Du point de départ de l’action en responsabilité contre le notaire
La question de la prescription extinctive continue d’intéresser la première chambre civile de la Cour de cassation en ce début d’été. Lors de ces six derniers mois, c’est un véritable flot continu d’arrêts qui a été rendu sur cette question (pour un florilège non exhaustif, Civ. 1re, 5 janv. 2022, nos 20-16.031, 19-24.436, 20-18.893 et 20-18.893, Dalloz actualité, 17 janv. 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 4 ; Rev. prat. rec. 2022. 25, chron. O. Salati ; Rev. prat. rec. 2022. 25, chron. O. Salati ; RTD com. 2022. 134, obs. D. Legeais ; D. 2022. 68 ; AJDI 2022. 217 ; Com. 9 févr. 2022, n° 20-17.551, Dalloz actualité, 16 févr. 2022, obs. C. Hélaine ; Civ. 1re, 11 mai 2022, n° 21-12.513, Dalloz actualité, 18 mai 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 992 ). Il faut bien avouer que la matière, technique par nature, implique des hésitations notamment sur le point de départ de la prescription de chaque action en particulier. Pour harmoniser des solutions parfois divergentes, la Cour de cassation apporte des réponses qui sans fixer un point de départ unique, adapte celui-ci pour respecter au mieux la lettre de l’article 2224 du code civil qui fixe ce point de départ au jour où le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer l’action personnelle en question. La complexité réside donc dans cette nuance de réponses adaptant le point de départ à l’action prise dans son individualité tout en assurant un ensemble cohérent et respectueux de la lettre du texte concerné. Une belle illustration de cette question est donnée par l’arrêt commenté aujourd’hui et rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 29 juin 2022. Reprenons-en les faits essentiels pour comprendre où se situait le problème. Un expert-comptable propose à un commerçant un montage juridique lui permettant de céder son fonds de commerce sans être imposé au titre des plus-values. Par acte du 3 avril 2001, le commerçant a ainsi donné son fonds de commerce en location gérance à une société dont il était à la fois le gérant et l’associé majoritaire. Le 29 août 2007, l’administration lui notifie un redressement fiscal d’un montant de 66 960 € au titre de l’imposition des plus-values. La cour administrative d’appel de Bordeaux rejette dans un arrêt confirmatif la demande du contribuable tendant à faire reconnaître son droit à l’exonération envisagée. Les 14 et 23 mars 2016, l’exploitant du fonds de commerce déçu de l’inefficacité de ce montage juridique a assigné le notaire, la société civile professionnelle dans laquelle ce dernier exerce et son assureur en responsabilité et en indemnisation. Par jugement en date du 7 avril 2017, le tribunal de grande instance de Bergerac juge l’action prescrite et déboute le demandeur. Celui-ci interjette appel. La cour d’appel de Bordeaux infirme le jugement entrepris pour substituer au débouté une irrecevabilité qui est la conséquence logique de la prescription qu’elle confirme pour le surplus. Voici notre exploitant du fonds de commerce qui se pourvoit en cassation en arguant que l’action ne pouvait courir qu’à compter de la date de réalisation du dommage ou à la date où la victime est en mesure d’agir. Pour lui, cette date se situait au 07 janvier 2014, date de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux qui rejetait son recours contre le redressement fiscal dont il a fait l’objet.
Il obtient gain de cause puisque la première chambre civile de la Cour de cassation casse et annule l’arrêt dans sa décision rendue le 29 juin 2022. Elle précise que : « En statuant ainsi, alors que le dommage de M. [E] ne s’était réalisé que le 7 janvier 2014, date de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux ayant rejeté son recours et constituant le point de départ du délai de prescription quinquennal, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».
L’arrêt explore un nouveau cas de nuance du point de départ de la prescription tout en assurant la même ligne directrice désormais connue et ce sous l’égide de l’article 2224 du code civil.
