’un tiers à l’encontre de cocontractants sur le fondement d’une violation du contrat (v. déjà, J. Jourdan-Marques, Chronique d’arbitrage : l’assemblée plénière fait de l’arbitrage sans le savoir, Dalloz actualité, 27 févr. 2020). Enfin, l’affaire KFG (Paris, 23 juin 2020, n° 17/22943) sera à suivre de près dans les prochaines années, en ce qu’elle donne déjà lieu à des contrariétés de décisions entre les juridictions française et anglaise sur la question de la compétence du tribunal.

I – Arbitrage et déséquilibre significatif

Le déséquilibre en matière d’arbitrage mérite de faire l’objet d’une véritable exploration (v. déjà, M. de Fontmichel, L’équilibre contractuel des clauses relatives au litige, JCP 2019. Doctr. 583 ; M. de Fontmichel, Le faible et l’arbitrage, préf. T. Clay, Economica, 2013 ; E. Mouial Bassilana, D. Restrepo et L. Colombani, Le déséquilibre significatif dans les contrats commerciaux : nouvel outil de lutte contre les GAFA, AJ contrat 2018. 471 image). La question se pose de deux façons différentes. Premièrement, le déséquilibre significatif peut être invoqué pour remettre en cause la clause compromissoire. On touche à la compétence de l’arbitre. Deuxièmement, le déséquilibre peut concerner le contenu du contrat et faire l’objet d’une sanction par l’arbitre. Par ricochet, on peut s’interroger sur l’inclusion de cette règle au sein de l’ordre public international et son examen par le juge étatique. Par chance, la présente chronique nous donne l’occasion de mettre l’accent sur ces deux problématiques.

A - Clause compromissoire et déséquilibre significatif

La clause compromissoire peut-elle être paralysée sur le fondement d’un déséquilibre significatif ? La tentation est grande, pour le plaideur souhaitant échapper à ses obligations, de se prévaloir de cet argument. Devant une clause compromissoire, la discussion peut être abordée sous deux angles : d’abord, c’est la clause elle-même qui crée un déséquilibre (1) ; ensuite, c’est une pluralité de clauses du contrat, dont la clause compromissoire, qui provoquent un déséquilibre et qui sont remises en cause dans leur ensemble (2). Ces deux questions se retrouvent, de façon plus ou moins directe, dans un arrêt de la cour d’appel de Paris (Paris, 2 juin 2020, n° 17/18900, Subway ; v. déjà, Paris, 11 sept. 2018, n° 16/19913, D. 2018. 2448, obs. T. Clay image ; AJ contrat 2018. 491, obs. J. Jourdan-Marques image ; CCC 2018, n° 11, p. 21, obs. N. Mathey ; Gaz. Pal. 2018, n° 38, p. 25, obs. D. Bensaude ; RLDA 2019, n° 145, p. 35, note J. Clavel-Thoraval).

1 – Le déséquilibre par la clause

La simple présence de la clause ou sa rédaction peut-elle être à l’origine d’un déséquilibre significatif ? Il est classiquement enseigné que la clause compromissoire, du fait de son objet purement processuel, est neutre. À ce titre, le seul choix de recourir à la justice arbitrale serait insusceptible de créer un déséquilibre. Néanmoins, la clause compromissoire ne cesse de faire l’objet de suspicions. Quand bien même la situation a évolué depuis un siècle, la rédaction de l’article 2061 contient encore des réserves puisqu’elle permet à certaines parties de saisir la justice étatique en se prévalant de l’inopposabilité de la clause. N’est-ce pas le reflet d’un déséquilibre – réel ou fantasme – contre lequel le législateur entend lutter ? Pour autant, il est également vrai que les interdictions per se de la clause compromissoire se réduisent désormais à la portion congrue (on citera tout de même, à titre d’exemple, l’interdiction visant les personnes publiques en matière interne).

Cette bienveillance croissante à l’égard de la clause reflète un changement de paradigme. Ce n’est pas la clause elle-même qui pose problème, mais ce sont ses modalités (en ce sens : M. de Fontmichel, L’équilibre contractuel des clauses relatives au litige, préc., n° 14). Il suffit pour cela d’imaginer une clause qui, pour un petit litige, prévoit un arbitrage en Californie avec, par exemple, une présence physique obligatoire à une audience se déroulant sur place. Le législateur et la jurisprudence sont d’ailleurs conscients de ce risque et prévoient des remèdes : c’est le cas de la législation sur les clauses abusives (C. consom., art. R. 212-2-10°), de la jurisprudence en droit du travail (Soc. 30 nov. 2011, nos 11-12.905 et 11-12.906, D. 2011. 3002 image ; ibid. 2012. 2991, obs. T. Clay image ; Dr. soc. 2012. 309, obs. B. Gauriau image ; RTD com. 2012. 351, obs. A. Constantin image ; ibid. 528, obs. E. Loquin image ; Rev. arb. 2012. 333, note M. Boucaron-Nardetto [1re décis.] ; JCP 2012. 843, § 2, obs. C. Seraglini ; ibid. 2011. 2518, obs. N. Dedessus-Le-Moustier ; JCP S 2012, n° 5, p. 42, note S. Brissy ; Procédures 2012. Comm. 42, obs. L. Weiller ; ibid. Comm. 75, obs. A. Bugada ; RDC 2012. 539, note X. Boucobza et Y.-M. Serinet). Toutefois, ces dispositions protectrices se destinent essentiellement à des relations entre parties dont la force est considérée, a priori, comme inégale.

Qu’en est-il entre parties présumées de force égale ? C’est à cette occasion que l’on peut s’interroger sur le recours aux dispositions relatives au déséquilibre significatif, en particulier les articles 1171 du code civil et L. 442-1, I, 2°, du code de commerce. Pour le Professeur de Fontmichel, il convient de distinguer le principe de la clause de ses modalités (M. de Fontmichel, L’équilibre contractuel des clauses relatives au litige, préc., n° 36). En effet, le choix du recours à l’arbitrage ne pourrait pas être remis en cause dès lors que la clause, contrat dans le contrat (H. Motulsky, L’efficacité de la clause compromissoire en matière internationale, in Écrits. Études et notes sur l’arbitrage, 2e éd., préf. C. Reymond, Dalloz, 2010, p. 335, n° 7), ne peut faire l’objet d’une censure dans son intégralité. Seules les modalités de la clause pourraient donc être soumises à un examen et à une éventuelle sanction. Cette position peut être discutée. Il suffit de penser à la jurisprudence relative à la transmission de la convention d’arbitrage pour se convaincre que le statut de « contrat dans le contrat » de la clause compromissoire est purement opportuniste et réversible (la clause y est qualifiée d’« accessoire du droit d’action, lui-même accessoire du droit substantiel transmis », Civ. 1re, 27 mars 2007, n° 04-20.842, D. 2007. 2077, obs. X. Delpech image, note S. Bollée image ; ibid. 2008. 180, obs. T. Clay image ; Rev. crit. DIP 2007. 798, note F. Jault-Seseke image ; RTD civ. 2008. 541, obs. P. Théry image ; RTD com. 2007. 677, obs. E. Loquin image ; Rev. arb. 2007. 785, note J. El-Ahdab ; JDI 2007. 968, note C. Legros ; LPA 2007, n° 192, note F. Parsy ; JCP 2007. II. 10118, note C. Golhen ; ibid. I. 168, § 11, obs. C. Seraglini ; ibid. I. 200, § 11, obs. Y.-M. Serinet ; LPA 2007, n° 160, note A. Malan ; Gaz. Pal. 21-22 nov. 2007. 6, note F.-X. Train ; CCC 2007. 166, note L. Leveneur).

Néanmoins, dans l’affaire Subway, les parties ont fait preuve de créativité. Le demandeur au recours ne s’est pas prévalu des dispositions relatives au déséquilibre significatif, mais d’une privation de l’accès au juge et à un procès équitable. Une telle proposition n’est pas totalement nouvelle, puisqu’elle a déjà été évoquée en doctrine (M. de Fontmichel, Le faible et l’arbitrage, op. cit., nos 291 s. ; l’auteur ne considère toutefois pas qu’il s’agit de la meilleure approche. V. note ss TGI Paris, 16 nov. 2015, Cah. arb. 2015. 807) et retenue en Allemagne (Cour fédérale de Justice [Bundesgerichsthof], 14 sept. 2000, III ZR 33/00). La cour d’appel rejette le grief. Elle énonce que « l’existence d’une clause compromissoire ne porte pas en elle-même privation de l’accès au juge et à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme ». Toutefois, elle n’écarte pas un examen des modalités de la clause. En effet, elle retient que le demandeur « ne justifie pas en quoi son impécuniosité alléguée au jour de la mise en œuvre de la procédure arbitrale pourrait affecter la validité de la clause d’arbitrage convenue entre les parties ». En acceptant d’en examiner le bien-fondé, la cour d’appel admet que l’impécuniosité est de nature à remettre en cause la compétence du tribunal arbitral (dans le même sens, T. com. Paris, 17 mai 2011, n° 2011003447, non publié, cité par M. de Fontmichel, Le financement de l’arbitrage par une partie insolvable, in L’argent dans l’arbitrage, ss la direct. de W. Ben Hamida et T. Clay, Lextenso éditions, 2013, p. 37, spéc. p. 40). Le coût de la procédure d’arbitrage et les frais de conseils sont mis en balance par le juge avec la situation financière du franchisé. Si, faute de preuve, la Cour rejette le moyen, elle pose les fondations d’une remise en cause de la compétence du tribunal arbitral et identifie même des critères pertinents.

La démarche est audacieuse. Elle conduit à examiner non pas un déséquilibre juridique, in abstracto, mais un déséquilibre économique, in concreto. Elle est toutefois discutable dans son principe, en ce qu’elle heurte frontalement la force obligatoire de la convention (E. Loquin, note ss Paris, 14 avr. 2005, RTD com. 2006. 308 image ; E. Gaillard, « Impecuniosity of Parties and its effect on Arbitration – A French View », in Financial Capacity of Parties : a condition for the validity of Arbitration Agreement ?, ed. German Institute of Arbitration, Peter Lang, 2004 spéc. p. 85). En examinant au fond cette question, la cour d’appel ouvre la voie à des discussions systématiques, ce qu’on peut regretter. En outre, la solution ne vaut qu’au stade du recours contre la sentence ; elle n’est pas applicable avant, dès lors que le principe compétence-compétence continue de faire obstacle à cet examen (Paris, 26 févr. 2013, Lola Fleurs, n° 12/12953, D. 2013. 2936, obs. T. Clay image ; Cah. arb. 2013. 479, note A. Pinna ; Rev. arb. 2013. 756, note F.-X. Train).

2 – Le déséquilibre par les clauses

Une autre façon de voir la chose, toujours dans l’arrêt Subway, conduit à considérer que la clause compromissoire est une clause parmi d’autres (les clauses processuelles et les clauses substantielles) qui, réunies, provoquent un déséquilibre significatif. Là encore, le grief est rejeté par la cour d’appel, qui énonce qu’« est sans influence sur sa validité et n’exclut pas le recours à l’arbitrage, le déséquilibre significatif de la relation commerciale qui résulterait de l’économie générale du contrat de franchise, à supposer même qu’il soit contraire à l’ordre public international et, même si, le ministre de l’Économie et des finances devant le tribunal de commerce de Paris, dans ses conclusions déposées le 2 septembre 2019 […], estime que la clause compromissoire participant à ce déséquilibre, doit être annulée en application de l’article L. 442-6, III, du code de commerce ». La nouveauté de la question, par rapport à l’arrêt de 2018, concerne la position du ministre de l’Économie et des finances dans une procédure parallèle, qui avance que la clause compromissoire participe à un déséquilibre significatif général (ce point reste flou, le défendeur soulignant que « le ministre ne sollicite pas l’annulation de la clause »). Lorsqu’une clause participe du déséquilibre général du contrat, le rééquilibrage peut passer par une suppression de la clause. Selon les textes actuellement en vigueur, « le ministre chargé de l’économie ou le ministère public peuvent demander à la juridiction saisie d’ordonner la cessation des pratiques mentionnées aux articles L. 442-1, L. 442-2, L. 442-3, L. 442-7 et L. 442-8. Ils peuvent également, pour toutes ces pratiques, faire constater la nullité des clauses ou contrats illicites » (C. com., art. L. 442-4, I).

Pourtant, la cour se désintéresse de l’argument et rejette même la demande de sursis à statuer dans l’attente de la décision, au motif que « par son fondement de pur droit interne, l’instance en cours devant le tribunal de commerce de Paris est insusceptible d’exercer une influence sur le contrôle exercé par la cour en application de l’article 1520 du code de procédure civile à l’égard d’une sentence rendue à l’étranger en matière d’arbitrage international ». L’affirmation mérite qu’on s’y arrête. Il est vrai que les clauses compromissoires internes et internationales sont soumises à des régimes distincts. L’autonomie juridique de la clause dans un contrat international la fait en principe échapper au droit interne. Ceci étant, le raisonnement présente des limites. Dès lors que le franchiseur, comme c’est le cas ici, a son siège à l’étranger, tous les contrats conclus avec des franchisés pour l’exercice d’une activité en France sont internationaux. Peut-on véritablement imaginer que l’action du ministre conduisant à la nullité de la clause compromissoire (si elle est prononcée) n’entraîne aucune conséquence sur celles-ci, au prétexte que, figurant dans des contrats internationaux, leur régime échappe au droit interne ? C’est une chose est de discuter de la pertinence d’une remise en cause de la clause sur le fondement du déséquilibre significatif et du bien-fondé de l’action du ministre. C’en est une autre de refuser de prendre acte d’une éventuelle décision de justice conduisant à l’annulation de la clause. Le débat est légitime sur le premier point, beaucoup moins sur le second.

D’ailleurs, un fondement permet de prendre en compte, quoi qu’il arrive, le résultat de l’action du ministre devant les juridictions judiciaires, quand bien même le litige en est au stade du contrôle de la sentence. En effet, la jurisprudence Dalico prévoit bien que « l’existence et l’efficacité de la clause s’apprécient sous réserve des règles impératives du droit français et de l’ordre public international, d’après la commune volonté des parties, sans qu’il soit nécessaire de se référer à une loi étatique ». Voilà qui mérite que l’on renouvelle la réflexion sur cette question.

B - Ordre public et déséquilibre significatif

Le déséquilibre significatif d’un contrat peut être soulevé devant le tribunal, sans pour autant remettre en cause la compétence arbitrale. L’une des problématiques est celle de la contrariété à l’ordre public international d’une sentence à raison de l’existence d’un déséquilibre significatif non sanctionné (Paris, 30 juin 2020, n° 19/09729, Axon). Dans cette décision, le bref raisonnement de la cour d’appel est instructif, mais soulève de nombreuses interrogations. Elle retient que « le déséquilibre significatif de la relation commerciale, dont il n’est nullement établi qu’il puisse être contraire à l’ordre public international, et qui résulterait selon […] de l’économie générale du contrat, ne saurait en tout état de cause être caractérisé par la seule référence au contenu de la clause compromissoire alors que pour être caractérisé un tel déséquilibre suppose une appréciation concrète et globale du contrat à laquelle [la partie] ne s’est nullement livré[e] ». Plusieurs remarques peuvent être formulées.

Premièrement, la cour d’appel ne détermine pas précisément si l’existence d’un déséquilibre significatif est à compter parmi les griefs susceptibles d’entraîner une contrariété à l’ordre public international (pour une qualification de loi de police en dehors de l’arbitrage, Paris, 21 juin 2017, n° 15/18784, D. 2018. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke image ; AJ contrat 2017. 388, obs. V. Pironon image ; ibid. 305, obs. X. D. image ; JT 2017, n° 200, p. 11, obs. X. Delpech image ; RTD com. 2017. 598, obs. M. Chagny image ; ibid. 599, obs. M. Chagny image ; ibid. 601, obs. M. Chagny image ; ibid. 603, obs. M. Chagny image ; ibid. 606, obs. M. Chagny image). Autrement dit, la cour ignore volontairement et expressément le débat relatif à la recevabilité pour se focaliser sur la preuve, qui relève du fond. Il est vrai que la question est délicate (E. Mouial Bassilana, D. Restrepo et L. Colombani, Le déséquilibre significatif dans les contrats commerciaux : nouvel outil de lutte contre les GAFA, préc.). Néanmoins, elle mérite d’être tranchée une fois pour toutes par une décision de principe.

Deuxièmement, le déséquilibre significatif est à double-détente : lorsqu’il affecte la clause, il remet en cause la compétence du tribunal (v. supra) ; lorsqu’il affecte le contrat, il emporte une contrariété à l’ordre public international. En revanche, ces deux questions doivent être soigneusement distinguées. Le déséquilibre éventuel d’une clause compromissoire ne peut caractériser un déséquilibre du contrat et le déséquilibre de la relation commerciale est sans effet sur la validité de la clause (Paris, 11 sept. 2018, n° 16/19913, préc.).

Troisièmement, l’arrêt ne dit pas non plus quel type de déséquilibre au sein du contrat peut dégénérer en atteinte à l’ordre public international. On apprend seulement qu’une appréciation concrète et globale du contrat doit être réalisée.

En définitive, on regrette que la cour d’appel n’ose pas véritablement se positionner sur le déséquilibre significatif. La solution selon laquelle on ne sait pas véritablement si ce grief est susceptible d’entraîner l’annulation, mais, quoi qu’il en soit, il n’est pas établi n’est pas satisfaisante. Il convient d’y apporter une réponse claire. De notre point de vue, ce grief ne doit pas remettre en cause la compétence du tribunal arbitral et n’est pas non plus une loi de police de nature à intégrer l’ordre public international. En effet, la loi de police est une disposition impérative dont le respect est jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics, tels que son organisation politique, sociale ou économique, au point d’en exiger l’application à toute situation entrant dans son champ d’application (définition issue de l’art. 9 du règl. Rome I). Une telle disposition vise à la sauvegarde des intérêts privés du partenaire commercial et non à l’intérêt public. À nos yeux, ce n’est pas le cas du déséquilibre significatif.

