Entre l’arbitre et le juge étatique, un simple partage de compétence ?
Une confusion terminologique
Comment qualifier la violation de la légalité qui naît de la saisine, par une partie, d’une juridiction étatique dans un litige relevant d’une convention d’arbitrage ? La question paraîtra rhétorique à la lecture des dispositions du code de procédure civile. En effet, l’article 1448, alinéa 1er, ne dispose-t-il pas que la juridiction de l’État devant laquelle le litige a été porté doit se déclarer incompétente ? À l’alinéa suivant, c’est toujours de compétence dont il est question pour refuser à cette même juridiction tout pouvoir de relever d’office l’illégalité. Et c’est encore à la compétence arbitrale que l’on se réfère lorsqu’il est demandé à la juridiction de l’État de simplement renvoyer les parties à mieux se pourvoir, et non de désigner la juridiction compétente (C. pr. civ., art. 81, al. 1er).
Cependant, ce choix n’a pas toujours été celui du pouvoir réglementaire. En disant des parties qu’elles étaient en mesure de contester le principe ou l’étendue du « pouvoir juridictionnel » de l’arbitre, l’ancien article 1466 paraissait exclure l’idée d’un simple partage de compétence entre arbitre et juge étatique. Dès lors, la refonte du livre quatrième du code de procédure civile par le décret n° 2011-48 du 13 janvier 2011 aurait consacré l’abandon de cette interprétation. Mais cette affirmation doit être nuancée à la lecture de l’article 1465 : « le tribunal arbitral est seul compétent pour statuer sur les contestations relatives à son pouvoir juridictionnel » (nous soulignons). Au-delà de la juxtaposition déroutante des termes « compétent » et « pouvoir juridictionnel », il est bien dit de l’investiture conventionnelle qui résulte de la convention d’arbitrage qu’elle octroie au tribunal arbitral un véritable pouvoir juridictionnel.
Malheureusement, cette confusion terminologique ne se trouve pas seulement dans les dispositions du code de procédure civile. À la question de savoir comment qualifier la violation de la légalité qui naît de la saisine d’une juridiction étatique dans un litige relevant d’une convention d’arbitrage, la jurisprudence apparaît « pour le moins hésitante et ambiguë » (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile. Droit interne et droit de l’Union européenne, 34e éd., Dalloz, 2018, n° 2302, p. 1628). Initialement, la première chambre civile avait reconnu que l’existence d’une clause compromissoire ne concernait pas « la répartition de la compétence entre les tribunaux étatiques des différents pays », mais tendait « à retirer à ces tribunaux le pouvoir de juger les différends relatifs à ce contrat » (Civ. 1re, 9 oct. 1990, n° 89-12.561, RTD civ. 1991. 603, obs. R. Perrot ; Gaz. Pal. 1991. Somm. 348, obs. H. Croze et C. Morel). C’était sans nul doute exclure la qualification d’incompétence au profit de celle de défaut de pouvoir. Malgré cette affirmation, elle fit le choix de retenir la qualification « d’exception de procédure », dont on sait qu’elle comprend, entre autres, l’exception d’incompétence. L’évidente contradiction de ce motif fit naître l’attente d’une clarification. Elle s’est traduite quelques années plus tard par la suppression de l’expression plurale « d’exception de procédure » au profit de celle, plus précise, « d’exception d’incompétence » (Civ. 1re, 23 janv. 2007, n° 06-10.652, inédit ; 3 févr. 2010, n° 13-10346, Bull. civ. I, n° 31 ; 4 juill. 2018, n° 17-22.103, inédit, Procédures 2018. Comm. 298, obs. L. Weiller). De son côté, la deuxième chambre civile a procédé de manière inverse en retenant d’abord la qualification « d’exception d’incompétence » (Civ. 2e, 17 janv. 1996, n° 93-18.361, Bull. civ. II, n° 3 ; Procédures 1996. Comm. 70, obs. R. Perrot ; Rev. arb. 1996. 620, obs. L. Cadiet), pour ensuite lui préférer celle « d’exception de procédure » (Civ. 2e, 22 nov. 2001, n° 99-21.662, Bull. civ. II, n° 168 ; D. 2002. 42, et les obs. ; RTD com. 2002. 46, obs. E. Loquin ; Rev. arb. 2002. 371 ; Dr. et proc. 2002. 108, obs. M. Douchy-Oudot ; CCC 2002. Comm. 41, obs. L. Leveneur ; JCP 2002. II. 10174, note C. Boillot ; Procédures 2002. Comm. 1, obs. R. Perrot). Par l’arrêt commenté, la première chambre civile met fin à ce chassé-croisé jurisprudentiel.
