Délais covid-19 : l’ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020 et la saisie immobilière
Entre le 25 mars et le 21 mai 2020 ce sont plus d’une trentaine d’ordonnances relatives à l’épidémie de covid-19 qui ont été publiées au Journal officiel, ce qui pourrait laisser penser que leurs rédacteurs ont méprisé les conseils que donnait Nicolas Boileau dans le Chant I de L’art poétique (Boileau, Satires, Epîtres, Art poétique, Poésie, Gallimard, éd. 1985, p. 228-229) :
Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile,
Et ne vous chargez point d’un détail inutile.
Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ;
L’esprit rassasié le rejette à l’instant.
Dans les semaines à venir, il appartiendra aux praticiens de bien maitriser ce foisonnement de textes pour éviter des lendemains douloureux (La lettre de la S.C.B, Avocats, tous à vos agendas !, Avr. 2020, n° 22).
Pour ne pas tomber dans le même travers, il ne semble pas opportun de répéter ce qui a déjà été écrit à propos de la suspension des délais en matière de saisie-immobilière (F. Kieffer, Saisie immobilière et covid-19 : Ô temps suspends ton vol… Dalloz actualités du 31 mars 2020 ; Nouvelle ordonnance « délai covid-19 » : impact sur la saisie immobilière, Dalloz actualités du 18 mai 2020) mais uniquement d’aborder les conséquences de la dernière ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020 modifiant l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale et aux contrats de syndic de copropriété (JORF n° 0124 du 21 mai 2020, texte n° 6) sur la matière.
Panorama de la situation
Il est utile de rappeler quelques-unes des ordonnances qui se sont succédées et qui sont susceptibles d’influencer la procédure de saisie-immobilière, il s’agit de :
• l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale et aux contrats de syndic de copropriété ;
• l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période ;
• l’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020 portant diverses dispositions en matière de délais pour faire face à l’épidémie de covid-19 ;
• l’ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020 fixant les délais applicables à diverses procédures pendant la période d’urgence sanitaire ;
• l’ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020 modifiant l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale et aux contrats de syndic de copropriété.
Pour la procédure de saisie immobilière, avec la dernière ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020, le doute n’est désormais plus permis et c’est rassurant.
Il faut ici signaler que si le Rapport au Président de la République annonce une modification de l’article 1er de l’ordonnance n° 2020-304, cette modification annoncée ne figure pas dans l’ordonnance n° 2020-595.
En effet, l’article 1er de l’ordonnance n° 2020-595 du 20 mai 2020 modifie la rédaction de l’article 2, II, 3° de l’ordonnance n° 2020-304 qui dispose désormais ce qui suit : « Les délais mentionnés aux articles L. 311-1 à L. 322-14 et R. 311-1 à R. 322-72 du code des procédures civiles d’exécution sont suspendus pendant la période comprise entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus ».
En effet, alors que la plupart des délais de procédures ont été soumis à un régime sui generis qui n’est : « ni une suspension générale ni une interruption générale des délais arrivés à terme pendant la période juridiquement protégée » (Circ. de présentation des dispositions du titre I de l’ordonnance n° 2020- 306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période, publiée le 26 mars 2020, rectifiée le 30 mars 2020, JUSC 2008608C), la saisie immobilière a été dotée d’un régime de faveur : la suspension des délais.
Curieusement, alors que la cour de cassation avait précisé que la saisie immobilière et la distribution du prix étaient les deux phases d’une même procédure (cour de cassation, avis n° 0080003P, 15 mai 2008), la procédure de distribution n’est pas concernée par ce régime du faveur et est donc soumise au régime dérogatoire de l’article 2, I de l’ordonnance n° 2020-304.
Pour mémoire, la suspension d’un délai en arrête temporairement le cours sans effacer le délai déjà couru alors qu’en cas d’interruption, un nouveau délai recommence à courir à compter de la date de l’acte interruptif.
La suspension se distingue donc de l’interruption laquelle fait courir un nouveau délai de même durée que l’ancien.
