Conflit de propriété : la prescription trentenaire l’emporte sur le titre publié

L’arrêt rendu le 17 décembre 2020 par la troisième chambre civile de la Cour de cassation offre l’occasion de revenir sur les modalités de preuve du droit de propriété en cas de ventes successives d’une chose par son propriétaire à deux acheteurs différents.

En l’espèce, le propriétaire d’un terrain s’était engagé à le vendre par acte sous seing privé du 9 juin 1961. Un arrêt irrévocable du 3 juin 1980 a confirmé un jugement du 23 février 1976 ayant déclaré la vente parfaite et ordonné sa régularisation par acte authentique. Cette vente n’a, cependant, jamais donné lieu à publication. Par la suite, les ayants droit du vendeur ont vendu le même terrain à un autre acheteur par acte du 23 août 1995, publié le 13 décembre 1995. Le second acquéreur, se prévalant alors de son titre régulièrement publié, assigne le premier en expulsion le 3 octobre 2013. Celui-ci lui oppose la prescription acquisitive trentenaire. La cour d’appel accueille les demandes du second acquéreur aux motifs que ce dernier était fondé à se prévaloir de l’antériorité de la publication de son titre de propriété. Le premier acquéreur forme alors un pourvoi en cassation, invoquant une violation par les juges du fond de l’article 30.1 du décret du 4 janvier 1955 par fausse application, et des articles 712 et 2272 du code civil par refus d’application. Selon lui, en effet, il serait toujours possible de prescrire contre un titre. C’est ce que confirme, sans surprise, la troisième chambre civile de la Cour de cassation dans l’arrêt commenté. Cassant l’arrêt de la cour d’appel pour violation de la loi au visa des articles 712 et 2272 du code civil, elle rappelle que « la prescription trentenaire peut être opposée à un titre ».

Rappelons que la preuve de la propriété est libre et peut être rapportée par tout moyen, que la chose appropriée soit de nature mobilière (Civ. 1re, 11 janv. 2000, n° 97-15.406, Deschamps (Mme) c/ Société lyonnaise de banque, D. 2001. 890 image, note A. Donnier image ; RDI 2000. 145, obs. M. Bruschi image ; RTD civ. 2002. 121, obs. T. Revet image) ou immobilière (Civ. 3e, 20 juill. 1988, n° 87-10.998). Les juges du fond disposent d’un pouvoir souverain d’appréciation pour déterminer la preuve la meilleure et la plus probable du droit de propriété. N’importe quel indice est susceptible d’être pris en compte (Civ. 3e, 26 févr. 1974, n° 73-10.126 concernant des indications cadastrales).

Très souvent, un titre de propriété est présenté par une partie au procès. Celui-ci est opposable aux tiers quel qu’en soit le titulaire (Civ. 3e, 13 mai 2015, n° 13-27.342, D. 2015. 1098 image ; ibid. 1863, obs. L. Neyret et N. Reboul-Maupin image ; ibid. 2016. 167, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès image ; AJDI 2015. 858 image, obs. N. Le Rudulier image ; RTD civ. 2015. 902, obs. W. Dross image). En l’espèce, les deux parties se prévalaient d’un titre de propriété, seul le second acheteur ayant cependant procédé aux formalités de publicité foncière. Or, les actes translatifs de propriété ne sont, en matière immobilière, opposables aux tiers qu’à compter de leur publication. En cas de ventes successives de la même chose par son propriétaire initial, l’acquéreur qui publie le premier son titre est donc préféré (décr. du 4 janv. 1955, art. 30-1), et ce même s’il s’agit pourtant chronologiquement du second acheteur. Cette règle a été appliquée strictement par la jurisprudence à partir de 2011, l’éventuelle mauvaise foi du premier publiant n’étant pas dirimante (Civ. 3e, 12 janv. 2011, n° 10-10.667, D. 2011. 851 image, note L. Aynès image ; ibid. 2298, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin image ; AJDI 2011. 238 image ; RTD civ. 2011. 158, obs. P. Crocq image ; ibid. 369, obs. T. Revet image, réalisant un revirement ; v. auparavant, Civ. 3e, 30 janv. 1974, n° 72-14.197). L’ordonnance du 10 février 2016 a modifié cette solution : la bonne foi est désormais requise (C. civ., art. 1198, al. 2). En vertu de l’article 2274 du code civil, celle-ci est cependant toujours présumée : c’est à celui qui allègue la mauvaise foi de la prouver. Rien ne laisse penser, en l’espèce, que le second acquéreur (seul à avoir publié son titre) ait été de mauvaise foi : ayant contracté avec les ayants droit du premier vendeur, il est probable qu’il n’ait pas eu connaissance de la première vente conclue trente-quatre ans plus tôt ! Appliquant dès lors les règles de la publicité foncière, la cour d’appel avait cru pouvoir en conclure que la qualité de propriétaire devait être reconnue au second acquéreur.

