L’office du juge face à une expertise officieuse
Le lien expertal. Les mutations sociales, économiques et culturelles de la société au cours des décennies passées ont conduit à une explosion du phénomène expertal dans l’ordre juridictionnel (sur ce phénomène, J. Normand, Remarques sur l’expertise judiciaire au lendemain du nouveau code de procédure civile, in Mélanges en l’honneur de Jean Vincent, 1981, Dalloz, p. 255 s. ; C. Champaud, Société contemporaine et métamorphose de l’expertise judiciaire, in Mélanges en l’honneur de Henry Blaise, 1995, Economica, p. 59 s. ; Le juge, l’arbitre, l’expert et le régulateur au regard de la jurisdictio, in Mélanges en l’honneur de Jacques Béguin, 2004, Litec, p. 71 s., spéc. p. 96 s.). À mesure que les litiges ont pris corps dans des situations factuelles complexes, où l’appréciation de la normalité a exigé la maîtrise de compétences techniques particulières, l’expert est venu jouer un rôle de plus en plus important dans la détermination du droit applicable (O. Leclerc, Le juge et l’expert. Contribution à l’étude des rapports entre le droit et la science, préf. A. Lyon-Cean, 2005, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit privé, t. 443, spéc. nos 195 s., p. 159 s.). Certes, le juge demeure non tenu par les constations ou les conclusions de l’expert (C. pr. civ., art. 246, sous réserve des constatations de l’huissier de justice), mais il existe une « propension insidieuse à l’adoption pure et simple, fréquemment observée, des rapports d’experts, aboutissant de facto à consacrer de véritables délégations de la fonction judiciaire » (B. Appétit, Les rôles respectifs du juge et du technicien dans l’administration de la preuve en droit privé, in G. Cornu (dir.), Les rôles respectifs du juge et du technicien dans l’administration de la preuve, Xe colloque des IEJ, Poitiers, 1976, PUF, p. 53 s., spéc. p. 56). Après tout, la formule ne dit-elle pas que « le procès se gagne ou se perd… devant l’expert » ? (J. Moury, Les limites de la quête en matière de preuve : expertise et jurisdictio, RTD civ. 2009. 665 s. ).
Dans ce contexte, l’expertise est devenue une phase autonome dans la résolution d’un litige, au cours de laquelle s’opère une sorte de mise en état déléguée de l’affaire. On parle alors d’un véritable « lien expertal, dans le sens d’un lien procédural dédié aux opérations d’expertise qui n’est pas hors procédure, mais au contraire soumis à tous les principes procéduraux de la procédure et partie intégrante du lien d’instance » (E. Jeuland, L’expertise en matière civile. La notion d’expertise et autres mécanismes proches, in L. Cadiet et D. Loriferne, La pluralité de parties, Actes des 3e rencontres de procédure civile, 2013, IRJS, p. 103 s., spéc. p. 105). Parmi ces principes (pour une étude d’ensemble, v. C. Chapelle, L’expertise civile à l’épreuve des droits fondamentaux, Thèse, Nice, 2018), le contradictoire tient logiquement une place de choix.
Expertise officieuse et principe de la contradiction. L’intervention d’un expert au cours d’une procédure n’est pas nécessairement la conséquence d’une décision du juge. Elle peut aussi résulter de la seule initiative d’une partie. Dans ce cas, l’expertise est dite « officieuse », « privée » ou, plus faussement, « amiable » alors qu’elle est en réalité strictement unilatérale (sur la distinction entre expertise judiciaire et officieuse, V. Vigneau, Cas particuliers d’intervention des sachants, in T. Moussa (dir.), Droit de l’expertise 2016/2017, 3e éd., 2015, Dalloz, p. 80 s., spéc. n° 212.11, p. 81-82). En l’espèce, c’est précisément ce type d’expertise qui avait été utilisé par l’acquéreur d’un immeuble. Contestant la surface du bien qu’il venait d’acquérir, il a assigné sa venderesse en réduction du prix et en remboursement des frais accessoires. Pour établir l’erreur, l’acquéreur a fait dresser un certificat de mesure loi Carrez par un diagnostiqueur, puis par un géomètre expert. Ces documents ont constitué le fondement technique probatoire de son action. Mais si les résultats ont bien été versés aux débats et soumis à la libre discussion des parties, les opérations d’expertise ont été réalisées sans la présence de la venderesse qui n’a pas été appelée pour y participer. Or, les juges du fond ont refusé de tenir compte de ces expertises officieuses dans l’exercice de leur office. Selon eux, un juge ne peut se fonder exclusivement sur une mesure d’instruction amiable réalisée non contradictoirement à la demande d’une seule des parties. L’arrêt est cassé par la Cour de cassation. Au visa de l’article 16 du code de procédure civile, la Haute juridiction rappelle un principe désormais connu : « le juge ne peut pas refuser d’examiner un rapport établi unilatéralement à la demande d’une partie, dès lors qu’il est régulièrement versé aux débats, soumis à la discussion contradictoire et corroboré par d’autres éléments de preuve ». Ainsi, en statuant comme ils l’ont fait, alors qu’ils avaient constaté que les deux rapports avaient été soumis à la libre discussion des parties, les juges du fond ont violé le texte susvisé.
