Modification d’une contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant : une recevabilité à tout prix ?
L’arrêt de cassation rendu par la première chambre civile en date du 6 novembre 2019 (n° 18-19.128) intrigue : pour arriver à une solution pratique plutôt convaincante, les juges ont choisi des fondements théoriques… beaucoup moins convaincants !
En l’espèce, à l’occasion du divorce de M. T. et de Mme M., une ordonnance en la forme des référés avait fixé la résidence de leurs enfants chez cette dernière et mis à la charge de M. T. une contribution à leur entretien et à leur éducation. À peine quelques mois plus tard, le 26 novembre 2014, M. T. a saisi le juge aux affaires familiales d’une demande tendant à ce que soit constatée son impécuniosité et visant, en conséquence, à la suppression de toute contribution. On comprend, à la lecture de l’arrêt, que le juge aux affaires familiales saisi a bien examiné cette demande et qu’un appel a été formé.
Or la cour d’appel, après avoir rappelé que seule la survenance d’un élément nouveau depuis la précédente décision pouvait justifier une nouvelle saisine, a déclaré la demande de M. T. irrecevable aux motifs que les faits invoqués étaient postérieurs au dépôt de la requête et donc impropres à permettre la recevabilité de celle-ci. M. T. s’est pourvu en cassation. La Cour de cassation casse alors l’arrêt d’appel au visa des articles 371-2, 373-2-2 et 1355 du code civil ainsi que de l’article 480 du code de procédure civile. Elle reproche aux juges du fond de ne pas s’être placés au jour où ils statuaient pour apprécier la survenance de circonstances nouvelles.
Pour apprécier la décision de la Cour de cassation, il convient de rappeler rapidement quelques fondamentaux sur l’articulation des articles visés par l’arrêt sous examen. Si les articles 371-2 et 373-2-2 du code civil concernent l’obligation de contribuer à l’entretien et à l’éducation de l’enfant et affirment que la fixation de cette contribution dépend des besoins de l’enfant et des ressources des parents, les articles 1355 du code civil et 480 du code de procédure civile sont quant à eux relatifs à l’autorité de la chose jugée.
En vertu de la théorie de l’effet négatif de la chose jugée, il n’est en principe pas possible de demander à un tribunal de statuer de nouveau sur une « même affaire », celle-ci étant comprise comme une demande fondée sur la même cause, entre les même parties et ayant le même objet (sur cette règle de la « triple identité », v. not., Rép. pr. civ., v° Chose jugée, mars 2018, par C. Bouty, §§ 569 s. ; N. Fricero, Droit et pratique de la procédure civile, S. Guinchard (dir.), Dalloz Action , 2017-2018, spéc. §§ 421.91 s.). Il est toutefois de jurisprudence constante que l’autorité de la chose jugée ne peut être opposée à un plaideur lorsque des événements postérieurs sont venus modifier la situation antérieurement reconnue en justice (pour des affirmations récentes, Civ. 2e, 10 juill. 2008, n° 07-14.620, RDC 2008.1289, obs. Serinet ; Civ. 1re, 16 avr. 2015, n° 14-13.280, Dalloz actualité, 4 mai 2015, obs. M. Kebir ; Gaz. Pal. 16 juin 2015, p. 20, obs. C. Bléry).
Cela a été très tôt admis pour des pensions alimentaires (Civ. 2e, 27 juin 1985, n° 84-12.673, JCP 1986. II. 20644, note Lindon et Bénabent ; Civ. 1re, 16 juin 1993, n° 91-19.904, RTD civ. 1993. 816, obs. J. Hauser ; LPA 1994, n° 8, p. 18, note Massip ; Defrénois 1993. 1360, obs. Massip : « la décision judiciaire fixant une pension alimentaire ne possède l’autorité de la chose jugée qu’aussi longtemps que demeurent inchangées les circonstances au regard desquelles elle est intervenue, et une demande en révision peut être soumise aux tribunaux dès lors qu’apparaissent des éléments nouveaux »). D’une manière générale, le domaine des « affaires familiales » (exercice de l’autorité parentale, résidence de l’enfant, contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant…), est considéré comme une matière « évolutive » dans laquelle les faits nouveaux susceptibles de justifier la modification d’une mesure déjà prise sont assez courants (en ce sens : C. Bouty, préc., §§ 457 et 628). On notera d’ailleurs que le code civil lui-même affirme dans son article 373-2-13 que les décisions portant sur les modalités d’exercice de l’autorité parentale « peuvent être modifiées ou complétées à tout moment par le juge ».
Il est donc acquis que si les décisions rendues en matière de contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant bénéficient de l’autorité de la chose jugée, une partie peut néanmoins en demander la modification dès lors qu’elle peut se prévaloir de l’existence de faits nouveaux, c’est-à-dire de faits intervenus depuis la décision remise en cause. On pourrait dire que, jusque-là, la cour d’appel et la Cour de cassation sont d’accord…
La difficulté, en l’espèce, était que les faits invoqués devant la cour d’appel pour justifier la demande de modification – la situation de Mme M. s’était améliorée, M. T. avait fondé une nouvelle famille – dataient de 2016 et 2017, c’est-à-dire qu’ils étaient postérieurs à la demande. Pour le dire plus clairement, au moment où M. T. a déposé sa demande, il n’avait, semble-t-il, aucun élément nouveau à faire valoir par rapport à la décision fixant sa contribution. En revanche, ces éléments existaient au moment où la cour d’appel a statué sur cette demande.
C’est ici que les raisonnements de la cour d’appel et de la Cour de cassation divergent.
