« Je veux que ces personnes prennent la culpabilité qui est sur moi »

D’un trait de jargon ampoulé, et qui ne s’encombre pas de grammaire, la présidente annonce « l’unique dossier dont s’agit ce jour », mais n’enchaîne sur rien. Elle passe en revue la salle d’audience d’un œil noir surmonté d’un sourcil en accent circonflexe. Les avocats échangent des regards désemparés, inspectent soigneusement rabats et épitoges, puis se tournent vers les bancs du public, il est vrai singulièrement combles pour la période. Ce n’est pas le problème : les parties civiles ont pris place du côté des prévenus, et inversement. On va sans doute avoir un petit souci de gestes barrières : « Les personnes font attention de ne pas se croiser de trop près ! », commande-t-elle en pure perte au ballet si invraisemblablement brouillon que c’en est comique.

Comique, le dossier l’est moins. Un dimanche de janvier 2014, Vivien embarque son pote Baptiste pour une virée dans sa nouvelle voiture, une citadine survitaminée (200 chevaux) acquise cinq jours et 450 km plus tôt. Monotone, la départementale de l’Essonne est ponctuellement égayée par de grandes courbes. C’est dans l’une d’elles que l’arrière décroche brusquement. Devenue incontrôlable, la voiture percute celle de Sylvie, qui roule en sens inverse, et termine sa course en plein champ, quasiment coupée en deux par la violence du choc. La ceinture de Baptiste rompt : projeté à plus de 20 m de la carcasse, il décède peu après, sur les lieux, à 24 ans. Les ITT des deux autres se comptent en mois. Les dépistages sont négatifs, mais une caméra de surveillance, 200 m en amont, permet d’estimer à 140 km/h la vitesse de Vivien. Initialement prévenu, ce dernier est relaxé en 2016 par le tribunal correctionnel (conformément aux réquisitions du ministère public), même si un renvoi sur intérêts civils est toujours pendant.

Pour comprendre, il faut remonter au printemps 2013. Accidentée par un précédent propriétaire, la voiture atterrit chez un épaviste. Arnaud, chauffeur poids lourd salarié d’une entreprise de négoce automobile, passe par là, la trouve « magnifique, quasiment neuve » et s’en porte acquéreur, moyennant 4 000 €. Il sait qu’elle fait l’objet d’une procédure « véhicule endommagé » (VE). Concrètement, le certificat d’immatriculation est bloqué en préfecture, et seul un expert en automobile peut obtenir la mainlevée de la mesure, après avoir soigneusement suivi et contrôlé les travaux de remise en état. Arnaud bricole la voiture lui-même, dans son pavillon, avec des pièces d’occasion. Il fait quelques balades avec, mais lorsqu’il demande des devis d’assurance, c’est la douche froide : il n’a pas les moyens.

Il la revend 8 000 € à son patron, Franck. Qui la cède à son tour à Vivien, pour 10 000 €, par l’intermédiaire d’un garage prête-nom, une coquille vide. C’est Alexandre, un expert soupçonné d’avoir été peu contrariant, qui permet ce tour de passe-passe en donnant son feu vert à la préfecture. Pris de panique à la suite de l’accident mortel, il tente dans un second temps d’étoffer son maigre dossier, en moissonnant fausses attestations, fausses factures et photos qualifiées de « douteuses ». Arnaud le bricoleur, Franck le patron et Alexandre l’expert sont nos trois prévenus du jour. Ils sont poursuivis, notamment, pour homicide involontaire, blessures involontaires, escroquerie en réunion, établissement et usage de faux certificat, mise en danger…

En première instance, en comparution immédiate (!), tous trois sont partiellement relaxés, notamment du chef de mise en danger (conformément aux réquisitions du parquet). Mais écopent pour le surplus de peines mixtes (jusqu’à quatre ans dont deux ferme), d’amendes, et d’interdictions professionnelles définitives assorties de l’exécution provisoire. Sur les bancs des parties civiles, Vivien le conducteur et plusieurs membres de la famille de feu son passager Baptiste font bloc, et sont même représentés par un seul et même avocat. Depuis des années maintenant, les deux camps s’envoient dans les dents des expertises admirablement contradictoires (le dossier en compte sept). Deux d’entre elles, judiciaires, retiendront particulièrement notre attention.