Un point de départ fixé au jour de l’arrêt condamnant le contribuable
L’article 2224 du code civil, utilisé comme visa dans cette solution, est interprété d’une manière adaptative par la première chambre civile de la Cour de cassation. On connaît la solution classique en droit de la responsabilité qui veut que le point de départ se situe au jour où le dommage s’est réalisé ou, du moins, à la date où la victime est en mesure d’agir. Pour les préjudices corporels, ceci implique de prendre en compte la date de consolidation du dommage par exemple (Civ. 2e, 10 févr. 2022, n° 20-20.143, Dalloz actualité, 4 mars 2022, obs. C. Hélaine ; D. 2022. 279 ). Mais pour les autres préjudices, comme celui au cœur de l’arrêt commenté, d’autres difficultés se posent sur le bon positionnement de ce point de départ. Ici, le facteur de complication consistait à savoir s’il fallait placer le point de départ comme l’avait considéré la cour d’appel au 29 août 2007, date de la lettre de redressement par laquelle l’administration fiscale avait informé le contribuable que la cession devait faire l’objet d’une imposition au titre des plus-values. Est-ce que cette date pouvait convenir pour matérialiser le dommage et ainsi respecter la lettre de l’article 2224 du code civil ? La question se discute car en présence d’un recours comme celui initié par l’exploitant du fonds de commerce redressé, celui pouvait avoir encore l’espoir que le redressement n’était qu’une erreur du Trésor Public. En somme, son dommage n’était peut-être pas encore réalisé à cette date.
La question est résolue d’une manière lapidaire mais efficace par la première chambre civile. Le point de départ se situe au jour de l’arrêt confirmatif qui vient définitivement fermer les portes à cet espoir du contribuable de voir son montage juridique fonctionner. C’est donc au 7 janvier 2014, date de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux, que se matérialise la connaissance des faits lui permettant d’exercer son action en responsabilité contre le notaire. La solution invite à une certaine prudence les praticiens car elle montre à quel point la lecture de l’article 2224 du code civil implique de veiller à bien positionner le point de départ du délai.
L’ensemble eut créer une impression de pluralité dans les décisions de la Cour de cassation mais la solution n’en est pas moins respectueuse d’une certaine unité.
Diversité des points de départs mais unité de la justification
La lecture des derniers arrêts rendus par la Cour de cassation au sujet du point de départ de la prescription extinctive peut laisser quelques lecteurs perplexes. Les décisions peuvent conduire à, matériellement, retenir des éléments factuels différents : premier incident de paiement pour le devoir de mise en garde de la caution (Civ. 1re, 5 janv. 2022, n° 20-17.325 FS-B, préc.), jour où l’emprunteur a eu connaissance du défaut de garantie du risque qui s’est réalisé (Civ. 1re, 5 janv. 2022, n° 19-24.436, Dalloz actualité, 17 janv. 2022, obs. C. Hélaine ; Rev. prat. rec. 2022. 25, chron. O. Salati ; RTD com. 2022. 134, obs. D. Legeais ), jour où le dommage s’est consolidé (Civ. 2e, 10 févr. 2022, n° 20-20.143, préc.), etc. Ces solutions plurielles vont toutefois dans le même sens comme nous le notons régulièrement dans ces colonnes et ce sous à l’aide d’une interprétation utile des règles du code civil.
Ces décisions, certes de première apparence différentes, sont les garantes d’une lecture respectueuse de l’article 2224 du code civil lequel est rédigé de telle sorte à entraîner ces questions d’interprétation dynamique en fonction de chaque action prise dans son individualité par le juge. Une telle lecture implique une certaine adresse des praticiens à pouvoir déduire de l’action qu’ils engagent le bon point de départ considéré. Reste à savoir si la construction prétorienne est garante de sécurité juridique. Il faut probablement répondre par la positive car une lecture unitaire fixant au même jour tous les points de départ de la prescription violerait la lettre de l’article 2224 du code civil qui n’évoque pas une telle solution unique.
L’arrêt du 29 juin 2022 est, par conséquent, intéressant à bien des titres. Il vient d’abord confirmer l’attrait des praticiens pour les questions de prescription. Arme redoutable puisqu’entraînant une irrecevabilité de la demande, cette dernière reste parmi l’arsenal de choix du conseil de la partie qui doit subir une action, ici en responsabilité. Mais attention à bien positionner le point de départ, sinon que de temps perdu ! La décision vient également construire une fresque aux motifs divers mais dont l’histoire qu’elle raconte trouve sa cohérence au sein de l’article 2224 du code civil. Reste à attendre la suite de cette belle tapisserie brodée avec soin par la Cour de cassation.