II – La clause compromissoire

La saisine du juge étatique en dépit d’une clause compromissoire est une situation encore trop courante. À terme, cette tentative est vouée à l’échec, dès lors que le principe compétence-compétence exclut toute discussion sur la compétence arbitrale devant le juge judiciaire. Elle est malheureusement encore encouragée par une pluralité de facteurs. D’abord, on ne peut pas ignorer qu’il existe une grande méconnaissance du régime de la clause compromissoire par les juridictions inférieures, en particulier les tribunaux de commerce et les cours d’appel (à l’exclusion des deux chambres spécialisées de la cour d’appel de Paris). Ainsi, le justiciable ayant volontairement ignoré la clause compromissoire peut se retrouver en position de force en bénéficiant d’une décision favorable en première instance voire en appel (pour une décision récente, que nous ne commenterons, mais qui est caricaturale de l’incompréhension du mécanisme par certaines juridictions, Bastia, 8 juill. 2020, n° 19/002271). L’obtention d’une solution rigoureuse devant la Cour de cassation n’y change parfois rien, dès lors que les parties peuvent avoir été découragées en amont de se prévaloir de la clause. Ensuite, il n’est pas rare que les parties mal informées invoquent la clause compromissoire, mais omettent de se prévaloir du principe compétence-compétence. Dès lors, le juge n’est pas tenu de restreindre son examen et peut librement se prononcer sur la compétence de l’arbitre (Civ. 1re, 19 déc. 2018, n° 17-28.233, Dalloz actualité, 6 mars 2019, obs. J. Jourdan-Marques ; RJC 2019, n° 1, p. 33, obs. B. Moreau). Enfin, le demandeur peut toujours compter sur la maladresse du défendeur, qui oublie de se prévaloir in limine litis de la clause. Les arrêts de la présente livraison nous permettent de revenir sur certaines de ces difficultés, notamment la rédaction des clauses (A), la question de l’étendue du principe compétence-compétence (B) et de la sanction en cas de saisine du juge étatique en dépit d’une clause compromissoire (C).

A - La rédaction des clauses compromissoires

Les clauses pathologiques sont malheureusement toujours nombreuses dans les contrats. Un exemple nous est offert par la cour d’appel de Lyon (Lyon, 14 mai 2020, n° 17/06968). D’abord, une belle clause compromissoire, parfaitement rédigée (ou presque, puisque la clause prévoit que la sentence est immédiatement revêtue de l’exequatur…). Ensuite, le drame : « pour tous les litiges qui ne pourraient être réglés par la procédure prévue dans le cadre de la clause compromissoire, il est expressément fait attribution de compétence au tribunal de commerce de Lyon ». Naturellement, les parties sont renvoyées à l’arbitrage, mais on est prêt à parier que le problème persistera !

Face à de telles clauses, la saisine du juge étatique est presque une conséquence logique. Il est néanmoins toujours intéressant de revenir sur les difficultés méthodologiques posées. Un arrêt de la cour d’appel de Bordeaux constitue à cet égard un excellent cas pratique (Bordeaux, 11 juin 2020, n° 17/06155, La Ferme du GAT). Pour faire simple, les parties ont contracté pour la livraison de deux appareils de distribution de lait cru et de produits de la ferme en libre-service (on n’arrête pas le progrès !). À la suite d’un retard dans la livraison, les parties se sont mises d’accord sur une nouvelle commande portant sur trois distributeurs. Le premier contrat contient la clause suivante : « en cas de différences relatives à l’interprétation et l’exécution du contrat présent et non réglées à l’amiable, compétence exclusive sera la chambre de commerce de Milan, Italie ». En revanche, le second contrat en est dépourvu. Deux questions se posent donc : (1) quelle est la nature de la clause ? (2) Est-elle applicable au litige ?

Pour y répondre, la cour d’appel de Bordeaux procède de la manière suivante. Dans un premier temps, elle examine les relations contractuelles entre les parties pour en déduire que les clauses du premier contrat s’appliquent pour le litige relatif aux trois distributeurs. Dans un second temps, elle s’interroge sur la clause et y voit une clause compromissoire. Elle renvoie les parties à mieux se pourvoir. Si la fin est satisfaisante, les moyens pour l’atteindre sont critiquables. En effet, la cour a inversé les étapes du raisonnement. La première étape aurait dû être la qualification de la clause : clause attributive de juridiction ou clause compromissoire ? Il peut exister un doute, aucune référence explicite à l’arbitrage n’étant faite. Le processus de qualification est important, puisqu’il permet d’identifier le régime applicable (Livre IV du code de procédure civile ou Règlement Bruxelles 1 bis). Il est parfaitement réalisé par la cour d’appel, qui considère qu’il s’agit d’une clause compromissoire (conclusion qui, d’ailleurs, pourra être à nouveau discutée devant le tribunal arbitral, celui-ci n’étant pas tenu par cette qualification). Une fois la qualification de clause compromissoire retenue, la cour d’appel pouvait-elle, comme elle l’a fait, s’interroger sur l’applicabilité de la clause contenue dans le premier contrat au litige ? La réponse est évidemment négative : cette question relève du tribunal arbitral, et les juridictions étatiques ne peuvent en connaître, en vertu du principe compétence-compétence. Il y a bien une erreur de méthode. Cela dit, la lecture de l’arrêt permet, une fois encore, de constater que l’article 1448 du code de procédure civile n’est pas visé, même dans le résumé des prétentions des parties. Erreur de plume de la cour ou oubli des parties ? La nuance est importante, car il faut se rappeler que le juge n’a pas à relever d’office le principe compétence-compétence (Civ. 1re, 19 déc. 2018, n° 17-28.233, préc.).

B - Le principe compétence-compétence

L’article 1448, alinéa 1er, du code de procédure civile oblige le juge étatique saisi en violation d’une clause compromissoire de se déclarer incompétent sauf si le tribunal arbitral n’est pas encore saisi et si la convention d’arbitrage est manifestement nulle ou manifestement inapplicable. Malgré une jurisprudence toujours rigoureuse, le contentieux en la matière ne se tarit pas et il n’est pas rare de le voir remonter jusqu’à la Cour cassation. C’est ainsi qu’elle est de nouveau amenée à se prononcer par un arrêt (F-D) du 24 juin 2020 (Civ. 1re, 24 juin 2020, n° 19-12.701, Kem One). Dans cette affaire, un premier contrat d’ingénierie pour un chantier de conversion d’usine contenant une clause compromissoire a été conclu (entre Kem One et ThyssenKrupp). Puis, un second contrat, relatif aux travaux pour la conversion de l’usine, entre l’un des parties au premier contrat (Kem One) et des tiers (groupe Clemessy) a également été signé. Ce dernier contient une clause attributive de juridiction. Par la suite, le groupe Clemessy a assigné devant le tribunal de commerce les sociétés Kem One et ThyssenKrupp.

Le litige porte logiquement sur l’application de la clause compromissoire à l’action des sociétés du groupe Clemessy contre les sociétés Kem One et ThyssenKrupp. En effet, la seule clause figurant dans le contrat conclu par le groupe Clemessy est une clause attributive de juridiction, la clause compromissoire étant insérée dans le contrat d’ingénierie. La cour d’appel a constaté que la clause n’est pas manifestement inapplicable et qu’il appartient au tribunal arbitral de se prononcer sur sa compétence. Le pourvoi est rejeté. La Cour de cassation valide le raisonnement selon lequel « la clause litigieuse […] se trouve dans le contrat liant les sociétés Kem One et ThyssenKrupp dont les violations alléguées fondent l’action entreprise par les sociétés du groupe Clemessy pour voir condamner la société ThyssenKrupp au paiement in solidum des sommes qu’elles réclament à la société Kem One ».

On ne peut que saluer la rectitude de la motivation. Les cours ne recherchent pas si la clause est applicable à l’action ; cette prérogative appartient uniquement aux arbitres. Elles se limitent à identifier le fondement de l’action du groupe Clemessy, qui se trouve dans le contrat unissant Kem One et ThyssenKrupp. Autrement dit, c’est un lien entre la clause et l’action qui est identifié et qui suffit à renvoyer au tribunal arbitral (sur ce critère : J. Jourdan-Marques, Action extracontractuelle et arbitrage, Rev. arb. 2019. 685, nos 20 s.). Voilà qui, une fois de plus, devrait refroidir les plaideurs souhaitant s’émanciper de la clause compromissoire.

Néanmoins, il faut bien dire que l’articulation de cette solution est peu évidente avec la réitération, par l’assemblée plénière, de la jurisprudence Boot Shop (Cass., ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963, QBE Insurance c/ Sucrerie de Bois rouge, Dalloz actualité, 24 janv. 2020, obs. J.-D. Pellier ; Dalloz actualité, 27 févr. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2020. 416, et les obs. image, note J.-S. Borghetti image ; ibid. 353, obs. M. Mekki image ; ibid. 394, point de vue M. Bacache image ; AJ contrat 2020. 80 image, obs. M. Latina image ; RFDA 2020. 443, note J. Bousquet image ; RTD civ. 2020. 96, obs. H. Barbier image ; ibid. 395, obs. P. Jourdain image ; Gaz. Pal. 2020, n° 5, p. 15, obs. D. Houtcieff). En effet, dans cette affaire comme dans celle en commentaire, l’action est fondée sur un contrat, mais exercée par un tiers au contrat. Or dans l’affaire Sucrerie de Bois rouge, la clause a été écartée d’un revers de la main. En apparence, rien ne semble distinguer les affaires Sucrerie de Bois rouge et Kem One, sauf une éventuelle présentation divergente des moyens de défense. Il conviendra donc de rendre un arrêt de principe sur la question du renvoi des parties au tribunal arbitral en présence d’une clause compromissoire dans le contrat sur lequel le tiers fonde son action. De notre point de vue, la piste à suivre est celle tracée par l’arrêt Kem One.

On trouve également une problématique autour de la nature de l’action dans un autre arrêt de la cour d’appel de Paris (Paris, 17 juin 2020, n° 18/16996, Électrolux). L’action n’est pas exercée par un tiers à la clause, mais par une partie au contrat qui exerce une action délictuelle. La motivation de l’arrêt est particulièrement soignée, puisqu’elle évite de se prononcer sur qualification de l’action et sur la compétence arbitrale : « En effet, les termes très généraux de la clause ci-dessus reproduits – qui ne permettent pas d’exclure manifestement de son champ d’application la présente action relative à la rupture du contrat, fut-elle fondée sur une faute délictuelle et non contractuelle – ainsi que le principe compétence/compétence – qui donne priorité au tribunal arbitral pour statuer sur sa compétence lorsque, comme en l’espèce la clause compromissoire n’est pas manifestement inapplicable ou manifestement nulle – invalident leur argumentaire ». De même, la cour accepte de renvoyer un tiers à la clause devant le tribunal arbitral, en soulignant qu’il est établi qu’il s’est personnellement impliqué dans le contrat et que dès lors il appartient à l’arbitre de se prononcer sur sa compétence.

C - La sanction de la violation d’une clause compromissoire

L’arrêt rendu le 13 mai 2020 par la Cour de cassation porte sur une question qui paraissait entendue depuis longtemps : celle du moyen de défense à soulever en présence d’une clause compromissoire (Civ. 1re, 13 mai 2020, n° 18-25.966, Kimmolux, Dalloz actualité, 12 juin 2020, obs. G. Sansone ; Procédures 2020. Comm. 147, obs. L. Weiller). En l’espèce, la clause n’a pas été invoquée in limine litis. Pour accueillir le moyen de défense, la cour d’appel a opté pour une qualification de fin de non-recevoir, permettant ainsi au défendeur de bénéficier de la bienveillance de l’article 123 du code de procédure civile. L’arrêt est cassé, au visa de l’article 74 du code de procédure civile et au motif que « l’exception tirée de l’existence d’une clause compromissoire est régie par les dispositions qui gouvernent les exceptions de procédure ».

Cette solution n’étonnera personne, notamment au regard de la jurisprudence antérieure (Civ. 1re, 6 juin 1978, Rev. arb. 1979. 230, note P. Level ; Civ. 3e, 13 mai 1981, Rev. arb. 1983. 110 ; Civ. 1re, 9 oct. 1990, Bull. civ. I, n° 205 ; D. 1991. 571, note M. Santa-Croce ; Rev. arb. 1991. 305, note M.-L. Niboyet-Hoegy ; RTD. civ. 1991. 603, obs. R. Perrot ; 6 nov. 1990, Rev. arb. 1991. 73, note P. Delebecque ; 19 nov. 1991, Bull. civ. I, n° 313 ; Rev. arb. 1992. 462, note D. Hascher ; v. aussi, Civ. 2e, 22 nov. 2001, Bull. civ. II, n° 168 ; Dr. et pr. 2002. 108, note M. Douchy ; Procédures 2002, n° 1, note R. Perrot ; JCP 2002. II. 10174, note C. Boillot ; JCP E 2002, p. 1467, note G. Chabot ; RTD com. 2002. 46, obs. E. Loquin image ; Civ. 1re, 3 févr. 2010, Bull. civ. I, n° 31 ; JCP 2010. I. 546, § 8, obs. T. Clay ; 14 avr. 2010, Bull. civ. I, n° 96 ; Rev. arb. 2010. 496, note P. Callé ; RJC 2010. 84, obs. B. Moreau). Elle découle notamment de l’article 81 du code de procédure civile. Toutefois, la préférence entre exception de procédure et fin de non-recevoir est parfois discutée en doctrine. Le Professeur Callé souligne qu’« en présence d’une clause compromissoire, les juridictions étatiques sont dépourvues, de par la volonté des parties, de tout pouvoir juridictionnel à l’égard du litige qui leur est soumis. Il ne s’agit pas d’une question de compétence qui implique une répartition de la matière litigieuse entre plusieurs juges, mais de pouvoir, c’est-à-dire d’aptitude de la juridiction à trancher le litige » (P. Callé, note ss Civ. 1re, 3 févr. 2010, Rev. arb. 2010. 496, n° 6 ; v. égal. S. Akhouad, La notion de partie dans l’arbitrage, thèse dactyl. ss la dir. de T. Clay, Université de Versailles Saint-Quentin, 2012, nos 269 s.). Néanmoins, l’article 1448, alinéa 2, du code de procédure civile, évoque expressément « l’incompétence » du juge judiciaire. En réalité, l’utilisation du terme « compétence » en arbitrage est source d’incertitudes : doit-elle être calquée sur la notion de procédure civile ou doit-elle faire l’objet d’une appréciation autonome ? En théorie, il y a un véritable travail à réaliser. En pratique, la qualification d’exception de procédure présente l’immense avantage d’éviter les manœuvres purement dilatoires conduisant une partie à relever ce moyen de défense tardivement.

La lecture de l’arrêt conduit à une seconde question. Selon Monsieur Sansone, la Cour de cassation réalise une distinction entre exception de procédure et exception d’incompétence (G. Sansone, obs. ss Civ. 1re, 13 mai 2020, n° 18-25.966, Dalloz actualité, 12 juin 2020). Pour l’auteur, la jurisprudence a longuement hésité entre les deux qualifications et opte explicitement pour la première. Il est vrai que l’arrêt mentionne l’exception de procédure et ne reprend pas la notion d’exception d’incompétence. Doit-on pour autant y voir le fruit d’une réflexion visant à réaliser une distinction entre les deux notions, ou l’utilisation indifférente d’un terme plutôt qu’un autre ? Pour notre part, il ne nous semble pas qu’il faille y voir une volonté délibérée de la part de la Cour de cassation d’écarter la qualification d’exception d’incompétence. Il est en effet plus probable que la Cour reprenne, par mimétisme, le terme utilisé par le pourvoi. On peine en effet à identifier l’intérêt qu’il y aurait à réaliser une telle distinction. Le code de procédure civile ne connaît que cinq exceptions de procédure (exception d’incompétence, exceptions de litispendance et de connexité, exception dilatoire, nullité de fond et nullité de forme). Comme le signale Monsieur Sansone, en dehors de l’exception d’incompétence, aucune ne paraît convenir. Il faut alors, si l’on entend exclure celle-ci, considérer qu’il s’agit d’une exception de procédure sui generis (v. égal., L. Weiller, obs. ss Civ. 1re, 13 mai 2020, Procédures 2020. Comm. 147). Dans l’absolu, pourquoi pas. Mais quelle serait, au niveau du régime, la justification d’une telle distinction ? Ainsi, si l’on peut comprendre que d’un point de vue théorique et notionnel, la distinction a un sens, encore faut-il en tirer des conséquences. Or il ne nous semble pas que ce moyen de défense échappe au régime de l’exception d’incompétence, aussi bien au niveau de l’invocation du moyen (déclinatoire de compétence, obligation de soulever in limine litis) que des voies de recours (soumis aux art. 83 s. c. pr. civ.).

III – Les recours contre la sentence

A - Aspects procéduraux des recours contre la sentence

1 - La qualification de sentence

Cela fait bien longtemps que la jurisprudence n’a pas eu à se prononcer sur la notion de sentence arbitrale. C’est désormais chose faite, avec une ordonnance du conseiller de la mise en état qui suscitera la discussion (Paris, ord., 30 juin 2020, n° 19/12440, Libye). L’affaire est rocambolesque de bout en bout. Dans le cadre d’un litige opposant une personne physique à l’État libyen, une sentence d’accord-parties a été rendue. À peine six mois plus tard, un recours en révision a été formé devant le tribunal arbitral par la Libye. Par une décision rendue au bout de deux ans, la sentence d’accord-parties est rétractée. Un recours en annulation est formé par l’ancien bénéficiaire de la sentence. Devant la cour d’appel, l’irrecevabilité du recours est soulevée, au motif que la sentence de rétractation n’est pas une sentence susceptible de recours en annulation. Dans son examen, le conseiller de la mise en état n’est pas aidé par l’argumentation du demandeur au recours, pas plus que par l’intervention du ministère public (on signalera qu’il est particulièrement rare que le ministère public intervienne dans un recours contre une sentence. On préférerait le voir dans des recours soulevant des questions de corruption plutôt que dans une discussion sur la qualification de sentence arbitrale…).

Pour trancher la difficulté, le conseiller de la mise en état retient une définition classique de la sentence arbitrale : « Seules peuvent faire l’objet d’un recours en annulation les véritables sentences arbitrales, constituées par les actes des arbitres qui tranchent de manière définitive, en tout ou en partie, le litige qui leur est soumis, que ce soit sur le fond, sur la compétence ou sur un moyen de procédure qui les conduit à mettre fin à l’instance ». C’est critères ont été posés par l’arrêt Sardisud (Paris, 25 mars 1994, Sté Sardisud c/ Sté Technip, Rev. arb. 1994. 391, note C. Jarrosson). Néanmoins, la décision contient une référence, tout à fait malheureuse, à la notion de « véritable sentence » (déjà, Civ. 1re, 12 oct. 2011, n° 09-72.439, Sté Groupe Antoine Tabet c/ République du Congo, D. 2011. 2483 image ; ibid. 3023, obs. T. Clay image ; Procédures 2011. Comm. 369, note L. Weiller ; JCP 2011. 2545, obs. J. Ortscheidt ; Centre français d’arbitrage de réassurance et d’assurance 2011, n° 16, p. 19, obs. J. Barbet ; Rev. arb. 2012. 86, note F.-X. Train ; LPA 2012, n° 142, p. 15, obs. C. Muschner ; Cah. arb. 2012. 397, note J. Jourdan-Marques ; Paris, 25 mai 2000, Rev. arb. 2001. 199, obs. P. Pinsolle). Cette distinction entre fausse sentence (puisque les arbitres ont retenu cette qualification) et véritable sentence est infondée (déjà en ce sens, J. Jourdan-Marques, Le contrôle étatique des sentences arbitrales internationales, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », 2017, n° 160, préf. T. Clay, nos 66 s.). La seule distinction qui vaille véritablement oppose les sentences arbitrales aux ordonnances de procédure.

