L’ordonnance « délais » du 15 avril 2020 et le secteur immobilier
Traiter l’urgence ! Telle était la fonction assignée aux vingt-six ordonnances adoptées par le gouvernement le 25 mars 2020. Parmi elles figurait la (désormais) célèbre ordonnance 2020-306 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures.
De nombreuses voix, dont les nôtres (Dalloz actualité, 2 avr. 2020, Le droits en débats, par G. Casu et S. Bonnet), s’étaient élevées pour féliciter les auteurs de ce travail accompli dans des délais intenables, mais aussi pour dénoncer les conséquences parfois dramatiques que son application pouvait engendrer. Le secteur de l’immobilier, en particulier, s’était mobilisé pour dénoncer la brutalité (notamment en matière d’urbanisme) ou, au contraire, la timidité (sécurisation des contrats de droit privé) de certaines mesures. Nombreux œuvraient depuis lors au grand jour, ou en secret, dans l’espoir d’une adaptation de ces dispositions…
C’est chose faite avec l’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020, dont l’intérêt réside non seulement dans son texte mais aussi dans les précisions apportées par la circulaire du 17 avril 2020 prise pour son application.
En effet, on doit à cette dernière de spécifier un point jusque-là controversé : la date exacte de la fin de l’urgence sanitaire (24 mai à 0h00 ou 25 mai à 0h00) et, par voie de conséquence, la date de fin de la période juridiquement protégée (urgence sanitaire + un mois). La circulaire tranche et énonce clairement qu’« à ce jour, compte tenu des dispositions de l’article 4 de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, la durée de l’état d’urgence sanitaire est prévue pour s’achever le 24 mai 2020 à 0h00, de sorte que la « période juridiquement protégée » s’achèverait un mois plus tard, soit le 23 juin à minuit ». Le cours des délais touchés par l’ordonnance n° 2020-306 devra donc reprendre le 24 mai (pour certains) ou le 24 juin (pour d’autres), cela sous réserve d’une modification (presque annoncée) de la durée de l’urgence sanitaire avant ces échéances.
Ce point éclairci, il faut s’attacher à l’étude de l’ordonnance modificative elle-même. S’il est agréable d’y retrouver certaines propositions que nous (et d’autres) avions pu formuler, il faut toutefois se garder de tout excès de triomphalisme ! En effet, cette ordonnance modificative souffle le chaud et le froid. De sa lecture naissent des sentiments contradictoires : satisfaction, déception et circonspection.
La satisfaction
Nous avions vertement critiqué l’ordonnance n° 2020-306 pour ses conséquences sur l’instruction et les recours contre les autorisations d’urbanisme. En effet, les demandes d’instruction déposées avant le 12 mars 2020 étaient suspendues pendant la durée de la période juridiquement protégée (urgence sanitaire + un mois) et les demandes nouvelles ne devaient être étudiées qu’à l’expiration de cette période. Quant aux délais de recours contre ces décisions, ils étaient « interrompus » (même si le terme est juridiquement inapproprié) à compter du 12 mars 2020, un nouveau délai de deux mois débutant une fois la période juridiquement protégée écoulée.
La conjonction de ces deux dispositions devait nécessairement plonger le secteur de la construction dans une léthargie catastrophique puisqu’aucun permis n’aurait été délivré avant le 24 juin 2020 et que la purge des permis affichés avant le 12 mars n’aurait été effective qu’à compter du 24 août.
Heureusement, le tir est corrigé par l’ordonnance n° 2020-427 à la faveur de quatre nouveaux articles apportant deux modifications notoires :
• D’une part, la période juridiquement protégée (urgence sanitaire + un mois) est délaissée au profit d’un délai plus bref limité à la durée de l’urgence sanitaire. Aussi, la période de protection « incompressible » passe, en l’état actuel des choses, de trois à deux mois !
• D’autre part, la nature de la protection évolue. Alors que l’ordonnance n° 2020-306 prévoyait un mécanisme hybride et complexe proche de l’interruption, la nouvelle ordonnance propose une mesure claire et simple : la suspension. Le délai de recours contre un permis de construire, suspendu à compter du 12 mars, ne recommencera que pour la durée qui lui restait à courir à cette date. Il en est de même de l’instruction des mesures d’urbanisme ou des délais de préemption dont bénéficient certains organismes.
Ces deux modifications, dont nous avions d’ailleurs proposé l’adoption, permettent d’adoucir les effets néfastes des précédentes mesures. Ainsi, par exemple, un permis de construire affiché le 25 janvier sera purgé de tout recours le 5 juin, alors que, sous l’empire des dispositions précédentes, la purge n’aurait été acquise que le 24 août.
Il faut donc se réjouir de ces avancées même si, à tout vouloir, on aurait également apprécié que l’étude dématérialisée des autorisations d’urbanisme soit clairement préconisée lorsqu’elle est possible.
La déception
Malheureusement, ce sentiment de satisfaction est rapidement contrarié à la lecture de l’article 4 du texte nouveau, qui amende l’article 4 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 ! Celui-ci, dont nous avions dénoncé la timidité, sinon l’inanité, ne fait l’objet que d’une modeste retouche.
Pour rappel, cet article traitait du sort des « astreintes, [d]es clauses pénales, [d]es clauses résolutoires ainsi que [d]es clauses prévoyant une déchéance ». Lorsqu’une obligation devait être exécutée dans un délai expirant durant la période juridiquement protégée, ces clauses ne pouvaient prendre effet qu’à l’expiration d’un délai d’un mois après la fin de la période protégée. Ainsi, dans l’hypothèse d’un commandement de payer des loyers d’habitation sous deux mois et délivré le 15 janvier 2020, la clause résolutoire n’aurait pu prendre effet que le 24 juillet 2020 (soit un mois après la fin de la période juridiquement protégée).
