L’insaisissabilité des biens des banques centrales
Depuis plusieurs années déjà, les difficultés auxquelles est confrontée la société Commissions Import Export (Commisimpex) pour mettre à exécution deux sentences arbitrales condamnant l’État du Congo à lui verser près d’un milliard d’euros alimentent les chroniques judiciaires. Il faut dire que la Commisimpex bénéficie d’un atout dans son jeu qui lui donne quelques raisons d’espérer recouvrir son dû : un acte du 3 mars 1993 au terme duquel la République du Congo a renoncé définitivement et irrévocablement à toute immunité de juridiction et d’exécution. Certes, cet acte n’a pas permis à la société de saisir des biens utilisés ou destinés à être utilisés dans l’exercice des fonctions de la mission diplomatique de l’État congolais car la renonciation y étant contenue ne revêt pas un caractère « spécial » (Civ. 2e, 10 janv. 2018, n° 16-22.494 P, Dalloz actualité, 24 janv. 2018, obs. G. Payan ; D. 2018. 541 , note B. Haftel ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1223, obs. A. Leborgne ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 2448, obs. T. Clay ; Rev. prat. rec. 2020. 29, chron. F. Rocheteau ; Rev. crit. DIP 2018. 315, note D. Alland ; RTD civ. 2018. 353, obs. L. Usunier et P. Deumier ; ibid. 474, obs. P. Théry ). Mais la société pouvait légitimement espérer utiliser cette renonciation pour saisir d’autres biens.
C’est ainsi qu’elle a fait pratiquer deux saisies-attributions entre les mains du contrôleur budgétaire et comptable ministériel du ministère de l’Économie et des Finances, sur les comptes ouverts au nom de la Banque des États de l’Afrique centrale. En sa qualité de tiers saisi, le contrôleur budgétaire et comptable ministériel du ministère de l’Économie et des Finances devait déclarer l’étendue de ses obligations à l’égard du débiteur (C. pr. civ., art. L. 211-3 et R. 211-4) et, en cas de déclaration inexacte ou mensongère, s’exposait à être condamné au paiement de dommages-intérêts (C. pr. civ., art. R. 211-5). Il a déclaré qu’il ne pouvait individualiser dans ses comptes aucune somme appartenant à la République du Congo et que les comptes dont il était fait mention dans le procès-verbal de saisie-attribution lui étaient inconnus. Ces déclarations n’ont pas convaincu la société Commisimpex qui a assigné l’agent judiciaire du Trésor, en qualité de tiers saisi, afin de le voir condamner au paiement de dommages-intérêts.
Pour échapper au paiement de ces dommages-intérêts, l’agent judiciaire du Trésor s’est abrité derrière l’article L. 153-1 du code des procédures civiles d’exécution qui prévoit que « ne peuvent être saisis les biens de toute nature […] que les banques centrales ou les autorités monétaires étrangères détiennent ou gèrent pour leur compte ou celui de l’État ou des États étrangers dont elles relèvent », sauf à ce que le juge de l’exécution autorise une telle saisie sur les biens qui font partie d’un patrimoine que la banque centrale ou l’autorité monétaire étrangère affecte à une activité principale relevant du droit privé. La cour d’appel a fait droit à cette argumentation et la société Commisimpex a formé un pourvoi en cassation. Son pourvoi s’est essentiellement organisé autour de sa carte maîtresse : cet acte de 1993 dans lequel l’État du Congo avait renoncé à toute immunité d’exécution. La société a notamment fait valoir que la cour d’appel aurait dû rechercher si l’État du Congo n’avait pas renoncé à son immunité d’exécution, que l’article L. 153-1 du code monétaire et financier, qui ne prévoit aucune faculté de renonciation du débiteur, est contraire aux articles 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et à l’article 1er, alinéa 1, de son protocole additionnel n° 1 et qu’en tout état de cause, le tiers saisi ne pouvait se prévaloir de l’immunité.
Le pourvoi invitait ainsi la Cour de cassation à répondre à plusieurs questions.
