Cautionnement, abus de dépendance économique et disproportion
Malgré la toute récente réforme issue de l’ordonnance n° 2021-1192 du 15 septembre 2021 qui vient de fêter sa première bougie, le droit des sûretés personnelles antérieur au 1er janvier 2022 reste, aujourd’hui encore, celui de la majorité des cautionnements en circulation en France. Par conséquent, les arrêts qui statuent sur les règles du droit ancien doivent retenir toute l’attention de la pratique tant civiliste qu’affairiste. L’arrêt rendu par la chambre commerciale le 21 septembre 2022 croise, dans cette optique, deux problématiques importantes de ce droit antérieur : celle de la disproportion du cautionnement et celle, plus rare, de la nullité pour violence et, plus précisément, pour abus de dépendance économique. Rappelons les faits pour comprendre comment la situation a pu se présenter devant la Cour de cassation. Une société ouvre, le 25 janvier 2011, un compte auprès d’un établissement bancaire. Par acte du 29 août 2013, une personne physique se rend caution des engagements de celle-ci et ce dans la limite du 360 000 €. La société débitrice principale est, peu de temps après, mise en redressement puis en liquidation judiciaires. Le créancier assigne donc la caution en paiement des sommes non réglées. Mais celle-ci lui oppose la nullité de son engagement ainsi que sa disproportion, à titre subsidiaire. À hauteur d’appel, les juges du fond rejettent l’abus de dépendance économique et donc la nullité du contrat. Ils relèvent également qu’il n’y avait pas de disproportion de l’engagement ainsi souscrit en s’appuyant sur la fiche de renseignement remplie par le garant. Voici notre caution qui se pourvoit en cassation. Elle reproche à ce raisonnement une double violation de la loi. La première concernerait l’abus de dépendance économique : pour le demandeur au pourvoi, les juges du fond ne pouvaient pas se fonder sur des circonstances postérieures à l’échange des consentements. La seconde concernait la disproportion du cautionnement et la fameuse fiche de renseignements qui était selon le demandeur au pourvoi au moins partiellement inexact.
Le pourvoi est rejeté sur les deux chefs d’argumentation que nous venons de citer. Nous allons examiner pourquoi ce rejet s’imposait dans cette affaire mêlant des thématiques plurielles.
De l’appréciation de l’abus de dépendance économique
Le premier ressort argumentatif utilisé par le demandeur au pourvoi reposait sur l’appréciation de l’abus de dépendance économique qu’il alléguait et ce depuis la première instance. Il estime, devant la Cour de cassation, que c’est au moment où le consentement est donné qu’il convient de se placer pour déterminer si l’acte juridique doit être anéanti ou non. La situation était la suivante selon la rédaction du moyen : la société débitrice principale avait bénéficié pendant plusieurs années de larges facilités de caisse. Or, il a été demandé à la personne physique qui allait devenir la caution son engagement personnel à garantir les dettes de la société « sous la menace implicite de mettre fin à ces facilités » (§ n° 2) puisque le compte courant affichait un découvert de la somme de 254 513,02 €. Il n’en fallait guère plus pour le demandeur au pourvoi pour penser que le raisonnement des juges du fond était donc maladroit. En prenant en compte la situation selon laquelle le compte bancaire était redevenu créditeur deux mois après l’engagement, la décision n’aurait donc pas suffisamment été rigoureuse dans le moment d’appréciation de la violence économique alléguée selon le pourvoi.
La chambre commerciale refuse ce raisonnement en jugeant que la cour d’appel « pouvait prendre en compte l’évolution des comptes de la société dans les semaines ayant suivi le cautionnement litigieux afin d’apprécier la réalité de sa situation de dépendance économique à la date où ce cautionnement a été donné » (nous soulignons). On comprend de cette motivation que l’intérêt d’une telle démarche était de mettre en exergue la situation de dépendance économique pour savoir si, au moment où le contrat a été conclu, cette dépendance diffuse dans le temps avait exercé une pression ayant conduit à un consentement vicié. Le choix du verbe pouvoir est probablement à dessein : l’argumentation des juges du fond aurait pu par ailleurs se fonder sur d’autres éléments.
