L’autorité de la chose jugée et les demandes afférentes à un même contrat
Les principes qui gouvernent l’autorité de la chose jugée peuvent être énoncés simplement. Pour déterminer si l’autorité de la chose jugée attachée à un premier jugement fait obstacle à la recevabilité de demandes, il suffit de comparer le dispositif de la décision qui a été rendue et les demandes nouvellement soumises au juge au travers du prisme de l’article 1355 du code civil : s’il apparaît que la « chose demandée » est la même, que la demande est fondée sur la « même cause » et est formée entre les mêmes parties, par elles et contre elles en la même qualité, l’autorité de la chose jugée fait obstacle à la recevabilité des demandes présentées en second lieu. Il reste que la mise en œuvre de ces critères apparaît bien souvent délicate. Ils permettent bien de résoudre quelques cas lorsque la solution à donner relève pratiquement de l’évidence. Mais, sitôt que le juge est confronté à un cas « complexe », l’article 1355 du code civil ne semble lui fournir aucun repère sur lequel il pourrait appuyer son raisonnement. C’est qu’en effet les concepts de « chose demandée » ou de « cause » s’avèrent trop flous pour guider l’interprète (H. Motulsky, Pour une délimitation plus précise de l’autorité de la chose jugée en matière civile, D. 1958, chron. 1, n° 8).
La chose est d’autant plus délicate depuis qu’a été consacré le principe dit de concentration des moyens. Nul n’ignore aujourd’hui que, depuis qu’a été rendu le fameux arrêt Césaréo, le demandeur se doit de présenter, dès l’instance relative à sa première demande, l’ensemble des moyens qu’il estime être de nature à fonder celle-ci (Cass., ass. plén., 7 juill. 2006, n° 04-10.672 P, D. 2006. 2135, et les obs. , note L. Weiller ; RDI 2006. 500, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2006. 825, obs. R. Perrot ; v. égal. Com. 12 mai 2015, n° 14-16.208 P, Dalloz actualité, 3 juin 2015, obs. X. Delpech ; RTD civ. 2015. 869, obs. H. Barbier ; Civ. 2e, 25 oct. 2007, n° 06-19.524 P, Dalloz actualité, 14 nov. 2007, obs. I. Gallmeister ; D. 2007. 2955 ; ibid. 2008. 648, chron. J.-M. Sommer et C. Nicoletis ; RDI 2008. 48, obs. P. Malinvaud ; RTD civ. 2008. 159, obs. R. Perrot ). Le plus souvent, c’est l’application de cette règle au défendeur qui génère des difficultés (v. par ex. Civ. 2e, 1er juin 2021, n° 20-11.706 P, Dalloz actualité, 22 juill. 2021, obs. N. Hoffschir). Mais, en ce qui concerne le demandeur, toute difficulté n’est pas pour autant écartée. Car il est parfois bien difficile de déterminer si la « chose demandée » est la même que celle qui avait donné lieu au premier jugement et cela est tout particulièrement vrai lorsque les différentes demandes concernent un même contrat.
Trois arrêts rendus par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 19 mai 2022 illustrent ces difficultés.
1. Lorsqu’un contrat est conclu, il est tentant d’exiger des parties qu’elles soulèvent dans la même instance l’ensemble des demandes relatives à celui-ci. D’ailleurs, jusqu’à l’entrée en vigueur du décret n° 2016-660 du 20 mai 2016, qui a abrogé la règle dite de l’unicité de l’instance, les demandes dérivant d’un même contrat de travail devaient être formées dans le même procès (C. trav., art. R. 1452-7). Mais, à l’exception peut-être de la matière arbitrale (Civ. 1re, 28 mai 2008, n° 07-13.266 P, Dalloz actualité, 30 mai 2008, obs. X. Delpech ; D. 2008. 1629, obs. X. Delpech ; ibid. 3111, obs. T. Clay ; RTD civ. 2008. 551, obs. R. Perrot ; RTD com. 2010. 535, obs. E. Loquin ), les différentes chambres de la Cour de cassation n’exigent pas qu’une partie concentre dans un même procès l’ensemble des demandes dérivant d’un même rapport juridique : le demandeur « n’est pas tenu de présenter dans la même instance toutes les demandes fondées sur les mêmes faits » (Civ. 2e, 4 nov. 2021, n° 20-17.048 NP ; Civ. 3e, 5 nov. 2020, n° 18-24.239 NP ; Civ. 1re, 14 oct. 2020, n° 19-14.169 NP ; Com. 8 mars 2017, n° 15-20.392 NP ; Civ. 1re, 30 nov. 2016, n° 15-20.043 NP ; 12 mai 2016, nos 15-16.743 et 15-18.595 P, Dalloz actualité, 27 mai 2016, obs. F. Mélin ; Com. 10 mars 2015, n° 13-21.057 NP ; Civ. 2e, 26 mai 2011, n° 10-16.735 P, Dalloz actualité, 10 juin 2011, obs. V. Avena-Robardet ; D. 2011. 1566, obs. V. Avena-Robardet ; ibid. 2012. 244, obs. N. Fricero ; RTD civ. 2011. 593, obs. R. Perrot ), y compris lorsque celles-ci procèdent d’un même contrat (v., à propos d’un contrat de bail, Civ. 3e, 16 sept. 2009, n° 08-10.487 P, AJDI 2009. 812 , obs. F. de La Vaissière ).
a. Cette solution est à nouveau rappelée dans deux des arrêts commentés.
Le premier arrêt a été rendu dans l’affaire des mobiles de Calder (n° 20-21.585). La cour d’appel de Paris avait en effet ordonné aux héritiers d’un galeriste et marchand d’art de restituer plusieurs mobiles aux héritiers de l’artiste américain et de leur verser une certaine somme d’argent en raison de la vente d’autres œuvres qui avaient été remises. Le mobile Un verre et deux cuillères, qui faisait partie des œuvres restituées, avait cependant subi des dommages...