La première remonte à 2016. Elle conclut que le mauvais serrage du train arrière d’occasion peut avoir provoqué l’accident et que la mauvaise soudure des ailes arrière (il est même question d’un « simple collage ») peut en avoir aggravé les conséquences. Chose rare, on peut assister aux opérations, puisque les caméras d’une émission de « télévision gyrophare » sont justement à l’époque en immersion au sein du service enquêteur. Sur les images, on voit effectivement un expert judiciaire. Les mains dans les poches, il répond aux questions de l’équipe de tournage, tandis qu’un mécanicien s’affaire à désolidariser ce qu’il reste du fameux train arrière de l’informe amas de tôle froissée. Au moment d’achever l’opération, le mécano lance benoîtement une phrase du genre : « Ben dis donc, c’était pas très serré. » Puis un pilote d’essai de la marque passe dans la courbe avec une voiture identique, mais flambant neuve : ô surprise, il ne termine pas dans le champ à son tour. Tout cela semble peu probant, mais n’empêche pas un aréopage d’enquêteurs de se presser au micro. Faisant écho au bandeau criard du bas de l’écran, ils évoquent avec assurance, qui « une vraie épave », qui « un cercueil ambulant ».

L’autre expertise importante est la dernière en date, facturée cinquante-six mille euros. Elle n’est pas triste non plus, d’autant que l’épave a malencontreusement été égarée dans l’intervalle. Les deux experts ont pris une voiture identique, en ont desserré le train arrière au pifomètre, et l’ont lancée à deux ou trois reprises sur un parcours en plots de chantier reproduisant sur circuit le rayon de la funeste courbe, sans que le conducteur perde le contrôle. Leurs conclusions sont diamétralement opposées aux premières : elles mettent le serrage du train arrière hors de cause, considérant qu’il n’a pu bouger « en dehors des limites du constructeur », et concédant tout juste un éventuel « microbraquage », d’un angle de l’ordre du tiers de degré. Nous voici donc bien avancés.

Les experts ont fait des pieds et des mains pour venir déposer en personne, ce qui est rare hors assises. Ils concèdent que « les ailes auraient pu un jour se dessouder, constituer une partie saillante et blesser un piéton », comme le train arrière d’ailleurs : « à terme, ça aurait pu rompre ». Mais ils affirment qu’aucun de ces défauts ne peut avoir eu la moindre conséquence « dans ces circonstances précises » : « Aucune voiture ne peut tout simplement résister à un choc à une vitesse cumulée de 200 km/h. » Arnaud, le bricoleur, explique à la barre que, « pour moi, j’ai effectué les travaux correctement » et ajoute : « Ce qui est triste, c’est qu’une personne soit morte, mais je ne me sens pas responsable. » On passe à Franck, le patron. Il a un temps déclaré, sur procès-verbal, que, « si je lui avais dit pour la procédure, ça l’aurait refroidi. Si on devait prévenir le client à chaque fois, on ne vendrait jamais aucun véhicule ». Mais il affirme maintenant avoir clairement informé Vivien (qui a lui aussi changé à plusieurs reprises de version sur ce point) des antécédents de la voiture. L’avocate générale se lance :

— Vous dites que la mention figurait sur le bon de commande et la facture…

— Oui, je n‘avais pas beaucoup de place, et je ne savais pas quoi mettre, alors j’ai marqué « procédure expert ».

— Et pourquoi ne rien avoir précisé sur le certificat de cession ?

— Parce qu’il n’y avait pas d’emplacement.

— Mais rien n’interdit, une fois qu’on a imprimé le document, de prendre sa petite menotte et d’ajouter une mention.

— Je ne savais pas si on avait le droit.

— Je ne pense pas qu’on vous aurait poursuivi pour cela.

