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Rapport des dettes et charge de la preuve

Dans cette affaire, un litige s’est noué à l’occasion des opérations de liquidation-partage d’une succession. Un prêt ayant été consenti à l’un des héritiers par la de cujus, la difficulté est née au sujet du rapport de la somme prêtée à la succession. Plus précisément, la question s’est posée de savoir sur qui, de l’emprunteur ou de ses cohéritiers, pesait la charge de la preuve de l’obligation au rapport.

L’emprunteur, demandeur au pourvoi, reprochait aux juges du fond d’avoir jugé qu’il était tenu de rapporter à la succession du prêteur la somme empruntée, motif pris qu’il ne démontrait pas avoir remboursé cette somme. Invoquant la solution rendue par la Cour de cassation dans un précédent arrêt du 15 mai 2013 (Civ. 1re, 15 mai 2013, n° 12-11.577, Bull. civ. I, n° 97 ; D. 2013. 1208 image ; AJ fam. 2013. 445, obs. C. Vernières image), le demandeur au pourvoi soutenait que la cour d’appel avait inversé la charge de la preuve car il appartenait aux cohéritiers de prouver l’existence, au jour de l’ouverture de la succession, des dettes envers le de cujus dont ils demandent le rapport.

Il fallait donc déterminer s’il appartient à l’héritier débiteur de démontrer qu’il a remboursé sa dette envers le de cujus ou à ses cohéritiers sollicitant le rapport de démontrer l’existence, au jour du décès, de la dette à rapporter.

La Cour de cassation a répondu à cette interrogation en deux temps : elle s’est d’abord prononcée sur l’applicabilité des règles du droit commun de la preuve avant d’en appliquer le contenu.

L’applicabilité du droit commun de la preuve

Dans un premier temps de son raisonnement, la Cour de cassation a identifié les règles de preuve applicables en s’appuyant sur la distinction entre le rapport des libéralités et le rapport des dettes. Ainsi, elle a pris le soin de rappeler qu’« en matière successorale, à la différence du rapport des libéralités, lequel, régi par les articles 843 à 863 du code civil, intéresse la composition de la masse partageable et constitue une opération préparatoire au partage, le rapport des dettes, prévu aux articles 864 à 867, concerne la composition des lots et constitue une opération de partage proprement dite ».

C’est la première fois que la haute juridiction décrit de manière aussi pédagogique la distinction que la doctrine avait déjà mise en lumière entre le rapport des libéralités et le rapport des dettes (v. not. M. Grimaldi, Droit des successions, 7e éd., LexisNexis, 2017, spéc. n° 982, p. 759), même si elle a déjà régulièrement affirmé que le rapport des dettes est une « opération de partage » (Civ. 1re, 5 déc. 1978, n° 77-10.692, Bull. civ. I, n° 377 ; 30 juin 1998, n° 96-13.313, Bull. civ. I, n° 234 ; D. 1998. 192 image ; RTD civ. 1999. 161, obs. J. Patarin image ; 12 juin 2001, n° 99-12.229, Dalloz jurisprudence ; Civ. 3e, 17 mai 2011, n° 09-11.750, AJDI 2011. 542 image ; Civ. 1re, 28 mars 2018, n° 17-14.104, Dalloz actualité, 18 avr. 2018, obs. Q. Guiguet-Schielé ; AJ fam. 2018. 355, obs. J. Casey image) et opéré une très nette distinction entre les régimes applicables à ces deux techniques différentes (v. not. Civ. 1re, 29 juin 1994, n° 92-15.253, Bull. civ. I, n° 233 ; D. 1995. 88 image, note M. Grimaldi image ; RTD civ. 1995. 161, obs. J. Patarin image, affirmant que « le rapport de dettes prévu par l’[ancien] article 829 du code civil n’est qu’une technique de règlement qui n’obéit pas aux règles de l’[ancien] article 869 du même code [devenu 860-1], lequel concerne exclusivement le rapport de dons » ; v. aussi Civ. 1re, 7 déc. 2011, n° 10-25.140, Dalloz jurisprudence).

