Accident : implication et causalité encore et toujours
Si plus de « trente ans de mise en œuvre jurisprudentielle et d’étude doctrinale n’ont pas suffi à dessiner tous les contours de la notion d’implication dans l’accident » (S. Carval, L’implication et la causalité, RCA 2015. Doss. 15, n° 17), aujourd’hui, celle-ci présente toutefois « moins de mystère » (L. Bloch, L’auto, la moto, la chèvre et l’implication…, RCA 2020. Alerte 3) qu’au jour de l’entrée en vigueur de la loi du 5 juillet 1985.
Par une démarche casuistique, la Cour de cassation continue son travail d’interprétation de ce que recouvre cette notion phare de la loi Badinter (v. l’étude de F. Leduc, L’évolution de l’implication, RCA 2019. Doss. 8). L’arrêt de rejet du 16 janvier 2020 en est une nouvelle illustration.
En l’espèce, après que son véhicule a dérapé, un homme est victime d’un accident de la circulation des suites duquel il décède. Ses proches demandent réparation de leurs préjudices par ricochet au propriétaire du tracteur duquel provient la fuite d’huile et au conducteur de celui-ci sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985. La cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion fait droit à leur demande et condamne in solidum le propriétaire et le conducteur du véhicule à réparer les conséquences de l’accident dans lequel, selon elle, il est impliqué.
Les responsables se pourvoient en cassation et contestent l’implication du tracteur dans la réalisation de l’accident. Ils reprochent à la cour d’appel de ne pas avoir tenu compte du procès-verbal établi par la gendarmerie qui indique que l’accident s’est produit à quelques centaines de mètres de l’endroit où était immobilisé le véhicule. Cette distance démontrerait que la fuite d’huile n’est pas à l’origine de l’accident et les juges du fond auraient dû rechercher si elle n’excluait pas le lien de causalité entre la fuite d’huile et l’accident.
La Cour de cassation était amenée à s’interroger sur le point de savoir si la cour d’appel aurait dû tenir compte de cette distance pour exclure tout lien de causalité entre la perte d’huile et la survenance de l’accident, excluant, par là même, l’implication du véhicule. Ce à quoi la deuxième chambre civile répond par la négative en rejetant le pourvoi.
Dans un premier temps, cette dernière approuve la cour d’appel d’avoir procédé au rappel selon lequel « est impliqué, au sens de l’article 1er de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985, tout véhicule ayant joué un rôle quelconque dans la réalisation d’un accident ». La formule, employée maintes fois, est désormais classique.
À l’instar des autres conditions exigées par la loi Badinter, l’implication, visée à l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985, n’a pas été définie par le législateur. L’absence de définition légale a cet avantage de ne pas enfermer le juge dans un système figé et de lui laisser une marge de manœuvre pour lui-même circonscrire le domaine de l’implication. Sans qu’il en donne une définition précise, c’est à ce dernier que l’on doit la conception souple et extensive de la notion d’implication.
Si « la seule présence d’un véhicule sur les lieux d’un accident de la circulation ne suffit pas à caractériser son implication » (Civ. 2e, 25 mai 1994, n° 92-19.200, Bull. civ. II, n° 133 ; 18 mars 1999, n° 97-14.306, Bull. civ. II, n° 51 ; RCA 1999. Comm. 173 ; 8 juill. 2004, n° 03-12.323, Bull. civ. II, n° 345 ; 13 déc. 2012, n° 11-19.696, Dalloz actualité, 11 janv. 2013, obs. I. Gallmeister ; D. 2013. 12, obs. I. Gallmeister ; RTD civ. 2013. 390, obs. P. Jourdain ; 15 janv. 2015, n° 13-27.448, D. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; RCA 2015. Comm. 118, obs. H. Groutel ; 19 mai 2016, n° 15-16.714, Dalloz jurisprudence), il n’est pas nécessaire que celui-ci ait eu un rôle perturbateur ou ait joué un rôle actif pour être impliqué dans l’accident. Il suffit que le véhicule ait joué « un rôle quelconque » ou qu’il soit intervenu « à quelque titre que ce soit ». Sur ce point, l’arrêt du 16 janvier n’est qu’un simple rappel. Récemment, la Cour de cassation a d’ailleurs reconnu l’implication d’un tracteur, lequel, par son emplacement et sa vitesse réduite, a imposé le dépassement d’un motard victime, ensuite, d’un accident (Civ. 2e, 18 avr. 2019, n° 18-14.948, Dalloz actualité, 13 mai 2019, obs. A. Tani ; D. 2019. 887 ; ibid. 2020. 40, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RTD civ. 2019. 600, obs. P. Jourdain ).
De la même façon qu’en matière de responsabilité du fait des choses, l’absence de contact entre le véhicule et le siège du dommage n’empêche pas l’implication (Crim. 30 oct. 1989, RCA 1989. Comm. 414). En l’espèce, le tracteur n’est pas entré en contact avec le véhicule de la victime sans que, pour autant, l’implication soit exclue. Après quelques « vicissitudes » (F. Leduc, art. préc.), il semble désormais acquis que la présence ou non de contact influe seulement sur le mode de preuve de l’implication. En cas de contact, l’implication est présumée. Il revient au défendeur de démontrer l’absence d’implication. En l’absence de contact, la présomption cède. C’est au demandeur – la victime ou ses ayants droit – d’établir l’implication du véhicule dans l’accident.
