Mesures d’instruction [I]in futurum[/I] : notion de procès « manifestement voué à l’échec »
Jusqu’où le juge saisi sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, chargé d’apprécier l’existence d’un « motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige », peut-il examiner la plausibilité des allégations du demandeur sans préjuger du fond du litige à venir ?
L’arrêt rendu le 18 janvier 2022 par la chambre commerciale de la Cour de cassation, publié au bulletin, soulève à cet égard plus de questions qu’il n’en résout.
En l’espèce, à l’issue de négociations ayant duré plus d’un an, une filiale de la société Fintake Group s’était engagée par promesse unilatérale à acquérir l’intégralité des actions de la société Leasecom détenues par la société CMA, au prix de 70 millions d’euros. La société Fintake Group, se substituant à sa filiale, avait finalement conclu cette cession au prix convenu. Soutenant par la suite avoir découvert que l’un des documents communiqués au cours des pourparlers, le budget 2018 de la société cible, aurait été « sciemment surestimé » par la cédante, la société Fintake Group avait sollicité sur requête auprès du président du tribunal de commerce de Paris la mise en œuvre d’une mesure d’instruction in futurum visant à obtenir les preuves d’éventuelles manœuvres dolosives dont sa filiale et elle pouvaient avoir été victimes.
Le juge des requêtes ayant fait droit à cette demande, la mesure d’instruction avait été exécutée et les pièces saisies avaient été placées sous séquestre. La cédante avait alors obtenu, en référé, la rétractation de l’ordonnance entreprise, et cette rétractation avait été confirmée par la cour d’appel de Paris au motif que la société Fintake Group ne justifiait pas d’un « motif légitime » au sens de l’article 145 du code de procédure civile (Paris, 10 juin 2022, n° 21/18490).
Pour ce faire, la juridiction du second degré avait d’abord retenu qu’il lui appartenait, afin de s’assurer de la « plausibilité » du litige projeté, de « rechercher si les allégations de manœuvres dolosives consistant dans la dissimulation, lors des pourparlers, du budget 2018 validé au sein de la société Leasecom, sont ou non vraisemblables ». Examinant de façon particulièrement attentive les pourparlers litigieux, la cour d’appel avait jugé qu’« il n’apparaît pas des pièces produites que la société Fintake Group a pu être trompée par la société CMA au cours de la période précontractuelle ayant duré plus de dix-huit mois, au cours de laquelle la société [filiale] dont elle a repris les engagements, a eu accès à l’ensemble des éléments, notamment, financiers et comptables de la société Leasecom ». Estimant encore que la société Fintake Group, préalablement à la cession, avait « une parfaite connaissance des résultats de l’exercice 2018 », et qu’il n’existait pas d’« indices suffisants pour justifier l’existence d’un dol », la cour d’appel avait finalement retenu que « l’action que l’appelante pourrait engager à l’encontre de la société CMA au titre d’un prétendu dol apparaît manifestement vouée à l’échec ».
Au soutien de son pourvoi contre cette décision, la société Fintake Group faisait valoir, pour l’essentiel, qu’en retenant par de tels motifs que l’action projetée serait « manifestement vouée à l’échec », la cour d’appel avait préjugé du fond du litige à venir et excédé son office, en violation de l’article 145 du code de procédure civile.
La chambre commerciale rejette ce pourvoi : « En l’état de ces énonciations, constatations et appréciations, dont il résulte que les dirigeants particulièrement avertis de la société NBB Lease et leurs experts avaient eu accès à une information exhaustive portant sur l’ensemble des données sociales, fiscales, juridiques, comptables et financières de la société acquise, c’est dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation que la cour d’appel, qui n’a pas fait peser sur la société Fintake Group l’obligation d’établir le bien-fondé de son action, a jugé que l’action que cette société pourrait engager à l’encontre du CMA, au titre d’un prétendu dol, apparaissait manifestement vouée à l’échec, caractérisant, par ces seuls motifs, l’absence de motif légitime justifiant la mesure d’instruction demandée ».
La solution, faussement classique, ne peut manquer d’interroger.
On sait que la notion de « motif légitime » suppose d’établir, outre l’« utilité » ou la « pertinence » de la mesure sollicitée (X. Vuitton et J. Vuitton, Les référés, 4e éd., LexisNexis, 2018, n° 183 ; S. Guinchard et al., Droit et pratique de la procédure civile, 10e éd., Dalloz Action, 2021-2022, n° 221.172), le caractère « crédible » ou « plausible » du litige projeté (v., pour une étude récente, A. Destremau et F. Expert, Mesures d’instruction in futurum : (in)certitudes dans la jurisprudence récente de la Cour de cassation, JCP 2022. 830). À travers cette exigence, qui doit être appréciée à la date à laquelle le juge statue (Civ. 3e, 8 avr. 2010,...