Sur le fond, la chambre commerciale rappelle que les juges du fond ont bien retenu qu’aucune preuve d’une dépendance économique n’était établie. La solution est donc dans la plus stricte orthodoxie de la théorie générale du contrat tout en apportant une dose de souplesse aux situations juridiques envisagées : les juges du fond peuvent prendre en compte un continuum de situations autour de l’acte pour déterminer si l’état de dépendance économique existe ou non (ici, l’évolution du compte de la société passant du statut de débiteur au statut de créditeur quelques semaines le cautionnement). On comprend l’intérêt de cette solution notamment quand on se rappelle l’important arrêt rendu à propos de l’abus de dépendance économique l’année dernière à propos des honoraires d’avocat (Civ. 2e, 9 déc. 2021, n° 20-10.096 F-P+B, Dalloz actualité, 13 déc. 2021, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 384 , note G. Chantepie ; ibid. 310, obs. R. Boffa et M. Mekki ; Just. & cass. 2022. 221, rapp. F. Besson ; ibid. 228, avis S. Grignon Dumoulin ; AJ fam. 2022. 8, obs. F. Eudier ; RTD civ. 2022. 121, obs. H. Barbier ). Nul doute que ce style de raisonnement essaime donc, ces temps-ci, dans les stratégies développées par les avocats. La précision sera donc utile pour les plaideurs : l’appréciation de l’abus de dépendance s’apprécie bien au jour où le cautionnement est donné mais n’empêche pas de prendre en compte certains éléments contextuels à proximité de l’acte pour apprécier la réalité de la situation de dépendance économique. De l’art de la nuance, donc.
Sur l’appréciation de la disproportion, la solution est plus classique.
De l’appréciation de la disproportion du cautionnement
Si sa demande de nullité ne pouvait être accueillie, la caution avait formé une demande subsidiaire sur la disproportion de l’acte conclu. Elle estimait que la fiche de renseignement remplie comportait des anomalies si bien que les juges du fond devaient vérifier la réalité du patrimoine sans pouvoir se fonder sur cette seule fiche de renseignements.
La chambre commerciale refuse purement et simplement ce raisonnement. Elle rappelle le travail minutieux des juges du fond ayant relevé que la caution avait certifié de l’exactitude des renseignements. Elle estime encore, qu’il n’y a lieu à aucune cassation quand la cour ne détecte aucune disproportion en se fondant sur les éléments exacts de la fiche litigieuse. On se rappelle, qu’en la matière, les juges du fond doivent veiller à ne pas se fonder sur une fiche de renseignements comportant des anomalies apparentes. Ici, tel n’était pas le cas : les éléments qui n’étaient affectés d’aucune erreur matérielle apparente permettait d’apprécier la situation patrimoniale de la caution et donc de vérifier si l’engagement était disproportionné ou non.
Précisément, le problème portait sur l’inexactitude de certains éléments précis mais qui s’ajoutaient à d’autres dont l’exactitude ne posait pas question (notamment un contrat d’assurance-vie, un portefeuille boursier et plusieurs dépôts sur des comptes bancaires pour un montant de 980 000 €). La chambre commerciale estime, à raison selon nous, que ces éléments dont il est constant qu’ils sont exacts suffisent déjà s’assurer que le cautionnement n’est pas manifestement disproportionné (§ n° 7). Voici donc là où l’on voit que l’appréciation de la disproportion du cautionnement peut être souple tant que les éléments sur lesquels se fonde le juge pour en contrôler la substance sont exempts de défauts apparents et ce même si d’autres éléments portent à discussion.
L’arrêt du 21 septembre 2022 est donc original en ce qu’il mêle une thématique rare (l’abus de dépendance économique) à une problématique plus commune (la disproportion du cautionnement). Sa publication au Bulletin permet de confirmer ces solutions déjà connues en la matière.