Propos dénigrants sur internet : compétence dans l’Union européenne

Une société tchèque de production et de diffusion de contenus saisit un juge en France, en référé, à l’encontre d’un professionnel exerçant son activité en Hongrie, en lui reprochant des propos dénigrants diffusés sur plusieurs sites et forums. La société entend, notamment, obtenir la condamnation de cette personne à cesser tout acte de dénigrement et la réparation de son préjudice économique et de son préjudice moral.

Le juge français s’est alors déclaré incompétent au profit du juge tchèque. Rappelons, à ce sujet, que, si l’article 4, point 1, du règlement Bruxelles I bis n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale prévoit que les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont, par principe, attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre, l’article 7, point 2, ajoute que ces personnes peuvent également être attraites en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire.

Dans ce cadre, deux difficultés se posaient, que l’arrêt présente avec une très grande pédagogie et une parfaite clarté.

1. En premier lieu, il s’agissait de s’interroger sur la détermination du juge compétent à propos de la diffusion de propos dénigrants sur des forums et donc d’actes de concurrence déloyale.

À ce sujet, la première chambre civile se réfère à la solution dégagée par un arrêt Svensk Handel de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 17 octobre 2017 à propos des atteintes aux droits de la personnalité sur internet (aff. C-194/16, Dalloz actualité, 8 nov. 2017, obs. F. Mélin ; D. 2018. 276 image, note F. Jault-Seseke image ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke image ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; Rev. crit. DIP 2018. 290, note S. Corneloup et H. Muir Watt image ; RTD com. 2018. 520, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast image ; Procédures 2017. Comm. 306, obs. C. Nourissat ; Europe 2017. Comm. 494, obs. L. Idot). On se rappelle que cet arrêt a énoncé que l’article 7, point 2, du règlement doit être interprété en ce sens qu’une personne morale, qui prétend que ses droits de la personnalité ont été violés par la publication de données inexactes la concernant sur internet et par la non-suppression de commentaires à son égard, peut former un recours tendant à la rectification de ces données, à la suppression de ces commentaires et à la réparation de l’intégralité du préjudice subi devant les juridictions de l’État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts.

La première chambre civile reprend cette approche, en précisant que « cette jurisprudence rendue en matière d’atteinte alléguée aux droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site internet est transposable aux actes de concurrence déloyale résultant de la diffusion sur des forums internet de propos prétendument dénigrants ».

En l’espèce, les juridictions tchèques étaient donc compétentes, en application de ce principe fondé sur l’article 7, pour ordonner le retrait des commentaires dénigrants, dès lors que le centre des intérêts de la société plaignante était situé en République tchèque. Les juridictions hongroises étaient également compétentes en vertu de l’article 4 du règlement, puisque le défendeur était domicilié en Hongrie.

S’il est vrai que l’arrêt de la Cour de justice du 17 octobre 2017 avait été diversement apprécié, notamment en raison du recours au critère du centre des intérêts de la victime (M.-E. Ancel et B. Darmois, Nouvelles problématiques de compétence internationale en cas d’atteinte à l’e-réputation, CCE mai 2018, Étude 8, spéc. p. 2 et 3), il faut reconnaître que sa transposition par l’arrêt de la première chambre civile du 13 mai 2020 à la question des actes de concurrence déloyale résultant de la diffusion sur des forums internet de propos prétendument dénigrants est bienvenue, car les problématiques soulevées dans les deux hypothèses sont, en définitive, très proches. Surtout, cette transposition permet de donner une prévisibilité et une cohérence aux principes applicables dans la matière des délits commis sur le net.

2. En second lieu, l’affaire devait conduire à déterminer le juge compétent pour statuer sur une demande de dommages et intérêts formée en réparation des préjudices moral et économique résultant des propos dénigrants.