Elle avait toutefois omis de prendre en compte le fait que le premier acquéreur, même s’il n’avait pas publié son titre de propriété, se prévalait en revanche, en sus de ce titre, du jeu de la prescription acquisitive trentenaire. En effet, si la propriété peut être acquise de manière dérivée – notamment par la conclusion d’un contrat de vente –, tel peut également être le cas de manière originaire, comme le précise l’article 712 du code civil, lequel cite expressément l’acquisition par accession ou incorporation, et par prescription.

La prescription acquisitive est « un moyen d’acquérir un bien ou un droit par l’effet de la possession sans que celui qui l’allègue soit obligé d’en rapporter un titre ou qu’on puisse lui opposer l’exception déduite de la mauvaise foi » (C. civ., art. 2258). Simple pouvoir de fait sur une chose, la possession permet ainsi, lorsqu’elle est « utile », d’en devenir propriétaire de manière originaire après l’écoulement d’un certain délai. Il est nécessaire, pour être possesseur d’une chose, d’en avoir à la fois le corpus et l’animus. Le corpus, élément objectif, suppose la réalisation d’actes matériels ; l’accomplissement d’actes juridiques étant considéré comme insuffisant à caractériser un pouvoir de fait sur la chose (par ex. le paiement des impôts fonciers, Civ. 3e, 30 juin 1999, n° 97-11.388, D. 1999. 209 image ; RDI 1999. 624, obs. M. Bruschi image). L’animus, élément subjectif, désigne quant à lui l’intention de se comporter comme le véritable propriétaire de la chose. Il est présumé (Civ. 3e, 8 mai 1969, Bull. civ. III, n° 371).

L’article 2256 du code civil précise en effet que l’« on est toujours présumé posséder pour soi, et à titre de propriétaire, s’il n’est prouvé qu’on a commencé à posséder pour un autre ». Il s’agit là d’une présomption simple, susceptible d’être renversée par la preuve contraire. Ainsi, les détenteurs précaires, tels que les locataires ou les dépositaires de la chose, n’ont pas l’animus car ils savent qu’ils devront un jour la restituer. La simple détention de la chose ne permet pas d’en devenir propriétaire, et ce quelle que soit sa durée (C. civ., art. 2266 et 2257). Seule une interversion de titre peut rendre le détenteur précaire possesseur (C. civ., art. 2268).

La prescription acquisitive requiert que la possession soit « utile ». L’article 2261 du code civil précise ainsi que, « Pour pouvoir prescrire, il faut une possession continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque et à titre de propriétaire ». En réalité la continuité et l’intention de se comporter comme un propriétaire sont des conditions d’existence même de la possession. L’interruption arrête en effet le cours de la prescription : « Quand une possession est interrompue, elle n’est pas viciée ; elle n’existe tout simplement pas ! » (Y. Strickler, Droit des biens, LGDJ, 2017, n° 355). Exiger que la possession ait lieu « à titre de propriétaire » est seulement un rappel de la nécessité d’un animus. L’avant-projet de réforme du droit des biens propose ainsi de retenir, dans une formule plus claire, seulement trois qualités pour que la possession soit utile : ses caractères paisible, public et non équivoque (C. civ., art. 543). Une possession paisible est dénuée de toute forme de violence matérielle ou morale, tant au moment de l’appréhension initiale de la chose par le possesseur que pendant toute la durée de la possession (Civ. 3e, 15 févr. 1995, n° 93-14.143, RDI 1995. 284, obs. J.-L. Bergel image). Ainsi, le voleur d’une chose ne peut jamais en devenir propriétaire car il n’est pas entré en possession de manière paisible. Comme le précise l’article 2263 du code civil, « Les actes de violence ne peuvent fonder (…) une possession capable d’opérer la prescription. La possession utile ne commence que lorsque la violence a cessé. » L’exigence d’une possession publique exclut l’acquisition d’une chose conservée de manière secrète, clandestine (Civ. 1re, 8 mars 2005, n° 03-14.610 : don manuel dissimulé aux services de police et dont l’existence n’a été révélée qu’après une perquisition du domicile). La possession doit avoir lieu aux yeux de tous. Une possession est non équivoque lorsque, « pris en eux-mêmes, les actes du possesseur révél(ent) sans ambiguïté son intention de se comporter en propriétaire (…), et cela dans des circonstances qui (ne sont) pas de nature à faire douter de cette qualité » (Civ. 1re, 2 juin 1993, n° 90-21.982, D. 1993. 306 image, obs. A. Robert image ; ibid. 1994. 582 image, note B. Fauvarque-Cosson image). Il y a dès lors vice d’équivoque à chaque fois qu’un doute existe quant à l’existence d’une possession personnelle et exclusive. Tel est notamment le cas lorsque celui qui se prétend possesseur cohabite avec une autre personne (Civ. 1re, 7 déc. 1977, n° 76-13.044 concernant des concubins).