Toutefois, là n’est pas l’essentiel. Partant de sa définition, le conseiller de la mise en état constate que la décision de l’arbitre ne porte que sur le bien-fondé du recours en révision et pas sur le fond du litige. Il en conclut qu’« il y a lieu de considérer qu’en procédant à la rétractation de la sentence d’accord-parties rendue le 9 décembre 2016, même après un examen contradictoire des thèses en présence et appréciation de leur bien-fondé, la sentence litigieuse, qui n’a précisément pas mis fin à l’instance, mais a au contraire autorisé une nouvelle instruction du litige sans préjuger de son issue, ne peut faire l’objet d’un recours immédiat indépendamment de la sentence sur le fond ». Le raisonnement est donc relativement simple : la décision ne tranchant pas le fond, elle n’est pas susceptible de recours. La solution n’emporte pas la conviction.

Avant de raisonner en droit, il convient de mettre en lumière les effets de la décision. La rétractation de la sentence d’accord-parties entraîne, comme l’a souligné le tribunal arbitral, la remise des « parties dans la situation dans laquelle elles se trouvaient avant le prononcé de cette sentence ». C’est d’ailleurs l’un des enseignements de l’affaire Tapie : l’accueil du recours en révision fait disparaître la sentence de l’ordonnancement juridique. En conséquence, l’ancien débiteur peut immédiatement entamer des actions en vue d’obtenir la restitution des sommes payées en exécution de l’ancienne sentence. Refuser le recours en annulation conduit à laisser une partie se prévaloir de la décision dans le monde entier dans l’attente d’une sentence sur le fond. L’enjeu est colossal. À cela, il faut ajouter que l’ancien débiteur n’a plus aucun intérêt à saisir le tribunal arbitral : ayant obtenu la rétractation de la sentence, il peut attendre sagement que son adversaire engage la procédure. Pire, il peut mettre en œuvre toutes les manœuvres dilatoires imaginables pour retarder le déroulement de la procédure et éloigner d’autant un futur recours contre l’hypothétique sentence !

Doit-on néanmoins considérer que le juge était tenu d’apporter une telle réponse, au regard de la définition de la sentence arbitrale ? D’une part, mais nous ne reviendrons pas sur ce point, cette nouvelle affaire confirme le caractère particulièrement maladroit de la définition posée par l’arrêt Sardisud (J. Jourdan-Marques, Le contrôle étatique des sentences arbitrales internationales, op. cit., nos 53 s. ; J. Pellerin, La sentence arbitrale, incertitudes et propositions, in Mélanges en l’honneur du Professeur Pierre Mayer, LGDJ, Lextenso éditions, 2015, p. 679). D’autre part, même avec la définition actuelle, il est tout à fait possible de déclarer le recours recevable. Premièrement, on peut assimiler la décision de rétractation à une décision sur la compétence : en effet, la sentence initiale dessaisit le tribunal arbitral (art. 1485, al. 1er, c. pr. civ., applicable en matière internationale par renvoi de l’article 1506, 4°). Dès lors, la rétractation de la sentence revient à dire, implicitement, que le tribunal peut à nouveau être saisi. C’est peu ou prou une question de compétence – ou de pouvoir – qui est tranchée. Deuxièmement, on peut considérer que la décision de rétractation touche au fond. En effet, elle rétracte une sentence sur le fond. Dès lors, la sentence qui tranche le fond et celle qui rétracte la sentence sur le fond ne peuvent-elles pas être considérées comme les deux faces d’une même pièce ? Peut-on véritablement admettre que la décision qui rétracte un acte juridictionnel ne soit pas elle-même un acte juridictionnel ? Troisièmement, si l’on veut achever de se convaincre de l’existence d’un recours immédiat contre cette décision, il suffit de se rappeler que dans l’affaire Tapie, l’arrêt ordonnant la rétractation de la sentence (Paris, 17 févr. 2015, n° 13/13278, Sté CDR créances c/ Sté CDR-Consortium de réalisation, Dalloz actualité, 20 févr. 2015, obs. X. Delpech ; ibid. 18 déc. 2015, obs. F. Mélin ; D. 2015. 1253 image, note D. Mouralis image ; ibid. 425, édito. T. Clay image ; ibid. 2031, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; Rev. arb. 2015. 832, note P. Mayer ; JCP 2015. 289, note S. Bollée ; Procédures avr. 2015. Étude 4, obs. L. Weiller ; Cah. arb. 2015. 281, note A. de Fontmichel ; Gaz. Pal. 2015, n° 94, p. 17, note M. Boissavy ; ibid., n° 167, p. 22, obs. M. Nioche ; Bull. ASA 2016. 207, note M. Henry) a fait l’objet d’un pourvoi en cassation immédiat, indépendamment de la décision sur le fond (Civ. 1re, 30 juin 2016, nos 15-13.755, 15-13.904, 15-14.145, Dalloz actualité, 30 août 2016, obs. X. Delpech ; D. 2016. 1505 image ; ibid. 2025, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2589, obs. T. Clay image ; Rev. crit. DIP 2017. 245, note J.-B. Racine image ; JCP 2016. 954, note S. Bollée ; Procédures 2016, n° 290, obs. L. Weiller ; Rev. arb. 2016. 1123, note P. Mayer ; Cah. arb. 2017. 339, note M. Henry). En tout état de cause, même si cette réflexion mérite d’être approfondie, il est à peu près certain qu’un fondement satisfaisant aurait pu être identifié pour déclarer le recours recevable. Il ne reste plus qu’à espérer qu’un éventuel déféré permette d’y remédier et que la doctrine se saisisse de cette question extrêmement importante !

2 - L’arrêt de l’exécution et de l’exécution provisoire

Le code de procédure civile prévoit, depuis la réforme du 13 janvier 2011, un régime dual quant à l’exécution des décisions pendant l’exercice des voies de recours. D’un côté, l’article 1496 du code de procédure civile énonce que le recours contre une sentence interne est suspensif alors que, de l’autre, l’article 1526 retient l’inverse. Il en résulte que la question qui se pose en arbitrage interne est celle de l’exécution provisoire alors qu’en matière internationale, on s’interroge sur l’arrêt de l’exécution. Ceci étant, certaines discussions demeurent communes. Ainsi du juge compétent pour trancher les litiges. En principe, il s’agit du premier président ou, une fois saisi, le conseiller de la mise en état. La situation est-elle modifiée lorsque des mesures d’exécution forcée ont déjà été réalisées ? La réponse est négative. Le conseiller de la mise en état de la cour d’appel de Paris vient d’énoncer que « s’il est constant que le conseiller de la mise en état n’est pas compétent pour statuer sur le sort des procédures civiles d’exécution forcée qui ont d’ores et déjà été pratiquées en vertu d’une sentence arbitrale revêtue de l’exequatur, la compétence exclusive du juge de l’exécution pour statuer sur ces mesures d’exécution forcée qui résulte de l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire n’épuise pas celle que le conseiller de la mise en état tient de l’article 1526 du code de procédure civile pour statuer, non sur la validité ou la suspension des procédures civiles d’exécution forcées antérieures, mais plus généralement sur l’arrêt ou l’aménagement de l’exécution d’une sentence » (Paris, ord., 30 juin 2020, n° 20/01484, Sanofi Winthrop Industrie). Dès lors, il existe une compétence parallèle entre, d’un côté, le premier président ou le conseiller de la mise en état en ce qui concerne l’arrêt ou l’aménagement de l’exécution et, d’un autre côté, le juge de l’exécution pour statuer sur la validité ou la suspension des mesures d’exécution (v. not., D. Mouralis, Le contentieux devant le juge de l’exécution, in L’exécution des sentences arbitrales internationales, ss la dir. de M. de Fontmichel et J. Jourdan-Marques, Lextenso, 2017, p. 131).

Au-delà de cette question, les décisions sur l’arrêt ou l’aménagement de l’exécution (provisoire) ne sont pas fréquentes – ou mal diffusées – et il est toujours intéressant de pouvoir en examiner. Surtout, les critères d’arrêt ou d’aménagement ne sont pas identiques. Il n’est donc pas possible d’étendre les solutions du droit interne à la matière internationale (et vice-versa).

a - En matière interne

Face à une sentence interne, le critère est celui des « conséquences manifestement excessives ». Cette condition exclut que le juge puisse porter une appréciation sur le bien-fondé du recours. En revanche, il peut prendre en compte non seulement la situation du débiteur, mais encore celle des facultés de remboursement du créancier. C’est précisément l’objet du débat dans une ordonnance rendue par le délégué du premier président (Montpellier, ord., 24 juin 2020, n° 20/00028). Dans un premier temps, le juge examine la situation patrimoniale du débiteur. Il ne se laisse pas impressionner par le résultat déficitaire de celui-ci. Il prend en considération le montant de la dette au regard du chiffre d’affaires et certains choix stratégiques faits par l’entreprise (investissements n’ayant pas encore porté leurs fruits ; cession de droits d’exploitation à une filiale). La situation du débiteur est également scrutée. À cet égard, la réticence de celui-ci à communiquer la teneur de son patrimoine et son installation à l’étranger sont pris en compte. Le juge rejette la demande d’arrêt d’exécution provisoire, mais ordonne la consignation de la condamnation prévue par la sentence. Voilà une décision qui préserve les intérêts du créancier et du débiteur dans l’attente de l’exercice des voies de recours.

b - En matière internationale

Pour un arbitrage international, l’article 1526, alinéa 2, du code de procédure civile énonce qu’il est possible d’arrêter ou aménager l’exécution « si cette exécution est susceptible de léser gravement les droits de l’une des parties ». Ceci étant, la différence avec le critère du droit interne ne saute pas aux yeux à la lecture de la jurisprudence. Dans deux ordonnances (Paris, ord., 30 juin 2020, n° 20/01484, Sanofi Winthrop Industrie ; 30 juin 2020, n° 20/04017, Compagnie de sécurité privée et industrielle), le conseiller de la mise en état apporte d’intéressantes précisions, sur des points distincts. Il rappelle dans les deux que la décision ne « peut dépendre du caractère sérieux du recours en annulation » et que la question « doit être apprécié[e] strictement, sous peine de rendre ineffectif l’absence d’effet suspensif du recours ». Néanmoins, les deux décisions divergent, puisque l’un envisage l’arrêt de l’exécution en fonction des seuls critères économiques (CSPI), alors que l’autre appréhende d’autres critères (Sanofi).

Dans l’ordonnance CSPI, c’est avant tout un raisonnement économique qui est utilisé. Le conseiller de la mise en état énonce que « le bénéfice de l’arrêt ou de l’aménagement est ainsi subordonné à une appréciation in concreto de la lésion grave des droits que l’exécution de la sentence est susceptible de générer, de sorte que ce risque doit être, au jour où le juge statue, suffisamment caractérisé ». Dans l’analyse de la situation du débiteur, il est attendu que soit « établi[e] de manière suffisamment évidente que le paiement de cette somme puisse léser gravement ses droits au point de conduire à un arrêt définitif de son activité ». La barre est placée très haut, puisque l’exécution de la sentence doit mener, peu ou prou, à une situation de cessation des paiements. Pour identifier un tel risque, le juge dissèque le bilan comptable du débiteur. Il observe que le débiteur est titulaire de créances à l’égard de tiers et regrette l’absence de mesures d’exécution en vue d’obtenir le recouvrement de celles-ci. Le conseiller va jusqu’à envisager que l’exécution de la sentence passe « au besoin par le recours à un emprunt bancaire et en prévoyant un paiement en plusieurs versements ». En somme, il faut montrer patte blanche pour espérer obtenir l’arrêt de l’exécution.

Néanmoins, ne pas obtenir l’arrêt de l’exécution ne signifie pas l’impossibilité d’en obtenir l’aménagement. C’est à ce stade que le conseiller envisage la situation patrimoniale du créancier. Pour ce faire, le juge retient deux arguments : d’une part, le fait que les parties, par deux sentences, ont obtenu successivement raison. D’autre part, la situation patrimoniale du créancier, qui « constitue une société de type “GBC2” (global business category 2) caractéristique des sociétés offshore enregistrées à l’Île Maurice et qui ne justifie par ailleurs d’aucune infrastructure ou salariés ». Dès lors, l’incertitude sur la restitution des sommes justifie, selon le conseiller, un aménagement de l’exécution.

Dans l’ordonnance Sanofi, l’appréciation n’est que partiellement économique. D’ailleurs, le conseiller précise que l’article 1526 du code de procédure civile « ne cantonne pas expressément son bénéfice à une appréciation des seules conséquences économiques d’une exécution de la sentence pour l’une des parties ». La solution n’est pas nouvelle (v. déjà, Paris, 22 oct. 2019, n° 19/04161, Fédération de Russie c/ JSC Oschadbank, Dalloz actualité, 6 janv. 2020, obs. J. Jourdan-Marques). En l’espèce, la demande est rejetée. Le conseiller constate successivement la solvabilité du débiteur et celle du créancier. Allant au-delà des simples considérations économiques, il écarte également les allégations relatives à l’existence d’un comportement frauduleux du créancier, dès lors que celui-ci a déjà fait l’objet d’une discussion devant le tribunal arbitral. De même, il balaie l’argument selon lequel le domicile à l’étranger du créancier personne physique suffit à caractériser un risque quant à la restitution des fonds. Finalement, elle ne retient pas un moyen relatif à l’insécurité juridique qui résulterait de l’exécution de la sentence. Au final, c’est une appréciation plutôt restrictive de cette question que retient le conseiller. Cependant, il reste peu évident d’identifier les arguments qui, en dehors des considérations économiques, sont de nature à permettre l’arrêt ou l’aménagement de l’exécution.

3 – La notification des actes à l’étranger

Une difficulté récurrente du recours contre les sentences arbitrales internationales tient à la nécessité de recourir à des notifications à l’étranger, notamment lorsque l’intimé ne constitue pas avocat. Il convient d’identifier le texte pertinent, qui peut être le code de procédure civile (art. 683 et suivants), la Convention de La Haye du 15 novembre 1965 (au 21 juill. 2020, 77 États sont parties à la Convention) ou le règlement (CE) n° 1393/2007 du 13 novembre 2007 (tous les États membres, sauf le Danemark). Une fois que l’acte a été transmis aux autorités étrangères, à défaut de constitution de l’intimé, il peut être exigé des formalités supplémentaires. Parmi elles, l’obtention d’un avis émanant des autorités étrangères assurant que la notification a eu lieu par l’administration. Si les conditions de l’article 688 du code de procédure civile sont réunies, le juge peut statuer au fond malgré l’absence de l’intimé. Toutefois, à défaut de certitude quant à l’existence d’une signification à personne, la cour décide que l’arrêt sera rendu par défaut (Paris, 30 juin 2020, n° 17/22494, Souflet Negoce).

B - Aspects substantiels des recours contre la sentence

1 – La compétence

a - La loi applicable et l’extension de la clause

L’affaire KFG (Paris, 23 juin 2020, n° 17/22943, Kout Food Group) pourrait bien devenir une grande affaire du droit de l’arbitrage international. Ses faits, tout d’abord, sont particulièrement intéressants. Un contrat de développement de franchise a été conclu entre deux sociétés. Ce contrat contient une clause compromissoire avec un siège à Paris et une application du droit anglais. Quelques années plus tard, le franchisé a fait l’objet d’une opération de restructuration, donnant lieu à la mise en place de la société KFG. Le « donneur de licence » (selon le terme du contrat) a accepté la « création et l’incorporation de KFG sous réserve que cette opération n’entraîne aucune conséquence sur les termes et conditions des accords signés entre eux ». À la suite du renouvellement du contrat, le donneur de licence a introduit une procédure d’arbitrage à l’encontre de KFG. Une contestation sur la compétence s’est élevée devant le tribunal arbitral, aussi bien sur le droit applicable que sur la transmission/extension de la clause à KFG. Le tribunal arbitral – à la majorité – a opté pour le droit français et a décidé que KFG est une partie à la convention d’arbitrage. C’est naturellement la question qui est au cœur de l’examen du juge de l’annulation.