De fait, il est admis qu’au-delà d’une dénomination commune, le rapport des dettes constitue un mécanisme très différent du rapport des libéralités. Cela tient à ce que le rapport des libéralités est essentiellement une opération de liquidation (lorsqu’il s’exerce en valeur), préalable au partage, et qui intéresse seulement la composition de la masse partageable : elle consiste à intégrer dans la masse à partager les libéralités faites aux héritiers, de façon à assurer une égalité entre eux en évitant que les biens à partager soient amputés des libéralités consenties par anticipation. Le rapport des dettes, quant à lui, intervient au moment du partage proprement dit. Il représente un mode simplifié de règlement des dettes consistant à attribuer à l’héritier débiteur la créance que la succession détient sur lui, de façon à ce qu’elle s’éteigne par confusion. Il permet également d’assurer l’égalité des héritiers, mais cette fois en évitant que l’un des copartageants se trouve confronté au risque d’insolvabilité de l’héritier débiteur, ce qui pourrait se produire si la créance était attribuée à l’un des copartageants plutôt qu’au débiteur lui-même.

Ayant rappelé cette distinction, la Cour de cassation en a tiré une conséquence de régime en énonçant que « les règles du droit commun de la preuve » s’appliquent au rapport des dettes, dont il était ici manifestement question puisque ce sont ces règles de droit commun dont il a été fait application.

Cette solution appelle deux observations.

D’abord, sur l’objet du rapport, les juges du fond, implicitement approuvés sur ce point par la Cour de cassation, avaient souligné que, « si la demande des [copartageants] porte littéralement sur “des libéralités rapportables” ce sont en réalité des dettes dont ils sollicitent le rapport par [l’héritier débiteur] ». La précision n’était pas inutile, car l’hypothèse du prêt consenti à un héritier qui n’a pas remboursé sa dette au jour de l’ouverture de la succession est susceptible de deux qualifications : il peut s’agir d’une simple dette de l’héritier envers la succession, en l’absence de remise de dette, ou bien d’une donation indirecte, dans l’hypothèse où l’héritier aurait bénéficié d’une remise de dette traduisant une intention libérale. En l’espèce, à défaut de remise de dette, il s’agissait bien d’une créance de la de cujus contre l’héritier, devant faire l’objet d’un rapport de dette et non d’une donation indirecte devant faire l’objet d’un rapport de libéralité.

Ensuite, sur les règles applicables, ce n’est pas la première fois que la Cour de cassation souligne que le rapport des dettes est soumis aux règles du droit commun, là où le rapport des libéralités obéit à des règles propres. Ainsi, elle a par exemple exclu en matière de rapport des dettes l’application de l’article 860-1 du code civil, posant le principe du valorisme monétaire pour le rapport des libéralités (Civ. 1re, 29 juin 1994, préc. ; 4 juin 2007, n° 05-15.253, Bull. civ. I, n° 226, jugeant que la dette devait être rapportée pour le montant nominal de la somme prêtée, quand bien même cette somme aurait servi à l’acquisition d’un bien). De la même façon, en l’absence de règles de preuve spécifiques prévues pour le rapport des dettes, la Cour de cassation affirme logiquement que les règles du droit commun trouvent à s’appliquer.

Pour autant, faut-il comprendre dans la formule retenue par la Cour de cassation que le rapport des libéralités ne répond pas aux règles du droit commun de la preuve, contrairement au rapport des dettes ? Il ne semble pas qu’une telle interprétation a contrario doive prévaloir ; ce n’est pas parce que le droit commun de la preuve s’applique au rapport des dettes qu’il est évincé en matière de rapport des libéralités. En effet, les articles 843 à 863 du code civil qui, comme le rappelle la Cour de cassation, régissent le rapport des libéralités ne comportent aucune règle spécifique ayant trait à la charge de la preuve des libéralités. Les règles du droit commun de la preuve devraient donc trouver à s’appliquer au rapport des dettes comme à celui des libéralités, la seule différence se situant ici au niveau de l’objet de la preuve (v. infra).