S’il n’existe pas de définition précise de l’implication, le consensus semble régner sur le fait qu’elle n’est pas un substitut à la causalité – laquelle, en droit commun, rattache le fait générateur au dommage – mais qu’elle s’en distingue (v. JO Sénat, débats, 11 avr. 1985, p. 193 ; S. Carval, L’implication et la causalité, art. préc. ; P. Jourdain, Implication et causalité dans la loi du 5 juillet 1985, JCP 1994. 3794 ; R. Raffi, Implication et causalité dans la loi du 5 juillet 1985, D. 1994. 158 ).
Les deux notions se distinguent mais comment et jusqu’à quel point ?
Constante de tout régime de responsabilité, la causalité n’est pas absente du régime prévu par la loi Badinter. Le lien de causalité entre le fait générateur et le dommage n’est pas remplacé par l’implication du véhicule dans l’accident mais conserve sa propre place. À travers la condition d’imputabilité du dommage à l’accident, un lien de causalité est exigé par la Cour de cassation, ce qui atteste que la loi de 1985 n’est pas un régime d’indemnisation mais un régime, spécial certes, de responsabilité. Sans que la loi l’exige de façon explicite, la jurisprudence impose que le dommage soit la conséquence de l’accident pour que ce régime spécial s’applique. Si on veut bien admettre que l’accident, en tant que fait dommageable, est aussi le fait générateur de la responsabilité du conducteur et/ou gardien du véhicule (en ce sens, v. J.-S. Borghetti, L’accident fait générateur, RCA 2015. Doss. 3, nos 15 s.), alors il faut reconnaître que la loi ne fait pas l’économie de la condition du lien de causalité.
Si elle n’est pas l’imputabilité, l’implication du véhicule dans l’accident renvoie donc à autre chose qu’au lien de causalité. Certains la voient comme le critère d’imputation de l’accident à un débiteur (en ce sens, v. J.-S. Borghetti, art. préc., nos 22 et 23). Elle est, en tout cas, un élément constitutif de l’accident de circulation nécessaire à la mise en œuvre du régime. Elle est devenue, « plus qu’un critère d’application du dispositif, la condition de fond de cette responsabilité spéciale » (P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 5e éd., LexisNexis, 2018, n° 694, p. 481).
Parce qu’il n’est pas nécessaire que le véhicule ait été la cause prépondérante de l’accident ni qu’il l’ait provoqué pour être considéré comme impliqué dans sa survenance, l’implication s’entend plus largement que la causalité. Il peut s’agir d’une simple causalité éventuelle. « Il suffit qu’il ait eu une incidence sur son déroulement, qu’il en ait modifié le cours, bref que, sans le véhicule, l’accident n’ait pu se produire ou être identique » (RTD civ. 2017. 671, obs. P. Jourdain ). En ce sens, « s’il fallait placer l’implication sur une échelle, elle serait plus qu’un simple hasard spacio-temporel mais moins qu’un rapport de causalité » (L. Bloch, L’auto, la moto, la chèvre et l’implication…, art. préc.) stricto sensu. Sans être synonymes, particulièrement dans l’hypothèse des accidents complexes, causalité et implication ont toutefois un lien de parenté étroit. Moins exigeante que peut l’être la causalité en droit commun, l’implication n’en demeure pas moins une variété de causalité. Seulement, celle-ci renvoie à « la causalité de l’accident, c’est-à-dire du lien entre le véhicule et l’accident » plutôt qu’à « la causalité du dommage » (P. Jourdain, art. préc. et Implication et causalité dans la loi du 5 juillet 1985, JCP 1994. 3794, n° 7).
Dans un second temps, la deuxième chambre civile vient préciser en quoi le tracteur a bien eu un rôle dans la réalisation de l’accident. Elle constate que la cour d’appel a justement reconnu que le véhicule de la victime avait dérapé sur la chaussée parce que celle-ci avait été rendue glissante par la présence d’huile « répandue involontairement » par le tracteur conduit par un des responsables. Si le véhicule de la victime a dérapé, c’est parce que la chaussée était glissante et, si la chaussée était glissante, c’est en raison de la présence d’huile provenant du tracteur conduit par l’un des demandeurs au pourvoi et appartenant à l’autre. Il y a là un lien de cause à effet assez net entre la présence de l’huile sur la route et le dérapage du véhicule de la victime. Le déversement d’huile a bien été une condition à l’accident. Il en résulte que l’intervention du tracteur est caractérisée quand bien même l’huile n’a pas été répandue de façon volontaire par l’un ou l’autre des responsables. Ce qui confirme d’ailleurs le caractère objectif du régime issu de la loi Badinter.
Cette affaire n’est pas sans rappeler l’arrêt dans lequel la Cour de cassation avait reconnu l’implication d’une balayeuse municipale qui avait projeté des gravillons sur la chaussée à l’origine de la chute d’un piéton (Civ. 2e, 24 avr. 2003, n° 01-13.017, Bull. civ. II, n° 104 ; D. 2003. 1267 ; RTD civ. 2003. 515, obs. P. Jourdain ; RCA 2003. Comm. 199).
La Cour de cassation conclut, sans surprise, que la cour d’appel n’avait pas à rechercher si la distance pouvait empêcher tout lien de causalité entre l’accident et le véhicule et qu’elle en a déduit, à bon droit, que le tracteur était impliqué dans l’accident.
En somme, même si la deuxième chambre civile rejette le pourvoi soutenant qu’un lien de causalité fait défaut entre le véhicule duquel émane la fuite d’huile et l’accident, et qu’elle rappelle que l’implication n’est pas de la causalité stricto sensu, elle approuve toutefois la cour d’appel d’avoir constaté que le déversement de l’huile était bien une condition de la chaussée glissante à l’origine de l’accident. En d’autres termes, par une application de la théorie de l’équivalence des conditions, la présence d’huile est bien une cause de l’accident puisque, sans elle, celui-ci ne se serait pas produit ou dans une autre mesure.