Concurrence déloyale : recevabilité de l’attestation d’un « client mystère »

Ces dernières années, l’image des opticiens a été écornée par la révélation de pratiques frauduleuses consistant à obtenir un meilleur remboursement des mutuelles au profit des clients par l’augmentation artificielle du prix des verres et la diminution corrélative du prix des montures (lesquelles sont moins bien remboursées).

C’est dans ce contexte qu’un syndicat, l’Union des opticiens (ci-après l’UDO), a fait appel à des clients mystère qui ont été invités à vérifier les modalités de facturation de plusieurs entreprises du secteur. Deux entreprises, la société Naggabo à Lyon et IMD Optic à Paris, ont été épinglées à la suite de témoignages de ces faux clients pour avoir accepté de reporter le prix des montures sur le prix des verres. L’UDO a alors agi contre chacune de ces sociétés en sollicitant la cessation de ces pratiques déloyales et le paiement de dommages-intérêts pour atteinte à l’intérêt collectif de la profession.

Les actions menées respectivement devant les juridictions commerciales lyonnaises et parisiennes ont toutes été finalement rejetées, en sorte que l’UDO, devenu le rassemblement des opticiens de France (ci-après le ROF), a porté ces affaires devant la haute juridiction.

Le débat porte sur la recevabilité des attestations effectuées par des clients mystère dans le cadre d’une action en concurrence déloyale. Plus précisément encore, la question de la loyauté du procédé probatoire est posée. Pour la cour d’appel de Paris (Paris, 18 févr. 2020) comme pour la cour d’appel de Lyon (Lyon, 12 mars 2020), les attestations litigieuses constituent des preuves déloyales au sens de l’article 9 du code de procédure civile et de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme dans la mesure où elles ont été obtenues par « un stratagème caractérisé par le recours à un tiers au statut non défini pour une mise en scène ». En l’espèce, les auteurs des attestations ont effectivement perçu une rémunération de la part d’une société « spécialisée dans le recrutement de ce genre de prestataires » sollicitée par le syndicat afin de participer à un scénario préétabli selon lequel ils devaient se rendre dans certains points de vente, munis d’une fausse prescription pour une monture de lunettes de vue alors qu’ils n’en avaient point besoin (pt 4).

Dans les deux pourvois, le moyen invoqué reproche aux juges du fond d’avoir déduit de la seule rémunération des clients mystère par le syndicat le défaut de loyauté (première branche), d’avoir retenu la déloyauté alors même que les clients fictifs n’ont pas provoqué la commission de l’infraction (deuxième branche) et d’avoir écarté la recevabilité de cette preuve alors qu’elle constitue le seul moyen de démontrer l’existence de l’infraction (troisième branche de pourvoi n° 20-14.669 et quatrième branche de pourvoi n° 20-14.670).

La Cour de cassation, qui écarte le dernier argument aux motifs que les juges du fond n’ont pas été sollicités afin de vérifier l’absence d’alternative à la preuve litigieuse, rejette les pourvois aux motifs que « le syndicat a eu recours à un stratagème consistant à faire appel aux services de tiers rémunérés pour une mise en scène de nature à faire douter de la neutralité de leur comportement à l’égard » de la société défenderesse, en sorte que la juridiction d’appel « a pu déduire que les attestations, ainsi que les devis et factures qui les accompagnaient, avaient été obtenus de manière déloyale et étaient donc irrecevables ».

