CIVI : aménagement de la charge de la preuve en matière de traite des êtres humains
La prise en charge de l’indemnisation d’une victime par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et autres infractions (FGTI) contribue grandement, et à plusieurs égards, à favoriser et faciliter la réparation de son préjudice. Outre que cette prise en charge permet d’éviter le risque d’insolvabilité de l’auteur d’infraction, elle autorise une indemnisation alors que l’auteur de l’infraction n’a pas encore été condamné (et peut-être ne le sera jamais), l’article 706-3 du code de procédure pénale se bornant à exiger que la victime ait « subi un préjudice résultant de faits volontaires ou non qui présentent le caractère matériel d’une infraction », dès lors que l’infraction en question appartient à la liste dressée par le même article (laquelle inclut notamment les infractions des art. 225-4-1 s. C. pén., à savoir la traite des êtres humains).
Il n’en reste pas moins que la Commission d’indemnisation des victimes d’infraction (CIVI) saisie en vue d’obtenir une indemnisation par le FGTI (C. pr. pén., art. 706-5-1 s.), statuant sur une question de responsabilité civile, fait application des règles probatoires civiles : en application de l’article 1353 du code civil, c’est donc à la personne qui souhaite être indemnisée des préjudices qu’elle allègue avoir subis d’établir l’existence de faits présentant le caractère matériel d’une infraction (arrêt, § 9). Une telle charge probatoire ne sera, en réalité, pas bien lourde lorsque l’auteur de l’infraction a d’ores et déjà été condamné, l’autorité de chose jugée au pénal sur le civil conduisant nécessairement à admettre que les faits présentent le caractère matériel d’une infraction (v. néanmoins, sur les limites de l’autorité de chose jugée au pénal sur le civil en matière d’indemnisation par le FGTI, Civ. 2e, 5 juill. 2018, n° 17-22.453, Dalloz actualité, 11 sept. 2018, obs. M. Kebir). Elle peut à l’inverse se révéler un obstacle plus sérieux lorsque, comme au cas présent, l’action publique n’a pas été mise en mouvement et même qu’aucune enquête pénale n’a été réalisée.
En l’espèce, une femme avait saisi une CIVI en indemnisation de préjudices résultant de l’infraction de traite des êtres humains dont elle prétendait avoir été victime en France, étant précisé que celle-ci avait été précédemment indemnisée au Royaume-Uni pour des faits de même nature. Elle n’avait en revanche pas porté plainte en France et aucune enquête n’avait été réalisée. En appel, la cour avait déclaré irrecevable la requête de celle qui se disait victime de traite des êtres humains, dès lors que « celle-ci n’ayant pas porté plainte, aucune enquête, qui aurait pu étayer ses affirmations, n’a pu être réalisée et qu’elle ne démontre pas, ne serait-ce que par un faisceau d’indices, qu’elle a été victime en France d’une infraction pénalement répréhensible » (arrêt, § 22).
Bien que les arguments avancés par le pourvoi pour critiquer l’arrêt n’aient, à l’évidence, pas trouvé grâce aux yeux de la Cour de cassation, l’arrêt d’appel est néanmoins cassé, la Haute juridiction ayant relevé un moyen d’office. Le raisonnement mis en œuvre est relativement complexe et original, et articule les articles 706-3 et 706-6 du code de procédure pénale, l’article 4 de la Convention européenne et l’article 1353 du code civil.
Le raisonnement de la Cour de cassation
La Cour de cassation, qui rappelle que la charge de la preuve de l’existence de faits présentant le caractère matériel d’une infraction pèse sur la personne ayant saisi une CIVI afin d’obtenir indemnisation, précise immédiatement que cette charge probatoire doit être adaptée au regard de « la spécificité de l’infraction de traite des êtres humains et des obligations particulières incombant à la France à l’égard des victimes de tels faits » (arrêt, § 10).
Soulignant, en effet, que la traite des êtres humains relève du domaine de l’article 4 de la Convention européenne tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH 10 mai 2010, Rantsev c/ Chypre et Russie, n° 25965/04, AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 2011. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre ; RSC 2010. 681, obs. D. Roets ), la Cour de cassation souligne notamment qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne, et des conventions concluent dans le cadre du Conseil de l’Europe, qu’il existe à la charge des États membres une obligation procédurale d’enquêter sur les situations de traite potentielle des êtres humains et de prostitution forcée qui sont portées à leur connaissance, de telle sorte que les autorités doivent agir d’office lorsqu’elles ont connaissance de faits relevant de la traite des êtres humains, ne pouvant laisser à la victime l’initiative d’initier une procédure par ses déclarations ou ses accusations (arrêt, §§ 11 à 13, renvoyant en particulier à CEDH 25 juin 2020, S.M. c/ Croatie, n°...