Coronavirus : dans les juridictions d’outre-mer
À près de sept mille kilomètres de la capitale, en Guadeloupe, le tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre a récemment pris ses quartiers dans un nouveau bâtiment en plein centre-ville, dont il commence déjà à pousser les murs. Encore plus récemment, il a accueilli, outre un nouveau procureur, une nouvelle présidente : Hélène Judes, venue de Reims (Marne). Elle a posé ses valises sur l’île au début de la grève des avocats : « Je n’ai tout simplement jamais vu la juridiction fonctionner normalement ». Dans les parages, les plans de continuité d’activité (PCA) ne sont jamais rangés bien loin, puisqu’ils servent régulièrement lors des événements climatiques, comme les ouragans : « Mais on s’est vite rendu compte qu’ils n’étaient pas du tout adaptés à une crise qui dure ». Alors, comme partout, il a fallu improviser. Au moins, « comme les Guadeloupéens ont une confiance toute relative dans le système de santé local, ils ont respecté strictement le confinement ».
Comme ce dernier est complété par un couvre-feu (de 20 heures à 6 heures), les règlements de compte au couteau ou à l’arme à feu se font plus rares. « On a quand même eu une association de malfaiteurs, trois personnes cagoulées avec un revolver dans une voiture. Sauf erreur, on n’a jamais eu de poursuites pour le seul non-confinement, c’était toujours en lien avec une autre infraction grave, comme une conduite en état alcoolique ou un refus d’obtempérer ». Outre une petite maison d’arrêt, située dans le ressort voisin de Basse-Terre, on notera que la Guadeloupe compte un centre pénitentiaire (Baie-Mahault), dont le taux d’occupation, au quartier maison d’arrêt (qMA), vient juste de passer sous les 200 %. Un événement : « Il y a seulement quelques semaines, on était tout de même à 240 %. On aurait pu penser que la situation exploserait, mais ça n’a pas été le cas. Je suis même impressionnée ».
Changement d’hémisphère, direction l’archipel des Comores, entre le Mozambique et Madagascar. Un petit bout de France : Mayotte. Et un tribunal judiciaire : Mamoudzou, présidé par un transfuge de Bobigny (Seine-Saint-Denis), Laurent Ben Kemoun. Dans le ressort, les bidonvilles sont préoccupants sur le plan sanitaire (80 % des Mahorais vivent sous le seuil de pauvreté, un tiers n’a pas l’eau potable), mais le coronavirus est longtemps resté une menace plus abstraite qu’ailleurs. Et la raison est démographique : « Nous avons une population jeune, dont une bonne moitié a moins de 15 ans et n’est pas censée mourir du covid ». Mais la situation pourrait basculer : les cas se multiplient et Mayotte est désormais le seul département d’outre-mer (DOM) classé « rouge ». Et puis, un malheur n’arrivant jamais seul, il faut aussi composer avec la dengue.
Comme d’autres, Laurent Ben Kemoun n’a pas été emballé par la liste des contentieux dits « essentiels » de la Chancellerie : « Elle est tout de même assez étrange. Mais je me suis montré “légitimant”, car je pense que c’est ce qu’on attend d’un chef de juridiction ». Comme d’autres également, il est un peu remonté contre le barreau : « On a été vraiment fairplay avec les avocats pendant leur grève, on ne l’a jamais entravée, mais elle a fichu le tribunal par terre. On n’a absolument aucune raison d’avoir du stock à Mayotte, pas parce qu’on est des aigles, mais parce que le contentieux n’est pas important, quantitativement parlant ». Et de citer l’exemple de l’audience correctionnelle hebdomadaire, qui se tient toujours en plus des comparutions immédiates : « Les affaires étaient enrôlées, alors on a maintenu, mais c’est vraiment le bazar. On y passe des heures, on remue beaucoup de papier, et puis on renvoie, faute d’avocat ».
Au civil, à l’exception de trois ordonnances de protection, il n’y a eu aucune urgence à Mamoudzou : « Et dans aucun domaine, que ce soit le commercial, le social, les tutelles. Même pas de référé à heure indiquée [anciennement d’heure à heure, ndlr]. Tout simplement parce que, quand il n’y a plus d’avocats comme porte d’entrée du tribunal, il ne se passe plus rien. Pour des justiciables de milieux très défavorisés, qui souvent ne parlent pas français, vous imaginez comme il est facile, l’accès à la justice ! » Du côté de Pointe-à-Pitre, certains contentieux sont largement plus judiciarisés qu’en métropole, alors les dossiers s’entassent. La réparation du préjudice corporel des nombreux (et souvent gravissimes) accidents de la circulation ne transite que rarement par les assureurs. Et puis il y a les problématiques de successions ou d’occupations de terres, qui découlent de la relative absence d’actes de propriété et de cadastre. Mais on ne va pas reprendre toute l’histoire depuis les cinquante pieds géométriques. Toujours est-il qu’Hélène Judes explique : « On a essayé de mettre en place des procédures dématérialisées, pour les dossiers avec représentation obligatoire, et plus largement tous ceux où il y avait deux avocats. Mais c’est sur la base du volontariat, des avocats, du greffe, des magistrats, et on n’a pas tout le monde, il faut être clair. Au mieux, on arrive à traiter 30 % des rôles ».
En attendant, outre les ressources humaines, tous deux tentent de faire tant bien que mal les tableaux de bord que Paris ou les cours d’appel leur réclament presque quotidiennement. « Les tâches administratives se sont considérablement multipliées, raconte Laurent Ben Kemoun. On passe un temps fou à rendre compte… de rien du tout, puisque concrètement, on ne “produit” absolument rien ». Même souci aux Antilles : « C’est compliqué de faire des rapports quand on n’a personne pour nous donner des statistiques. Je fais du comptage manuel pour certains services, mais quand le juge est chez lui parce qu’il est vulnérable, que la greffière garde ses enfants, à part aller fouiller dans chaque bureau… ».
La reprise n’est pas pour tout de suite, selon Hélène Judes : « C’est dommage, parce que cette juridiction était jusqu’ici assez “performante” dans les délais. Mais même sans ouragan, même sans grève, l’année 2021 va être compliquée aussi. On a un demi-millier d’affaires à réaudiencer au pénal, et sur le pôle social, par exemple, on a un stock de 1 000 dossiers. Pour les effectifs, je ne crois pas du tout à un retour à la normale au mois de juin, il ne faut pas se raconter d’histoires ». Du côté de Mayotte, « je doute qu’on résorbe notre retard avant la mi-2021, même si notre activité est somme toute minime ». D’ici là, certains contentieux, notamment en lien avec la polygamie qui reste courante sur l’île, auront peut-être été tranchés par les « cadis », selon des préceptes dérivés du droit islamique : ce ne sont plus désormais tout à fait des juridictions officielles, mais ils demeurent des jurisconsultes respectés. « D’ailleurs, ça me va très bien, précise Laurent Ben Kemoun. Je n’ai pas une vision absolutiste de la justice étatique, hormis bien évidemment pour la violence légitime qui doit rester l’apanage du juge pénal. Les gens se débrouillent comme ils peuvent. » Et les présidents de tribunaux judiciaires d’outre-mer aussi.