De l’exception d’incompétence à l’exception de procédure, un subtil retour à la solution initiale
En l’espèce, par acte sous seing privé stipulant une clause compromissoire, une société a cédé à la société Kimmolux 1686 actions qu’elle détenait dans le capital de la société Au Bon pain. Suivant un second acte sous seing privé du même jour, une société civile immobilière a vendu à la société Kimmolux un immeuble à usage industriel et commercial donné à bail à la société Au Bon pain. L’article 4 du contrat de cession d’actions stipulait que la non-réalisation de la vente, si elle était du fait exclusif du cédant, entraînerait la résiliation de la cession des actions de la société Au Bon pain et que le montant payé à ce titre serait remboursé intégralement, augmenté des intérêts au taux légal en vigueur. L’acte de vente n’ayant pas été suivi d’un acte authentique dans les six mois à compter de sa conclusion, la société Kimmolux a assigné la société cédante et la société civile immobilière devant un tribunal de grande instance en annulation de la convention de cession d’actions et en paiement de certaines sommes. Par un jugement en date du 15 juin 2010, la juridiction de première instance a prononcé la résolution de l’ensemble contractuel et octroyé à la société Kimmolux diverses sommes à titre de restitution. Si le jugement a été infirmé par une cour d’appel, l’arrêt attaqué a été cassé et annulé par la Cour de cassation. Devant la cour d’appel de renvoi, la société cédante des actions et la société civile immobilière invoquent l’irrecevabilité de la saisine initiale du tribunal de grande instance en raison de la « compétence préalable » du tribunal arbitral. Or, pour la société Kimmolux, l’invocation d’un tel moyen de défense était trop tardive. En ce qu’il constitue une exception d’incompétence, et à peine d’irrecevabilité, le moyen tiré du non-respect d’une clause compromissoire doit être invoqué avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir (in limine litis). Les juges du fond rejettent l’argument. Selon eux, le moyen tiré de l’existence d’une clause compromissoire constitue bien une « fin de non-recevoir, le défaut de saisine préalable d’une juridiction arbitrale faisant échec à celle d’une juridiction étatique, et non une exception d’incompétence entrant dans le champ des articles 74 et 75 du code de procédure civile » (Colmar, 21 nov. 2018, n° 17/00604). Faisant logiquement grief à cet arrêt, la société Kimmolux a formé un pourvoi en cassation dans lequel elle réaffirme que l’exception tirée de l’existence d’une clause compromissoire est régie par les dispositions qui gouvernent les exceptions de procédure. À ce titre, elle doit donc être invoquée in limine litis.
Entre l’interprétation du demandeur au pourvoi et celle des juges du fond, la Cour de cassation choisit la première. Dans un attendu de principe au visa de l’article 74 du code de procédure civile, elle juge que « l’exception tirée de l’existence d’une clause compromissoire est régie par les dispositions qui gouvernent les exceptions de procédure ». Le demandeur à l’exception devra donc veiller au respect de la double règle de simultanéité et d’antériorité (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile. Droit interne et droit de l’Union européenne, op. cit., p. 287 s.) : invoquer les exceptions toutes ensemble et avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir. Or, en l’espèce, en invoquant l’exception pour la première fois devant la cour d’appel de renvoi, les sociétés n’avaient clairement pas respecté la seconde de ces règles. La sanction est extrêmement lourde puisqu’elle consiste en une irrecevabilité du moyen litigieux. À bien y regarder, la première chambre civile opère là un subtil retour à sa jurisprudence initiale (Civ. 1re, 9 oct. 1990, préc.). Contrairement à ses décisions de 2007 et 2010 (Civ. 1re, 23 janv. 2007 et 3 févr. 2010, préc.), la qualification d’exception d’incompétence laisse ici place à celle d’exception de procédure. Si cette solution peut être saluée en ce qu’elle met fin aux divergences entre la première et la deuxième chambre civile, elle n’en traduit pas moins le profond embarras de la haute juridiction. Tiraillée entre deux positions, elle ne satisfait pas pleinement les partisans de l’une et mécontente totalement les partisans de l’autre.