Toutefois, on signalera également que la sentence a fait l’objet d’instances post-arbitrales parallèles. D’un côté, le recours en annulation dont la cour d’appel de Paris est saisie ; de l’autre, une procédure d’exequatur en Angleterre. Or il n’est pas indifférent de constater que les deux procédures ont été menées concomitamment (recours en annulation déposé le 13 déc. 2017 ; ordonnance d’exequatur obtenue le 7 févr. 2018 en Angleterre). Simplement, là où il a fallu attendre le 23 juin 2020 pour obtenir la présente décision, la High Court de Londres puis la cour d’appel de Londres ont rendu l’une et l’autre une décision dans le même laps de temps. Il en résulte que les juridictions anglaises se sont (sous réserve de nos lacunes évidentes en droit anglais) déjà prononcées définitivement en faveur d’un refus d’exequatur de la sentence, aucune autorisation pour introduire un pourvoi devant la Cour suprême anglaise n’ayant été accordée. Quand bien même cet écart n’est pas nécessairement imputable exclusivement à l’encombrement des juridictions françaises, il est révélateur d’une difficulté à rendre une décision dans un délai compatible avec les procédures se tenant parallèlement à l’échelle mondiale (on signalera cependant que les délais actuels devant la CCIP-CA sont de moins d’un an). Surtout, et sans vouloir divulguer la suite de ce commentaire ou anticiper sur un éventuel pourvoi, les décisions anglaises et française s’opposent sur la solution retenue. Les premières refusent l’exequatur par une appréciation divergente de celle retenue par le tribunal arbitral sur la compétence alors que la seconde confirme la sentence. Il y a donc une contrariété de décisions entre celle rendue par le juge de l’annulation français et le celles rendues par les juges anglais. Une telle difficulté, moins spectaculaire que la situation inverse issue de la jurisprudence Hilmarton-Putrabali (Civ. 1re, 23 mars 1994, n° 92-15.137, Hilmarton, Bull. civ. I, n° 104 ; D. 1994. 91 image ; Rev. crit. DIP 1995. 356, note B. Oppetit image ; RTD com. 1994. 702, obs. J.-C. Dubarry et E. Loquin image ; Rev. arb. 1994. 327, note C. Jarrosson ; JDI 1994. 701, note E. Gaillard ; 10 juin 1997, nos 95-18.402 et 95-18.403, Hilmarton, Bull. civ. I, n° 195 ; D. 1997. 163 image ; RTD com. 1998. 329, obs. J.-C. Dubarry et E. Loquin image ; Rev. arb. 1997. 376, note P. Fouchard ; ibid. 329, spéc. n° 17 ; JDI 1997. 1033, note E. Gaillard ; 29 juin 2007, n° 05-18.053, Putrabali, Bull. civ. I, nos 250 et 251 ; D. 2007. 1969, obs. X. Delpech image ; ibid. 2008. 180, obs. T. Clay image ; ibid. 1429, chron. L. Degos image ; Rev. crit. DIP 2008. 109, note S. Bollée image ; RTD com. 2007. 682, obs. E. Loquin image ; JDI 2007. 1236, note T. Clay ; LPA 2007, n° 192, p. 20, note M. de Boisséson ; Rev. arb. 2007. 507, note E. Gaillard ; RJDA 2007. 883, obs. J.-P. Ancel ; Gaz. Pal. 21-22 nov. 2007. 3, obs. S. Lazareff ; ibid. 14, note P. Pinsolle ; JCP 2006. I. 216, § 7, obs. C. Seraglini ; Bull. ASA 2007. 217, note P.-Y. Gunter), n’en est pas moins gênante. Elle a déjà fait l’objet de discussions en doctrine (S. Bollée, Les méthodes du droit international privé à l’épreuve des sentences arbitrales, préf. P. Mayer, Economica, coll. « Recherches Juridiques », 2004, nos 402 s. ; A. Mourre, À propos des articles V et VII de la Convention de New York et de la reconnaissance des sentences annulées dans leurs pays d’origine : où va-t-on après les arrêts Termo Rio et Putrabali ?, Rev. arb. 2008. 263, n° 34 ; J. Jourdan-Marques, Le contrôle étatique des sentences arbitrales internationales, op. cit., n° 907).

Sur le fond, juges anglais et juge français s’opposent sur la détermination du droit applicable et, par conséquent, sur l’application de la clause à KFG. Pour l’essentiel, la décision de la cour d’appel répond à deux interrogations : celle du droit applicable à la clause et celle de la transmission/extension de la clause.

La première branche du recours invite la cour d’appel de Paris à examiner le droit applicable. La question de l’application à la clause compromissoire du droit applicable au contrat est loin d’être nouvelle. L’indépendance juridique de la clause compromissoire par rapport à la loi applicable au contrat est consacrée par l’arrêt Hecht (Civ. 1re, 4 juill. 1972, Hecht, JDI 1972. 843, note B. Oppetit ; RTD com. 1973. 499, obs. Y. Loussouarn ; Rev. crit. DIP 1974. 82, note P. Level) et sa soumission à une règle matérielle résulte de l’arrêt Dalico (Civ. 1re, 20 déc. 1993, n° 91-16.828, Rev. crit. DIP 1994. 663, note P. Mayer image ; RTD com. 1994. 254, obs. J.-C. Dubarry et E. Loquin image ; Rev. arb. 1994. 116, note H. Gaudemet-Tallon ; JDI 1994. 432, note E. Gaillard). La cour reprend la formule classique selon laquelle « en vertu d’une règle matérielle du droit international de l’arbitrage, la clause compromissoire est indépendante juridiquement du contrat principal qui la contient directement ou par référence, et son existence et son efficacité s’apprécient, sous réserve des règles impératives du droit français et de l’ordre public international, d’après la commune volonté des parties, sans qu’il soit nécessaire de se référer à une loi étatique ». À la suite de ce rappel, la solution est doublement intéressante.

D’une part, la cour considère que le tribunal arbitral a « justement rappelé » qu’il devait « appliquer le droit français pour savoir s’il est compétent à l’égard du Défendeur, puisque la validité de la sentence arbitrale en l’espèce dépend de la loi prévalant au siège de l’arbitrage. Toute action intentée par la Partie perdante visant à annuler la sentence arbitrale relèverait de la compétence de la cour d’appel de Paris, et cette Cour appliquerait le droit français sur ce point, à savoir les principes développés par la Cour de cassation elle-même. Ces cours considèrent comme une règle de fond de l’arbitrage international que l’existence et la validité d’une clause arbitrale doit être évaluée, sans référence à un droit national quelconque, mais seulement en référence à la volonté des parties au vu de l’ensemble des circonstances de l’affaire ». C’est tout le paradoxe de la solution française qui, sous couvert d’émanciper les arbitres de toute loi étatique, leur impose de suivre scrupuleusement la loi française.

D’autre part, la cour d’appel n’écarte pas totalement l’application du droit anglais. Elle signale qu’il est possible d’« établir la volonté commune des parties de soumettre les clauses compromissoires au droit anglais et de déroger ainsi aux règles matérielles en matière d’arbitrage international, qui étaient applicables au siège de l’arbitrage expressément désigné par les parties ». Une telle discussion a déjà eu lieu à l’occasion de l’arrêt Uni-Kod (Civ. 1re, 30 mars 2004, n° 01-14.311, RTD com. 2004. 443, obs. E. Loquin image ; Rev. arb. 2005. 959, note C. Seraglini ; JCP 2004. II. 10132, note G. Chabot ; S. Bollée, Quelques remarques sur la pérennité [relative] de la jurisprudence Dalico et la portée de l’article IX de la Convention européenne de Genève. À propos de l’arrêt Sté Uni-kod c/ Sté Ouralkali, JDI 2006. 126). Il est en effet délicat de dénier au choix exprès des parties toute portée. Dès lors que celles-ci ont exprimé la volonté de rattacher leur convention à un système juridique spécifique, l’ordre juridique saisi doit respecter ce choix. En l’espèce, il n’en est rien, et l’application de la loi anglaise est écartée par le tribunal arbitral et la cour d’appel (mais pas par les juridictions anglaises !).

Finalement, cette affaire montre que ni la solution française ni la solution anglaise ne sont satisfaisantes. La solution anglaise qui applique à la clause compromissoire le droit interne anglais par une interprétation extensive de la clause de droit applicable conduit à nier l’indépendance de la clause compromissoire. Néanmoins, la solution française ne convainc plus véritablement. Elle interdit à un tribunal arbitral de se référer à une loi étatique dans son appréciation de sa compétence. Malgré toutes les qualités d’un édifice bâti sur les règles matérielles, on ne peut s’empêcher d’être gêné par certaines conséquences de cette indifférence à la loi étrangère. Dans une autre affaire soumise à la cour d’appel de Paris (Paris, 14 mai 2019, n° 17/06397, Dalloz actualité, 28 janv. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; Gaz. Pal. 2019, n° 49, p. 23, obs. D. Bensaude), le tribunal a utilisé une règle d’interprétation issue du droit suisse pour se déclarer compétent. Le juge français, statuant comme juge de l’exequatur, a donné une appréciation différente et estimé que l’arbitre n’est pas compétent pour trancher une partie du litige. Ce faisant, la règle matérielle de l’arrêt Dalico conduit à un rattachement de l’arbitre au droit du siège dans l’examen de sa compétence. Si l’on ne peut pas nier l’émancipation offerte par la jurisprudence Hecht-Dalico, il est peut-être temps de réfléchir à une évolution de la règle afin d’offrir aux arbitres une véritable liberté entre l’application de la règle matérielle ou l’application d’une règle étatique (v. déjà, J. Jourdan-Marques, Action extracontractuelle et arbitrage, préc., nos 49 s.).

La seconde branche du moyen conduit la cour à revenir sur l’extension de la clause à KFG réalisée par le tribunal arbitral. La cour d’appel énonce que « la clause compromissoire insérée dans un contrat international a une validité et une efficacité propres qui commandent d’en étendre l’application aux parties directement impliquées dans l’exécution du contrat et dans les litiges qui peuvent en résulter, dès lors qu’il est établi que leur situation contractuelle et leurs activités font présumer qu’elles ont accepté la clause d’arbitrage dont elles connaissaient l’existence et la portée, bien qu’elles n’aient pas été signataires du contrat qui la stipulait ». Ainsi énoncée, la règle est particulièrement étonnante. Dans son fameux arrêt ABS, la Cour de cassation a posé un seul et unique critère : celui de l’implication du tiers. Elle énonce que « l’effet de la clause d’arbitrage international s’étend aux parties directement impliquées dans l’exécution du contrat et les litiges qui peuvent en résulter » (Civ. 1re, 27 mars 2007, n° 04-20.842, D. 2007. 2077, obs. X. Delpech image, note S. Bollée image ; ibid. 2008. 180, obs. T. Clay image ; Rev. crit. DIP 2007. 798, note F. Jault-Seseke image ; RTD civ. 2008. 541, obs. P. Théry image ; RTD com. 2007. 677, obs. E. Loquin image ; Rev. arb. 2007. 785, note J. El-Ahdab ; JDI 2007. 968, note C. Legros ; LPA 2007, n° 192, note F. Parsy ; JCP 2007. II. 10118, note C. Golhen ; ibid. I. 168, § 11, obs. C. Seraglini ; ibid. I. 200, § 11, obs. Y.-M. Serinet ; LPA 2007, n° 160, note A. Malan ; Gaz. Pal. 21-22 nov. 2007. 6, note F.-X. Train ; CCC 2007. 166, note L. Leveneur). Habituellement, la cour d’appel de Paris est sur une solution légèrement distincte, puisqu’elle retient dans un arrêt récent que « dans le droit de l’arbitrage international, les effets de la clause compromissoire s’étendent aux parties directement impliquées dans l’exécution du contrat dès lors que leurs situations et leurs activités font présumer qu’elles avaient connaissance de l’existence et de la portée de cette clause » (Paris, 26 nov. 2019, n° 18/20873, Axa France IARD, Dalloz actualité, 28 janv. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; Paris, 26 févr. 2013, n° 11/17961, Rev. arb. 2014. 82, note P. Duprey et C. Fouchard). Il faudra évidemment faire l’exégèse de cette formule, qui contient de nombreuses nouveautés. Néanmoins, on est frappé par la référence à l’acceptation de la clause, que l’on pouvait croire indifférente depuis l’arrêt ABS. On la comprend d’autant moins que, en définitive, la motivation de la cour d’appel n’y fait pas véritablement référence et qu’elle se focalise sur l’implication de KFG dans l’exécution du contrat.

Enfin, on dira un mot sur la troisième branche. La cour signale à juste titre que la transmission à KFG des droits et obligations n’« entretient aucun rapport de dépendance avec celle de l’extension de la clause compromissoire ». Le rappel est salutaire, quand bien même le grief échappe au juge de l’annulation. Un arbitre ne peut pas déduire de l’extension ou la transmission de la clause compromissoire une quelconque relation contractuelle entre les parties. Les deux questions sont soumises à des régimes distincts ; il convient de renouveler le raisonnement une seconde fois, en vertu des règles applicables au fond (J. Jourdan-Marques, Action extracontractuelle et arbitrage, préc., nos 59 s.).

C’est d’ailleurs la démarche suivie par le tribunal arbitral dans cette affaire, qui a, dans un premier temps, examiné sa compétence à l’aune de la jurisprudence Dalico puis, dans un second temps, tranché la difficulté relative aux droits et obligations en appliquant le droit anglais, les stipulations contractuelles et les principes d’estoppel et de bonne foi.

b - La compétence en matière de TBI

La saisine de la cour d’appel de Paris en matière de litige en droit des investissements devient régulière et les questions tournent souvent autour de la compétence (Paris, 29 janv. 2019, n° 16/20822, Dalloz actualité, 28 janv. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; JDI 2020. 199, note H. Ascencio ; Gaz. Pal. 2019, n° 24, p. 21, obs. D. Bensaude ; Cah. arb. 2019. 87, note T. Portwood et R. Dethomas ; Rev. arb. 2019. 250, note M. Audit ; ibid. 584, note M. Laazouzi).

C’est encore le Venezuela qui est visé par une action intentée devant un tribunal arbitral, à propos d’un investissement réalisé par deux Hispano-Vénézuéliens (Paris, 3 juin 2020, n° 19/03588, Garcia). L’action est fondée sur un TBI conclu le 2 novembre 1995 entre l’Espagne et le Venezuela. Elle concerne deux investissements successifs, l’un réalisé en 2001 et l’autre en 2006. La discussion porte sur l’applicabilité du TBI à ces investissements, notamment parce que les demandeurs ont acquis la nationalité espagnole entre ces deux dates.

Le tribunal arbitral s’est déclaré compétent pour connaître de l’intégralité des demandes formulées par les investisseurs. C’est cette sentence qui est soumise aux juridictions françaises dans le cadre d’un recours en annulation. Dans un premier arrêt, la cour d’appel (Paris, 25 avr. 2017, n° 15/01040, D. 2017. 2559, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2017. 648, note M. Laazouzi ; Cah. arb. 2017. 674, note W. Ben Hamida) a annulé partiellement la sentence et accordé l’exequatur pour le surplus. Il est notamment reproché au tribunal arbitral d’avoir décidé « que les actifs litigieux sont des investissements au sens du traité, sans considération de la nationalité des investisseurs à la date où ils ont procédé à leurs investissements ». Dans un deuxième temps, saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel, au motif que « l’applicabilité de la clause d’arbitrage déduite du traité bilatéral dépend de la réalisation de l’ensemble des conditions requises par ce texte sur la nationalité de l’investisseur et l’existence d’un investissement, de sorte que la cour d’appel, qui ne pouvait procéder à une annulation partielle de la sentence » (Civ. 1re, 13 févr. 2019, n° 17-25.851, Dalloz actualité, 28 janv. 2020, obs. J. Jourdan-Marques). C’est sur renvoi après cassation que la cour d’appel est saisie dans la présente affaire.

En réalité, l’ensemble de la procédure devant les juridictions françaises semble reposer sur un malentendu. Dans son arrêt de 2017, la cour d’appel a explicitement distingué les critères de compétence ratione personae et ratione materiae prévus par le traité. De façon synthétique, la cour d’appel a retenu la compétence ratione personae du tribunal, notamment parce que la constatation que le Royaume d’Espagne reconnait les demandeurs comme ses nationaux à la date à laquelle la procédure arbitrale a été engagée suffit à établir la compétence ratione personae du tribunal arbitral. En revanche, la cour ne valide pas le raisonnement du tribunal arbitral sur le critère ratione materiae. Elle estime en effet que le critère de l’investissement « renvoie nécessairement à une condition de nationalité de l’investisseur à la date de l’investissement ». En conséquence, la sentence est annulée sur la compétence matérielle, mais confirmée sur la compétence personnelle. Le choix de recourir à une annulation partielle était hasardeux. La compétence est un tout, et le défaut d’un des critères emporte l’incompétence pour l’ensemble. C’est précisément le sens de la cassation, qui rappelle que les critères sont cumulatifs. Retour à la case départ.

À la case départ, le litige a légèrement évolué. Les investisseurs font état de leur renonciation aux demandes relatives aux investissements de 2001. Ils entendent nier l’intérêt à agir du Venezuela pour annuler la sentence arbitrale.

L’argument est fragile et est logiquement rejeté par la cour. Elle énonce que « l’intérêt d’une partie à former un recours en annulation d’une sentence arbitrale doit être apprécié au jour de ce recours dont la recevabilité ne peut dépendre de circonstances postérieures qui l’auraient rendu sans objet ». Elle ajoute que la sentence reste dans l’ordonnancement juridique, ce qui justifie la recevabilité du recours.

Le débat peut donc à nouveau porter sur la question de la compétence arbitrale. Encore une fois, il s’agit de se prononcer sur la nationalité des investisseurs et sur ses implications quant à la compétence du tribunal arbitral. La cour d’appel énonce qu’« il résulte des termes du TBI suivant leur sens ordinaire, sans qu’il soit nécessaire de les interpréter, que l’investissement protégé par le Traité est un actif investi par un investisseur de l’autre partie contractante, de sorte que l’investissement justifiant la compétence ratione materiae du tribunal arbitral est celui réalisé par un investisseur qui détient la nationalité de l’autre partie contractante, en vertu de sa législation, à la date à laquelle il réalise cet investissement sur le territoire de l’autre partie ». Cette solution peut être considérée comme parfaitement légitime. En revanche, elle n’est aucunement évidente, comme l’insinue la cour d’appel. Elle est d’ailleurs si peu évidente que le tribunal arbitral a jugé en sens inverse. On peine à comprendre pourquoi la cour s’est gardée d’étoffer sa motivation sur ce point pour convaincre le lecteur.

Ceci étant, une fois le TBI interprété en ce sens, il convient d’en tirer les conséquences. La cour rappelle que les critères de compétence fixés par le TBI sont « cumulatifs et indivisibles », signifiant ainsi son adhésion à la décision de la Cour de cassation. Par conséquent, elle décide d’annuler la sentence dans son intégralité, dès lors que le critère matériel n’est pas rempli. Là encore, la décision étonne. Le fait que les critères ratione materiae et ratione personae soient cumulatifs et indivisibles ne signifie pas que toutes les demandes sont indivisibles entre elles. Autrement dit, une annulation partielle n’est pas envisageable si elle repose sur une dissociation des critères de compétence ; en revanche, elle est parfaitement acceptable si elle repose sur une distinction entre les demandes. La cour d’appel aurait pu (aurait dû ?) traiter successivement la question de la compétence arbitrale pour connaître des demandes relatives aux investissements de 2001 (avant l’acquisition de la nationalité espagnole) et aux investissements de 2006 (après l’acquisition de la nationalité espagnole). Rien dans l’arrêt de la Cour de cassation n’interdit un tel raisonnement. Quitte à écarter la compétence sur ces demandes, après un raisonnement motivé.

Pour ces raisons, l’arrêt ne convainc pas. Il est d’autant plus dommageable qu’une sentence finale a été rendue et s’est limitée aux investissements de 2006, à la suite de la renonciation par les demandeurs d’obtenir réparation pour leurs demandes de 2001. C’est pourtant l’ensemble de cette sentence finale qui est fragilisé. Jusqu’à une nouvelle intervention de la Cour de cassation ?