En revanche, aucun mécanisme de suspension n’était prévu lorsque le délai d’exécution de l’obligation expirait après la période juridiquement protégée. Cette omission menait à des situations parfois incohérentes, ainsi que nous l’avions souligné. Par exemple, si la réception d’une maison devait intervenir au plus tard le 31 mars 2020, l’effet de la clause pénale était suspendu jusqu’au 24 juillet 2020. Mais si la réception de cette même maison devait intervenir au plus tard le 30 juin 2020 (c’est-à-dire après la période juridiquement protégée), le constructeur devait les pénalités dès à compter de cette date !
L’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020 corrige cette incohérence au gré d’une double modification :
• D’abord, en postulant un report d’application des astreintes, clauses pénales et clauses résolutoires indépendamment de la date d’expiration du délai. Peu importe que le terme de l’obligation intervienne avant, durant ou après l’expiration de la période juridiquement protégée. Dorénavant, l’épidémie « suspend le cours temps » de manière générale.
• Ensuite, en modifiant les modalités de calcul de ce report : désormais, le temps n’est plus suspendu pour une durée fixe et uniforme (un mois après la période juridiquement protégée), mais plus justement du temps écoulé entre, d’une part, le début de la période d’urgence sanitaire (ou la date de naissance de l’obligation, si elle est postérieure à cet événement) et le terme prévu de l’obligation. La durée du report sera donc variable selon la date à laquelle l’obligation devait être exécutée.
Par exemple, si l’obligation née avant le 12 mars devait être exécutée au plus tard le 22 mars, l’application de la clause pénale sera reportée au 4 juillet (période juridiquement protégée + 10 jours) et non au 24 juillet comme prévu par l’ordonnance n° 2020-306.
Et si l’obligation née le 18 mars doit être exécutée avant le 30 juin (après la période juridiquement protégée), alors l’application de la clause pénale sera reportée de 98 jours (durée entre le 18 mars, date de naissance de l’obligation et le 24 juin, fin de la période juridiquement protégée).
Cette modification de l’ordonnance est sans doute bienvenue. Et pourtant, elle déçoit car, s’agissant au moins de la clause pénale, les efforts consentis pour le raffinement de cet article 4 ne présentent pas la moindre utilité.
En effet, le texte n’a pour seul effet que de suspendre la sanction de l’obligation d’exécuter dans les délais (la clause pénale), mais pas l’obligation elle-même. En d’autres termes, celui qui devait s’exécuter pour le 15 avril le doit toujours, seule la sanction contractuellement prévue étant reportée.
Le débiteur n’est donc pas à l’abri de toute sanction ! Si la pénalité contractuellement prévue est inapplicable, le créancier pourra toujours invoquer les dispositions du droit commun et solliciter une indemnisation si le retard lui a causé un quelconque préjudice. Le débiteur ne pourra échapper à la sanction que s’il prouve que son retard relève de la force majeure ou d’une cause valable de prorogation des délais.
Les modifications apportées à l’article 4 de l’ordonnance constituent, par conséquent, une petite déception.
La circonspection
C’est, enfin, la circonspection qui nous gagne à la lecture du « nouvel » article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 (dans sa rédaction issue de l’article 2 du texte nouveau) et, plus précisément, de l’incise fracassante qui lui a été adjointe : « le présent article n’est pas applicable aux délais de réflexion, de rétractation ou de renonciation prévus par la loi ou le règlement ni aux délais prévus pour le remboursement de sommes d’argent en cas d’exercice de ces droits ».
Rappelons que l’article 2 de l’ordonnance du 25 mars 2020 octroie notamment un « report » des actes prescrits par la loi ou le règlement à peine de déchéance. La plupart des auteurs en avaient logiquement déduit que les délais de rétractation et de renonciation accordés par la loi et le règlement se trouvaient suspendus par l’effet de ces dispositions (ainsi par exemple en matière de vente à distance, de contrats d’assurance ou de services financiers à distance ou, s’agissant du droit civil, de la renonciation à une succession après sommation de l’art. 771 C. civ.).
L’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020 condamne donc formellement cette interprétation ! Le droit de rétractation de dix jours dont bénéficie l’acquéreur d’un bien immobilier (CCH, art. L. 271-1) n’est donc pas « touché » par les circonstances actuelles, pas davantage, du reste, que le délai de réflexion de dix jours imposé au bénéficiaire d’une offre de prêt préalablement à son acceptation (C. consom., art. L. 313-34).
On pourrait se réjouir de ces exclusions qui permettent, s’agissant des délais de réflexion, d’autoriser le bénéficiaire à passer l’acte malgré la période d’urgence sanitaire et, s’agissant des délais de rétractation, de conférer un caractère définitif aux actes passés durant cette période. Cette exclusion n’est donc pas critiquable en soi, sauf bien évidemment à constater que l’exercice de la rétractation est parfois matériellement impossible au regard de la situation sanitaire actuelle…
Mais le mal n’est pas là. Il est se trouve un peu plus loin, lorsque le gouvernement prétend attacher à sa modification (osons le mot !) un caractère (faussement) interprétatif et considérer ainsi que les délais de réflexion, rétractation ou renonciation n’ont jamais été affectés par l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020.
Si la mesure n’a guère d’importance pour les délais de réflexion, puisque le caractère interprétatif n’aura d’autre conséquence que d’octroyer à tous ses bénéficiaires la possibilité d’agir et de consentir, on imagine les conséquences dramatiques d’une telle rétroactivité sur les délais de rétractation. Elle prive purement et simplement certains bénéficiaires d’un droit acquis, d’une rétractation sur laquelle ils pouvaient légitimement compter !
De quoi, assurément, être circonspect.