La qualification d’exception de procédure, entre insatisfaction et mécontentement
Avant tout, il faut se départir de l’idée qui consisterait à croire que ce retour - définitif ? - à la qualification d’exception de procédure n’est que pure coïncidence. Soumises toutes deux aux dispositions régissant les exceptions de procédure, les deux qualifications n’en demeurent pas moins distinctes. Plus précisément, l’exception de procédure est le genre dont l’exception d’incompétence est une espèce. Dit autrement, une exception d’incompétence est nécessairement une exception de procédure, là où l’exception de procédure n’est pas toujours une exception d’incompétence. Ainsi, par l’arrêt commenté, la première chambre civile de la Cour de cassation cesse de voir dans l’exception tirée du non-respect d’une clause compromissoire un moyen de faire respecter la « division du travail judiciaire » entre une pluralité de juridictions (G. Cornu et J. Foyer, Procédure civile, 3e éd., 1996, PUF, n° 34, p. 174) au profit d’une exception de procédure d’une autre espèce. Reste à déterminer laquelle… C’est ici que les ennuis commencent. À les envisager les unes après les autres – exceptions de litispendance, de connexité, dilatoire, de nullité (pour une étude d’ensemble, J.-Cl pr. civ., v° Moyens de défense, fasc. 600-30, par J. Théron, spéc. nos 55 s.) –, aucune ne paraît convenir. Pour la doctrine, il n’y a là rien d’étonnant, mais l’explication diffère selon les auteurs.
Pour les uns, si ces exceptions ne conviennent pas, c’est parce que cette qualification est erronée. Le moyen de défense qui doit être employé n’est pas une exception de procédure. En effet, « l’existence d’une clause compromissoire insérée dans un contrat poserait la question de l’aptitude de cette juridiction unique à connaître du litige, bref de son pouvoir juridictionnel » (Rép. pr. civ., v° Incompétence, 2020, par P. Callé, spéc. n° 9. Adde, C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, op. cit., n° 2302, p. 1627 ; S. Amrani-Mekki et Y. Strickler, Procédure civile, PUF, 2014, n° 188, p. 215). Par l’insertion de cette clause, les parties ont retiré aux tribunaux étatiques le pouvoir de juger les différends relatifs au contrat qui la contient. Dès lors, en relevant le non-respect de la clause compromissoire, le demandeur conteste dans son principe même l’intervention du juge étatique au détriment de l’arbitre. C’est donc là une question de pouvoir juridictionnel dont le défaut est sanctionné par une irrecevabilité (Civ. 1re, 15 avr. 1986, n° 84-13.422, Bull. civ. I, n° 87 ; Gaz. Pal. 1987. Somm. 53, obs. S. Guinchard et T. Moussa ; Rev. crit. DIP 1986. 723, obs. G. Couchez). En toute logique, le moyen de défense à emprunter ne serait pas une exception de procédure – quelle qu’elle soit –, mais une fin de non-recevoir. Ce changement dans la voie de droit à emprunter n’est pas sans conséquence. Ainsi en l’espèce, parce que ce moyen peut être invoqué en tout état de cause (C. pr. civ., art. 123), les sociétés auraient pu dénoncer le non-respect de la clause compromissoire pour la première fois devant la cour d’appel de renvoi.
