Construction : le délai de l’article 1792-4-3 du code civil est un délai de forclusion
« Les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. » À la lecture de l’arrêt rapporté, il y a tout lieu de se demander si la Cour de cassation n’a pas souhaité trouver une illustration juridique à la triste plaisanterie d’Henri Queuille.
En l’espèce, deux propriétaires avaient confié en 2003 des travaux de réfection d’une terrasse à la société M3 construction. Des désordres étaient toutefois apparus en 2011, lesquels se manifestaient par un écoulement d’eau de ruissellement à partir de la terrasse sur les enduits inférieurs.
Les maîtres d’ouvrage ont alors contacté l’entreprise qui, au gré d’un protocole d’accord signé en 2011, a accepté de procéder aux travaux de reprise nécessaires à la réparation du désordre. Si l’entreprise s’est exécutée, les travaux qu’elle a réalisés n’ont toutefois pas suffi à résorber le problème. Les désordres sont réapparus à compter de 2014, obligeant les demandeurs à assigner l’entreprise en référé expertise.
Sur la foi du rapport déposé en 2015, les requérants ont logiquement assigné la société M3 construction par acte extrajudiciaire du 6 juin 2016 avant que cette dernière n’appelle à la cause la société AXA, son assureur.
Le tribunal d’instance, puis la cour d’appel de Toulouse ont condamné l’entreprise à réparation, considérant également que l’assureur lui devait sa garantie. Ce faisant, les juges du fond rejetaient la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l’action soulevée devant eux : certes, l’action en responsabilité contractuelle intentée contre l’entreprise et son assureur avait été introduite plus de dix années après la réception des travaux, mais le délai d’action avait été interrompu par la reconnaissance de responsabilité de l’entreprise intervenue en 2011, reconnaissance faisant naître un nouveau délai de même durée.
La Cour de cassation était donc interrogée sur une question inédite : la reconnaissance de responsabilité du débiteur est-elle de nature à interrompre le délai décennal de l’article 1792-4-3 du code civil ?
Les magistrats du quai de l’Horloge répondent par la négative, cela à la faveur d’une jurisprudence innovante dont les conséquences, plus ou moins certaines, pourraient néanmoins s’avérer importantes.
L’innovation
La Cour de cassation profite de cet arrêt pour prendre position sur un débat doctrinal bien connu : celui de la nature du délai décennal posé à l’article 1792-4-3 du code civil.
Il est aujourd’hui acquis que les garanties légales offertes au maître d’ouvrage constituent des délais de forclusion, qu’il s’agisse de la responsabilité décennale, de la garantie biennale ou de la garantie de parfait achèvement. Une telle qualification est également retenue s’agissant de la garantie des vices et défauts de conformité apparents dont est débiteur le vendeur en l’état futur d’achèvement. Toutefois, la Cour n’avait jamais encore été invitée à déterminer la nature du délai dans lequel sont enfermées les actions en responsabilité du maître d’ouvrage à l’encontre des constructeurs ou de leurs sous-traitants lorsque cette action ne relève pas des garanties légales, notamment en cas de mise en jeu de la responsabilité contractuelle du constructeur au titre de désordres dits « intermédiaires » (considérant que l’art. 1792-4-3 C. civ. n’est applicable qu’aux actions du maître d’ouvrage si bien que les recours entre constructeurs restent soumis au droit commun de l’art. 2224, v. Civ. 3e, 16 janv. 2020, n° 18-25.915, Dalloz actualité, 10 févr. 2020, obs. C. Auché et N. De Andrade ; D. 2020. 466 , note N. Rias ; RDI 2020. 120, étude C. Charbonneau ).
Dès après l’adoption de la loi de 2008, deux thèses s’étaient opposées : certains devaient considérer que l’action en responsabilité contractuelle avant réception étant enfermée dans le délai de prescription de droit commun de l’article 2224 du code civil, il n’était pas de raison valable que le délai applicable à l’action en responsabilité contractuelle post-réception soit qualifié de délai de forclusion. À l’inverse, d’autres ne manquaient pas de relever que l’article 1792-4-3 du même code a été inséré à l’occasion de la réforme de 2008 pour aligner le régime de cette action sur celui de la garantie décennale… or, une telle garantie étant enfermée dans un délai de forclusion, il y avait lieu de considérer une telle qualification comme évidente.
Entre ces deux thèses, la Cour de cassation opère donc un choix assumé, « en alignant, quant à la durée et au point de départ du délai, le régime de responsabilité contractuelle de droit commun des constructeurs sur celui de la garantie décennale, dont le délai est un délai d’épreuve (Civ. 3e, 12 nov. 2020, n° 19-22.376 P, Dalloz actualité, 23 déc. 2020, obs. C. Dreveau ; D. 2020. 2290 ; RDI 2021. 164, obs. M. Faure-Abbad ), le législateur a entendu harmoniser ces deux régimes de responsabilité. Il en résulte que le délai de dix ans pour agir contre les constructeurs sur le fondement de l’article 1792-4-3 du code civil est un délai de forclusion ».
Au-delà de ce choix dont il faudra, plus tard, apprécier l’opportunité, on relèvera la tristesse de constater qu’après des siècles de rationalisation et de simplification, il existe encore des distinctions juridiques auxquelles nul n’est en mesure d’apporter la moindre justification. La motivation de la Cour de cassation, fondée sur une analogie de circonstance, témoigne de l’absence de consistance de cette distinction maintes fois décriée entre les délais de prescription, d’une part, et les délais de forclusion, d’autre part. Le débat est ancien. Tout a sans doute déjà été dit. La prescription et la forclusion ne sont pas deux notions distinctes justifiant l’application de régimes juridiques différenciés, mais bien plutôt deux alibis permettant au législateur ou au juge de choisir de manière discrétionnaire un régime de computation des délais plus ou moins rigoureux.