Alexandre, l’expert, explique que, « si j’ai signé, pour moi, c’est qu’il n’y avait pas de problème ». Quasiment toutes ses réponses débutent par le même laïus (« Conformément à l’article X de la circulaire Y […] »), ce qui exaspère manifestement le tribunal. Il concède finalement que « le rapport que j’ai transmis à la préfecture était entaché d’erreurs ». « On met au moins “erreurs” au pluriel, vous nous accordez cela ? », demande la présidente à Alexandre, qui concède. Il raconte enfin que « quand les gendarmes m’appellent, je prends le dossier, je vois qu’il manque des pièces, et je panique ».

De son côté, Vivien raconte que, « depuis tout ça, je n’ai plus confiance en moi, j’ai tout le temps l’impression qu’on me trompe. Je veux que ces trois personnes prennent la culpabilité que j’ai sur moi ». L’avocate générale indique pour sa part qu’elle entend solliciter une requalification de l’escroquerie : elle penche pour une tromperie aggravée sur les qualités substantielles de la chose vendue du code de la consommation (art. L. 454-3), même si l’un des trois coprévenus n’a pas vraiment agi comme professionnel. Menaçant de demander trois heures de suspension pour se plonger dans un code, l’un des avocats de la défense tonne : « J’aurais bien aimé qu’on nous en avertisse ! Ça nous met en difficulté, on se retrouve au pied du mur ! » Imperturbable, l’avocate générale rétorque : « Il faut bien que les débats servent à quelque chose ».

Un avocat des parties civiles se lance dans une plaidoirie un peu décalée : « Les Anglo-Saxons disent que “la preuve du cake, c’est qu’on le mange”. Eh bien, la preuve qu’il y avait un problème avec cette voiture, c’est qu’elle est sortie de la route. » Il invoque Coluche : « C’est l’histoire d’un mec qui a perdu ses clés, et les cherche au pied d’un réverbère. Pas parce qu’il les a perdues là, mais parce que c’est le seul endroit éclairé de la rue. Cet “effet réverbère” est un biais méthodologique qui résume bien [le travail des experts], puisqu’ils n’avaient plus ni le train arrière ni la voiture. » La plaidoirie suivante est sur la même ligne : « C’est exactement comme faire une autopsie sur un corps qui n’est pas le bon. »

Avant de requérir sa fameuse requalification, et finalement les mêmes peines qu’en première instance, l’avocate générale consacre plusieurs minutes à déplorer la relaxe, devenue définitive depuis un bail, de Vivien, le conducteur : « J’aurais préféré qu’il y ait un appel du parquet [sur ce volet], mais c’est lui qui a requis la relaxe, pour que la cour ait une vision d’ensemble du dossier. Si vous ne reteniez pas l’homicide involontaire et les blessures involontaires, il n’y aurait [pénalement] plus aucun responsable pour cette mort et ces blessures ! » Un avocat de la défense s’en prend à l’un de ses confrères adverses : « On n’est pas là pour faire exclusivement de l’émotion […]. Il est dans la démagogie, en voulant conforter son client [Vivien] dans l’idée qu’il n’y est pour rien, [ce qui est] faux ! ».

Le suivant prend pour cible l’avocate générale : « On n’est pas là pour condamner quelqu’un parce qu’il faut que quelqu’un soit condamné ! » C’est le conseil d’Alexandre, qui sollicite pour son client une dispense de peine, « pour qu’il puisse redevenir expert. J’ai trouvé des cas avec des centaines et même des milliers de faux, et qui ont pris une interdiction de cinq ans seulement ! » Il insiste sur le fait que, faits après coup, les faux en question n’ont pas servi à remettre la voiture en circulation, et n’ont donc aucun lien de causalité avec l’accident. Le dernier à prendre la parole est l’avocat d’Arnaud, le bricoleur. Après avoir déploré « un gâchis judiciaire », il s’interroge sur le concours de préventions : « L’homicide involontaire et les blessures involontaires ne sont jamais qu’une mise en danger dont le danger s’est réalisé. C’est une infraction non intentionnelle, OK, mais où se trouve l’obligation particulière de sécurité ou de prudence prévue par la loi ou le règlement ? » Il ne plaide quasiment que par des questions, notamment sur la tromperie : « Comment [Arnaud] peut-il vouloir tromper une personne dont il ne connaît même pas l’existence ? » Il plaide « une relaxe complète ». Délibéré à six semaines.

  

 SYMBOLE GRIS