De la distinction entre les clauses illicites et les clauses abusives
L’arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 26 septembre 2019 fait apparaître une distinction insuffisamment mise en lumière entre les clauses illicites et les clauses abusives (V. à ce sujet, J.-D. Pellier, Droit de la consommation, 2e éd., 2019, Dalloz, coll. « Cours », n° 98 ; v. égal. C.-L. Péglion-Zika, La notion de clause abusive. Étude de droit de la consommation, préf. L. Leveneur, LGDJ, coll. « Bibl. dr. privé », 2018, nos 176 s., plaidant contre le cumul des deux notions). En l’espèce, l’association Union fédérale des consommateurs - Que Choisir (l’UFC) a assigné la société GDF Suez, devenue Engie, en suppression de clauses illicites ou abusives contenues dans ses conditions générales de vente de gaz naturel de décembre 2011 et septembre 2013. En cours d’instance, la société a émis de nouvelles conditions générales de vente en juin 2014, octobre 2015 et janvier 2016. Déboutée de ses prétentions par un arrêt de la cour d’appel de Versailles du 16 novembre 2017, l’association de défense des consommateurs se pourvut en cassation.
Sur l’ensemble des moyens du pourvoi, seuls certains retiendront notre attention. La Cour de cassation considère tout d’abord, au titre du premier moyen, que la demande de suppression portant sur ces clauses était irrecevable, mais elle admet l’action en réparation du préjudice causé à l’intérêt collectif des consommateurs, celle-ci étant « distincte de celle en suppression des clauses illicites ou abusives » (V. égal. en ce sens, Civ. 1re, 26 sept. 2019, n° 18-10.890. Pour un commentaire de ces solutions, v. Dalloz actualité, 10 oc. 2019, obs. J.-D. Pellier).
Mais ce sont essentiellement les troisième et cinquième moyens qui permettent de mesurer la différence entre une clause illicite et une clause abusive. S’agissant du troisième, il nous apprend que l’article 3.3 des conditions générales de vente de juin 2014 prévoyait que « Le délai prévisionnel de fourniture est convenu entre le Fournisseur et le Client, dans le respect des contraintes imposées par le Distributeur. Il figure dans le catalogue des prestations du distributeur ». Les juges du fond avaient rejeté la demande de suppression de cette clause ainsi que les demandes indemnitaires de l’UFC en retenant que si le délai prévisionnel de fourniture de l’énergie n’y est pas mentionné, une telle information figure dans les conditions particulières du contrat. L’arrêt est censuré au visa de l’article L. 121-87, 8°, devenu L. 224-3, 8°, du code de la consommation : après avoir rappelé « qu’il résulte de ce texte que l’offre de fourniture d’électricité ou de gaz naturel doit préciser, dans des termes clairs et compréhensibles, le délai prévisionnel de fourniture de l’énergie », la cour en conclut « qu’en statuant ainsi, alors que la clause litigieuse ne permettait pas au consommateur de connaître, avant la conclusion du contrat, le délai prévisionnel de fourniture de l’énergie, la cour d’appel a violé le texte susvisé ». Il s’agit bien là d’une clause illicite en ce qu’elle est directement contraire à ce que prévoit désormais l’article L. 224-3, 8°, du code de la consommation.
Quant au cinquième moyen, il fait état d’une clause, contenue dans les conditions générales de vente de juin 2014, qui stipulait qu’« À défaut de paiement intégral dans le délai prévu, les sommes dues sont majorées sans mise en demeure de pénalités égales aux sommes restant dues multipliées par le nombre de jours de retard, que multiplie 1,5 fois la valeur journalière du taux de l’intérêt légal en vigueur ». Pour valider cette clause et rejeter en conséquence les demandes indemnitaires de l’UFC, l’arrêt de la cour d’appel de Versailles avait retenu que le défaut de réciprocité de la pénalité infligée au consommateur en cas de retard de paiement ne crée aucun déséquilibre significatif à son détriment, dès lors que la société n’a pas la maîtrise du réseau de distribution, qu’elle subit d’importantes contraintes techniques et que la pénalité infligée au client apparaît modérée.