En principe la prescription acquisitive a lieu après écoulement d’un délai de trente ans à compter de l’entrée en possession (C. civ., art. 2272, al. 1er). Une prescription abrégée est toutefois prévue par l’article 2272, alinéa 2, du code civil en matière immobilière : « Celui qui acquiert de bonne foi et par juste titre un immeuble en prescrit la propriété par dix ans ». Deux conditions cumulatives sont requises : la bonne foi du possesseur et un juste titre. La bonne foi est toujours présumée (C. civ., art. 2274). Aux termes de l’article 550 du code civil, « Le possesseur est de bonne foi quand il possède comme propriétaire, en vertu d’un titre translatif de propriété dont il ignore les vices ». La mauvaise foi est caractérisée lorsqu’il est établi que le possesseur savait que l’aliénateur de la chose n’en était pas propriétaire. La bonne foi est toutefois seulement requise au moment de l’entrée en possession (C. civ., art. 2275) : peu importe que le possesseur apprenne après l’acquisition, que le vendeur n’était pas le véritable propriétaire. Le juste titre est un acte propre à conférer la propriété à la partie qui invoque la prescription (Civ. 3e, 29 fév. 1968, n° 65-13.821). Le possesseur dispose d’un titre régulier mais n’a pas acquis du véritable propriétaire : il s’agit d’un acquéreur a non domino. Le juste titre « suppose un transfert de propriété consenti par un tiers qui n’est pas le véritable propriétaire » (Civ. 1re, 7 oct. 2015, n° 14-16.946, D. 2016. 242 image, note S. Zinty image ; AJDI 2016. 134 image, obs. F. de La Vaissière image ; AJ fam. 2015. 626, obs. S. Ferré-André image ; RTD civ. 2016. 146, obs. W. Dross image). Dans l’affaire commentée, le premier acquéreur ne pouvait donc pas se prévaloir d’un juste titre, la vente ayant été conclue avec le véritable propriétaire de l’immeuble. Seul le délai de droit commun, de trente ans, était dès lors applicable. Bien que long, un tel délai était bien écoulé en l’espèce, lui permettant ainsi d’être reconnu comme le véritable propriétaire de la parcelle par préférence au second acheteur, pourtant seul à pouvoir justifier d’un titre de propriété régulièrement publié.

Contrairement à ce que l’on pourrait a priori penser, un titre de propriété ne constitue, en effet, pas une preuve irréfutable de la propriété. Encore faudrait-il, pour cela, réussir à prouver que son propre auteur était lui-même véritablement propriétaire, et ainsi de suite en remontant la chaîne des actes translatifs (Civ. 3e, 26 oct. 1988, n° 87-11.833) : il s’agit là d’une preuve « diabolique » (probatio diabolica), impossible à rapporter en pratique. La possession constitue en réalité le meilleur moyen de preuve car il s’agit d’une présomption légale irréfragable de propriété lorsque les conditions de la prescription acquisitive sont réunies, et ce, même face à un titre, comme le rappelle la Cour de cassation en l’espèce.

  

 SYMBOLE GRIS