Le rapport Catala avait préconisé, par principe, la suppression de cette distinction. On sait ce qu’il est advenu de cette proposition : le législateur a fait tout l’inverse, gravant dans le marbre de l’article 2220 du code civil une distinction pourtant contre-intuitive.
La Cour de cassation avait donc ici les coudées franches pour qualifier le délai de l’action en responsabilité contractuelle du maître d’ouvrage contre le constructeur. C’est chose faite : il s’agit d’un délai de forclusion. Il reste à apprécier les conséquences de cette qualification.
Les implications
La qualification retenue par la Cour de cassation emporte une conséquence immédiate dont, ici, les maîtres d’ouvrage subiront de plein fouet les conséquences : l’absence de suspension et d’interruption du délai. Mais au-delà, cette qualification pourrait également emporter d’autres effets, plus latents, plus profonds et, ce faisant, plus dévastateurs.
Les conséquences immédiates
La conséquence immédiate de la qualification retenue pas la Cour de cassation est bien connue : le délai de l’article 1792-4-3 du code civil échappe à toutes les causes de report du point de départ, de suspension ou d’interruption du délai de prescription posées aux articles 2233 à 2246 du même code.
En effet, les règles régissant la suspension et l’interruption sont prescrites par les dispositions du titre XX du code civil, dispositions qui, « sauf dispositions contraires prévues par la loi », ne régissent pas les délais de forclusion (C. civ., art. 2220).
Dans l’affaire en cause, les demandeurs font directement les frais de cette nouvelle qualification : si le protocole d’accord signé en 2011 constitue une reconnaissance de responsabilité de la part du débiteur, il reste que cette reconnaissance est insusceptible d’interrompre le délai de forclusion décennal applicable à l’action en responsabilité contractuelle du maître d’ouvrage contre l’entreprise. En agissant pour la première fois en justice en 2014, alors que la réception des travaux datait de 2003, les maîtres d’ouvrage ont fait preuve d’une inertie dont ils doivent payer les conséquences.
Une autre illustration des conséquences de cette qualification peut être avancée : en cas de référé expertise, l’assignation aura un effet interruptif du délai de forclusion. Toutefois, un nouveau délai recommencera à courir à compter de l’ordonnance désignant l’expert sans que ce délai soit suspendu durant les opérations d’expertise. Les avocats n’oublieront donc pas d’assigner au fond et de demander le sursis à statuer, les diligences accomplies dans le cadre de l’expertise ordonnée en référé n’étant pas de nature à interrompre le délai de péremption de l’instance au fond (Civ. 2e, 11 avr. 2019, n° 18-14.223, Dalloz actualité, 7 mai 2019, obs. A. Bolze ; D. 2019. 823 ; ibid. 2020. 576, obs. N. Fricero ; RTD civ. 2020. 460, obs. N. Cayrol ). Certes, la durée du délai devrait généralement éviter toute mauvaise surprise, mais il arrive aussi, parfois, que l’expertise s’éternise…
Les interrogations légitimes
Si l’arrêt commenté témoigne d’une rigueur juridique incritiquable, il reste que la solution posée n’est pas sans inconvénient.
On remarquera, par exemple, que la méconnaissance de tout effet interruptif à une reconnaissance de responsabilité est de nature à inciter naturellement au contentieux. En effet, le maître d’ouvrage dont le délai d’action arrive à échéance se gardera d’accepter une reprise volontaire de l’entreprise et préservera ses droits en assignant cette dernière en référé expertise, quitte à « protocoler » durant ou après l’achèvement de la mission de l’expert.
Cette situation est aussi paradoxale qu’elle est symptomatique d’un droit désincarné, attaché à la rigueur textuelle plutôt qu’au sentiment de justice.
La justice, justement, ne serait-elle pas d’accorder le bénéfice d’agir à celui qui, attachant une certaine valeur à l’engagement pris par son débiteur, ne croit pas nécessaire d’agir contre lui en justice pour préserver ses droits ?
D’ailleurs, indépendamment de savoir si l’entreprise a reconnu sa responsabilité et, ce faisant, interrompu le délai d’action courant contre elle, l’engagement de réparer qu’elle a formalisé par la rédaction du protocole ne devrait-il pas donner lieu à exécution forcée dans les conditions du droit commun ?
On sait que la Cour de cassation a succombé à l’argument, mais dans un arrêt de 2003 (Civ. 3e, 29 oct. 2003, n° 00-21.597, D. 2003. 2802 ; RDI 2004. 57, obs. P. Dessuet ) antérieur à la réforme de la prescription.
Mais les juridictions du fond sont encore séduites par l’argument, quand bien même pourrait-il venir contrarier la volonté du législateur de 2008 de mettre fin à toute interversion des prescriptions (pour une illustration postérieure à la réforme, v. Paris, pôle 4, ch. 6, 2 juin 2017, n° 15/18711).
Sans doute est-ce là une marque de la justice quotidienne qui, au-delà de la rigueur des textes, cherche toujours à rappeler qu’en droit, les promesses doivent engager aussi ceux qui les formulent.