Or résoudre cette question est délicat. L’arrêt de la Cour de justice du 17 octobre 2017 souligne en effet lui-même l’existence d’une discordance entre la solution qu’il retient et celle promue par son arrêt eDate Advertising du 25 octobre 2011 (aff. C-509/09 et C-161/10, Dalloz actualité, 7 nov. 2011, obs. S. Lavric ; D. 2011. 2662 image ; ibid. 2012. 1228, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke image ; ibid. 1279, chron. T. Azzi image ; ibid. 1285, chron. S. Bollée et B. Haftel image ; ibid. 2331, obs. L. d’Avout et S. Bollée image ; Légipresse 2011. 586 et les obs. image ; ibid. 2012. 95, Étude J.-S. Bergé image ; Rev. crit. DIP 2012. 389, note H. Muir Watt image ; RTD com. 2012. 423, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast image ; ibid. 554, obs. F. Pollaud-Dulian image ; RTD eur. 2011. 847, obs. E. Treppoz image). Il relève ainsi que : « 47. Certes, aux points 51 et 52 de l’arrêt du 25 octobre 2011 […], la Cour [de justice] a dit pour droit que la personne qui s’estime lésée peut également, en lieu et place d’une action en responsabilité au titre de l’intégralité du dommage causé, introduire son action devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l’a été, qui sont compétentes pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l’État membre de la juridiction saisie. 48. Toutefois, eu égard à la nature ubiquitaire des données et des contenus mis en ligne sur un site internet et au fait que la portée de leur diffusion est en principe universelle (v., en ce sens, CJUE 25 oct. 2011, eDate Advertising e.a., aff. C-509/09 et C-161/10, pt 46), une demande visant à la rectification des premières et à la suppression des seconds est une et indivisible et ne peut, par conséquent, être portée que devant une juridiction compétente pour connaître de l’intégralité d’une demande de réparation du dommage en vertu de la jurisprudence résultant des arrêts du 7 mars 1995, Shevill e.a. (aff. C-68/93, points 25, 26 et 32), ainsi que du 25 octobre 2011, eDate Advertising e.a. (aff. C-509/09 et C-161/10, pts 42 et 48), et non devant une juridiction qui n’a pas une telle compétence ».

Cette discordance constitue une difficulté importante, ce qui explique que la première chambre civile ait décidé de renvoyer la question suivante à la Cour de justice : « Les dispositions de l’article 7, point 2, du règlement (UE) n° 1215/2012 doivent-elles être interprétées en ce sens que la personne qui, estimant qu’une atteinte a été portée à ses droits par la diffusion de propos dénigrants sur internet, agit tout à la fois aux fins de rectification des données et de suppression des contenus, ainsi qu’en réparation des préjudices moral et économique en résultant, peut réclamer, devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est ou a été accessible, l’indemnisation du dommage causé sur le territoire de cet État membre, conformément à l’arrêt eDate Advertising (pts 51 et 52) ou si, en application de l’arrêt Svensk Handel (pt 48), elle doit porter cette demande indemnitaire devant la juridiction compétente pour ordonner la rectification des données et la suppression des commentaires dénigrants ? »

Ce renvoi préjudiciel est bienvenu dans ce domaine où on a relevé, avec une grande justesse, que le droit est mal fixé et que la Cour de justice de l’Union européenne procède par des apports ponctuels au regard des litiges qui lui sont soumis (H. Gaudemet-Tallon et M.-E. Ancel, Compétence et exécution des jugements en Europe, 6e éd., LGDJ, 2018, n° 233, p. 355), ce qui est un important facteur d’incertitudes. Il est à espérer que la Cour de justice clarifiera sa position avec pragmatisme, sans recourir à nouveau aux notions floues – « nature ubiquitaire des données et des contenus » et « demande […] une et indivisible » – utilisées dans son arrêt du 17 octobre 2017. Une commentatrice de l’arrêt du 17 octobre 2017 a d’ailleurs anticipé l’abandon de l’approche consacrée par l’arrêt du 25 octobre 2011, au moins pour les délits commis sur internet (L. Idot, note préc., in fine).

  

 SYMBOLE GRIS