Pour les autres, si ces exceptions ne conviennent pas, c’est parce que le moyen de défense est bien une exception d’incompétence. En effet, à exclure toute idée de concurrence dans le cas litigieux – et donc de compétence entre les juridictions étatiques et arbitrales –, on laisse entendre que « la concurrence suppose nécessairement des juges également compétents » (P. Théry, obs. sous Civ. 2e, 22 nov. 2001, n° 99-21.662, P, Rev. arb. 2002. 371 s., spéc. n° 4, p. 377, l’auteur souligne). Or, cette idée parait radicale. Après tout, lorsqu’une partie dénonce le non-respect d’une clause compromissoire, le moyen soulevé prend « la forme de cette alternative caractéristique d’une question de compétence : juridiction étatique ou juridiction arbitrale ? » (P. Théry, obs. sous Civ. 2e, 22 nov. 2001, art. préc., spéc. n° 3, p. 375. Adde, dans le même sens, H. Solus et R. Perrot, Droit judiciaire privé, Tome II, La compétence, n° 635, p. 685 ; G. Cornu et J. Foyer, Procédure civile, op. cit., n° 15, p. 80 ; T. Clay, L’arbitre, préf. P. Fouchard, 2001, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », vol. 2, nos 166-168, p. 140-142). L’originalité de cette compétence réside simplement dans le fait que la répartition s’opère entre deux ordres juridiques distincts (M. Boucaron-Nardetto, Le principe compétence-compétence en droit de l’arbitrage, nos 364 s., p. 332 s.).
Un résultat pratique loin d’être irréprochable
Entre ces deux explications, la Cour de cassation ne tranche pas vraiment. Abandonnant la qualification d’exception d’incompétence, elle paraît renoncer à l’idée d’une concurrence entre la juridiction étatique et arbitrale. Néanmoins, elle se refuse à en tirer toutes les conséquences, préférant parler d’exception de procédure plutôt que de fin de non-recevoir. Comment interpréter cet entre-deux ? Convaincus par la première idée, les hauts magistrats auraient-ils finalement renoncé à la consacrer en raison du régime juridique trop souple de la fin de non-recevoir ? Si c’est le cas, ce serait là une regrettable victoire de la politique processuelle sur la logique juridique. D’autant que le résultat pratique de la solution retenue est loin d’être irréprochable, notamment dans l’hypothèse d’un contrat qui stipule une clause de conciliation préalable et une clause compromissoire destinée à être mise en œuvre en cas d’échec de la conciliation. L’ordre de présentation souhaité par les parties ne pourra être respecté. En effet, en ce que la violation de la première clause emprunte la voie de la fin de non-recevoir (Cass., ch. mixte, 14 févr. 2003, n° 00-19.423, D. 2003. 1386, et les obs. , note P. Ancel et M. Cottin ; ibid. 2480, obs. T. Clay ; Dr. soc. 2003. 890, obs. M. Keller ; RTD civ. 2003. 294, obs. J. Mestre et B. Fages ; ibid. 349, obs. R. Perrot ; JCP 2003. I. 128, no 17, obs. L. Cadiet ; Procédures 2003. Comm. 96, obs. H. Croze ; CCC 2003. Comm. 84, obs. L. Leveneur ; Rev. arb. 2003. 403, note C. Jarrosson ; Defrénois 2003. 1158, obs. R. Libchaber ; BJS 2003, p. 938, note A. Couret ; RDC 2003, p. 182, obs. L. Cadiet ; ibid., p. 189, obs. X. Lagarde ; qualification dont l’opportunité est d’ailleurs largement discutée : v., not. P. Théry, obs. sous Cass., ch. mixte, 12 déc. 2014, n° 13-19.684, Bull. mixte, n° 3, RTD civ. 2015. 187 s. ) et la violation de la seconde celle d’une exception de procédure, la partie assignée sans tentative préalable de résolution amiable qui souhaite soulever l’irrecevabilité de l’initiative processuelle ne sera plus en mesure d’invoquer in limine litis le non-respect de la clause compromissoire. En conséquence, les parties sont tenues de différer la dénonciation de l’action belliqueuse. C’est là une situation pour le moins « inconfortable : après avoir constitué la juridiction arbitrale, elles la saisiront en premier lieu d’un moyen dont l’objet est de la dessaisir… » (X. Lagarde, La fin de non-recevoir tirée d’une clause instituant un préalable obligatoire de conciliation, BICC 2005, HS, spéc. I. in fine). Finalement, l’arrêt de la cour d’appel de renvoi pourrait être plus respectueux de la logique juridique que sa cassation ne le laisse croire…