Compétence dans l’Union pour atteinte aux droits de la personnalité
Une société de droit allemand publie sur son site internet un journal régional en langue allemande qui est accessible dans différents pays, dont la Pologne. Au cours de l’année 2017, elle diffusa un article relatif à une personne déportée au cours de la Seconde Guerre mondiale. Cet article précisait que sa sœur avait été « assassinée dans le camp d’extermination polonais de Treblinka ». À la suite de l’intervention du consulat de Pologne à Munich, cette formule fut supprimée et l’article, corrigé, précisa alors que cette sœur avait « été assassinée par les nazis dans le camp d’extermination nazi allemand de Treblinka, sis en Pologne occupée ».
Cette affaire eut une suite judiciaire : un ressortissant polonais résidant à Varsovie, qui avait lui-même été déporté dans le camp d’Auschwitz, saisit un tribunal polonais, en faisant valoir que l’article considéré, même s’il portait sur la situation de tiers et ne le visait pas lui-même, avait porté atteinte à ses droits de la personnalité et notamment à son identité et à sa dignité nationales, précisément eu égard à sa nationalité polonaise et à la mise en cause, selon lui, des ressortissants polonais en général par la référence au « camp d’extermination polonais de Treblinka ».
La compétence de ce juge fut alors contestée, aux motifs que le journal n’était disponible qu’en langue allemande, qu’il traitait principalement des actualités régionales et – surtout – que le demandeur n’était pas, en tant qu’individu, nommément visé par l’article.
La Cour de justice a alors été saisie de questions préjudicielles sur le fondement de l’article 7, point 2, du règlement Bruxelles I bis n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale. Celui-ci dispose qu’en matière délictuelle, une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire.
La question de l’application de ce principe en présence d’une atteinte aux droits de la personnalité d’une personne au moyen de contenus mis en ligne sur un site internet n’est certes pas nouvelle (pour une synthèse de la jurisprudence, v. T. Azzi, Compétence juridictionnelle en matière de cyberdélits : l’incontestable déclin du critère de l’accessibilité, Rev. crit. DIP 2020. 695 ).
La Cour de justice a ainsi déjà jugé que, dans un tel cas, la personne qui s’estime lésée a la faculté de saisir d’une action en responsabilité, au titre de l’intégralité du dommage causé, soit les juridictions de l’État membre du lieu d’établissement de l’émetteur de ces contenus, soit les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts. Cette personne peut également, en lieu et place d’une action en responsabilité au titre de l’intégralité du dommage causé, introduire son action devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l’a été. Celles-ci sont compétentes pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l’État membre de la juridiction saisie (CJUE 25 oct. 2011, eDate Advertising e.a., aff. C-509/09 et C-161/1, Dalloz actualité, 7 nov. 2011, obs. S. Lavric ; D. 2011. 2662 ; ibid. 2012. 1228, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; ibid. 1279, chron. T. Azzi ; ibid. 1285, chron. S. Bollée et B. Haftel ; ibid. 2331, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; Légipresse 2011. 586 et les obs. ; ibid. 2012. 95, Étude J.-S. Bergé ; Rev. crit. DIP 2012. 389, note H. Muir Watt ; ibid. 2020. 695, étude T. Azzi ; RTD com. 2012. 423, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast ; ibid. 554, obs. F. Pollaud-Dulian ; RTD eur. 2011. 847, obs. E. Treppoz ; JDI 2012. 6, note G. Guiziou ; JCP 2012. 28, note S. Francq ; Europe 2011. Comm. 499, obs. L. Idot ; RLDI nov. 2011, p. 76, obs. L. Costes ; ibid. janv. 2012, p. 78, note L. Pech ; CCE 2012. Chron. 1, nos 6 et 10, obs. M.-E. Ancel). Par la suite, la Cour de justice a également énoncé que la personne qui s’estime lésée a la faculté de saisir d’une action en responsabilité, au titre de l’intégralité du dommage causé, la juridiction du lieu où se trouve le centre de ses intérêts (CJUE 17 oct. 2017, Bolagsupplysningen et Ilsjan, aff. C-194/16, pt 32, Dalloz actualité, 8 nov. 2017, obs. F. Melin ; D. 2018. 276 , note F. Jault-Seseke ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; Rev. crit. DIP 2018. 290, note S. Corneloup et H. Muir Watt ; ibid. 2020. 695, étude T. Azzi ; RTD com. 2018. 520, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast ; JCP 2017. 1293, note M. Laazouzi ; Europe 2017. Comm. 494, obs. L. Idot ; CCE 2018. Chron. 1, n° 6, obs. M.-E. Ancel ; ibid. Étude 8, par M.-E. Ancel et B. Darmois ; Procédures 2017. Comm. 306, obs. C. Nourissat ; BJS 2018, n° 1, p. 13, note M. Menjucq ; JDI 2018. Chron. 9, n° 9, obs. L. d’Avout), ce principe s’imposant dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice et non aux fins de protéger spécifiquement le demandeur (même arrêt, pt 38).