2 – La mission par l’arbitre

La jurisprudence s’attache à restreindre au maximum l’étendue de son contrôle en ce qui concerne le troisième cas d’ouverture. En effet, il est bien connu qu’il s’agit de celui disposant du potentiel d’expansion le plus important. C’est donc avec une grande retenue que le juge examine les griefs.

a - La mission d’amiable compositeur

La jurisprudence semble avoir trouvé un rythme de croisière en ce qui concerne le contrôle du respect de la mission d’amiable compositeur par l’arbitre. Tout est affaire d’équilibre : vérifier que les arbitres ont exercé leur pouvoir d’amiable compositeur, sans contrôler l’équité de la solution. L’exercice contient évidemment une part d’artifice, mais le plus simple reste un examen de la motivation de l’arbitre pour y découvrir une recherche de l’équité (Paris, 16 juin 2020, n° 18/09616, Lodi Distribution).

b - Le respect du droit choisi par les parties

La mission de l’arbitre peut être violée lorsque, tout en statuant en droit, le tribunal ne respecte pas la volonté des parties. Il en va ainsi lorsque l’arbitre fait application d’un autre droit que celui prévu par les parties (Paris, 10 mars 1988, Sté Crocodile Tourist Project Company [Egypte], Rev. arb. 1989. 269, note P. Fouchard) ou qu’il ne respecte par le règlement d’arbitrage choisi par les parties (Paris, 1er juill. 1999, Sté Braspetro Oil Services [Brasoil] c/ GMRA, Rev. arb. 1999. 834, note C. Jarrosson ; adde A. Pinna, L’autorité des règles d’arbitrage choisies par les parties, Cah. arb. 2014. 9). C’est justement sur le respect d’un règlement d’arbitrage, celui du CMAP, que se prononce le juge de l’annulation (Paris, 23 juin 2020, n° 18/09652, Ginkgo). En l’espèce, le défendeur à l’arbitrage a refusé de payer sa part de la provision. Pour assurer le déroulement de l’arbitrage, le demandeur a avancé les frais. Dans la foulée, il a demandé au tribunal arbitral de condamner la partie défenderesse à lui rembourser sa part de la provision. Pour y faire droit, le tribunal constate que le règlement CMAP est silencieux sur cette question, mais que « la convention d’arbitrage, interprétée à la lumière des usages […] fonde l’obligation qui en résulte pour les parties de faire l’avance des frais d’arbitrage dans des proportions identiques » (le passage de la sentence figure dans l’arrêt). Le tribunal arbitral a donc condamné la défenderesse au paiement de la provision. La partie demande l’annulation de la sentence en se prévalant de la mise à l’écart du règlement d’arbitrage. La cour d’appel rejette le grief à travers une très belle motivation : « le tribunal arbitral n’a pas refusé de faire application du règlement CMAP, mais s’est au contraire livré à une interprétation de celui-ci, en se référant aux solutions admises par la pratique, aux procédures suivies devant la CCI, à l’obligation des parties de concourir avec loyauté à l’organisation et au bon déroulement de l’arbitrage, et à l’obligation plus générale de l’exécution de bonne foi des conventions, pour en tirer l’obligation des Défenderesses de rembourser les quotes-parts mises à leur charge ». Plus important encore, la cour ajoute que « le juge de l’annulation de la sentence ne saurait se prononcer sur le bien-fondé de cette motivation, sans procéder à une révision au fond qui lui est interdite ». En d’autres termes, l’arbitre ne peut pas écarter le droit choisi par les parties, mais peut l’interpréter à la lumière d’autres sources. Voilà une solution respectueuse du principe de non-révision au fond des sentences et qui ravira les partisans du pluralisme des sources !

c - La motivation de la sentence

Sauf exception, l’arbitre doit prendre soin de motiver sa sentence. Le juge du recours peut s’assurer de l’existence d’une telle motivation. En revanche, il ne peut examiner un grief portant sur une contradiction de motifs (Paris, 30 juin 2020, n° 19/09729, Axon). Le recourant reproche aux arbitres une contradiction entre la sentence sur la compétence et une sentence sur le fond. Quand bien même la cour n’a pas d’obligation d’examiner cette question, elle se livre à une précision utile : le fait pour une partie de pouvoir se prévaloir de la clause d’arbitrage ne suffit pas à faire d’elle la créancière de l’obligation affectée par la clause (v. égal. supra, ss l’arrêt KFG).

Dans le même ordre d’idée, l’obligation de motivation n’impose pas aux arbitres de suivre les parties dans le détail de leur argumentation. Dès lors, ils peuvent considérer « implicitement, mais nécessairement qu’[un] argument n’était ni pertinent, ni nécessaire à la solution du litige » (Paris, 3 juin 2020, n° 19/07261, TCM).

3 - La contradiction

La faculté pour l’arbitre de relever un moyen d’office est, au moins implicitement, admise (C. Chainais, L’arbitre, le droit et la contradiction : l’office du juge arbitral à la recherche de son point d’équilibre, Rev. arb. 2010. 3 ; A. Carlevaris, L’arbitre international entre Charybde et Scylla : le principe jura novit curia entre principe de la contradiction et impartialité de l’arbitre, Cah. arb. 2010. 433). En revanche, comme pour le juge judiciaire, cette prérogative impose systématiquement de soumettre le moyen à la discussion des parties. Néanmoins, il peut évidemment y avoir des difficultés à identifier ce qui relève d’un authentique moyen relevé d’office de ce qui est un moyen déjà dans le débat. De même, on peut s’interroger sur ce qui relève d’un nouveau moyen et ce qui relève d’une modification des demandes des parties. C’est tout l’enjeu de la discussion dans un arrêt rendu par la cour d’appel de Paris (Paris, 30 juin 2020, n° 17/22494, Souflet Negoce). Dans une affaire où le défendeur à l’arbitrage ne comparait pas (pas plus que dans le recours), le demandeur sollicite du tribunal une indemnisation calculée sur la différence entre le prix du contrat et le prix du marché au jour du défaut, conformément à une clause contractuelle. Le tribunal a considéré qu’il manque d’éléments probants pour faire droit à cette demande. Il a opté pour une indemnité calculée sur une perte de marge commerciale, sans soumettre ce choix à la discussion des parties. La cour d’appel annule la sentence. Elle énonce que « tribunal arbitral ne pouvait, sans inviter les parties à s’en expliquer, écarter le mécanisme d’une clause d’évaluation contractuelle du préjudice dont elle a reconnu qu’il était applicable à la demande de la requérante à l’arbitrage, sanctionnant le défaut d’une partie en permettant à l’autre partie de bénéficier d’un avantage calculé sur la différence entre le prix du contrat et le prix de marché au jour du défaut, pour lui substituer une indemnisation calculée sur une perte de marge commerciale, en retenant ainsi un mode de réparation du préjudice qui n’avait fait l’objet d’aucun débat contradictoire ». Implicitement, la cour d’appel y voit un nouveau moyen qui doit être soumis à la contradiction. Elle n’y voit pas, en revanche, une modification des demandes des parties, qui aurait conduit à une violation de la mission. En effet, dans un cas comme dans l’autre, le demandeur sollicite la réparation de son préjudice.

4 – L’ordre public international

La détermination du contenu de l’ordre public international est une tâche complexe. Plutôt que de faire le choix de retenir un seul et unique critère permettant de distinguer ce qui relève de ce cas d’ouverture et ce qui n’en relève pas (pour une tentative, à travers le critère de l’intérêt public, J. Jourdan-Marques, Le contrôle étatique des sentences arbitrales internationales, op. cit., nos 501 s.), la jurisprudence préfère en dessiner les contours au cas par cas. Légitimement, les plaideurs sont donc invités à tenter leur chance. C’est ainsi qu’un plaideur s’est prévalu de la « force obligatoire des conventions » comme étant un grief tiré de l’ordre public international (Paris, 2 juin 2020, n° 17/17373, Société générale de surveillance). En réalité, la « question [aurait dû être] vite répondue » (selon la célèbre citation de J.-P. Fanguin), puisque déjà tranchée par la cour d’appel de Paris (Paris, 25 nov. 2014, n° 13/11333, Rev. arb. 2015. 555, note C. Fouchard). C’est une fin de non-recevoir qui doit être opposée à un tel grief. Pourtant, la cour d’appel se hasarde à rejeter l’argument sur le fond, en explicitant l’absence de violation du principe. C’est une très mauvaise démarche, qui conduit à dissoudre la notion d’ordre public international. Il est impératif d’être strict sur les contours de l’ordre public international et de rejeter sans discussion sur le fond les griefs n’en relevant pas. Toute démarche inverse incite les parties à emmener la cour sur ce terrain et, invariablement, à glisser vers la révision au fond de la sentence. Les véritables griefs invocables sont déjà suffisamment détournés de leur vocation initiale pour ouvrir d’autres portes (pour une utilisation opportuniste du déni de justice et de la fraude, v. le même arrêt). La jurisprudence de la présente livraison nous permet d’ailleurs de revenir sur des griefs classiques relavant de l’ordre public : la corruption, la fraude et les embargos.

a. La corruption

L’affaire Gulf Leaders/Sheikh Faisal est de celles qui contribuent à enrichir le droit de l’arbitrage. On ne saurait faire un bilan complet du nombre de procédures intentées dans cette affaire sans risquer d’en oublier ou d’assommer le lecteur. On renverra toutefois au résumé des faits réalisé par la cour d’appel, particulièrement complet (Paris, 30 juin 2020, n° 17/22515, Sheikh Faisal). En l’espèce, il s’agit d’une action introduite devant un tribunal arbitral pour tenter d’obtenir la libération de fonds nantis sur le fondement de l’existence d’un pacte de corruption. Le tribunal arbitral a rejeté la demande et la sentence est déférée à la cour d’appel de Paris. La sentence est contestée sur le fondement de l’article 1520, 5°, du code de procédure civile, en ce qu’elle aurait donné effet à un contrat conclu par corruption.
La question de l’examen par le juge étatique d’une allégation de corruption est ancienne (Paris, 30 sept. 1993, Sté European Gas Turbines c/ Westman international Ltd, D. 1993. 225 image ; Rev. crit. DIP 1994. 349, note V. Heuzé image ; RTD civ. 1994. 96, obs. J. Mestre image ; RTD com. 1994. 703, obs. J.-C. Dubarry et E. Loquin image ; Rev. arb. 1994. 359, note D. Bureau ; 16 mai 2017, n° 15/17442, D. 2017. 2054, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2559, obs. T. Clay image ; JDI 2017. Comm. 20, note E. Gaillard ; Rev. arb. 2018. 248, note J.-B. Racine ; 21 févr. 2017, n° 15/01650, D. 2017. 2054, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2559, obs. T. Clay image ; RTD com. 2019. 42, obs. E. Loquin image ; Rev. arb. 2017. 915, note S. Bollée et M. Audit ; JCP 2017. Doctr. 1326, obs. C. Seraglini ; Cah. arb. 2017. 668, note B. Poulain ; ASA 2017. 551, note L.-C. Delanoy ; v. J.-B. Racine, L’arbitrage commercial international et l’ordre public, avant-propos L. Boy, préf. P. Fouchard, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », 1999, nos 888 s.) qui connaît un renouveau depuis quelques années en jurisprudence. La lutte contre ce fléau est légitimée par la Convention des Nations unies contre la corruption faite à Mérida le 31 octobre 2003, qui fait dire à la cour d’appel de Paris qu’il existe un consensus international sur la question (Paris, 16 mai 2017, n° 15/17442, préc.). Le seul constat qu’une sentence arbitrale donne effet à un contrat de corruption entraîne une contrariété à l’ordre public international.

Il ressort toutefois de la jurisprudence de la cour d’appel de Paris que la corruption peut se présenter sous deux formes différentes. D’une part, la corruption d’agent public étranger, comme c’est le cas dans une affaire Alstom (Paris, 28 mai 2019, n° 16/11182, Dalloz actualité, 28 janv. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2019. 1956, obs. L. d’Avout, S. Bollée et E. Farnoux image ; ibid. 2435, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2019. 850, note E. Gaillard ; 10 avr. 2018, n° 16/11182, D. 2018. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2448, obs. T. Clay imagey ; Rev. arb. 2018. 574, note E. Gaillard ; Cah. arb. 465, note A. Pinna). Dans ces circonstances, la cour énonce que « suivant le consensus international […], la corruption d’agent public étranger consiste à offrir à celui-ci, directement ou indirectement, un avantage indu, pour lui-même ou pour une autre personne ou entité, afin qu’il accomplisse ou s’abstienne d’accomplir un acte dans l’exercice de ses fonctions officielles, en vue d’obtenir ou de conserver un marché ou un autre avantage indu en liaison avec des activités de commerce international ». D’autre part, il existe une corruption dans la conclusion d’un contrat de droit privé. Dans la présente affaire, la cour énonce que « la corruption dans la conclusion d’un contrat de droit privé suppose que soit consenti, directement ou indirectement, le don ou la promesse d’un avantage à une personne qui exerce, dans le cadre d’une activité professionnelle ou sociale, une fonction de direction ou un travail pour une personne physique ou morale, afin d’obtenir qu’elle accomplisse ou s’abstienne d’accomplir un acte de son activité ou de sa fonction, ou facilité par son activité ou sa fonction, en violation de ses obligations contractuelles ou professionnelles » (v. égal., déjà dans la même affaire, Paris, 4 mars 2014, n° 12/17681, D. 2014. 1967, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2541, obs. T. Clay image ; Gaz. Pal. 2014, n° 178, p. 16).

En présence d’une telle distinction, faut-il procéder à une distinction de régime de l’examen du juge du recours contre la sentence ? Dans cet arrêt, la cour énonce que « lorsqu’il est prétendu qu’une sentence donne effet à un contrat obtenu par corruption, il appartient à la cour, saisie d’un recours fondé sur l’article 1520, 5°, du code de procédure civile, de rechercher en droit et en fait tous les éléments permettant de se prononcer sur l’illicéité alléguée de la convention et d’apprécier si la reconnaissance ou l’exécution de la sentence viole de manière manifeste, effective et concrète l’ordre public international. Le juge de l’annulation n’est pas lié dans cet examen par les appréciations portées par le tribunal arbitral ». Sur le principe, le standard du contrôle est semblable à celui révélé par l’affaire Alstom.

Néanmoins, à y regarder de plus près, on peut se demander si la démarche est tout à fait identique. Dans l’affaire Altsom, la cour se repose sur la technique du faisceau d’indices. Elle énonce que « l’examen par le juge de l’exequatur de l’allégation selon laquelle une sentence arbitrale allouerait des sommes destinées à financer une activité de corruption ne saurait porter, eu égard au caractère occulte des faits de corruption, que sur la réunion d’un faisceau d’indices. C’est sur l’admissibilité, au regard des règles de procédure civile, des preuves soumises par l’appelant, sur la réalité des indices, et sur leur caractère suffisamment grave, précis et concordant, et non sur des faits de corruption précisément identifiés, que porte, en l’espèce, l’exercice des droits de la défense ». Une telle formule aurait pu être reprise, au moins pour l’essentiel, dans l’arrêt Sheikh Faisal. Il n’en est rien et la cour n’évoque que brièvement et de façon incidente la question du faisceau d’indices. Faut-il en déduire que l’exigence relative à la preuve de la corruption est supérieure dans la présente affaire, la cour exigeant la certitude de faits de corruption ? Rien n’est certain. On peut évoquer deux pistes justifiant une telle divergence d’appréciation entre les deux décisions.

La première concerne la nature du recours intentée contre la sentence : recours contre l’ordonnance d’exequatur dans l’affaire Alstom, recours en annulation dans l’affaire Sheikh Faisal. Cependant, c’est oublier que le rejet du recours en annulation confère automatiquement l’exequatur à la sentence (C. pr. civ., art. 1527, al. 2). Il serait donc malvenu de réaliser une telle distinction. Reste la seconde piste, relative à la distinction entre la corruption d’agent public étranger et la corruption dans la conclusion d’un contrat de droit privé. Il est vrai que ces deux infractions ne sont pas tout à fait de même nature, et que la lutte contre la première est une préoccupation de premier ordre. Peut-elle justifier de réaliser une distinction quant à la charge de la preuve de la corruption ? C’est une piste qu’il faudra soigneusement examiner à la lumière des futures décisions. En attendant, on peut aussi considérer que la solution reflète l’agacement de la juridiction face à une partie manifestement atteinte de quérulence (au point, c’est suffisamment rare pour le signaler, d’être condamné à une amende civile… de 1 € !).

b - La fraude

La fraude est également un grief régulièrement soulevé contre les sentences (Paris, 30 juin 2020, n° 19/09729, Axon). En l’espèce, il s’agit d’une fraude procédurale. La cour rappelle qu’elle suppose que de faux documents ont été produits, que des témoignages mensongers ont été recueillis ou que des pièces intéressant la solution du litige ont été frauduleusement dissimulées aux arbitres, de sorte que la décision de ceux-ci a été surprise. La décision de la cour rappelle celle rendue dans une affaire précédente (Paris, 26 nov. 2019, n° 17/17127, Société nationale des chemins de fer tunisiens [SNCFT], Dalloz actualité, 28 janv. 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; v. égal. la solution beaucoup plus ambiguë de Paris, 28 mai 2019, n° 17/03659, Dalloz actualité, 7 juin 2019, obs. J. Jourdan-Marques). Dans les deux cas, la cour considère que si les documents prétendument falsifiés ont fait l’objet d’un débat contradictoire au cours de l’instance arbitrale, la décision n’a pas été surprise par une fraude et qu’il n’appartient pas au juge de réviser la décision. La cour confirme que la nature de l’ordre public en jeu – ici un simple ordre public procédural – suffit à laisser l’appréciation pleine et entière de cette question à l’arbitre. Si l’on comprend parfaitement la logique intrinsèque de cette solution, on peut douter de la pertinence de soumettre le cas d’ouverture relatif à l’ordre public international à un régime distinct selon la nature du grief invoqué. En filigrane, il faut éventuellement s’interroger sur la pertinence d’examiner la fraude procédurale à l’aune de ce cas d’ouverture.

c - Les mesures d’embargo

L’arrêt TCM (Paris, 3 juin 2020, n° 19/07261, TCM) fleure bon la nostalgie pour les spécialistes d’arbitrage, puisque la société TCM était anciennement la société Sofregaz (saga Tecnimont) et la société Natural Gas Storage Company vient aux droits de la société NIOC (Civ. 1re, 1er févr. 2005, n° 01-13.742, Israël c/ Sté National Iranian Oil Company, D. 2005. 2727 image, note S. Hotte image ; ibid. 3050, obs. T. Clay image ; Rev. crit. DIP 2006. 140, note T. Clay image ; RTD com. 2005. 266, obs. E. Loquin image ; Gaz. Pal. 27-28 mai 2005, p. 3, obs. S. Lazareff ; Gaz. Pal. 2005, n° 147, p. 37, note F.-X. Train). Quoi qu’il en soit, l’arrêt pose une question fondamentale : celle de la qualification de loi de police des sanctions internationales prononcées à l’encontre de l’Iran (elle n’est pas sans rappeler un autre arrêt très récent, Civ. 1re, 15 janv. 2020, n° 18-18.088, Ministère de la Justice de la République d’Irak c/ Finmeccanica, Dalloz actualité, 27 févr. 2020, obs. J. Jourdan-Marques).

