Chronique CEDH : adaptation du droit à la liberté d’expression aux réalités de l’ère numérique

La validation des pratiques sécuritaires de la France

Au cours de la campagne électorale devant conduire à l’élection présidentielle et aux élections législatives de 2022, de nombreuses critiques seront bien entendues dirigées contre l’Europe et particulièrement contre l’Europe des droits de l’homme que l’on ne manquera pas d’accuser à nouveau de priver l’État des armes nécessaires pour lutter contre la criminalité prenant des formes toujours plus violentes. En novembre et décembre, probablement grâce au hasard du calendrier, la Cour de Strasbourg a rendu pas moins de six arrêts ou décisions dans des affaires où les pratiques sécuritaires de la France étaient contestées. Or six fois de suite en trois semaines, elle a écarté les griefs d’inconventionnalité des requérants. Cette série est suffisamment remarquable pour dissiper les soupçons de laxisme sécuritaire ou à tout le moins d’en relativiser la portée. Encore faut-il savoir quelles sont les mesures dont la mise en œuvre a bénéficié d’une sorte de validation européenne. Il s’agit de l’usage de la force par les gendarmes pour procéder à une interpellation lorsqu’elle est nécessaire et proportionnée au comportement de l’individu (CEDH 16 déc. 2021, n° 68260/12, Tenenbaum) ; du cumul de sanctions pénales et de mesures fiscales pour mieux pouvoir lutter contre le proxénétisme et le blanchiment de l’argent (16 déc. 2021, n° 23612/20, Alves de Olivera) ; de l’ordre de quitter la France après avoir échoué à obtenir un permis de résidence (25 nov. 2021, n° 42011/19, Melouli, qui présente l’étonnante particularité de n’avoir été résumé par le greffe qu’en anglais, Dalloz actualité, 13 déc. 2021, obs. H. Diaz) ; des poursuites et des condamnations pénales de Français détenus à Guantanamo où des visites d’agents français auraient pu permettre de rassembler des éléments de preuve obtenus grâce aux méthodes attentatoires aux droits de l’homme mises en œuvre dans cette sordide base américaine de détention (25 nov. 2021, n° 10917/15, Sassi et Benchellali, Dalloz actualité, 3 déc. 2021, obs. S. Lavric ; AJ pénal 2021. 600 et les obs. image) et de ce que l’on appelle encore parfois la double peine lorsque la peine complémentaire d’interdiction de séjour frappant l’étranger qui a purgé sa peine privative de liberté est justifiée au regard de la gravité des faits commis (16 déc. 2021, n° 43084/19, Alami ; et 25 nov. 2021, n° 21463/19, Ngumbu Kikoso, qui se singularise en estimant que la détention et l’usage de faux documents administratifs suffisent à caractériser la gravité des faits commis). À cette série d’échecs à faire constater des violations par les autorités françaises des articles 3 et 4 du Protocole n° 7, 6, § 1er, et 8 de la Convention européenne, on pourrait encore ajouter l’arrêt Jarrand du 9 décembre (n° 56138/16, Dalloz actualité, 3 janv. 2022, obs. F. Engel ; AJ pénal 2021. 600 et les obs. image) qui a refusé de constater une violation du droit au respect du domicile d’un fils qui faisait de la résistance à l’exécution d’une décision, commandée par un besoin social impérieux, de placement de sa mère extrêmement vulnérable.

