Préjudices de la victime par ricochet et solidarité nationale
Après avoir été victime d’un AVC, une femme, âgée de 69 ans, a dû bénéficier de l’implantation d’un stimulateur cardiaque le 15 juillet 2009. Malheureusement, peu de temps après, elle a subi un drainage péricardique entraînant des complications. La patiente a conservé, par la suite, un taux d’incapacité permanente partielle de 90 %. Elle a saisi d’une demande d’indemnisation la commission régionale de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux, laquelle, par avis du 26 septembre 2012, a estimé que l’indemnisation des préjudices devait être mise à la charge de la solidarité nationale sur le fondement de l’article L. 1142-1, II, du code de la santé publique.
La victime est décédée le 25 février 2014. Ce sont donc ses proches qui ont poursuivi la demande en indemnisation. Ces derniers, soutenant que le décès de leur épouse et mère était consécutif à l’accident médical non fautif grave dont elle a été victime, ont assigné en indemnisation l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (l’ONIAM).
Suivant arrêt du 23 mai 2019, la cour d’appel de Paris a condamné l’ONIAM au paiement de diverses indemnités, dont une rente viagère au titre du préjudice économique subi par le mari de la victime en raison de la privation de l’assistance fournie par son épouse, ainsi que la somme de 5 000 € au titre de son préjudice sexuel subi par ricochet.
L’ONIAM a alors formé un pourvoi en cassation, invoquant la violation de l’article L. 1142-1, II, du code de la santé publique au moyen notamment que la perte, par l’époux de la victime d’un accident médical, de l’assistance bénévole que lui apportait celle-ci avant son décès pour les tâches ménagères du quotidien et le préjudice sexuel par ricochet de celui-ci ne constituent pas des préjudices ouvrant droit à réparation par la solidarité nationale.
Le pourvoi invitait donc la Cour de cassation à s’interroger sur les catégories de préjudices subis par l’époux de la victime d’un accident médical indemnisables au titre de la solidarité nationale.
La Cour de cassation a rendu, le 30 juin dernier, un arrêt de cassation partielle sans renvoi. Son raisonnement se décline en deux temps. D’une part, elle énonce que la perte, pour le veuf, de l’assistance quotidienne de son épouse dans les tâches ménagères consécutive du décès de celle-ci constitue un préjudice économique indemnisable au titre de la solidarité nationale. D’autre part, après avoir considéré le moyen tiré de la violation de l’article L. 1142-1, II, du code de la santé publique en raison de l’indemnisation par les juges du fond du préjudice sexuel par ricochet recevable, car de pur droit, elle casse et annule la solution de la cour d’appel aux visas de ce même article et du principe de réparation intégrable sans perte ni profit pour la victime.
Sur l’indemnisation du préjudice économique tiré de la perte de l’assistance bénévole de l’épouse décédée
Selon le demandeur au pourvoi, l’indemnisation d’un tel préjudice ne pouvait reposer sur la solidarité nationale. En outre, celui-ci alléguait que le besoin d’assistance du veuf trouvait son origine exclusive dans l’âge et l’état de santé de ce dernier, de sorte que l’accident médical non fautif n’avait fait que contribuer indirectement à la résurgence de ce besoin d’assistance. La Cour de cassation balaye les deux arguments, affirmant que la défunte « assistait quotidiennement son époux pour les tâches ménagères, lequel n’était pas en mesure de les assumer, ce que ne contestait pas l’ONIAM », et qu’ainsi, « c’est à bon droit que la cour d’appel en a déduit que la perte de cette assistance, consécutive au décès de celle-ci, constituait un préjudice économique indemnisable au titre de la solidarité nationale ».
La solution n’est pas surprenante. En effet, la perte de l’assistance bénévole d’un parent proche pour la gestion du quotidien a déjà été considérée comme un préjudice économique indemnisable (v. par ex. à propos d’une épouse ne pouvant plus compter sur l’aide de son mari, tétraplégique à la suite d’un accident du travail, pour les tâches ménagères et la prise en charge des enfants, v. Civ. 2e, 13 juin 2013, n° 12-15.632, D. 2013. 2658, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; RCA 2013. Comm. 296). La Cour de cassation précise, en outre, clairement que ce préjudice économique est indemnisable au titre de la solidarité nationale. La solution est cohérente et respectueuse du principe de réparation intégrale. Par ailleurs, il peut être souligné que l’argument selon lequel l’accident médical non fautif n’avait fait que contribuer indirectement au préjudice subi n’avait que peu de chance de prospérer. En effet, si ce sont l’état de santé et l’âge de l’époux (qui avait onze ans de plus que sa femme), qui avaient rendu nécessaire son assistance au quotidien dans les tâches ménagères, c’est bien la disparition de sa femme, conséquence directe de l’accident médical, qui a fait perdre à celui-ci l’aide dont il bénéficiait jusqu’alors.