L’application du droit commun de la preuve

Répartissant la charge de la preuve suivant les principes posés par l’article 1353 du code civil, la Cour de cassation affirme que, « s’il appartient à l’héritier qui demande le rapport d’une dette par l’un de ses copartageants de prouver son existence, une fois cette preuve rapportée, le copartageant qui prétend s’en être libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation ». Classiquement, elle fait donc dépendre la charge de la preuve de son objet : si le débat porte sur l’existence de la dette, la charge pèse sur le créancier ; si le débat porte sur l’extinction de la dette, elle pèse sur le débiteur.

Or, en l’espèce, l’existence de la dette était établie par l’absence de contestation du débiteur. Il s’agit là d’une application de la théorie du fait constant, qui permet au juge (sans pour autant le lui imposer ; v. par ex. Civ. 2e, 10 mai 1991, n° 89-10.460, RTD civ. 1992. 447, obs. J. Normand image ; Com. 30 nov. 2010, n° 09-70.810, Dalloz actualité, 10 déc. 2010, obs. X. Delpech ; D. 2010. 2900, obs. X. Delpech image ; Civ. 2e, 24 mars 2016, n° 15-14.016, Dalloz jurisprudence) de considérer comme établi un fait affirmé par une partie et non contesté par la partie adverse. Son application fait pourtant l’objet d’une jurisprudence contrastée : à plusieurs reprises, la Cour de cassation a censuré les juges du fond pour avoir tenu un fait non contesté pour établi, alors que « le silence opposé à l’affirmation d’un fait ne vaut pas à lui seul reconnaissance de ce fait » (v. not. Com. 21 mars 2018, n° 15-27.213, Dalloz jurisprudence ; Soc. 8 nov. 2017, n° 16-18.190 ; 3 févr. 2017, n° 15-15.119 ; Civ. 1re, 19 nov. 2014, n° 13-27.449, AJ fam. 2015. 52, obs. S. Thouret image ; 10 juill. 2013, n° 12-18.981 ; Com. 12 juin 2012, n° 11-17.042, Dalloz actualité, 20 juin 2012 obs. A. Lienhard ; D. 2012. 1609, obs. A. Lienhard image ; Rev. sociétés 2012. 634, note B. Saintourens image ; RTD com. 2012. 578, obs. M.-H. Monsèrié-Bon image). En l’espèce, cette partie du raisonnement retenu par les juges du fond n’a fait l’objet d’aucune critique par le demandeur au pourvoi, de sorte que l’existence de la dette de litigieuse a pu être tenue pour établie. La solution s’explique probablement par les circonstances entourant l’absence de contestation : à en croire les motifs retenus par la cour d’appel, reproduits dans les moyens annexés, l’existence de la dette était établie par une reconnaissance de dette souscrite par le débiteur, lequel se défendait seulement en soutenant qu’il n’était pas prouvé que la dette existait encore au jour du décès de la de cujus. C’est donc qu’il admettait implicitement que la dette avait existé. C’est probablement la raison pour laquelle la Cour de cassation adopte une formulation marquant son approbation totale de la solution retenue par les juges du fond en indiquant qu’« après avoir relevé que [l’emprunteur] ne contestait pas que sa mère lui avait prêté 600 000 francs, la cour d’appel en a exactement déduit que, l’existence de sa dette étant établie, il lui appartenait de prouver qu’il l’avait remboursée ».

L’existence de la dette étant prouvée, le débat se reportait sur son extinction, emportant un transfert du fardeau de la preuve sur le débiteur qui se prétendait libéré. Par une application mécanique et incontestable de l’article 1353, alinéa 2, du code civil, la Cour de cassation a estimé que, dès lors que l’emprunteur n’apportait aucun élément de nature à démontrer qu’il avait remboursé la somme prêtée, il devait rapporter cette somme à la succession de sa mère. La solution rendue, qui est irréprochable au regard des textes appliqués, contraste toutefois avec celle retenue dans une précédente affaire ayant donné à un arrêt du 15 mai 2013 (Civ. 1re, 15 mai 2013, n° 12-11.577, Bull. civ. I, n° 97 ; D. 2013. 1208 image ; AJ fam. 2013. 445, obs. C. Vernières image). Dans cette espèce, il avait été jugé en cause d’appel qu’il appartenait au débiteur du de cujus de rapporter la preuve du remboursement de la dette dont il s’était reconnu débiteur ; cette preuve n’ayant pas été rapportée, les juges ont estimé que le non-paiement constituait un avantage indirect rapportable à la succession du de cujus. La solution avait été censurée par la Cour de cassation, pour inversion de la charge de la preuve, au motif « qu’il appartenait à ses cohéritiers qui en demandaient le rapport, de prouver l’existence, au jour de l’ouverture des successions, des dettes envers leurs auteurs dont ils se prévalaient ».