L’expulsion des délinquants étrangers gravement malades

L’expulsion au titre de l’interdiction de séjour frappant un étranger qui a purgé une peine privative de liberté ne vaut pas seulement à la France la compréhension de la Cour européenne des droits de l’homme. Ainsi, le Danemark en a également bénéficié pleinement par un arrêt Avi du 30 novembre (n° 40240/20), relativement par un arrêt Savran du 7 décembre (n° 57467/15, Dalloz actualité, 7 janv. 2022, obs. E. Faury) important parce qu’il a obligé une grande chambre à se pencher sur le cas où l’étranger menacé de la double peine est également gravement malade. En l’espèce, un ressortissant turc était parti à l’âge de six ans vivre avec son père au Danemark où, devenu majeur, il avait été reconnu coupable d’une agression en réunion ayant provoqué la mort d’une personne, puis interné en raison de son état de santé mentale pour une durée indéfinie. Quelques années plus tard, son expulsion avec interdiction définitive de retour sur le territoire danois avait été ordonnée au motif qu’il avait commis des infractions pénales violentes. Devant la Cour de Strasbourg, l’expulsé se plaignait, en tant que malade, d’une violation de l’article 3 prohibant les traitements inhumains ou dégradants et, en tant que frappé d’une double peine l’ayant forcé à partir pour toujours loin du pays où il avait grandi, d’une violation de son droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8. Ainsi, la grande chambre était placée au confluent de deux courants jurisprudentiels qui n’ont pas toujours donné à la Cour européenne des droits de l’homme l’occasion de faire preuve d’un grand sens de l’humanité (v. le tristement célèbre arrêt N. c. Royaume-Uni du 27 mai 2008, n° 26565/05, RTD civ. 2008. 643, obs. J.-P. Marguénaud image, relatif à l’expulsion d’une mère de famille malade du sida vers un pays où elle n’aurait plus accès aux médicaments qui la maintenaient en vie). Aussi a-t-elle fait un petit geste en décidant, par application des critères énoncés dans son arrêt Maslov c. Autriche du 23 juin 2008 (n° 1638/03, AJDA 2007. 1918, chron. J.-F. Flauss image) qu’il y avait violation de l’article 8 en raison du caractère disproportionné de l’interdiction définitive de retour au Danemark, notamment parce qu’elle avait été prise sans vérifier suffisamment si la grave infraction contre une personne n’avait pas été commise sous l’emprise de la maladie mentale. Ce constat de violation, qui fait contraste avec les autres solutions retenues en la matière pendant les deux derniers mois de 2021, n’était pas le plus prévisible. Si elle a prévalu, c’est peut-être pour compenser le refus de constater une violation de l’article 3 au nom d’une vigoureuse consolidation des critères énoncés par l’arrêt de grande chambre Paposhvili c. Belgique du 13 décembre 2016 (n° 41738/10, Dalloz actualité, 16 déc. 2016, obs. D. Poupeau ; AJDA 2016. 2406 image ; ibid. 2017. 157, chron. L. Burgorgue-Larsen image) conduisant à considérer que l’expulsion de l’étranger malade, à qui on ne peut souvent reprocher rien d’autre que de se trouver en situation irrégulière, est constitutive d’un traitement inhumain ou dégradant seulement lorsque la souffrance qu’elle provoque atteint un certain seuil.

L’adoption de l’enfant à l’encontre des souhaits culturels et religieux de sa mère biologique

L’autre arrêt de grande chambre de la fournée, l’arrêt Abdi Ibrahim c. Norvège du 9 décembre (n° 15379/16, AJ fam. 2020. 67 image), aborde une question en forme de quadrature du cercle qui pourrait électriser le débat politique : l’adoption dans un État membre du Conseil de l’Europe d’un enfant dont la mère biologique est de confession musulmane, religion qui ne connaît que la kafala et ne reconnaît pas l’adoption. En l’espèce, le fils né d’une jeune somalienne déchue de l’autorité parentale avait été placé dans une famille d’accueil norvégienne qui, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant, avait demandé et obtenu son adoption sous une forme qui interdirait tout contact avec sa mère biologique. Or cette dernière, pressentant qu’une rupture aussi radicale conduirait à un renoncement à la foi musulmane dans laquelle elle souhaitait que son enfant continue à être élevé, a invoqué devant la Cour européenne des droits de l’homme une violation de son droit au respect de la vie familiale et de son droit à la liberté de religion. À première vue, il semblait difficile de reprocher à l’État, soucieux au plus haut point de l’intérêt supérieur de l’enfant, d’avoir consacré cette solution puisque, à l’origine, il ne s’était trouvé, et pour cause, aucune famille d’accueil correspondant aux origines culturelles et religieuses de la requérante. Pourtant, la grande chambre a considéré qu’en de telles circonstances, l’article 8 de la Convention, tel qu’interprété à la lumière de l’article 9, aurait dû, au cours du processus décisionnel, pousser les autorités à rechercher des modalités qui auraient permis à la mère biologique d’avoir des contacts réguliers avec son enfant adopté de manière à ce qu’il puisse « garder au moins certains liens avec ses racines culturelles et religieuses ». Cette consécration, au nom ou en marge de l’intérêt supérieur de l’enfant, d’une sorte de droit de suite culturel et religieux ne manquera pas d’être diversement appréciée.

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