La cour d’appel commence par rappeler ses standards de contrôle en matière d’ordre public international (« Le contrôle de la cour doit porter non sur l’appréciation que les arbitres ont faite des droits des parties au regard des dispositions d’ordre public invoquées mais sur la solution donnée au litige par le tribunal arbitral, l’annulation de la sentence étant encourue si son exécution heurte la conception française de l’ordre public international, qui au sens de l’article 1520, 5°, précité, s’entend de l’ensemble des règles et des valeurs dont l’ordre juridique français ne peut souffrir la méconnaissance, même dans des situations à caractère international » ; « Le respect de la conception française de l’ordre public international implique que le juge étatique chargé du contrôle puisse apprécier, en droit et en fait, le moyen tiré de la contrariété à l’ordre public international et ce alors même que ce moyen n’avait pas été invoqué devant les arbitres et que ceux-ci ne l’avaient pas mis dans le débat »). On signalera en particulier l’indifférence quant à l’existence d’un débat devant le tribunal arbitral de ces questions, ce qui renvoie à l’impossibilité de renoncer à se prévaloir de ce grief (Paris, 2 avr. 2019, n° 16/24358, Dalloz actualité, 17 avr. 2019, obs. J. Jourdan-Marques).

Le raisonnement de la cour d’appel se déroule en deux temps. Il s’agit, d’une part, de s’interroger sur la qualification de loi de police des sanctions et, d’autre part, de caractériser une éventuelle atteinte à l’ordre public international.

Sur la qualification de loi de police, la cour d’appel se prononce très explicitement (contrairement à l’arrêt Finmeccanica). Il convient de distinguer selon la source des sanctions. Les premières sanctions émanent du Conseil de Sécurité de l’ONU. La cour note qu’il importe peu que les prescriptions édictées par ces sanctions n’ont pas été rendues obligatoires ou transposées en droit interne. En effet, elles doivent être considérées comme des « lois de polices étrangères voire réellement internationales ». Une telle qualification ne laissera pas la doctrine insensible. Elle soulève un double débat : celui de la faculté d’une loi de police étrangère à intégrer l’ordre public international français (v. déjà les débats issus de la jurisprudence MK Group, Paris, 16 janv. 2018, n° 15/21703, D. 2018. 1635 image, note M. Audit image ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke image ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2448, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2018. 401, note S. Lemaire ; JDI 2018. Comm. 12, note S. Bollée ; ibid. Comm. 13, note E. Gaillard) ; celui de l’existence d’un ordre public réellement international (Paris, 16 mai 2017, n° 15/17442, République Démocratique du Congo, JDI 2017. Comm. 20, note E. Gaillard ; Rev. arb. 2018. 248, note J.-B. Racine ; 21 févr. 2017, Belokon, n° 15/01650, Rev. arb. 2017. 915, note S. Bollée et M. Audit ; JCP 2017. Doctr. 1326, obs. C. Seraglini ; Cah. arb. 2017. 668, note B. Poulain ; ASA 2017. 551, note L.-C. Delanoy). Cependant l’existence d’une loi de police étrangère peut tout à fait être considérée comme insuffisante à son intégration au sein de l’ordre public international français. Pour parer cet argument, la cour d’appel énonce que ces résolutions portent « des règles et des valeurs dont il convient de considérer que l’ordre juridique français ne peut souffrir la méconnaissance ».

Les deuxièmes sanctions proviennent de l’Union européenne. Fort logiquement, le raisonnement retenu concernant les sanctions du Conseil de Sécurité de l’ONU s’applique. Néanmoins, les sanctions européennes, contrairement aux sanctions onusiennes, ne sont pas des lois de police étrangères ou réellement internationales, mais peuvent être « assimilées à des lois de police françaises ». La solution ne surprendra pas et s’inscrit parfaitement dans la lignée de la jurisprudence antérieure (pour une qualification de loi de police de dispositions européennes, Paris, 16 avr. 1996, Gallay c/ Fabricated Metals, Rev. arb. 2001. 805 [5e espèce], note Y. Derains ; Civ. 1re, 11 mars 2009, n° 08-12.149, Sté Trioplast AB, D. 2009. 880, obs. X. Delpech image ; ibid. 2959, obs. T. Clay image ; LPA 2009, n° 144, obs. C. Tsé ; JCP 2009. I. 148, § 10, obs. C. Seraglini).

Les troisièmes sanctions sont celles prononcées par les États-Unis. Le débat est particulièrement riche, puisqu’il met justement en lumière l’hypothèse où une loi de police étrangère ne relève pas nécessairement de l’ordre public international (« cependant, une loi de police étrangère ne peut être regardée comme relevant de l’ordre public international français, que dans la mesure où celle-là porte en elle des valeurs et des principes dont cet ordre public international ne saurait souffrir la méconnaissance même dans un contexte international »). Or la cour d’appel constate les contestations autour de la portée extraterritoriale de ces sanctions américaines, formulées en particulier par les autorités françaises et européennes. Il en résulte assez que la portée extraterritoriale de ces dispositions n’est pas suffisante pour leur permettre d’intégrer l’ordre public international. Elles sont donc écartées.

Après avoir identifié les règles susceptibles d’intégrer l’ordre public international français, la cour d’appel s’attache à vérifier la comptabilité de la sentence avec celles-ci. En effet, il ne suffit pas de constater, comme c’est le cas en l’espèce, que les arbitres se sont abstenus d’appliquer ces règles. Pour cela, la « violation de l’ordre public international doit être effective et concrète et doit donc s’apprécier en fonction du champ d’application matériel et temporel des sanctions invoquées ». On notera d’emblée un (nouveau) glissement sémantique quant à l’intensité du contrôle : le critère du « manifeste », qui a lui-même remplacé celui de la « flagrance » est absent de cet arrêt (pour le critère du « manifeste », Paris, 27 sept. 2016, n° 15/12614, D. 2017. 2054, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2559, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2017. Somm. 325 ; ibid. 824, E. Gaillard ; JDI 2017. Comm. 20, note E. Gaillard ; 16 mai 2017, n° 15/17442, D. 2017. 2054, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2559, obs. T. Clay image ; JDI 2017. Comm. 20, note E. Gaillard ; Rev. arb. 2018. 248, note J.-B. Racine ; 16 janv. 2018, n° 15/21703, D. 2018. 1635 image, note M. Audit image ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke image ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2448, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2018. 401, note S. Lemaire ; JDI 2018. Comm. 12, note S. Bollée ; ibid. Comm. 13, note E. Gaillard ; 27 févr. 2018, n° 16/01358, Rev. arb. 2018. Somm. 299 ; 10 avr. 2018, n° 16/11182, D. 2018. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 2448, obs. T. Clay image ; Rev. arb. 2018. 574, note E. Gaillard ; Paris, 25 févr. 2020, n° 17/18001, Uzuc, Dalloz actualité, 4 mai 2020, obs. J. Jourdan-Marques ; pour le critère de la « flagrance » ; 18 nov. 2004, n° 2002/19606, Sté Thalès Air défence c/ Sté Euromissile, D. 2005. 3050 image, obs. T. Clay image ; Rev. crit. DIP 2006. 104, note S. Bollée image ; RTD com. 2005. 263, obs. E. Loquin image ; RTD eur. 2006. 477, chron. J.-B. Blaise image ; JDI 2005. 357, note A. Mourre ; JCP 2005. II. 10039, note G. Chabot ; ibid. I. 134, obs. C. Seraglini ; adde C. Seraglini, L’affaire Thales et le non-usage immodéré de l’exception d’ordre public [ou les dérèglements de la déréglementation], Cah. arb. 2006. 87 ; L. Radicati di Brozolo, L’illicéité « qui crève les yeux » : critère de contrôle des sentences au regard de l’ordre public international [à propos de l’arrêt Thales de la cour d’appel de Paris], Rev. arb. 2005. 529 ; Civ. 1re, 4 juin 2008, n° 06-15.320, SNF c/ Cytec Industries, Dalloz actualité, 6 juin 2008, obs. X. Delpech ; D. 2008. 1684 image, obs. X. Delpech image ; ibid. 2560, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; ibid. 3111, obs. T. Clay image ; RTD com. 2008. 518, obs. E. Loquin image ; RTD eur. 2009. 473, chron. L. Idot image ; Rev. arb. 2008. 473, note I. Fadlallah ; JCP 2008. I. 164, obs. C. Seraglini ; JDI 2008. 1107, note A. Mourre ; LPA 2008, n° 199, p. 21, note P. Duprey ; Gaz. Pal. 20-21 févr. 2009. 32, note F.-X. Train ; pour l’absence de référence à l’un ou à l’autre, voir déjà, mais de façon assez peu significative, Paris, 26 févr. 2013, Sprecher c/ Bughsan, Rev. arb. 2014. 82, note P. Duprey et C. Fouchard ; 17 janv. 2012, Planor Afrique, Rev. arb. 2012. 569, note M.-L. Niboyet ; Gaz. Pal. 6-8 mai 2012, p. 16, obs. D. Bensaude ; D. 2012. 2991, obs. T. Clay image) ! Faut-il y voir un nouveau changement de paradigme ? Une distinction à venir au sein des griefs relatifs à l’ordre public international ? Difficile à dire, d’autant que les adjectifs « effectif » et « concret » ne se situent pas sur le même plan que le caractère manifeste, ces termes renvoyant à des réalités distinctes : le manifeste renvoie à l’intensité du contrôle alors que le caractère effectif et concret fait référence à l’importance de la violation de l’ordre public international.

L’examen porte successivement sur les résolutions onusiennes puis les sanctions européennes. Concernant les résolutions onusiennes, la cour d’appel de Paris constate que celles-ci concernent les activités nucléaires ou militaires. Or le litige porte sur le secteur gazier. En conséquence, la cour ne voit aucune violation de l’ordre public international dans la non-prise en compte de ces dispositions. C’est une inadéquation entre le champ d’application matériel de la loi de police et le litige qui exclut la contrariété. Il en va de même pour une partie des sanctions européennes. En revanche, certaines règles européennes visent bien le secteur gazier. Dès lors, le critère matériel est réuni. Toutefois, la contrariété est là encore exclue, pour des raisons de champ d’application temporel. La cour constate que le contrat est antérieur au règlement européen et que celui-ci n’est pas rétroactif. Aucune violation n’est donc constatée.

En définitive, l’arrêt est particulièrement riche : il propose, en premier lieu, un véritable processus de qualification des décisions d’embargo européennes, onusiennes et américaines pour inclure certaines dans l’ordre public international et en exclure d’autres. À cette occasion, elle rappelle qu’une loi de police étrangère, pour être d’ordre public international français, doit porter des valeurs dont l’ordre juridique français ne saurait souffrir la méconnaissance. Il procède, en second lieu, à une identification du champ d’application, aussi bien matériel que temporel, de ces lois de police. En l’espèce, le litige se situe en dehors de ces lois et l’atteinte à l’ordre public international n’est pas caractérisée. On peut d’ailleurs le regretter, car cela aurait donné l’occasion à la cour de faire état de l’intensité du contrôle qu’elle entend exercer.

5 – La signature de la sentence par les arbitres

Certains arrêts permettent de se rappeler d’un exotisme du droit français : la Commission arbitrale des journalistes. La qualification d’arbitrage est en effet usurpée dès lors qu’il s’agit d’un arbitrage « forcé », là où l’arbitrage trouve sa source dans la volonté des parties. Le Conseil constitutionnel y voit une « juridiction spécialisée » (Cons. const. 14 mai 2012, n° 2012-243/244/245/246 QPC, Dalloz actualité, 4 juin 2012, obs. L. Perrin ; D. 2012. 2991, obs. T. Clay image ; ibid. 2013. 1584, obs. N. Jacquinot et A. Mangiavillano image ; Dr. soc. 2012. 1039, étude A. Sintives image ; RDT 2012. 438, obs. E. Serverin image ; Légipresse 2012. 350 et les obs. image ; ibid. 364, comm. F. Gras image ; Constitutions 2012. 456, chron. C. Radé image ; Procédures 2012. 223, obs. A. Bugada ; Gaz. Pal. 2012, n° 274-276, p. 15, obs. D. Bensaude) et la cour d’appel de Paris une « juridiction étatique d’exception » (Paris, 4 juin 2009, n° 08/04319, Sté Libération, cité par T. Clay, D. 2009. 2959 image). La qualification d’arbitrage conduit la décision rendue par la Commission à être assimilée, pour l’exercice des voies de recours, à une sentence arbitrale. La sentence étant interne, elle peut être contestée sur le fondement de l’article 1492, 6°, du code de procédure civile. Dans le cadre d’un recours en annulation (Paris, 30 juin 2020, n° 18/09804), le défaut de signature de deux des cinq arbitres est invoqué. Il s’agit en effet d’une condition de validité de la sentence. Or la mention « non-signataires » pour deux arbitres figure sur la sentence. Selon la cour, cette mention n’est pas équivalente à un refus de signature (envisagée par l’art. 1480, al. 2, c. pr. civ.). Dans cette hypothèse, une seule chose peut sauver la sentence : établir le refus de signature par l’un des arbitres par tout autre moyen, conformément à l’article 1483 du code de procédure civile. En l’espèce, faute de pouvoir établir que les deux arbitres non signataires ont participé au délibéré, la sentence est annulée.

IV – La détermination des honoraires par l’institution d’arbitrage

Le recours à une institution d’arbitrage assure une certaine prévisibilité des coûts pour les parties, notamment par l’intermédiaire de tableaux de calcul des honoraires du tribunal en fonction du montant des demandes. C’est notamment le cas du Règlement d’arbitrage de la CCI de 2017, à son article 38 et à l’article 2 de l’appendice III. Toutefois, le montant des honoraires peut faire l’objet de variations, pouvant aller au-delà des chiffres figurant dans ces tableaux. C’est précisément ce qui est prévu par le règlement de la Cour européenne d’arbitrage. Lors d’un arbitrage administré par cette institution, un litige s’est élevé à la suite du doublement des honoraires des arbitres par décision de la cour. Face au non-paiement de ces honoraires par une partie, le centre a saisi le tribunal de grande instance aux fins de condamnation de la partie récalcitrante. La décision rendue par la cour d’appel de Colmar ne laissera pas insensibles les différents centres d’arbitrage français (Colmar, 22 juin 2020, n° 18/02745, Centre européen d’arbitrage et de médiation). Pour le juge judiciaire, la décision de fixation de la rémunération des arbitres ne met pas en cause la juridiction arbitrale. Néanmoins, « la procédure relative aux frais, bien que menée séparément, doit être considérée comme une continuation de celle suivie au principal, et ce alors que la soumission des parties au règlement d’arbitrage ne pouvait passer pour une renonciation consentie sans équivoque au principe du contradictoire régissant, par ailleurs, la procédure d’arbitrage proprement dite ». Dit simplement, la décision de la cour d’arbitrage sur les frais doit être précédée d’un débat contradictoire, faute de quoi elle est annulée !

Une fois de plus, cette question met en lumière la nature insaisissable des institutions d’arbitrage. Sans être arbitres, elles prennent pourtant des décisions qui confinent au juridictionnel, à tel point que l’on est tenté de les soumettre aux exigences du procès équitable. Si cette solution peut faire l’objet de discussions, elle n’est clairement pas la voie la plus naturelle. Il convient de rappeler que l’institution et les parties sont liées par un contrat d’organisation de l’arbitrage, qui est un contrat de mandat. À ce titre, les discussions sur la fixation des honoraires du tribunal arbitral peuvent être perçues comme relatives à l’exécution du contrat de mandat et donc faire l’objet d’une contestation devant le juge. Ceci étant, la mission du juge n’est pas d’annuler la décision, mais, le cas échéant, d’en réviser le montant. Ainsi, plutôt que d’exiger, en amont, l’instauration d’une procédure contradictoire il est préférable de permettre, en aval, au juge de réviser le montant des honoraires fixés.

Les vacances de Dalloz actualité

La rédaction de Dalloz actualité s’éclipse quelques semaines pour mieux vous retrouver le 31 août.

D’ici là, nous vous souhaitons de bonnes vacances et de bonnes lectures, si le coeur vous en dit. Il y a de quoi s’occuper sur Dalloz actualité.

À très vite, donc.

Comment passer de la loi au concret ?

La mission se concentrait au départ sur le « temps, toujours trop long, entre le vote d’une loi et le moment où ses destinataires finaux en ressentent les résultats ». Mais le rapport dépasse largement l’ambition initiale. Les députés qui ont dirigé cette mission, les rapporteurs Jean-Noël Barrot (Modem), Laurent Saint-Martin (LREM) et la présidente Cécile Untermaier (PS), qui sont tous des députés expérimentés, ont voulu s’interroger sur la place de la loi et du Parlement.

Les lois sont mieux appliquées

La très faible exécution des lois a longtemps été un boulet pour le Parlement. Le taux d’application des lois, que calcule chaque année le Sénat, permet de mesurer les progrès. Pour la session 1998-1999, seuls 20 % des 392 textes d’application demandés avaient été remis au 30 septembre suivant. Vingt ans après, 72 % des 918 mesures d’application attendues dans les lois votées en 2018-2019 avaient été prises au 31 mars 2020. Un taux en légère diminution par rapport à l’année d’avant (78 %), mais qui est notamment dû à l’explosion du nombre de mesures attendues. Les mesures réglementaires sont publiées en moyenne cinq mois et douze jours après la promulgation de la loi.

Le secrétariat général du gouvernement a présenté aux députés les outils mis en place pour s’assurer que les mesures d’application soient prises. Le défaut peut être sanctionné par la justice administrative. Depuis 2017, le Conseil d’État peut même se saisir d’office pour demander la publication d’une mesure réglementaire, ce qu’il a déjà fait une dizaine de fois.