La conventionnalité des dispositions de l’article L. 153-1 du code monétaire et financier
Les dispositions de l’article L. 153-1 du code monétaire et financier sont-elles conformes à celles de l’article 6, § 1, de la Convention européenne et de l’article 1er de son protocole additionnel n° 1 ? Telle est la question centrale posée à la Cour de cassation. Et elle n’est pas tout à fait nouvelle. Dans un précédent arrêt, la Cour de cassation avait pu juger que ces dispositions ne méconnaissent pas les exigences du droit à un procès équitable car elles « s’inscrivent dans les principes posés en matière d’immunité d’exécution par le droit international coutumier, tel que reflété par la Convention des Nations unies du 2 décembre 2004 sur l’immunité juridictionnelle des États et de leurs biens » (Civ. 2e, 11 janv. 2018, n° 16-10.661 NP, D. 2018. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée ). Dans l’arrêt commenté, la conclusion ne diffère pas et la conventionnalité de l’article L. 153-1 n’est pas remise en cause. Mais l’argumentation est tout autre ! Nulle trace de la Convention des Nations unies du 2 décembre 2004 ou de la nécessité de respecter le droit international coutumier : la Cour de cassation juge en effet que l’insaisissabilité de l’article L. 153-1 du code monétaire et financier est « instituée, en raison de la nature des biens concernés, afin de garantir le fonctionnement de ces banques et autorités monétaires, indépendamment de l’immunité d’exécution reconnue aux États étrangers ». En insistant sur la nature des biens concernés et leur fonction, la haute juridiction indique, en filigrane, que l’article L. 153-1 n’instaure pas une immunité d’exécution (même indépendante de l’immunité dont bénéficient les États), mais une « simple » insaisissabilité (sur cette distinction, v. L. Lauvergnat, L’insaisissabilité, thèse, Nanterre, 2020, ss la dir. de S. Amrani-Mekki, nos 45 s.). Ce changement de perspective, qui a des conséquences (v. infra), ne suffit naturellement pas pour conclure à la conventionnalité des dispositions de l’article L. 153-1 du code monétaire et financier. Parce que l’insaisissabilité qui découle de ce texte constitue une ingérence dans l’exercice du droit à l’exécution et du droit de propriété du créancier, sa conformité aux dispositions de la Convention de sauvegarde suppose qu’elle poursuive un but légitime et qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (v. par ex. CEDH 21 nov. 2001, req. n° 37112/97, Fogarty c. Royaume-Uni, § 33). La Cour de cassation juge que tel est bien le cas. Pour dire que l’atteinte est légitime, elle souligne qu’elle « vise à préserver le fonctionnement d’institutions qui concourent à la définition et à la mise en œuvre de la politique monétaire et à prévenir un blocage des réserves de change placées en France ». Et, pour admettre qu’elle est proportionnée, elle ne se fonde pas sur le second alinéa de l’article L. 153-1 du code monétaire et financier, qui offre au créancier la possibilité de solliciter du juge de l’exécution de pratiquer une saisie s’il établit que les biens font partie d’un patrimoine affecté par la banque centrale ou l’autorité monétaire étrangère à une activité principale relevant du droit privé (Civ. 1re, 11 janv. 2018, n° 16-10.661, préc.), mais sur le simple constat que l’insaisissabilité prévue par ce texte « ne s’applique qu’aux valeurs ou biens détenus en France ». Les créanciers sont invités à frapper aux portes des autres États !
La Cour de cassation n’appréhende ainsi plus l’article L. 153-1 du code monétaire et financier comme le prolongement d’une immunité d’exécution reconnue au profit des États par le droit international coutumier. Cela n’est guère surprenant. Car, si la Cour européenne des droits de l’homme a admis que certaines dispositions de la Convention des Nations unies du 2 décembre 2004 reflètent le droit international coutumier (CEDH, gr. ch., 29 juin 2011, req. n° 34869/05, Sabeh El Leil c. France, § 49 s., Dalloz actualité, 1er sept. 2011, obs. C. Demunck ; D. 2011. 1831, et les obs. ; ibid. 2434, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; 23 mars 2010, req. n° 15869/02, Cudak c. Littuanie, § 57 s., AJDA 2010. 2362, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 2011. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre ), c’est essentiellement pour souligner que le respect de ce droit peut légitimer les restrictions du droit au juge découlant d’immunités d’exécution protégeant les États (CEDH 23 mars 2010, req. n° 15869/02, préc., § 60). Or l’article L. 153-1 du code monétaire et financier, en ce qu’il n’envisage aucune renonciation à l’immunité d’exécution, ne se borne pas à refléter la Convention des Nations unies du 2 décembre 2004 (art. 19 et 21) : il porte plus profondément atteinte au droit au juge, ce qui, sous cet aspect, fait douter de sa conventionnalité (en ce sens R. Bismuth, Débat autour de la conventionnalité de l’immunité spéciale des biens des banques centrales étrangères en France, note ss Versailles, 16e ch., 1er oct. 2015, n° 14/05200, JCP 2016. 442). Cela explique le radical revirement argumentatif opéré par la Cour de cassation. Mais en opérant de la sorte, la Cour de cassation fait un saut dans l’inconnu. Car la Cour européenne des droits de l’homme n’a jamais jugé que la préservation d’institutions qui concourent à la politique monétaire constitue un motif légitime de porter atteinte au droit au juge. Surtout, énoncer que le droit d’accès au juge n’est pas méconnu car l’insaisissabilité prévue par ce texte « ne s’applique qu’aux valeurs ou biens détenus en France » paraît critiquable.