Là encore, la décision est cassée, mais cette fois-ci au visa des articles L. 132-1 et R. 132-1, 5°, devenus L. 212-1 et R. 212-1, 5°, du code de la consommation : « Qu’en statuant ainsi, alors que la pénalité encourue par le consommateur en cas de retard de paiement ne s’accompagnait d’aucune pénalité réciproque en cas de manquement de la société à son obligation principale de fourniture d’énergie, peu important son défaut de maîtrise du réseau de distribution, l’ampleur de ses contraintes techniques et la modicité de la pénalité infligée au consommateur, la cour d’appel a violé les textes susvisés ». La solution est parfaitement justifiée au regard de l’article R. 212-1, 5°, du code de la consommation, présumant irréfragablement abusives les clauses ayant pour objet ou pour effet de « contraindre le consommateur à exécuter ses obligations alors que, réciproquement, le professionnel n’exécuterait pas ses obligations de délivrance ou de garantie d’un bien ou son obligation de fourniture d’un service » (il s’agit d’une clause dite noire). Elle illustre la tendance du droit de la consommation à condamner les clauses ne prévoyant pas une réciprocité dans les droits respectifs des professionnels et des consommateurs (V. à ce sujet, C.-L. Péglion-Zika, op. cit., nos 396 s.).
La distinction entre les clauses illicites et abusives ainsi mise en lumière n’est pas seulement d’ordre pédagogique, elle présente également un intérêt d’ordre procédural : l’article R. 632-1 du code de la consommation dispose en effet que « Le juge peut relever d’office toutes les dispositions du présent code dans les litiges nés de son application. Il écarte d’office, après avoir recueilli les observations des parties, l’application d’une clause dont le caractère abusif ressort des éléments du débat » (l’al. 1er de ce texte est issu de la loi n° 2008-3 du 3 janv. 2008 pour le développement de la concurrence au service des consommateurs et l’al. 2 a été ajouté par la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation afin de consacrer la jurisprudence européenne. V. CJCE 4 juin 2009, aff. C-243/08, Sté Pannon GSM Zrt c/ Mme Erzsébet Sustikné Gyorfi, D. 2009. 2312 , note G. Poissonnier ; ibid. 2010. 169, obs. N. Fricero ; ibid. 790, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; RTD civ. 2009. 684, obs. P. Remy-Corlay ; RTD com. 2009. 794, obs. D. Legeais . V. déjà CJCE 26 oct. 2006, aff. C-168/05, Mme Mostaza Claro c/ Centro Movil Milenium SL, D. 2006. 2910, obs. V. Avena-Robardet ; ibid. 3026, obs. T. Clay ; ibid. 2007. 2562, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; RTD civ. 2007. 113, obs. J. Mestre et B. Fages ; ibid. 633, obs. P. Théry ). Aussi surprenant que cela puisse paraître, le juge est donc tenu de soulever le caractère abusif d’une clause, mais pas l’illicéité, à propos de laquelle il ne jouit que d’une simple faculté.
Cela étant dit, cette distinction doit être relativisée à un double titre : sur le plan substantiel, les clauses noires, en ce qu’elles sont irréfragablement présumées abusives (tel était le cas en l’occurrence), ne laissent au juge aucune marge de manœuvre si bien qu’il est possible de se demander pourquoi elles ne sont pas tout simplement déclarées contraires à la loi, donc illicites (V. en ce sens, J.-D. Pellier, op. cit., n° 102). Sur le plan procédural, on peut tout d’abord observer que les associations de défense des consommateurs peuvent agir en suppression non seulement des clauses abusives, mais également des clauses illicites (C. consom., art. L. 621-8. Comp. art. L. 621-2, visant, en matière d’action civile, une « clause illicite ») et il en va de même pour l’action de la DGCCRF (C. consom., art. L. 524-1, visant une clause « illicite, interdite ou abusive »). Ensuite, la Cour de justice de l’Union européenne estime que le juge national doit relever d’office toutes les dispositions protectrices du consommateur. Elle a en effet consacré une telle obligation en matière de garantie de conformité (CJUE 4 juin 2015, aff. C-497/13, D. 2016. 617, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ) et de crédit à la consommation (CJUE 21 avr. 2016, aff. C-377/14, D. 2016. 1744 , note H. Aubry ; ibid. 2017. 539, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ).
Ainsi, comme l’affirme le professeur Carole Aubert de Vincelles, « il faut donc en conclure que désormais, quel que soit le domaine de protection des consommateurs, l’effectivité de celle-ci justifie que le juge national soit tenu d’apprécier d’office le respect des exigences découlant des normes de l’Union en matière de droit de la consommation » (C. Aubert de Vincelles, La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de droit de la consommation in Picod Y. (dir.), Le droit européen de la consommation, 2018, Mare et Martin, p. 35, n° 21).
Il faudrait donc que le législateur se décide à consacrer l’obligation de soulever d’office les dispositions protectrices des consommateurs. Que la clause soit illicite ou abusive n’aurait donc plus d’incidence procédurale.