Malgré tout, certaines dispositions votées ont du mal à entrer en application. Les délais de consultation ou les arbitrages interministériels peuvent bloquer les décrets. Parfois, le gouvernement s’aperçoit de la nécessité de revenir devant le Parlement « pour faire modifier la base législative ». Il peut aussi arriver que le décret soit contraire à l’intention du législateur. Ces cas, heureusement rares, agacent beaucoup les députés, comme lorsque le gouvernement a limité le décret sur les représentants d’intérêts à la HATVP ou les obligations déclaratives liées au crédit impôt recherche.

Comment améliorer la qualité des normes ?

Pour améliorer la qualité des normes, les députés souhaitent d’abord être mieux informés. Ils proposent ainsi qu’au-delà de l’étude d’impact, le gouvernement publie une analyse des effets attendus, une fois la loi adoptée. Une étude d’impact pourrait accompagner les ordonnances et les décrets les plus substantiels, comme pour les projets de loi. Autre point : un avis public du Conseil d’État sur les principaux amendements gouvernementaux et les ordonnances.

Afin de clarifier l’intention du législateur, l’épais rapport que produisent les assemblées lors de chaque passage en commission pourrait être actualisé à la promulgation de la loi, afin d’intégrer l’ensemble des modifications ayant lieu en séance. Une réforme qui ne dépend que des assemblées.

Les députés souhaitent aussi faciliter les remontées d’information du terrain, via une plateforme dédiée, et renforcer le rôle du Conseil national d’évaluation des normes, qui permet de multiplier les regards avant qu’un décret ne soit pris.

Pour améliorer la norme, il faut l’adapter : le rapport encourage le mouvement d’adaptation des normes. Un décret du 8 avril 2020 a généralisé le pouvoir de dérogation aux normes réglementaires pour les préfets. L’expérimentation qui l’avait précédé avait abouti à 140 arrêtés de dérogations (dont aucun n’a fait l’objet de recours auprès du tribunal administratif).

À quoi sert encore un parlementaire ?

De nombreuses préconisations vont vers un renforcement du rôle des parlementaires dans l’évaluation et le contrôle de l’application des lois. Ainsi, les députés souhaitent renforcer le rôle des rapporteurs d’application, en leur donnant de véritables pouvoirs d’enquête. De manière générale, le rapport préconise que les parlementaires fassent plus appel aux pouvoirs spéciaux de contrôle sur place et sur pièce.

Ce renforcement du contrôle est un refrain récurrent. Longtemps, la Ve République a laissé les parlementaires cumuler pour mieux s’en débarrasser et les cantonner dans leur circonscription. Avec la fin du cumul, les députés ont voulu renforcer leur place dans l’élaboration de la loi, faisant augmenter fortement le nombre d’amendements. Ce qui leur a parfois été reproché, même si le flot normatif vient de loin.

Depuis 2017, les députés contrôlent plus. En témoigne l’augmentation du nombre de missions, commissions d’enquête et de rapport ou la qualité de certains rapports remis cette année lors du Printemps de l’évaluation. Mais l’évaluation et le contrôle ne pourront occuper à temps plein 577 députés et 348 sénateurs.

Par ailleurs, la loi étant si fréquemment révisée (chaque mandature a sa « grande loi » sur chaque thème), l’évaluation, le contrôle et l’activité législative se confondent souvent. Le rapport va dans le sens de l’émergence d’un « député expert » maîtrisant son sujet et à même d’interroger et de remettre en cause le gouvernement et l’administration. Un rôle que ne sont pas prêts à endosser tous les parlementaires.

Signification par procès-verbal de recherches infructueuses à la dernière adresse connue

La notification participe à la réalisation des droits de la défense et au respect du procès équitable. C’est pour cela qu’elle fait l’objet de toutes les attentions. C’est particulièrement visible avec la signification, le pouvoir réglementaire ayant institué divers modes de signification, hiérarchisés entre eux, afin de réunir toutes les chances de toucher effectivement le destinataire de l’acte. Ainsi, l’huissier de justice doit privilégier la signification à personne. Si cela n’est pas possible, la signification est faite au domicile du destinataire, et à défaut de domicile connu, à sa résidence. La copie de l’acte est alors remise à toute personne présente et l’acceptant. Si l’huissier ne trouve personne au domicile ou à la résidence ou que personne ne veut recevoir l’acte, mais que l’adresse est certaine, l’huissier de justice conserve l’acte à son étude. Une difficulté se pose alors quand la personne à qui l’acte doit être signifié n’a ni domicile, ni résidence, ni lieu de travail connus. « Il faut néanmoins que l’acte puisse être notifié d’une façon ou d’une autre, sinon ce serait favoriser la fuite des défendeurs » (J. Héron, T. Le Bars et K. Salhi, Droit judiciaire privé, 7e éd., 2019, LGDJ, coll. « Domat droit privé », spéc. n° 178, p. 156). L’article 659 du code de procédure civile prévoit que l’huissier de justice doit alors dresser un procès-verbal de recherches infructueuses dans lequel il relate avec précisions les diligences qu’il a entreprises pour trouver le destinataire de l’acte. Le même jour ou, au plus tard, le premier jour ouvrable suivant, l’huissier de justice envoie au destinataire, par lettre recommandée avec demande d’avis de réception, une copie du procès-verbal à laquelle est jointe une copie de l’acte, objet de la signification (C. pr. civ., art. 659, al. 2). Cet envoi doit se faire à la dernière adresse connue et se double de l’information du destinataire, par lettre simple, de l’accomplissement de cette formalité. Dans un arrêt du 2 juillet 2020 (pourvoi n° 19-14.893), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation se prononce sur le sort de la signification d’un acte selon les modalités de l’article 659 en un lieu autre que la dernière adresse connue.

Le litige opposait une société de crédit à une cliente. La société de crédit lui fit signifier un commandement à fin de saisie-vente sur le fondement du jugement d’un tribunal d’instance. L’emprunteuse saisit alors le juge de l’exécution pour demander la nullité du commandement en raison l’irrégularité de la signification du titre exécutoire ayant fondé la saisie (Pau, 2e ch., 1re sect., 30 avr. 2018, n° 16/03793). Le juge de l’exécution l’ayant débouté de sa demande, l’emprunteuse fit appel et la cour d’appel confirma le jugement. L’emprunteuse se pourvoit en cassation. Elle estime qu’avant d’établir un procès-verbal de recherches infructueuses prévu à l’article 659 du code de procédure civile, l’huissier doit s’assurer du dernier domicile connu du destinataire de l’acte et se présenter à ce dernier domicile connu. En l’espèce, il s’était rendu à une adresse qui n’était pas la dernière connue et y avait signifié le jugement. La Cour de cassation suit ce raisonnement puisqu’elle énonce que les juges du fond ont privé leur décision de base légale au regard de l’article 659 du code de procédure civile. Elle en profite pour préciser que « la signification d’un acte selon les modalités de l’article 659 du code de procédure civile en un lieu autre que la dernière adresse connue ne vaut pas notification ».

Cette affirmation renvoie à l’inexistence juridique de l’acte, ce qui peut surprendre pour deux raisons. Premièrement, il est expressément énoncé à l’article 693 du code de procédure civile que ce qui est prescrit à l’article 659 est observé à peine de nullité. En réalité, ce n’est pas la première fois que la Cour de cassation fait fi, dans l’application de ce texte, de la nullité et de son régime, pour lui préférer l’inexistence. En effet, des juridictions du fond avaient refusé de prononcer la nullité d’une signification selon les modalités de l’article 659 en un lieu autre que la dernière adresse connue, en raison de l’absence de grief ou de préjudice. Il est vrai que l’on peut s’interroger sur l’importance de l’erreur de l’adresse, dans le cadre d’une signification par procès-verbal de recherches infructueuses car, quoi qu’il en soit, l’adresse n’est pas ou n’est plus celle du destinataire. La Cour de cassation ne partagea pas cette analyse. Elle cassa les arrêts, énonçant que « la notification d’un acte en un lieu autre que l’un de ceux qui sont prévus par la loi ne vaut pas notification » (Civ. 2e, 9 déc. 1997, n° 96-11.488 ; 16 déc. 2004, n° 03-11.510, D. 2005. 166 image). Mais, et c’est la seconde raison pour laquelle la décision du 2 juillet 2020 est surprenante, depuis un arrêt de chambre mixte du 7 juillet 2006 (RTD civ. 2006. 820, obs. R. Perrot image ; JCP 2006. II. 10146, note Putman ; JCP 2006. I. 183, n° 12, obs. Serinet ; Procédures 2006, n° 200, obs. R. Perrot ; Dr. et patr. 2007. 118, obs. Amrani-Mekki), la Cour de cassation semblait avoir renoncé à utiliser la notion d’inexistence concernant les actes de procédure, les soumettant au seul régime des nullités. L’arrêt du 2 juillet 2020 démontre que ce n’est pas le cas en matière de notification, comme le faisaient pressentir certains arrêts (Civ. 2e, 15 janv. 2009, n° 07-20.472, Bull. civ. II, n° 18 ; D. 2009. 378 image ; ibid. 757, chron. J.-M. Sommer et C. Nicoletis image ; ibid. 2010. 169, obs. N. Fricero image ; Dr. et proc. 2009. 157, obs. Douchy-Oudot ; Procédures 2009, n° 78, obs. R. Perrot ; Civ. 3e, 11 juill. 2019. n° 18-16.981, AJDI 2019. 722 image). Elle utilise ainsi l’inexistence pour surmonter l’inaptitude du régime de la nullité à priver d’efficacité une signification qu’elle estime entachée d’une grave irrégularité (Rép. pr. civ., v° Nullité, par L. Mayer, n° 71). Cela appelle deux remarques.

Premièrement, c’est bien la signification qui est privée de valeur. La formule utilisée en 1997 et en 2004 était sujette à interprétation en raison du double sens du terme « notification ». Associée « au lieu prévu par la loi » – la loi devant être entendue lato sensu – et après le visa de l’article 659, il était tentant de penser que la notification dont il était question visait uniquement celle de l’alinéa 2, le seul à prévoir expressément un lieu, au sens de notification en la forme ordinaire (C. pr. civ., art. 627). Ainsi, seul l’envoi au destinataire de l’acte par LRAR d’une copie du procès-verbal en un lieu autre que la dernière adresse connue serait privé d’existence. La signification elle-même, réalisée par l’établissement d’un procès-verbal prévu à l’alinéa 1 de l’article 659 (S. Guichard [dir.], Droit et pratique de la procédure civile. Droit interne et européen, 9e éd, Dalloz action, 2017/2018, spéc. n° 161-137 ; J. Héron, T. Le Bars et K. Salhi, op. cit.), ne serait pas nécessairement viciée. L’arrêt du 2 juillet 2020 invalide cette interprétation. Supprimant la référence à la loi, il affirme expressément que c’est bien la signification en un lieu autre que la dernière adresse connue qui ne vaut pas notification. Le terme « notification » utilisé en 1997 et 2004 devait s’entendre dans son acception large définie à l’article 651 du code de procédure civile.

Deuxièmement, le lieu de la signification, non expressément mentionné à l’alinéa 1, se trouve précisé et élevé au rang d’élément essentiel. L’établissement du procès-verbal, lui-même, doit se faire à la dernière adresse connue, ce qui est une évidence quand l’huissier de justice se montre diligent. C’est en se rendant à l’adresse qu’il aura trouvée comme étant la dernière connue afin de procéder à une signification à personne ou au pire à domicile, qu’il s’apercevra que cette adresse n’est plus celle du destinataire et qu’il dressera un procès-verbal de recherches infructueuses. Et il est essentiel que ce soit la dernière adresse connue car, si infime que soit la chance de toucher le destinataire de l’acte, elle existe à cette dernière adresse – suivi de courrier par les services de la poste ou par le nouvel occupant – et elle doit être saisie. La Cour de cassation fait ainsi sien « le souci quasiment obsessionnel, quoique parfaitement légitime, qu’a le pouvoir réglementaire de ménager au maximum les intérêts d’un destinataire introuvable » (J. Héron, T. Le Bars et K. Salhi, op. cit.).

Faculté de rétractation et poursuite de l’exécution contractuelle

Comment analyser une rétractation pourtant suivie d’une exécution du contrat acceptée sans réserve ? Encore appelée droit de repentir (R. Baillod, Le droit de repentir, RTD civ. 1984. 226 s.), la faculté de rétractation intrigue en ce qu’elle permet un délai de réflexion après la conclusion du contrat dans certains contentieux précis comme le droit de la consommation. Mais ici, la clause était d’origine conventionnelle, les parties pouvant se rallier aux dispositions prévoyant une telle faculté, à savoir l’ancien article L. 121-25 du code de la consommation. L’originalité de cet arrêt rendu le 1er juillet par la première chambre civile de la Cour de cassation repose surtout sur la continuation du contrat alors que cette faculté a été utilisée. Le contrat est censé avoir disparu puisque la renonciation équivaut soit à une caducité soit à une faculté de dédit (sur ce point, v. F. Terré, Y. Lequette, P. Simler et F. Chénedé, Droit civil. Les obligations, 12e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2018, p. 383, n° 341). En somme, le contrat se forme-t-il progressivement ou n’est-ce que sa force obligatoire qui est touchée ? Sur ce point, la doctrine hésite (v. not. G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations. Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du code civil, 2e éd., Dalloz, 2018, p. 213, n° 249). Nos observations sur cet arrêt tenteront de déterminer si cette jurisprudence parvient à dissiper une partie du doute.

Les faits ayant donné lieu à l’espèce nécessitent de se pencher sur l’arrêt rendu par la cour d’appel de Riom le 21 novembre 2018, riche en détails factuels. Une personne physique signe le 12 février 2014 avec un représentant de société d’installation de chauffage et de climatisation un bon de commande portant sur l’installation d’un dispositif de chauffage avec pompe à chaleur air/eau et sur des travaux d’isolation de combles, pour un prix de 16 970 €. Le même jour, l’acquéreur envoie par lettre recommandée à la société concernée un bon d’annulation de la commande, bon qui figurait au bas des conditions générales de vente. Malgré l’envoi de ce document, la commande a reçu une exécution partielle. Après une visite technique, la société a, en effet, réalisé les travaux indiqués dans le bon de commande. L’acquéreur les a réceptionnés sans réserve. Toutefois, les travaux d’installation de la pompe à chaleur n’ont pas été réalisés, faute de dalle en béton installée par le contractant. Le 3 novembre 2014, l’acquéreur signifie à la société par lettre recommandée qu’il avait utilisé son droit de rétractation et que le contrat ne devait donc pas être exécuté. Le 20 février suivant, il assigne la société en demandant qu’elle soit condamnée à lui restituer un acompte de 1 000 € et à lui payer la somme de 2 500 € au titre de dommages-intérêts. Le tribunal de grande instance (TGI) de Moulins axe sa solution sur l’absence d’effet de la rétractation « dès lors que les commandes passées lors de foires-expositions ne peuvent être rétractées ». L’acquéreur est condamné à verser le prix convenu avec la société. La cour d’appel de Riom prend le contrepied de la lecture du TGI de Moulins. Elle considère que le contrat a bien été annulé et condamne la société d’installation au versement d’une somme de 1 000 € avec intérêt au taux légal. L’installateur de la pompe à chaleur se pourvoit ainsi en cassation. L’arrêt commenté ici casse et annule la solution de la cour d’appel de Riom pour violation de la loi. La réponse de la haute juridiction est sans équivoque : « alors qu’il résultait de ses constatations que l’acquéreur, qui avait reçu la livraison de la pompe à chaleur et accepté sans réserve les travaux d’isolation des combles, avait poursuivi l’exécution du contrat, renonçant ainsi aux effets de sa rétractation, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».

Cet arrêt est riche en enseignements notamment sur la nature du droit de rétractation. En l’espèce, l’opération a été conclue à l’occasion d’une foire. Or, comme le rappelle l’arrêt de la cour d’appel de Riom, « ainsi que l’a énoncé le tribunal, et que le fait valoir la SARL S…, les contrats conclus dans les foires et salons, tel celui en cause, ne sont pas soumis aux règles du démarchage à domicile, alors contenues dans les anciens articles L. 121-1 et suivants du code de la consommation ; il s’ensuit que la faculté de rétractation, prévue à l’article L. 121-25 ancien du même code, n’est pas applicable, par l’effet de la loi, à de tels contrats ». Mais le droit de rétractation ne provenait pas ici d’un effet légal mais d’une clause le prévoyant explicitement. Le bon de commande indiquait bien une possibilité de se rétracter (le « bon d’annulation ») très proche des dispositions de l’ancien article L. 121-25 du code de la consommation. On peut se demander s’il y a bien eu rétractation. Toutefois, celle-ci s’est bien produite au jour de l’envoi du bon dédié à cet effet. Seule son efficacité est en jeu. Mais même une rétractation peut être en quelque sorte « rétractée à son tour ». C’est ici que se situe l’originalité : l’exécution partielle du contrat a balayé l’utilisation de la faculté contractuelle de rétractation. Deux remarques peuvent être faites, chemin faisant. D’une part, cette « double négative » du droit qu’est la renonciation à la rétractation interroge. Peut-on véritablement exécuter un acte juridique qui est censé être devenu caduc ? La réponse qu’apporte la Cour de cassation est moins théorique que pragmatique à cette occasion. C’est parce que la société a procédé aux installations et a donc dépensé des frais que la solution se comprend. Certes, cette exécution est conforme au contrat signé mais peut-on toujours prendre les dispositions contractuelles comme référence alors que ce contrat est devenu caduc ? Le hiatus est palpable. D’autre part, comme en linguistique où la double négation permet d’apporter des nuances, la renonciation à la rétractation laisse planer un doute sur l’efficacité juridique du contrat concerné. Le litige porté devant le juge ici en est le résultat direct, l’une des parties croyant le contrat caduc, l’autre réclamant le versement du prix promis. Cette difficulté invite à insister sur les précisions contractuelles, même dans les bons de commande.