Il est donc désormais établi que pour la procédure de saisie immobilière tous les délais mentionnés aux articles L. 311-1 à L. 322-14 et R. 311-1 à R. 322-72 du code des procédures civiles d’exécution, suspendus depuis le 12 mars 2020, reprendront leur cours le 24 juin à 0 heure.
Dès lors, les praticiens vont devoir se soumettre à un travail considérable en se livrant dans tous les dossiers, en fonction de l’état d’avancement de leurs procédures, à des calculs du temps déjà écoulé avant la suspension, pour déterminer le temps restant à courir pour ne pas se heurter à une caducité.
Et il n’existe à ce jour pas d’outil permettant de faciliter ce travail, comme celui proposé par le réseau Lexavoué, qui n’est utilisable que pour les délais concernés par l’article 2, I de l’ordonnance n° 2020-304 (hors délais de prescription), dont la saisie immobilière est exclue.
Il appartiendra donc au praticien de calculer le temps déjà écoulé entre l’acte concerné et le 12 mars, pour déterminer le temps qui lui restera pour respecter le délai légalement imparti à partir du 24 juin.
C’est encore un nouvel exercice de gymnastique cérébrale (D. actu. du 18 mai 2020) auquel devront se livrer les praticiens concernés.
Il est bien sûr impossible d’envisager ici toutes les situations, puisqu’en la matière, a minima, six délais des plus variées sont prescrits à peine de caducité (C. pr. exéc., art. R. 311-11), pêle-mêle, sans que cette énumération ne soit exhaustive :
vingt-quatre heures (C. pr. exéc., art. R. 321-1, dernier alinéa du code des procédures civiles d’exécution) ;trois jours (C. pr. exéc., art. R. 322-52) ;
cinq jours (C. pr. exéc., art. R. 322-6, R. 322-10) ;
huit jours (C. pr. exéc., art. R. 322-1 et R. 322-19 par renvoi à 917 du C. pr. civ.) ;
dix jours (C. pr. exéc., art. R. 322-51, R. 322-19 par renvoi à 905-1 du C. pr. civ.) ;
quinze jours (C. pr. exéc., art. R. 322-19) ;
un mois (C. pr. exéc., art. R. 322-13) ;
un et trois mois (C. pr. exéc., art. R. 322-4 dernier alinéa) ;
un et deux mois (C. pr. exéc., art. R. 322-31) ;
deux mois (C. pr. exéc., art. R. 321-6 et R. 322-4, R. 322-12, R. 322-56) ;
deux et quatre mois (C. pr. exéc., art. R. 322-22, R. 322-26, R. 322-53) ;
deux ans (C. pr. exéc., art. R. 321-20).
Aussi semble-il opportun d’apporter quelques illustrations pratiques.
Illustrations pratiques
Dans l’hypothèse d’un commandement de payer valant saisie qui aurait été signifié le 21 janvier 2020, en application des dispositions de l’article R. 321-6 du code des procédures civiles d’exécution, il devrait être publié, à peine de caducité, au service de la publicité foncière dans les deux mois de sa signification, soit au plus tard le 21 mars, donc au cours de la période juridiquement protégée.
S’il n’a pas été publié pendant la période juridiquement protégée – car, faut-il rappeler, la suspension des délais n’interdit pas d’effectuer les formalités (V.. Nouvelle ordonnance « délai covid-19 » : impact sur la saisie immobilière, D. actu, 18 mai 2020) – un mois et dix-neuf jours se seront écoulés entre le 21 janvier et le 12 mars, aussi, le praticien disposera d’un délai de dix jours à compter du 24 juin pour procéder à cette publication, soit jusqu’au 3 juillet 2020.
Là encore, il faut répéter que la suspension des délais ne lui interdit pas de publier avant le 23 juin à minuit, donc au cours de la période juridiquement protégée.
Un autre exemple, à propos de la péremption du commandement. Celle-ci sera parfois plus difficile à mettre en œuvre selon la juridiction devant laquelle la procédure sera poursuivie, car certaines d’entre-elles, malgré la levée des plans de continuité d’activité des juridictions depuis le 11 mai 2020 (note diffusée par la Chancellerie le 5 mai 2020) sont toujours en incapacité de tenir les audiences. Il en irait alors de la responsabilité de l’État.
