Application surprenante de la règle « quand il y a les tuyaux, il y a le droit »

Une fois n’est pas coutume, c’est un arrêt inédit qui retiendra l’attention, notamment parce que, une fois n’est pas coutume (à nouveau), l’imprévisibilité de la solution retenue par cet arrêt était du côté du juge !

Rendu par la deuxième chambre civile le 8 décembre 2022, il laisse le lecteur perplexe, non pas en raison de la bienveillance dont il fait preuve vis-à-vis du demandeur au pourvoi, mais en raison… des raisons de cette bienveillance. L’arrêt semble mal s’accorder avec la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation et, notamment un arrêt récent – celui du 17 novembre 2022 (Civ. 2e, 17 nov. 2022, n° 21-16.185 FS-B, Dalloz actualité, 6 déc. 2022, N. Hoffshir ; D. 2023. 45 image, note C. Bléry image). La solution qui se dégage de cette décision était assez imprévisible alors qu’elle est prise au motif d’une jurisprudence peu prévisible.

Lors d’une procédure de saisie immobilière, un juge de l’exécution rend un jugement d’orientation le 24 octobre 2019. Appel en est interjeté (le 20 janv. 2020), qui respecte la forme de l’article R. 322-19 du code des procédures civiles d’exécution, à savoir celle d’un appel à jour fixe, avec représentation obligatoire par avocat (car cette modalité de l’appel du jugement d’orientation est imposée – sans pour autant que les exigences de l’art. 917 soient applicables : l’appelant n’a pas à justifier d’un péril ; l’appelant ne commet pas ici l’erreur fréquente consistant à faire appel selon la procédure ordinaire de l’article 901. – Adde sur les jours fixes imposés, v. C. Laporte, La procédure à jour fixe dans tous ses états, Procédures 2014. Étude 8, spéc. n° 25).

L’appelant adresse donc une requête au premier président (à son délégataire) afin d’être autorisé à assigner à jour fixe, par voie électronique. Le délégataire du premier président l’y autorise – jour fixe imposé oblige –, par ordonnance du 5 février 2020.

Lors de l’audience fixée au 27 mai 2020, l’intimé invoque l’irrecevabilité de l’appel.

Par arrêt du 17 décembre 2020, la cour d’appel de Paris déclare en effet l’appel irrecevable, car l’appelant ne pouvait régulièrement saisir le premier président, par voie électronique, d’une requête aux fins d’être autorisé à assigner à jour fixe ; « la requête prévue à l’article 917 du code de procédure civile devait être présentée au premier président ou à son délégataire sur support papier » : en effet, « à la date du litige, les modalités techniques permettant le recours à la transmission électronique de la requête à fin d’être autorisé à assigner à jour fixe, adressée au premier président d’une cour d’appel, n’ont pas été définies par un arrêté du garde des Sceaux ».

L’appelant se pourvoit en cassation. Il présente trois moyens. Par la seconde branche du premier, il reproche à la cour d’appel d’avoir violé l’article 6, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « le droit d’accès au juge impose de garantir l’existence d’un droit de recours effectif soumis à des conditions claires et prévisibles ; […] l’article 748-1 du code de procédure civile permet le recours à la communication électronique devant toutes les juridictions à la seule condition qu’un arrêté en fixe les modalités de nature à en garantir la fiabilité ; […] l’arrêté du 30 mars 2011 fixant les modalités d’application de la communication électronique devant les cours d’appel n’exclut pas la juridiction du premier président ».

La Cour de cassation annule (sans casser), au visa des articles 748-1, 748-6, 917 du code de procédure civile et l’article 6, § 1er, de la Conv. EDH : elle juge que « le prononcé d’une telle sanction [l’irrecevabilité de la requête dématérialisée] résultant de l’interprétation de la réglementation alors applicable mais insuffisamment prévisible, aboutit à priver la société Fujitsu d’un procès équitable au sens de l’article 6, § 1er, de la Conv. [EDH] ».

Elle justifie longuement sa réponse :

elle évoque d’abord la question du droit d’accès au juge, pour laquelle elle se réfère à la Cour européenne des droits de l’homme. Elle rappelle les principes en la matière. Ce droit doit être « concret et effectif » et non « théorique et illusoire ». S’il n’est pas absolu, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même ; elles doivent en outre poursuivre un but légitime et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (CEDH 5 avr. 2018, Zubac c/ Croatie, n° 40160/12, Dalloz actualité, 17 avr. 2018, obs. J. Jourdan-Marques). La deuxième chambre civile s’attache ensuite à un aspect des éventuelles restrictions : il faut que les modalités d’exercice du recours puissent « passer pour prévisibles aux yeux du justiciable » ; ensuite, elle observe ce qu’il en est à propos de la jurisprudence relative à la CPVE et plus spécialement à la saisine du premier président par voie électronique. La Cour de cassation recense les textes du code de procédure civile applicables à la matière : l’article 930-1, alinéa 1er, impose la CPVE en procédure d’appel avec représentation obligatoire ; l’article 748-1 détermine le domaine de la CPVE, qui peut être pratiquée dans les conditions et modalités fixées par le titre XXI du livre Ier du code, notamment celle prévue à l’article 748-6, qui suppose un arrêté technique. Elle évoque ensuite l’arrêté du 30 mars 2011 relatif à la CPVE dans les procédures avec représentation obligatoire devant les cours d’appel : or, « sans les exclure expressément, cet arrêté ne visait pas les actes devant être remis au premier président d’une cour d’appel et c’est l’arrêté du 20 mai 2020 relatif à la CPVE en matière civile devant les cours d’appel...

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