La renonciation aux effets de la rétractation comme conséquence de la poursuite de l’exécution semble devoir être accueillie favorablement. C’est une solution qui, en l’espèce, résout le nœud du problème. Certes, l’acquéreur s’était rétracté mais il avait dans le même temps accepté l’exécution partielle. Ce paradoxe conduit nécessairement à penser que le contrat était toujours d’actualité entre les parties et qu’il a fait naître des obligations dont certaines ont été exécutées alors que d’autres ne l’ont pas été. D’un point de vue de la théorie générale des obligations, la figure peut étonner. Comment poursuivre l’exécution d’un acte juridique qui est censé être caduc par l’effet de la renonciation ? Cette solution a donc pour principal avantage de consolider une situation, celle d’une exécution conforme aux prévisions attendues avant l’effet de la rétractation. La poursuite de l’exécution efface purement et simplement les effets de la clause de repentir. Malgré l’intérêt de la solution, la nature juridique de la rétractation semble toujours bien opaque en droit positif. On ne saurait que trop conseiller aux contractants qui se rallient volontairement à une faculté de rétractation de prévoir dans le même temps la situation dans laquelle une poursuite de l’exécution interviendrait. Ainsi, ce type de contentieux éviterait peut-être de se répéter à l’avenir.

L’article 371-4, alinéa 2, du code civil n’est pas (non plus) inconventionnel

L’arrêt de la première chambre civile rendu le 24 juin 2020 (pourvoi n° 19-15.198) devrait paraître familier aux lecteurs de cette rubrique. En effet, il intervient dans une affaire déjà évoquée ici puisque la demanderesse au pourvoi avait soulevé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) visant l’alinéa 2 de l’article 371-4 du code civil, question que la Cour de cassation avait refusé de transmettre par un arrêt du 6 novembre 2019 (sur lequel, v. Dalloz actualité, 21 nov. 2019, obs. L. Gareil-Sutter ; D. 2019. 2182 image ; AJ fam. 2019. 648, obs. M. Saulier image). Pour rappel, la situation est celle d’un couple homosexuel féminin ayant mené à bien un projet parental après plusieurs années de vie commune. Le couple s’est séparé deux ans et demi après la naissance de l’enfant et la mère ne souhaitait pas que son ancienne compagne maintienne des liens avec son enfant. Cette dernière a donc agi en justice pour obtenir le maintien de ces liens. La cour d’appel de Rennes ayant rejeté ses demandes, elle a formé un pourvoi en cassation qui est rejeté par l’arrêt sous examen.

La demanderesse, dans un moyen qui ne comportait pas moins de quatorze branches, invoquait tout d’abord divers griefs visant à démontrer l’inconventionnalité de l’alinéa 2 de l’article 371-4 du code civil au regard des articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 3 de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE).

L’article 371-4, alinéa 2, du code civil prévoit que si tel est l’intérêt de l’enfant, le juge aux affaires familiales fixe les modalités des relations entre l’enfant et un tiers, parent ou non, en particulier lorsque ce tiers a résidé de manière stable avec lui et l’un de ses parents, a pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation, et a noué avec lui des liens affectifs durables. Selon un raisonnement proche de celui tenu au soutien de la QPC, la demanderesse soulignait que cet article ne prévoit, pour le parent d’intention ou le parent de fait, selon les expressions utilisées par le pourvoi, aucune obligation de maintenir des liens avec l’enfant qu’il a élevé, et, symétriquement, ne lui confère pas de droit de visite et d’hébergement de principe, principe qui ne pourrait être écarté qu’en cas de motifs graves. Il s’agissait donc de reprocher implicitement à cet article de ne pas reconnaître à ce « parent » les mêmes droits et devoirs en matière de maintien des relations avec l’enfant qu’il a élevé que ceux reconnus au père ou à la mère dont le lien de filiation a été juridiquement établi, éventuellement par le biais d’une adoption de l’enfant du conjoint, désormais possible dans les couples homoparentaux. C’est en cela que cet article serait contraire au droit au respect de la vie privée et familiale (Conv. EDH, art. 8), au principe de non-discrimination (Conv. EDH, art. 14) et à l’intérêt supérieur de l’enfant qui doit primer dans toute décision le concernant (CIDE, art. 3-1).

Sur cette question de l’inconventionnalité de l’article même, la Cour de cassation affirme qu’« en ce qu’il tend, en cas de séparation du couple, à concilier le droit au respect de la vie privée et familiale des intéressés et l’intérêt supérieur de l’enfant, il ne saurait, en lui-même, méconnaître les exigences conventionnelles résultant des articles 3, § 1, de la Convention de New York et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. / Il ne saurait davantage méconnaître les exigences résultant de l’article 14 de cette même Convention dès lors qu’il n’opère, en lui-même, aucune distinction entre les enfants, fondée sur la nature de l’union contractée par le couple de même sexe, cette distinction résultant d’autres dispositions légales selon lesquelles la création d’un double lien de filiation au sein d’un couple de même sexe implique, en l’état du droit positif, l’adoption de l’enfant par le conjoint de son père ou de sa mère ».

La réponse de la Cour de cassation ne surprend pas, surtout après le refus de transmettre la QPC. En effet, cette QPC était déjà fondée sur une supposée contradiction de l’article 371-4, alinéa 2, du code civil à l’intérêt supérieur de l’enfant (atteinte à l’exigence de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant garantie par les dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946), au principe d’égalité (tel que garanti par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), qu’on peut voir comme le miroir du principe de non-discrimination, et au droit au respect de la vie familiale (atteinte au droit à la vie familiale normale de l’enfant et de son parent de fait garanti par le dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946). Cela explique qu’on retrouve ici dans la réponse de la Cour de cassation aux moyens soutenant une inconventionnalité, les arguments employés là pour rejeter l’inconstitutionnalité de cet article. Il convient donc de renvoyer pour de plus amples commentaires aux différentes analyses de l’arrêt de rejet de la QPC, largement transposables. La Cour de cassation se serait sans doute contredite si elle avait décidé le contraire. Cela explique également le rejet de la demande d’avis consultatif de la Cour européenne des droits de l’homme formulée devant elle.

Les autres branches du moyen reprochaient à la cour d’appel d’avoir, en application de l’article 371-4 du code civil, refusé tout droit de visite et d’hébergement à la compagne de la mère sans caractériser des motifs graves ou, plus généralement, des motifs propres à justifier ce refus. Cet argumentaire fourni reposait principalement sur deux angles d’attaque.

Le premier consistait à reprocher à la cour d’appel d’avoir refusé de lui accorder un droit de visite et d’hébergement pour des motifs impropres à exclure un tel droit : comportement violent de la demanderesse envers la mère de l’enfant, incapacité à préserver l’enfant du conflit du couple, craintes de l’enfant, relations conflictuelles du couple. Selon la demanderesse, aucun de ces motifs ne caractérisait des motifs graves et/ou ne justifiait qu’on lui refuse un droit de visite et d’hébergement sur l’enfant qu’elle avait élevé… Elle invoquait en conséquence, selon les branches du moyen, des violations de l’article 371-4 du code civil et de l’article 3-1 de la CIDE ou un manque de base légale à l’égard des mêmes articles.

Le second angle consistait à demander implicitement un contrôle de proportionnalité puisque le pourvoi reprochait à la cour d’appel d’avoir porté une atteinte disproportionnée à son droit au respect de la vie privée et familiale en lui refusant un droit de visite et d’hébergement sur l’enfant qu’elle avait élevé pendant les premières années de sa vie sans caractériser de risques pour l’enfant.

Même si la Cour de cassation ne se livre pas à proprement parler à un contrôle de proportionnalité, c’est sur cette voie qu’elle va s’engager pour répondre à l’ensemble des arguments soulevés. En effet, la Cour de cassation, après avoir écarté l’inconventionnalité de l’article 371-4 du code civil, reprend en détail les différents motifs qui ont amené la cour d’appel à refuser à la demanderesse tout droit de visite et d’hébergement sur l’enfant. Et si elle s’en remet logiquement à la souveraineté des juges du fond quant à l’appréciation des divers éléments relevés au regard de l’intérêt de l’enfant, elle retient que les juges du fond ont, par une décision motivée, tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant et justifié leur décision « sans porter atteinte de façon disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale » de la demanderesse. On voit bien que, comme dans un contrôle de proportionnalité « classique », le contrôle de la Cour de cassation a porté sur l’effectivité d’une balance faite in concreto par les juges du fond entre l’intérêt de l’enfant et l’atteinte à la vie privée et familiale de la demanderesse.

Que retenir de toute cette affaire ? Assurément, d’un point de vue strictement juridique, que l’article 371-4, alinéa 2, du code civil, en ce qu’il prévoit un droit de visite et d’hébergement à l’égard des tiers ayant élevé l’enfant moins « impératif » que le maintien des liens entre l’enfant et son père ou sa mère légal(e), n’est ni inconstitutionnel ni inconventionnel.

Plus largement, cette espèce permet aussi de souligner combien l’article 371-4, alinéa 2, du code civil est mal adapté à la situation des parents d’intention d’un enfant né dans le cadre de ce qu’on appelle désormais couramment un « projet parental ». Ce « tiers » s’estime en effet plus parent que beau-parent (entendu comme l’homme ou la femme ayant vécu avec l’enfant de l’autre, né d’une précédente relation, et auquel s’applique aussi l’article), d’où la tentative de la demanderesse d’exiger une inversion des principes et qu’un droit de visite et d’hébergement soit reconnu sauf motifs graves comme c’est le cas pour les parents juridiques.

Il convient néanmoins de rappeler que si l’article 371-4 du code civil n’est pas adapté à cette situation, le législateur a fait un pas important envers ces « tiers » particuliers en permettant aux couples homosexuels de se marier et donc de se voir reconnaître comme parent légal via l’adoption. Demain, il sera même peut-être possible d’établir un double lien de filiation, en amont, en cas de recours à une procréation médicalement assistée dans les couples de femmes, mariées ou non. Cela réduira sans doute les hypothèses dans lesquelles on demandera à l’alinéa 2 de l’article 371-4 du code civil plus qu’il ne peut donner…

Rappel sur le champ d’application du règlement Bruxelles II [I]bis[/I]

Un homme ayant les nationalités moldave et roumaine et une femme ayant les nationalités bulgare et russe se marient en Moldavie. Quelques années plus tard, l’épouse, domiciliée en France, saisit un juge français d’une demande de divorce, alors que son époux est domicilié en Moldavie.

Le juge aux affaires familiales se déclare compétent, contrairement à la cour d’appel qui retient son incompétence sur le fondement de l’article 3 du règlement Bruxelles II bis n° 2201/2003 du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale. La cour d’appel juge que ce règlement n’a vocation à réglementer que les rapports entre...

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Rappel du caractère exhaustif des modes de notification des actes entre avocats

Le droit à un tribunal comporte plusieurs aspects, dont le droit d’accès et l’égalité des armes, qui exige un juste équilibre entre les parties. Ces principes s’appliquent également dans le domaine particulier qu’est la signification et la notification des actes judiciaires aux parties (CEDH 31 mai 2007, Miholapa c. Lettonie, n° 61655/00, § 23). C’est dans la droite ligne de cette décision que la Cour de cassation a rendu, le 2 juillet 2020, deux arrêts à propos de la notification entre avocats.

Les faits et la procédure étaient très similaires. À la requête d’une banque, un tribunal d’instance – statuant comme tribunal de l’exécution selon le droit local – ordonne la vente et l’adjudication forcées de biens immobiliers appartenant à des particuliers en indivision dans la première espèce (pourvoi n° 19-12.752) et la vente forcée de biens immobiliers appartenant à une société civile immobilière (SIC) dans la seconde (pourvoi n° 19-12.753). Les propriétaires forment un pourvoi immédiat – recours spécifique de droit local – devant le tribunal d’instance afin qu’il rétracte ses ordonnances. Ce dernier s’y refuse et les dossiers sont alors transmis à la cour d’appel de Colmar. Dans les deux cas, la cour d’appel déclare le pourvoi immédiat mal fondé et confirme les ordonnances du tribunal d’instance. Les particuliers et la SCI se pourvoient en cassation et reprochent à la cour d’appel, pour les arrêts les intéressant respectivement, d’avoir déclaré le pourvoi immédiat mal fondé en se fondant sur les conclusions de la banque, sans vérifier que lesdites conclusions leur avaient été communiquées et qu’ils avaient pu y répondre. C’est alors l’occasion pour la Cour de cassation de revenir sur les exigences des article 671 et suivants. Il en ressort que les modes de notification entre avocats sont exhaustifs, mais il subsiste un doute quant à la sanction procédurale encourue en cas de recours à d’autres formes.

Dans la première espèce, les conclusions de la banque comportaient la mention imprimée selon laquelle elles avaient été notifiées à l’avocat constitué par la partie adverse. Cette insertion étant l’œuvre de l’avocat de la banque, elle ne garantit en rien que la partie adverse ait été informée desdites conclusions. Dans la seconde espèce, les conclusions comportaient un tampon de l’ordre des avocats de Strasbourg faisant état de leur notification et revêtu de la signature de l’avocat de la banque. L’intervention de l’ordre ne saurait suppléer celle d’un huissier de justice, officier public ministériel et assurer l’égalité des armes entre les parties. Dans les deux cas, la Cour de cassation commence par viser les articles 672 et 673 relatifs aux modalités de notification entre avocats et reprend leur contenu exact dans ses chapeaux (respectivement § 5 et § 4). Puis elle vise l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle conclut à la violation de l’ensemble de ces textes. Soit il est procédé par signification « constatée par l’apposition du cachet et de la signature de l’huissier de justice sur l’acte et sa copie avec l’indication de la date et du nom de l’avocat destinataire » (C. pr. civ., art. 672), soit il est procédé par notification directe « par la remise de l’acte en double exemplaire à l’avocat destinataire, lequel restitue aussitôt à son confrère l’un des exemplaires après l’avoir daté et visé » (C. pr. civ., art. 673). Le juge doit s’en assurer. Toute autre forme d’information ne permet pas de s’assurer que la partie adverse en a eu connaissance et été mise en demeure d’y répondre, ce qui est contraire à l’égalité des armes et au principe du contradictoire.

Quel est le sort alors de ces notifications ? La lecture des deux arrêts ne permet pas de répondre à cette question. On connaît depuis longtemps la difficulté qui existe à propos des articles 672 et 673 du code de procédure civile. Alors que l’article 693 du même code prévoit que ce qui est prescrit dans le premier est observé à peine de nullité, il semble avoir oublié le second. En 2014, la Cour de cassation a rendu un arrêt qui a été interprété comme consacrant un nouveau cas de formalité substantielle : le respect de l’article 673 (Civ. 2e, 16 oct. 2014, n° 13-17.999, D. 2015. 517, chron. T. Vasseur, E. de Leiris, H. Adida-Canac, D. Chauchis, N. Palle, L. Lazerges-Cousquer et N. Touati image ; C. Bléry et J.-P. Teboul, « Fin de controverse : la conséquence procédurale pour une communication par voie électronique, non autorisée est une nullité de forme », JCP 2014. 1331 ; Procédures 2015. Comm. 1, obs. Croze). Sa violation entrainerait donc une nullité de forme à condition de démontrer le grief que cause l’irrégularité. Or les deux arrêts du 2 juillet 2020 ne permettent pas d’être aussi catégorique. Dans le premier arrêt (pourvoi n° 19-12.752), on peut voir une allusion à la nullité de forme, la Cour de cassation reprochant aux juges du fond de ne pas avoir vérifié que les conclusions avaient été notifiées « dans les formes requises ». Mais dans le second arrêt (pourvoi n° 19-12.753), rendu le même jour, par la même formation, avec le même visa et le même chapeau, cette précision disparaît. La Cour de cassation reproche seulement aux juges du fond de ne pas avoir vérifié que les conclusions avaient été notifiées, comme si l’absence de respect des articles 672 et 673 aboutissait à l’absence de notification, conclusion à laquelle la Cour était arrivée, il y a quelques années (Civ. 2e, 29 avr. 2004, n° 02-14.970, Procédures 2004. Comm. 125, obs. R. Perrot). Il ne semble pas être question de nullité, mais plûtot d’inexistence. On ne peut alors s’empêcher de penser à l’arrêt rendu le même jour par la même formation, à propos d’une signification par procès-verbal de recherches infructueuses en un lieu autre que la dernière adresse connue (Civ. 2e, 2 juill. 2020, n° 19-14.893). Concernant la notification lato sensu, la résurgence de l’inexistence semble réelle (Rép. pr. civ., v° Nullité, n° 200).

De l’intérêt du tiers à exercer une tierce opposition

La tierce opposition, une voie de recours ouverte aux tiers

Le jugement ne produit pas d’effet direct sur les tiers. Comme le contrat à l’égard des parties contractantes, son efficacité reste cantonnée aux seules parties aux procès. Pour autant, même ainsi limités, les effets et attributs de l’acte juridictionnel peuvent entrer en résonance avec les relations qu’entretiennent les parties avec des tiers. L’ordonnancement juridique modifié par le jugement, ces derniers ne peuvent alors faire comme si de rien n’était. Le principe d’opposabilité rend compte de cette « nécessité pour les tiers de reconnaître et respecter la situation juridique substantielle née du jugement » (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile. Droit interne et européen du procès civil, 34e éd., Dalloz, 2018, n° 1154, p. 806). Or, de cette résonance probable, les tiers peuvent subir un préjudice. Pour leur permettre de s’en prémunir, le code de procédure civile met à leur disposition une voie de recours spécifique : la tierce opposition (pour une étude d’ensemble, Rép. pr. civ., v° Tierce opposition, par N. Fricero). Tendant à faire « rétracter ou réformer » un jugement au profit du tiers qui l’attaque, elle remet en question relativement à son auteur les « points jugés qu’elle critique, pour qu’il soit à nouveau statué en fait et en droit » (C. pr. civ., art. 582). Dit autrement, la tierce opposition est un moyen pour le tiers de se soustraire in extremis aux conséquences du jugement. Mais qui est donc ce tiers pouvant profiter de cette voie de recours ? La réponse à cette question se trouve expressément formulée à l’article 583, alinéa 1er, du code de procédure civile : « est recevable à former tierce opposition toute personne qui y a intérêt, à la condition qu’elle n’ait été ni partie ni représentée au jugement qu’elle attaque ». L’arrêt commenté est l’occasion de revenir sur la façon dont doit être appréciée la première de ces conditions.

L’intérêt du tiers, manifestation particulière d’une condition classique de l’action en justice

L’exigence d’un intérêt chez l’auteur de la tierce opposition n’est autre qu’une manifestation particulière d’une des conditions subjectives de recevabilité de l’action en justice : l’intérêt à agir (C. pr. civ., art. 31). Pour être recevable, la tierce opposition doit ainsi permettre au tiers de « modifier, en l’améliorant, sa condition juridique » (C. Chainais, et al., op. cit., p. 151). Concrètement, le tiers doit démontrer en quoi l’opposabilité du jugement litigieux lui cause un préjudice. En toute logique, l’intérêt du tiers doit recouvrir les mêmes caractères que ceux...

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