Soit un commandement venant à péremption (C. pr. exéc., art. R. 321-20) le 30 mars 2020, vingt-trois mois et onze jours se seront écoulés entre le 30 mars 2018 et le 12 mars 2020, aussi, le praticien disposera d’un délai de dix-neuf jours à compter du 24 juin pour procéder à cette publication, soit jusqu’au 13 juillet 2020 (le 12 juillet étant un dimanche) pour obtenir une date d’audience, faire signifier des conclusions aux fins de prorogation, obtenir un jugement prorogeant les effets du commandement et le mentionner en marge au service de la publicité foncière.
Là encore, on ne peut que conseiller aux avocats d’agir, lorsque c’est possible, sans attendre le 24 juin, comme je le préconisais dès la fin de mois de mars (F. Kieffer, Saisie immobilière et covid-19 : Ô temps suspends ton vol… D. actu, 31 mars 2020).
Il n’en demeure pas moins que ce sera un véritable parcours du combattant, surtout lorsque la juridiction restera muette.
Un dernier exemple relatif aux voies de recours.
Un jugement d’orientation a été rendu le 27 février 2020 et a été signifié le 9 mars suivant. Il fixe la date d’adjudication au 11 juin 2020.
Le délai d’appel aurait dû expirer le 24 mars 2020, au cours de la période juridiquement protégée.
Ici, une question se pose, l’appel du jugement d’orientation se trouve-t-il soumis au régime de faveur octroyé à la saisie immobilière : la suspension de délais prévus par l’article 2, II, 3° de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 ou bien relève-t-il de l’article 2, I du même texte ?
En effet, l’article 2, II, 3° vise les « délais mentionnés aux articles L. 311-1 à L. 322-14 et R. 311-1 à R. 322-72 du code des procédures civiles d’exécution », parmi lesquels figure l’article R.322-19 qui impose la procédure à jour fixe pour l’appel du jugement d’orientation, mais ne fixe pas le délai appel, qui reste régi par les dispositions du Livre Ier du code des procédures civiles d’exécution et plus précisément par l’article R.121-20 dudit code (par renvoi de l’article R.311-1).
Aussi, a priori, le délai d’appel du jugement d’orientation n’est donc pas suspendu, mais prorogé dans les conditions de l’article 2, I de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020.
Aussi, dans notre exemple, l’appel sera recevable jusqu’au 8 juillet 2020 (23 juin inclus + 15 jours), pour un jugement d’orientation signifié le 9 mars 2020.
Toutefois, une autre analyse est possible ; puisque l’article R. 311-1 du code des procédures civiles d’exécution qui renvoie à l’article R.121-1 du même code est visé dans l’article 2, II, 3° de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020, le régime de la suspension des délais s’appliquerait aussi à l’appel du jugement d’orientation.
Dans ce cas de figure, au 12 mars 2020, trois jours se seront écoulés, il restera douze jours et l’appel sera recevable jusqu’au 6 juillet 2020 (le 5 juillet étant un dimanche).
Quel que soit le mécanisme (prorogation ou suspension), le créancier poursuivant pourra requérir l’adjudication le 11 juin 2020, si les conditions requises sont réunies (soit une juridiction opérationnelle avec magistrat et greffier, des publicités légales et visites effectuées) ; toutefois, son client pourrait décider d’attendre l’expiration du délai d’appel.
Or, si l’appel n’a pas été formé (il peut l’être au cours de la période juridiquement protégée), le créancier poursuivant ne pourra pas présenter une demande de report de l’adjudication sur le fondement de l’article R. 322-19 du code des procédures civiles d’exécution et sa demande devra alors être fondée sur les dispositions combinées des ordonnances n° 2020-304, 2020-306, 2020-560, 2020-595 et de l’article R. 322-28 du code des procédures civiles d’exécution.
Ce ne sont là que quelques illustrations des difficultés que rencontreront les praticiens dans les prochains mois.
Gageons qu’ils ne feront pas comme les rédacteurs des ordonnances et suivront, pour les calculs auxquels ils vont devoir se livrer, les conseils de Boileau (op. cit., p. 231) :
Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.