Néanmoins, dans l’affaire jugée le 17 juin 2021, il existait une spécificité importante puisqu’il s’agissait de déterminer si la juridiction du lieu où se trouve le centre des intérêts d’une personne prétendant que ses droits de la personnalité ont été violés par un contenu mis en ligne sur un site internet doit être tenue pour compétente, pour connaître de l’intégralité du dommage allégué, même si ce contenu ne permet pas d’identifier, directement ou indirectement, cette personne en tant qu’individu.
Cette spécificité conduit la Cour à retenir que si une réponse positive devait être apportée à cette interrogation, il y aurait atteinte à la prévisibilité des règles de compétence et à la sécurité juridique du point de vue de l’émetteur du contenu concerné, dès lors que le plaignant n’est ni nommément mentionné ni indirectement identifié en tant qu’individu dans le contenu (arrêt, pt 37). En effet, cet émetteur ne peut pas raisonnablement prévoir qu’il sera assigné devant des juridictions d’un autre État membre, puisqu’il n’est pas, au moment où il met un contenu en ligne sur internet, en mesure de connaître les centres des intérêts de personnes qui ne sont nullement visées par ce contenu (arrêt, pt 38). Bien plus, une interprétation contraire conduirait à une multiplication des chefs de compétence potentiels (arrêt, pt 39).
La Cour en déduit que, puisque le plaignant n’était pas identifié en tant qu’individu, que ce soit directement ou indirectement, dans le contenu mis en ligne sur le site internet du journal allemand, il n’existe pas un lien particulièrement étroit entre le litige et la juridiction du lieu du centre des intérêts du demandeur, de telle sorte que cette juridiction n’est pas compétente pour connaître de ce litige au titre de l’article 7, point 2, du règlement (arrêt, pt 45).
Ainsi, au sens de cet article 7, point 2, « la juridiction du lieu où se trouve le centre des intérêts d’une personne prétendant que ses droits de la personnalité ont été violés par un contenu mis en ligne sur un site internet n’est compétente pour connaître, au titre de l’intégralité du dommage allégué, d’une action en responsabilité introduite par cette personne que si ce contenu comporte des éléments objectifs et vérifiables permettant d’identifier, directement ou indirectement, ladite personne en tant qu’individu ».
Il faut déduire de cette formule que dès lors que le recours à l’article 7 est écarté, la compétence doit être déterminée en application de la règle générale de l’article 4 du règlement, selon laquelle les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre.
La solution qui est ainsi consacrée par la Cour de justice de l’Union européenne est convaincante. Elle permet, comme l’indique parfaitement l’arrêt, d’assurer la sécurité juridique et la prévisibilité des solutions, en établissant un équilibre entre les intérêts des parties : le demandeur a bien la possibilité de saisir un juge sur le fondement de l’article 4 du règlement et donc en vertu d’une règle dont la pertinence n’a jamais été discutée ; et le défendeur échappe aux difficultés qui apparaîtraient s’il devait plaider dans l’État du lieu du centre des intérêts du demandeur, dans l’hypothèse – sans doute très rare en pratique – où il ne peut pas raisonnablement s’attendre à y être assigné faute d’avoir préalablement nommément mis en cause ce demandeur.