Une fois résolu ce problème central, la Cour de cassation en tire les conséquences.
L’inefficacité de la renonciation de l’État du Congo à son immunité d’exécution
La Cour de cassation juge que la cour d’appel n’avait pas à rechercher si l’État du Congo n’avait pas renoncé à son immunité d’exécution. D’une part, l’insaisissabilité issue de l’article L. 153-1 du code monétaire et financier étant indépendante de l’immunité reconnue aux États, l’État du Congo ne pouvait y avoir renoncé dans son acte de 1993 au terme duquel il renonçait à se prévaloir de toute immunité d’exécution. D’autre part, l’article L. 153-1 du code monétaire ne prévoit aucune faculté de renonciation, de sorte qu’il importe peu que la Convention des Nations unies (qui n’est d’ailleurs pas entrée en vigueur) l’envisage.
La possibilité pour le tiers saisi de se prévaloir de l’insaisissabilité
La haute juridiction juge que le tiers saisi pouvait se prévaloir de l’insaisissabilité découlant de l’article L. 153-1 du code monétaire et financier. Assurément, une autre conclusion s’imposerait si l’insaisissabilité issue de l’article L. 153-1 découlait de l’immunité d’exécution protégeant les États : une telle immunité constitue en effet un moyen de défense personnel au débiteur dont le tiers saisi ne doit pas pouvoir se prévaloir (J.-P. Mattout, « La saisie des avoirs de banques centrales étrangères et le tiers saisi », in H. de Vauplane et J.-J. Daigre [dir.], Droit bancaire et financier. Mélanges AEDBF-France V ; Rev. Banque 2008. 305, spéc. nos 13 s.), ce qu’a d’ailleurs admis la Cour de cassation (Civ. 1re, 28 mars 2013, n° 11-13.323, Bull. civ. I, n° 64 ; Dalloz actualité, 16 avr. 2013, obs. V. Avena-Robardet ; D. 2013. 1728 , note D. Martel ; ibid. 1574, obs. A. Leborgne ; ibid. 2293, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; RTD civ. 2013. 437, obs. R. Perrot ; ibid. 2014. 319, obs. L. Usunier ; v. égal., à propos d’une immunité de juridiction, Civ. 1re, 30 juin 1993, n° 91-21.267, Bull. civ. I, n° 234). Mais parce que le texte instaure une simple insaisissabilité, la Cour de cassation croit pouvoir en déduire que le tiers saisi peut s’en prévaloir. S’il est vrai que le tiers saisi a « un intérêt à se prévaloir des causes d’inefficacité de la saisie » (Cass., avis, 21 juin 1999, n° 09-90.008, Bull. avis. n° 5 ; D. 1999. 206 ; JCP 1999. II. 10160, note H. Croze et T. Moussa), il n’est pourtant pas certain qu’il puisse se prévaloir d’insaisissabilités (H. Croze et T. Moussa, art. préc., n° 8 ; v. égal. Civ. 1re, 24 févr. 1993, n° 91-15.032, Bull. civ. I, n° 89 ; D. 1993. 279 , obs. P. Julien ). En rejetant le moyen de ce chef, la Cour de cassation laisse ainsi entendre que le tiers saisi peut se prévaloir des insaisissabilités qui affectent les biens qui font l’objet de la mesure d’exécution pour échapper à toute sanction, ce qui serait un apport considérable…