Presse : conventionnalité de la condamnation d’un journal à anonymiser un article archivé
Dans une édition de 1994, le quotidien belge Le Soir publia un article qui relatait un accident de voiture ayant causé la mort de deux personnes et blessé trois autres et qui mentionnait le nom complet du conducteur responsable. Ce dernier fut poursuivi et condamné pour ces faits en 2000, il purgea sa peine puis bénéficia d’une décision de réhabilitation en 2006. En 2008, le journal mit en ligne une version électronique de ses archives, accessibles gratuitement. En 2010, le conducteur demanda au journal la suppression de l’article mentionnant son nom, du moins son anonymisation. Le journal refusa de procéder à la suppression de l’article mais demanda à Google de déréférencer celui-ci pour qu’il n’apparaisse plus dans les listes de résultats du moteur de recherche. En 2012, le conducteur assigna en justice l’éditeur du journal pour obtenir l’anonymisation de l’article litigieux, qu’il obtint des juridictions civiles belges. S’estimant victime d’une atteinte à la liberté d’expression, l’éditeur saisit la Cour européenne des droits de l’homme d’une requête fondée sur la violation de l’article 10 de la Convention.
Constatant une ingérence dans le droit à la liberté d’expression de l’éditeur, la Cour de Strasbourg recherche si celle-ci était bien prévue par la loi, motivée par un but légitime et nécessaire dans une société démocratique, conformément aux conditions de légitimation d’une atteinte à ce droit prévues au paragraphe 2 de l’article 10.
Sur la légalité de l’ingérence, le requérant soutenait que sa condamnation, fondée sur l’article 1282 du code civil belge, qui constitue le droit commun de la responsabilité civile, n’était pas prévisible. La Cour juge au contraire que l’interprétation qui a été faite par les juridictions nationales des dispositions relatives à la protection de la vie privée pour conclure à une atteinte au droit à l’oubli par la reproduction numérique d’un article ancien n’a été ni arbitraire ni manifestement déraisonnable. Rappelant qu’elle a déjà, dans d’autres affaires mettant en jeu l’article 10, considéré comme une base légale suffisamment prévisible une disposition constituant le droit commun de la responsabilité civile (pour l’art. 1382, C. civ. belge, v. not. CEDH 24 févr. 1997, De Haes et Gijsels c. Belgique, n° 19983/92, Rec. CEDH 1997‑I ; AJDA 1998. 37, chron. J.-F. Flauss ; RSC 1998. 389, obs. R. Koering-Joulin ), elle conclut que l’ingérence était bien prévue par la loi.
L’existence d’un but légitime était évidente et non contestée puisqu’était en cause la protection de la réputation et des droits d’autrui (ici le droit au respect de la vie privée), telle que visée à l’article 10, § 2.
Sur la nécessité de l’ingérence, la Cour devait arbitrer la mise en balance entre, d’une part, le droit du requérant de communiquer des informations au public et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée de la personne nommément visée dans l’article. Plusieurs critères trouvaient à s’appliquer, conformément à la jurisprudence européenne : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le mode d’obtention des informations et leur véracité, le contenu, la forme et les répercussions de la publication ainsi que la gravité de la mesure imposée (v. not. CEDH, gr. ch., 7 févr. 2012, Axel Springer AG c. Allemagne, n° 39954/08, Dalloz actualité, 23 févr. 2012, obs. S. Lavric ; Légipresse 2012. 143 et les obs. ; ibid. 243, comm. G. Loiseau ; Constitutions 2012. 645, obs. D. de Bellescize ; RTD civ. 2012. 279, obs. J.-P. Marguénaud ; gr. ch., 10 nov. 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, n° 40454/07, Dalloz actualité, 27 nov. 2015, obs. J. Gaté ; AJDA 2016. 143, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2016. 116, et les obs. , note J.-F. Renucci ; Constitutions 2016. 476, chron. D. de Bellescize ; RTD civ. 2016. 81, obs. J. Hauser ; ibid. 297, obs. J.-P. Marguénaud ; gr. ch., 29 mars 2016, Bédat c. Suisse, n° 56925/08, Légipresse 2016. 206 et les obs. ; RSC 2016. 592, obs. J.-P. Marguénaud ) ; ainsi que plusieurs principes : la nécessité de caractériser un besoin social impérieux à la restriction à la liberté d’expression, ce qui suppose des motifs pertinents et suffisants de la part des juridictions nationales et une atteinte proportionnée au but légitime poursuivi (CEDH 26 avr. 1979, Sunday Times c. Royaume-Uni [n° 1], n° 6538/74, série A n° 30). En sachant qu’il appartient d’abord aux juridictions nationales d’opérer la mise en balance, la Cour ne substituant son avis à celui de ces dernières qu’en cas de « raisons sérieuses ». Soulignant la spécificité de la mise à disposition d’archives numériques sur internet, qui contribue à la préservation et à l’accessibilité de l’actualité et des informations et constitue une source précieuse pour l’enseignement et les recherches historiques (CEDH 10 mars 2009, Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03 ; 19 oct. 2017, Fuchsmann c. Allemagne, n° 71233/13, Dalloz actualité, 3 nov. 2017, obs. S. Lavric ; ibid. 9 nov. 2017, obs. T. Soudain ; 28 juin 2018, M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, D. 2019. 1673, obs. W. Maxwell et C. Zolynski ; AJ pénal 2018. 462, note L. François ; Dalloz IP/IT 2018. 704, obs. E. Derieux ; RSC 2018. 735, obs. J.-P. Marguénaud ), elle précise néanmoins que le droit de maintenir des archives en ligne à la disposition du public n’est pas absolu et qu’il doit lui-même être mis en balance avec les autres droits en présence.
Appliquant ces éléments d’appréciation, la Cour estime à six voix contre une qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 dans les circonstances de l’espèce. Les motifs avancés par les juridictions nationales, tenant principalement à l’importance particulière du préjudice subi par l’intéressé du fait de la mise en ligne de l’article quatorze ans après sa première publication et au caractère mesuré de l’anonymisation prescrite au regard de la liberté d’informer (l’anonymisation ne portant pas atteinte à l’intégrité des archives), lui paraissent pertinents et suffisants. Elle valide ainsi la mise en balance opérée par ces dernières et la protection conférée en l’espèce au droit à l’oubli d’une personne qui a été impliquée dans un fait d’actualité par le passé, tout en précisant que la présente solution n’implique pas une obligation générale pour les médias de vérifier systématiquement leurs archives (qui s’inscrirait à contre-courant de la jurisprudence européenne en matière de droit à l’oubli numérique) mais celle de « procéder à une vérification et donc à une mise en balance des droits en jeu […] en cas de demande expresse à cet effet » (§ 134). La solution consacre donc une possible reconnaissance du droit à l’oubli numérique dans de telles circonstances dès lors que l’écoulement du temps a fait disparaître la contribution à un débat d’intérêt général et que l’intéressé (dépourvu de toute notoriété et toujours resté à l’écart des médias) en a fait la demande expresse (évoquant l’émergence d’un tel critère, v. AJ pénal 2018. 462, obs. L. François , à propos de l’arrêt M.L. et W.W. c. Allemagne, préc.).