S’agit-il d’un revirement de jurisprudence ? Dans le sens d’une réponse négative, on notera que les circonstances des deux espèces présentent une différence qui pourrait justifier la divergence des solutions. En effet, dans le présent arrêt du 12 février 2020, l’emprunteur ne contestait pas l’existence de la dette dont il s’était reconnu débiteur. À l’inverse, dans l’arrêt du 15 mai 2013, les moyens du pourvoi laissent penser que l’intéressé contestait être débiteur du de cujus et soutenait notamment que la reconnaissance de dette litigieuse portait sur une autre dette qui avait été remboursée par ailleurs. Il se pourrait donc que la Cour de cassation ait fait application de l’alinéa 1er de l’article 1353 dans l’arrêt du 15 mai 2013 en considérant que la preuve de l’existence de la dette n’était pas rapportée, alors qu’elle s’est fondée sur l’alinéa 2 de ce texte dans l’arrêt du 12 février 2020, dès lors que le débat s’était reporté sur la question de l’extinction de la dette litigieuse.

D’un autre côté, un autre argument, plus fort, pourrait faire pencher en faveur d’un revirement : la formulation retenue par la Cour de cassation a changé entre 2013 et 2020. En effet, en 2013, elle affirmait que l’existence de la dette « au jour de l’ouverture des successions » doit être prouvée par celui qui en demande le rapport. Cette référence temporelle a disparu dans la formulation de 2020, d’où il ressort simplement que l’héritier qui demande le rapport d’une dette par l’un de ses copartageants doit « prouver son existence ». Or cette différence est significative : prouver qu’une dette existe au jour de l’ouverture de la succession, c’est prouver non seulement qu’elle a existé du vivant du de cujus, mais aussi qu’elle n’a pas été éteinte avant son décès. C’est donc faire peser sur le créancier la charge de prouver l’absence de paiement ou d’un autre fait extinctif. De ce point de vue, la solution retenue en 2013 semble contredire la règle posée par l’article 1353, alinéa 2 (anciennement 1315), d’où il résulte que c’est au débiteur qu’il incombe de prouver le fait qui a conduit à sa libération. La solution du présent arrêt est donc plus conforme à la dynamique qui ressort du texte.

Revirement ou non, la solution rendue par l’arrêt du 12 février 2020 est extrêmement claire. Il en ressort qu’en présence d’une dette impayée d’un héritier envers le de cujus, il faut, pour identifier sur qui pèse la charge de la preuve, déterminer si les cohéritiers exigent le rapport d’une libéralité ou d’une simple dette. S’ils exigent le rapport de la dette, il leur incombe seulement de prouver que la dette a existé, à charge pour l’héritier débiteur de démontrer qu’elle est déjà éteinte au jour de l’ouverture de la succession. S’ils exigent le rapport d’une libéralité, l’arrêt suggère, à raison, que la solution pourrait être différente. En effet, dans ce cas, il appartiendra aux cohéritiers demandeurs au rapport de démontrer non seulement l’existence de la dette, mais également l’intention libérale du de cujus qui a conduit à un non-paiement. Le plus souvent, cette intention libérale se traduira par une remise d’une dette, ce qui conduira de facto les demandeurs à devoir prouver l’existence de la dette et la remise de dette qui a provoqué son extinction. Pour autant, une telle solution ne dérogerait pas aux règles du droit commun de la preuve. Simplement, si la charge de la preuve diffère, c’est parce que l’objet même de la preuve est distinct : celui qui invoque l’obligation de rapporter une dette doit seulement démontrer l’existence de la dette dont il se prévaut, tandis que celui qui invoque l’obligation de rapporter une libéralité doit démontrer l’existence de la libéralité dans tous ses éléments constitutifs, tant matériel (appauvrissement du disposant et enrichissement du gratifié) que moral (intention libérale du disposant).

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