Un rapport non établi contradictoirement, mais versé aux débats et soumis à la discussion contradictoire. Dans l’accomplissement de sa mission, l’expert désigné unilatéralement par l’une des parties n’a pas à se conformer aux règles énoncées par le code de procédure civile. À ce titre, il est dispensé d’avoir à respecter le principe de la contradiction. La Cour de cassation est régulièrement amenée à rappeler cette singularité de l’expertise officieuse (Civ. 1re, 24 sept. 2002, n° 01-10.739, Bull. civ. I, n° 220 ; D. 2002. 2777 ; Procédures 2002. Comm. 200, obs. R. Perrot ; Civ. 3e, 23 mars 2005, n° 04-11.455, Bull. civ. III, n° 73 ; AJDI 2005. 402 ; Procédures 2005. Comm. 177. obs. R. Perrot ; Civ. 1re, 17 mars 2011, n° 10-14.232, inédit, Procédures 2011. Comm. 162. obs. R. Perrot). Tout rapport d’expertise officieux peut valoir à titre de preuve dès lors qu’il a été régulièrement versé aux débats et soumis à la discussion contradictoire. L’arrêt commenté ne dit pas autre chose.
Toutefois, la nécessité d’une réaffirmation régulière par la Haute juridiction démontre la résistance de certaines juridictions du fond. Elles n’acceptent pas qu’une expertise, au prétexte qu’elle est unilatérale, déroge à un principe aussi fondamental que celui de la contradiction des opérations. La critique se lisait déjà chez Roger Perrot : « on ne parvient pas à comprendre en quoi le fait qu’une expertise ait un caractère amiable dispense l’expert désigné de convoquer l’une des parties à ses opérations » (obs. sous Civ. 1re, 17 mars 2011, préc.). En effet, même si elle offre des données essentiellement techniques, l’expertise unilatérale n’en est pas moins un élément essentiel d’appréciation du litige. Comme l’expertise judiciaire, elle participe de l’administration judiciaire de la preuve. Mais si cet effet curatif de la discussion contradictoire permet de faire de l’expertise unilatérale une preuve acceptable, elle ne suffit pas à en faire une preuve suffisante.
Un rapport non établi contradictoirement, mais corroboré par d’autres éléments de preuve. La solution était déjà connue. Si le juge ne peut refuser d’examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, « il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l’une des parties » (Cass., ch. mixte, 28 sept. 2012, n° 11-18.710, Bull. ch. mixte, n° 2 ; D. 2012. 2317, et les obs. ; ibid. 2013. 269, obs. N. Fricero ; ibid. 2802, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon ; RTD civ. 2012. 769, obs. R. Perrot ; Gaz. Pal. 8 déc. 2012, n° J1828, p. 25, note L. Raschel ; JCP 2012. 1200. note S. Amrani-Mekki). Rétablir le contradictoire devant le juge n’est pas suffisant pour compenser son absence devant l’expert. En conséquence, l’expertise officieuse n’est qu’une preuve imparfaite qui doit être corroborée par un autre élément.
L’opportunité de cette décision est encore discutée. Pour les uns, elle n’a pas lieu d’être, sauf à rétablir un système de preuve légale théoriquement discutable et pratiquement difficile à contrôler (V. Vigneau, Cas particuliers d’intervention des sachants, art. préc., spéc. n° 212.13, p. 84-85). Pour d’autres, elle est à la fois excessive et insuffisante (X. Vuitton, Longue vie à l’expertise officieuse ! État des lieux et perspectives, Dr. et proc. 2013. 50 s., spéc. p. 53-54). Surtout, elle ne dit rien de la nature de l’élément de preuve pouvant venir corroborer. Doit-il nécessairement émaner d’une expertise judiciaire ou une seconde expertise officieuse peut-elle suffire ? À cette question, la troisième chambre civile de la Cour de cassation donne ici une réponse implicite : deux expertises officieuses peuvent se corroborer l’une et l’autre (comp., pour une expertise judiciaire non contradictoire corroborée par une expertise officieuse, v. Civ. 3e, 15 nov. 2018, n° 16-26.172, publié au Bulletin, D. 2018. 2229 ; ibid. 2020. 170, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; AJDI 2019. 445 , obs. J.-P. Blatter ; Gaz. Pal. 29 janv. 2019, n° 340x9, p. 65, obs. N. Hoffschir).
Cette solution laisse un sentiment partagé. Même concordantes, des expertises officieuses ne devraient pas valoir une expertise judiciaire établie contradictoirement. En effet, elles restent réalisées par des experts placés sous la dépendance économique de la partie qui les a désignés. Pour la partie perdante, le fait que le juge se soit appuyé, non sur une, mais sur deux expertises établies non contradictoirement ne suffira pas à dissiper son sentiment d’injustice. Finalement, avec Roger Perrot, il y a lieu de regretter le temps où, « à l’aube de ce que l’on appelait encore le nouveau code de procédure civile, il avait été posé en principe que l’expert tire ses pouvoirs, non plus comme autrefois du choix des parties, mais uniquement de sa désignation par le juge » (obs. sous Cass. ch. mixte, 28 sept. 2012, n° 11-18710, préc.).