Pour la cour d’appel, il convenait d’analyser la recevabilité de la requête au moment de son dépôt. À cette date, M. T. n’avait pas de faits nouveaux à faire valoir, sa requête devait donc être déclarée irrecevable.
Pour la Cour de cassation, des éléments nouveaux existaient bien au moment où la cour d’appel a statué ce qui obligeait celle-ci à les prendre en considération et donc à déclarer la requête recevable.
Disons-le tout de suite, d’un point de vue pratique, la solution de la Cour de cassation a du sens. Si les éléments avancés par M. T. sont avérés, ils constituent bien des faits nouveaux justifiant un nouvel examen de sa contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant et renvoyer M. T. à recommencer la procédure depuis le début, au bout de cinq ans, aurait quelque chose d’absurde et ferait perdre un temps considérable à l’ensemble des personnes concernées, magistrats compris. Une bonne administration de la justice suffirait donc à justifier une solution d’espèce. Pourtant, la Cour de cassation a opté pour un visa bien fourni et a choisi de donner une large diffusion à son arrêt (F-P+B+I). Il importe donc de tenter de comprendre sa démarche dont, il faut l’avouer, la logique juridique ne nous apparaît pas clairement…
Ce qui interpelle dans le raisonnement de la Cour de cassation c’est que sa solution est rendue aux visas des articles 371-2 et 373-2-2 du code civil d’une part et 1355 du code civil et 480 du code de procédure civile d’autre part. Comme cela a été rappelé, la combinaison de ces articles justifie pleinement qu’une décision sur la contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant soit rapportable en cas de fait nouveau mais on ne voit pas en quoi elle invaliderait le raisonnement tenu par la cour d’appel.
La question de la recevabilité telle qu’elle était posée aux juges, compte tenu de la chronologie des faits de l’espèce, était la suivante : à quel moment s’apprécie l’existence de faits nouveaux quand il s’agit de décider de la recevabilité de la demande de modification ?
Il nous semble qu’une telle question, à laquelle ne répondent pas les articles 1355 du code civil et 480 du code de procédure civile, impliquerait plutôt que l’on se tourne vers les articles du code de procédure civile consacrés aux fins de non-recevoir. L’article 122 du code de procédure civile dispose ainsi que « Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande […] tel […] la chose jugée ».
Or, Mme M. essayait bien ici de faire valoir une telle fin de non-recevoir. En la matière, si le principe – mis en œuvre par la cour d’appel – est que la recevabilité d’une requête s’apprécie au moment de l’exercice de l’action, c’est-à-dire au jour de l’introduction de la demande (en ce sens, Rép. pr. civ., v° Action en justice, Dalloz, juin 2019, et la jurisprudence citée, par N. Cayrol, spéc. § 228) et que les circonstances postérieures sont donc normalement indifférentes (Civ. 2e, 9 nov. 2006, n° 05-13.484, Dr. et pr. 2007. 54 ; Com. 6 déc. 2005, n° 04-10.287, D. 2006. 67 , obs. A. Lienhard ; Rev. sociétés 2006. 570, note A. Cerati-Gauthier ; RTD civ. 2006. 604, obs. P. Théry ; RTD com. 2006. 141, obs. P. Le Cannu ), celles-ci doivent toutefois être prises en considération si elles emportent régularisation.
En effet, l’article 126 du même code précise que « dans le cas où la situation donnant lieu à fin de non-recevoir est susceptible d’être régularisée, l’irrecevabilité sera écartée si sa cause a disparu au moment où le juge statue ». En l’espèce, la cause de l’irrecevabilité – qui résidait dans l’effet négatif de la chose jugée, faute d’élément nouveau au moment de la demande – avait disparu au moment où la cour d’appel statuait, puisque, à ce moment-là, des faits nouveaux étaient intervenus permettant d’écarter l’effet de la chose jugée.
On constate alors qu’il était possible à la Cour de cassation de casser l’arrêt d’appel sur ce fondement, plus approprié semble-t-il, ce qui aurait abouti au même résultat. L’opportunité lui en était du reste donnée par le pourvoi lui-même qui invoquait la violation de l’article 126 dans la troisième branche de son unique moyen.
Pourtant, la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel sur le fondement des deux premières branches qui invoquaient bien une violation des articles 371-2 et 373-2-2 du code civil sans toutefois évoquer les articles 1355 du code civil et 480 du code de procédure civile. La Cour a donc délibérément refusé d’appliquer l’article 126 du code de procédure civile invoqué par la troisième branche du moyen pour se fonder sur des articles qui n’étaient pas évoqués dans les deux premières branches. On ne trouve trace de l’article 480 du code de procédure civile que dans la décision de la cour d’appel (et, on l’imagine, dans les conclusions de Mme M.), ce qui peut, certes, justifier sa reprise par la Cour de cassation qui casse son arrêt mais il reste qu’il aurait pu (dû ?) être combiné avec l’article 126 du même code.
On a l’impression que la Cour de cassation a surtout voulu réaffirmer le principe selon lequel, en matière de contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant, comme dans tous les domaines dans lesquels une décision repose sur les facultés contributives des parties, le juge doit se placer au jour où il statue pour apprécier ces dernières (V. déjà, Civ. 1re, 12 avr. 2012, n° 11-17.002 ; 7 oct. 2015, n° 14-23.237, D. 2016. 674, obs. M. Douchy-Oudot ; AJ fam. 2015. 676, obs. S. Thouret ; RTD civ. 2016. 96, obs. J. Hauser ; 18 janv. 2017, n° 16-10.809). Il n’empêche que fonder la recevabilité de la demande de modification sur les articles choisis donne la désagréable impression de privilégier, inutilement en l’espèce, la discussion au fond sur la rigueur de forme : une sorte de recevabilité à tout prix.