Sur l’indemnisation du préjudice sexuel
Sur ce point, la motivation de l’arrêt rendu par la Cour de cassation est plus étayée. Elle énonce, tout d’abord, que le préjudice sexuel peut être éprouvé par ricochet par le conjoint de la victime directe. Toutefois, elle distingue ensuite deux hypothèses : celle du préjudice sexuel par ricochet éprouvé du vivant de la victime directe et celle du préjudice sexuel par ricochet éprouvé à la suite du décès de la victime directe.
Concernant la première hypothèse, les juges de cassation rappellent que « les préjudices de la victime indirecte éprouvés du vivant de la victime directe n’ouvrent pas droit à réparation » au titre de la solidarité nationale. En effet, l’article L. 1142-1, II, du code de la santé publique dispose qu’un accident médical non fautif « ouvre droit à la réparation des préjudices du patient, et, en cas de décès, de ses ayants droit au titre de la solidarité nationale ». La formulation de cet article n’est pas des plus limpides. Si la réparation des préjudices des ayants droit de la victime directe décédée ne fait aucun doute, la question pouvait se poser de la réparation de leurs préjudices en cas de survie de la victime directe. La Cour de cassation avait, cependant, déjà eu l’occasion d’opter pour une lecture stricte du texte, refusant de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité relative à l’article L. 1142-1 du code de la santé publique au motif notamment que cet article, « qui n’a pas eu pour objectif de consacrer un droit à indemnisation de tous les préjudices résultant d’accidents médicaux non fautifs, mais de permettre, sous certaines conditions, la prise en charge, par la solidarité nationale, de certains d’entre eux, en conciliant, d’une part, l’exigence d’une indemnisation équitable des patients victimes et de leurs proches et, d’autre part, l’équilibre des finances publiques et la pérennité du système, a pu réserver la faculté, pour les ayants droit de la victime principale, d’obtenir réparation de leur préjudice propre auprès de l’ONIAM à l’hypothèse où cette victime est décédée et les en priver lorsqu’elle a survécu sans méconnaître le principe d’égalité, la différence de traitement ainsi instituée étant conforme à l’intérêt général et en rapport direct avec l’objet de la loi » (Civ. 1re, 13 sept. 2011, n° 11-12.536).
Par son arrêt du 30 juin 2021, elle confirme clairement sa position. Le préjudice sexuel de la victime par ricochet n’est indemnisable qu’en cas de décès de la victime directe. Cet arrêt permet également de préciser la classification de ce préjudice aux fins de réparation. En effet, la nomenclature Dintilhac ne mentionne pas explicitement, concernant les préjudices des victimes indirectes, le préjudice sexuel. En cas de survie de la victime directe et en dehors de l’hypothèse où l’indemnisation repose sur le fondement de l’article L. 1142-1, II, du code de la santé publique, le préjudice sexuel par ricochet est rattaché aux préjudices extrapatrimoniaux exceptionnels.
Toutefois, une telle catégorie n’existe pas concernant les préjudices des victimes indirectes en cas de décès de la victime directe. La Cour de cassation précise ainsi que le préjudice sexuel doit alors se rattacher au préjudice d’affection de la victime par ricochet. S’il est vrai que la nomenclature Dintilhac n’a pas valeur obligatoire, la Cour de cassation la consacre à nouveau, en creux, au sein de cette décision. Les juges du fond n’étaient donc pas fondés à indemniser, de manière autonome, le préjudice sexuel de l’époux consécutif au décès de la victime directe. L’époux ayant également obtenu une indemnisation au titre du préjudice d’affection, une telle indemnisation de son préjudice sexuel aurait fait courir le risque d’une double indemnisation contraire au principe de réparation intégrale visé par la Cour de cassation. Toutefois, l’arrêt soulève une interrogation. La Cour de cassation a décidé, conformément aux articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l’organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile, de casser sans renvoi et de statuer au fond dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice. Elle casse donc partiellement l’arrêt et rejette la demande d’indemnisation de l’époux au titre de son préjudice sexuel. Or, si les juges du fond avaient indemnisé le préjudice d’affection, ces derniers n’avaient pas pris en compte, pour la détermination du montant de sa réparation, le préjudice sexuel subi du fait du décès de la victime dès lors que celui-ci avait fait l’objet d’une indemnisation autonome. Le préjudice d’affection peut recouvrir plusieurs aspects qui doivent tous être pris en compte pour la fixation de son indemnisation. Aussi, il n’est pas impossible d’imaginer que la somme allouée au titre de sa réparation aurait pu être majorée par une cour d’appel de renvoi.