Devoir de vigilance : vers une option de compétence ?

La loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (la « loi Vigilance ») oblige notamment les sociétés françaises de plus de 5 000 salariés (en leur sein et dans leurs filiales en France) ou 10 000 salariés (en leur sein et dans leurs filiales en France et à l’étranger) à publier un plan de vigilance destiné à prévenir les risques d’atteintes graves aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement, pouvant résulter de ses activités et de celles des sociétés qu’elle contrôle et de ses sous-traitants ou fournisseurs habituels. Toutes les sociétés par actions sont concernées (SA, SAS et SCA) dès lors qu’elles franchissent les seuils en nombre de salariés en fonction de la localisation des filiales de la société mère. Les risques à prendre en considération, dans le cadre de l’élaboration du plan de vigilance, sont ceux des activités de la société mère et des sociétés qu’elle contrôle, d’une part, et ceux liés aux activités de ces sociétés avec des sous-traitants ou des fournisseurs, d’autre part.

Compte tenu du caractère récent de la loi Vigilance, de nombreuses interrogations subsistent, qu’elles soient processuelles ou qu’elles portent sur le fond du devoir de vigilance (le périmètre des entreprises concernées, les mécanismes de sanction judiciaire prévus, la compétence d’attribution, la compétence territoriale et la loi applicable au litige, l’intérêt à agir, l’appréciation des manquements allégués au devoir de vigilance, etc., feront nécessairement l’objet d’âpres discussions devant les juridictions ; v. P. Métais et E. Valette, Stratégie contentieuse et devoir de vigilance, D. Avocats 2020. 235 image). Sur la question de la compétence d’attribution, si la Cour d’appel de Versailles a récemment donné une solution en la matière, le juge de la mise en état près le tribunal judiciaire de Nanterre, à la lumière d’une décision récente consacrant l’option de compétence d’un demandeur non commerçant dès lors que les faits reprochés sont en lien direct avec la gestion d’une société (Com. 18 nov. 2020, n° 19-19.463, D. 2020. 2342 image), pourrait renverser les certitudes.

Acte I : L’affirmation de la compétence du tribunal de commerce

Dans le cadre de l’une des premières actions judiciaires, initiée le 29 octobre 2019 à l’encontre d’un grand groupe français, plusieurs associations et ONG ont assigné en référé devant le Président du Tribunal judiciaire de Nanterre la société mère d’un grand groupe français, sur le fondement de la loi Vigilance, pour non-respect de ses obligations en matière de vigilance dans le cadre de projets pétroliers menés en Ouganda et en Tanzanie par une de ses filiales et ses sous-traitants. Plus précisément, les requérantes demandaient que cesse « le trouble manifestement illicite résultant de la méconnaissance par la société T… de ses obligations en matière de vigilance » et que lui soit enjoint « d’établir et publier un ensemble de mesures dans son plan de vigilance […] propres à prévenir les risques identifiés dans la cartographie des risques et prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement » dans le cadre des projets pétroliers précités.

Le Président du Tribunal judiciaire de Nanterre statuant en référé, par deux ordonnances en date du 30 janvier 2020 (TJ Nanterre, ord. réf., 30 janv. 2010, nos 19/02833 et 19/02833, D. 2020. 970 image, note N. Cuzacq image), s’était déclaré incompétent et avait renvoyé l’affaire devant le Tribunal de commerce de Nanterre statuant en référé. La Cour d’appel de Versailles, par deux arrêts attendus du 10 décembre 2020 (Versailles, 10 déc. 2020, nos 20/01692 et 20/01693, Dalloz actualité, 11 janv. 2021, note P. Métais et E. Valette) a confirmé cette lecture en considérant qu’« est caractérisée l’existence d’un lien direct entre le plan de vigilance, son établissement et sa mise en œuvre, et la gestion de la société commerciale dans son fonctionnement, critère nécessaire et suffisant pour que la compétence du juge consulaire puisse être retenue ». Les associations et ONG concernées ont d’ores et déjà annoncé qu’elles entendaient former un pourvoi en cassation.

Acte II : L’affirmation d’une option de compétence entre tribunal judiciaire et tribunal de commerce

Dans le cadre d’une autre action judiciaire initiée le 28 janvier 2020 à l’encontre de ce même groupe français, d’autres associations et des collectivités territoriales sollicitaient du Tribunal judiciaire de Nanterre, sur le fondement des articles L. 225-102-4 du code de commerce et 1252 du code civil qu’il enjoigne à la multinationale de mettre son plan de vigilance en conformité avec la loi et d’aligner sa trajectoire d’émissions de gaz à effet de serre avec l’Accord de Paris.

Par une ordonnance du 11 février 2021 (TJ Nanterre, ord. JME, 11 févr. 2021, n° 20/00915), le juge de la mise en état près le Tribunal judiciaire de Versailles a rejeté l’exception d’incompétence matérielle dont il était saisi considérant que « la plénitude de juridiction du tribunal judiciaire combinée à l’absence de prévision d’une compétence exclusive du tribunal de commerce ainsi que l’engagement direct de la responsabilité sociale de la SE T… très au-delà du lien effectivement direct avec sa gestion prise en lien avec la qualité de non-commerçant des demanderesses fondent à leur bénéfice un droit d’option, qu’elles exercent à leur convenance, entre le tribunal judiciaire, qu’elles ont valablement saisi, et le tribunal de commerce ».