La solution de la Cour de cassation s’inscrit dans le cadre d’une jurisprudence civile qui érige la loyauté dans l’administration de la preuve au rang de principe autonome (v. Cass., ass. plén., 7 janv. 2011, n° 09-14.667, Dalloz actualité, 12 janv. 2011, obs. E. Chevrier). En application de ce principe, les enregistrements clandestins d’une conversation téléphonique (Civ. 2e, 9 janv. 2014, n° 12-17.875, Just. & cass. 2014. 133, rapp. D. Pimoulle image), y compris dans le contentieux des pratiques anticoncurrentielles (Cass., ass. plén., 7 janv. 2011, n° 09-14.667, préc.), ont été considérés comme des procédés déloyaux. De même, toutes les preuves qui sont obtenues par la ruse à l’issue d’un stratagème au détriment de l’une des parties sont écartées en droit social comme en droit commercial. Ainsi, les opérations menées par l’employeur qui dépêche un huissier ou d’autres salariés, lesquels ne déclinent ni leurs identités ni le but de leurs visites sur le lieu de travail du salarié, sont contraires au principe de loyauté (par ex. l’envoi, par l’intermédiaire d’un huissier, de faux clients qui règlent en espèce pour démontrer le vol du salarié, v. Soc. 18 mars 2008, n° 06-40.852, D. 2008. 993 image ; ibid. 2306, obs. M.-C. Amauger-Lattes, I. Desbarats, C. Dupouey-Dehan, B. Lardy-Pélissier, J. Pélissier et B. Reynès image ; ibid. 2820, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et T. Vasseur image ; Dr. soc. 2008. 610, obs. C. Radé image).

En droit commercial, la question du stratagème se pose souvent à propos de clients envoyés par un concurrent pour démontrer une faute de déloyauté. Le procédé probatoire est considéré comme une manœuvre déloyale dès lors que le client est fictif (Com. 18 nov. 2008, n° 07-13.365, D. 2009. 2714, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et T. Vasseur image : signature d’un bon de commande pour l’achat d’un véhicule vendu en violation d’une exclusivité suivi d’un refus d’achat). Ont également été rétractées des ordonnances autorisant des huissiers, sans avoir à décliner leurs identités, à accompagner de faux clients pour constater des actes de concurrence déloyale aux motifs que « les mesures ordonnées reposaient sur l’utilisation d’un stratagème consistant à recourir aux services de tiers, au statut non défini, pour une mise en scène dont l’huissier instrumentaire était chargé de rapporter le déroulement et le résultat, et que ce dernier était autorisé à demeurer dans la clandestinité lors de l’accomplissement de sa mission » (Civ. 2e, 26 sept. 2013, n° 12-23.387, D. 2014. 2478, obs. J.-D. Bretzner, A. Aynès et I. Darret-Courgeon image ; Just. & cass. 2014. 121, rapp. E. Alt image ; v. égal. Com. 6 déc. 2016, n° 15-18.088 : dans cet arrêt, les attestations établies en exécution de la mission de l’huissier sur ordonnance de référé finalement rétractée sont également jugées irrecevables, « faute d’avoir été loyalement obtenues »).

Dans les arrêts commentés, en l’absence d’huissier, seule la recevabilité des attestations est débattue, mais la motivation des décisions précitées est reprise in extenso par la chambre commerciale car se pose toujours la question de l’usage d’un stratagème. En l’espèce, la visite de faux clients, prétextant avoir besoin de lunettes, munis d’une ordonnance fictive et rémunérés dans le cadre de cette « mise en scène », constitue effectivement des circonstances de nature à faire douter de leur neutralité. Aussi faut-il comprendre que si le recours aux clients mystère à des fins probatoires n’est pas interdit en soi, ces clients ne doivent toutefois pas être fictifs. C’est en tout cas ce qu’invite à penser une espèce analogue à propos de laquelle une cour d’appel a retenu des attestations émanant de clients mystère dans la mesure où ils ont « effectué de réels achats, en présentant des ordonnances médicales dont la fausseté n’est pas alléguée, achats qui ont mis au jour des pratiques de factures insincères visant à une prise en charge faussée par l’assurance maladie ou les mutuelles du coût des verres et montures de lunettes » (Com. 27 janv. 2021, n° 18-14.774 : extrait de la motivation des juges du fond étant précisé que le débat ne portait pas sur la loyauté des attestations produites).

Autrement dit, un petit espoir est laissé à celui qui souhaite prouver un acte de concurrence déloyale en recourant aux clients mystère : la fraude devra être incidemment constatée par un client mystère qui n’aura pas été spécialement dépêché dans l’entreprise pour la mettre à nue et qui aura réellement besoin du produit vendu par l’entreprise… À bon entendeur !

  

 SYMBOLE GRIS