Selon le juge de la mise en état versaillais, si « l’élaboration et la mise en œuvre du plan de vigilance sont en lien direct avec la gestion de la SE T…, critère qui fonde la compétence du tribunal de commerce », pour autant « ce constat ne commande pas à lui seul l’incompétence du tribunal judiciaire, la loi ne précisant pas que la compétence définie par l’article L. 721-3 du code de commerce, en particulier en 2°, soit exclusive […] ».

Et le juge de la mise en état de poursuivre son raisonnement en se référant à l’arrêt Uber rendu par la Cour de cassation le 18 novembre 2020 (préc.) aux termes duquel la chambre commerciale a considéré que, « si la compétence des juridictions consulaires peut être retenue lorsque les défendeurs sont des personnes qui n’ont ni la qualité de commerçant ni celle de dirigeant de droit d’une société commerciale dès lors que les faits qui leur sont reprochés sont en lien direct avec la gestion de cette société, […] toutefois, lorsque le demandeur est un non-commerçant, il dispose du choix de saisir le tribunal civil ou le tribunal de commerce et qu’ayant constaté que les demandeurs n’avaient pas la qualité de commerçant, il en déduit qu’ils disposaient d’une option de compétence leur permettant de saisir valablement le juge civil d’une action en concurrence déloyale dirigée contre une société commerciale et deux de ses salariés ».

Le juge de la mise en état applique cette solution aux faits de l’espèce et retient un droit d’option de compétence au profit des demanderesses.

Un appel à l’encontre de cette ordonnance est d’ores et déjà annoncé, de sorte qu’une nouvelle décision de la Cour d’appel de Versailles est attendue.

Il sera observé que ces deux séries de décisions ont toutes été rendues dans le cadre d’actions préventives en cessation de l’illicite, sur le fondement de l’article L. 225-102-4, II, du code de commerce. Une telle action qui peut être mise en œuvre dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure de se conformer aux obligations de vigilance adressée à l’entreprise visée et qui tend à voir enjoindre à cette dernière, le cas échéant sous astreinte, de les respecter. Ce premier mécanisme judiciaire intervient donc avant l’intervention d’un quelconque dommage.

La loi Vigilance instaure également un second mécanisme, lequel intervient une fois le dommage survenu : l’action en responsabilité, sur le fondement de l’article L. 225-102-5 du code de commerce, qui suppose la démonstration d’une faute (manquement au devoir de vigilance), d’un dommage (conséquence d’« atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement ») et d’un lien de causalité entre le non-respect du devoir de vigilance et la survenance du dommage.

En la matière, la Cour d’appel de Versailles, dans ses deux arrêts du 10 décembre 2020 (préc.), relevait « que l’examen du respect de l’obligation d’établissement et de mise en œuvre du plan de vigilance par une société commerciale, qui peut faire l’objet d’une injonction en application du texte litigieux, n’est pas celui de ses manquements éventuels qui ne pourraient être reprochés et appréciés que sur le fondement de la responsabilité de l’entreprise à laquelle se consacre l’article L. 225-102-5, grâce à une action en réparation dont la cour n’est pas saisie. La compétence pour juger chacune de ces deux actions qui répondent à leur propre logique et reposent sur des fondements juridiques distincts, l’une tendant à obtenir une injonction de faire, l’autre tendant à obtenir réparation, peut donc être différente ».

Au-delà de la question de compétence

Au-delà de la question de la juridiction compétente pour connaître des actions préventives et en responsabilité, « tous les recours devront être suivis de près pour en analyser la portée » (rapport du Conseil général de l’économie, évaluation de la mise en œuvre de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères des entreprises donneuses d’ordre, janv. 2020).

En tout état de cause, les enjeux induits par la loi Vigilance – mais également l’obligation de procéder à une déclaration de performance extrafinancière ou encore les préoccupations sociétales et environnementales que la loi Pacte a fait entrer dans le droit des sociétés – se révèlent être à la fois un nouvel outil de communication pour les entreprises et une nouvelle source de responsabilité des acteurs sociaux.

Le législateur européen pourrait par ailleurs donner naissance à une réglementation contraignante sur le devoir de vigilance des donneurs d’ordre vis-à-vis de leurs sous-traitants en matière de droits humains et d’environnement (cette annonce a eu lieu lors d’une conférence en ligne organisée par le groupe de travail du Parlement européen sur la responsabilité des entreprises) d’ici 2021. Le projet d’initiative législative, adopté le 27 janvier 2021, appelle la Commission à présenter de façon urgente une législation européenne exigeant que les entreprises respectent les normes en matière de droits de l’homme et d’environnement dans leurs chaînes de valeur. Le Parlement européen doit se prononcer sur ce sujet lors de la session plénière prévue le 8 mars 2021.

  

 SYMBOLE GRIS