Quand la faculté d’invitation du juge se mue en une obligation d’appeler en la cause

Le juge veille (C. pr. civ., art. 3). Il impartit et ordonne (C. pr. civ., art. 4 ; 10). Il concilie – rarement (C. pr. civ., art. 21), homologue – de plus en plus souvent (C. pr. civ., art. 131 s. ; 824 ; 1099 ; 1300-4 s. ; 1534 ; 1560 s.). Et bien sûr, il tranche (C. pr. civ., art. 12). À cette panoplie qui structure un office en métamorphose (N. Cayrol, « Les métamorphoses de l’office du juge », Gaz. Pal. 31 juill. 2014, n° 178z4), oscillant entre imperium et jurisdictio (R. Laher, Imperium et jurisdictio en droit judiciaire privé, Mare & Martin, coll. « Bibliothèque de thèses », 2016), s’ajoute une prérogative étonnante qui emprunte plutôt au registre du performatif : l’invitation. Qu’elle prenne la forme d’une proposition (v. not., C. pr. civ., art. 127) ou d’une invitation stricto sensu, cette « prière courtoise » suscite la perplexité de la doctrine (Com. 11 déc. 2007, n° 06-18.618, inédit, RTD civ. 2008. 154, obs. R. Perrot image). À vrai dire, le code de procédure civile y recours peu (C. pr. civ., art. 8 ; 13 ; 245 ; 376). Mais parmi ces cas, il en est un qui concentre régulièrement l’attention de la Cour de cassation : en matière contentieuse, l’invitation des parties par le juge à mettre en cause tous les intéressés dont la présence lui paraît nécessaire à la solution du litige (C. pr. civ., art. 332, al. 1er).

Avant d’aller plus loin, il doit être rappelé qu’une intervention forcée n’a pas toujours le même objet (Rép. pr. civ., v° Intervention, par D. d’Ambra et A.-M. Boucon, 2014). Elle peut être destinée à obtenir la condamnation d’un tiers (C. pr. civ., art. 331, al. 1er). Elle peut aussi être destinée à rendre commun un jugement ou un arrêt à un tiers (C. pr. civ., art. 331, 2). Destinée à donner autorité de chose jugée à la décision de justice à son égard, la mise en cause se transforme ici en un opportun « relais préventif pour devancer une tierce opposition éventuelle » (Civ. 2e, 21 mars 2013, n° 11-22.312, D. 2013. 1574, obs. A. Leborgne image ; RTD civ. 2013. 433, obs. R. Perrot, spéc. 434 image). C’est justement d’une telle intervention aux fins de déclaration d’arrêt commun dont il est question en l’espèce.

Un médecin a exercé sa profession à titre libéral de 1979 à 2011, date à laquelle il a fait valoir ses droits à la retraite. À compter d’octobre 2013, il a repris une activité non salariée de formateur auprès d’un institut d’ostéopathie. En 2015, la Caisse autonome de retraite des médecins de France (CARMF) l’a mis en demeure de lui payer les cotisations afférentes à l’exercice 2014. Constatant le non-paiement de la créance litigieuse, la CARMF a émis une contrainte à l’encontre du médecin. Ce dernier a alors saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale de la Gironde d’une opposition à cette contrainte. Par un jugement, la juridiction de première instance a annulé la contrainte décernée par la caisse et condamné celle-ci à rembourser une somme au titre des cotisations et majorations de retard. La CARMF a logiquement interjeté appel de ce jugement. Outre la demande de réformation du jugement attaqué, elle formule également une demande d’intervention forcée dirigée contre une caisse de retraite concurrente : la caisse interprofessionnelle de prévoyante et d’assurance vieillesse (la CIPAV). Mais si l’article 555 du code de procédure civile autorise la mise en cause d’un tiers qui n’a été ni partie, ni représenté au premier degré, encore faut-il qu’elle soit justifiée par une évolution du litige (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, Procédure civile. Droit commun et spécial du procès civil. MARD et arbitrage, 35e éd., 2020, Dalloz, n° 1355, p. 980-981). Or, pour les juges de la cour d’appel, l’appelante ayant eu connaissance du conflit d’affiliation avant l’audience, aucun élément nouveau révélé par le jugement ou survenu postérieurement ne venait satisfaire la condition d’évolution du litige. Faisant grief à l’arrêt de déclarer irrecevabilité l’intervention forcée de la CIPAV, la CARMF a formé un pourvoi en cassation. À son soutien, elle formule deux moyens : premièrement, en cas d’invisibilité, et notamment dans l’hypothèse d’un conflit d’affiliation, toutes les caisses intéressées doivent être appelées à la procédure, au besoin d’office ; deuxièmement, dès lors qu’il y a indivisibilité et que la mise en cause d’un tiers s’impose, l’intervention est toujours recevable en cause d’appel sans qu’il soit besoin d’une évolution du litige.

L’argumentaire a convaincu la Cour de cassation. Au visa des articles 332 et 552 du code de procédure civile, et l’article R. 643-2 du code de la sécurité sociale, dans un paragraphe aux allures de principe, elle juge que « lorsqu’une même personne est susceptible de relever de plusieurs régimes de sécurité sociale, le juge du litige ne peut se prononcer sans avoir appelé en la cause tous les organismes en charge des régimes intéressés ». Or, en disant irrecevable l’intervention forcée de la CIPAV, alors qu’il ressortait de leur constatation que le litige portait sur un conflit d’affiliation entre deux sections professionnelles distinctes de l’organisation autonome d’assurance vieillesse des professions libérales, la cour d’appel a violé les textes susvisés.

D’une faculté à une obligation d’appeler en la cause. En constatant l’emploi du verbe « pouvoir » à l’article 332, alinéa 1er, du code de procédure civile, l’invitation des parties à mettre en cause les intéressées apparaît comme une simple faculté pour le juge. Cette lecture a été confirmée par la Cour de cassation (Com. 11 déc. 2007, n° 06-18.618, RTD civ. 2008. 154, obs. R. Perrot image). Pour autant, il est des cas où la mise en cause d’un tiers est rendue obligatoire par la loi (P. Hoonaker, Intervention, in S. Guinchard (dir.), Droit et pratique de la procédure civile 2017-2018, 9e éd., 2016, n° 312.45, p. 926). À titre d’exemples, on citera les articles L. 622-22 et L. 622-23 du code de commerce par lesquels la reprise d’une instance suspendue en raison de l’ouverture d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire exige la mise en cause du représentant des créanciers et, le cas échéant, de l’administrateur. On citera aussi l’article L. 376-1, alinéa 8, du code de la sécurité sociale imposant à l’intéressé ou ses ayants droit d’appeler les caisses en déclaration de jugement commun en matière d’accidents non professionnels, ou l’article L. 455-2, alinéa 3, par lequel la victime ou ses ayants droit sont tenus à une obligation identique en matière d’accidents du travail et de maladies professionnelles. Mais là où une loi spéciale peut déroger à une règle de portée générale, en va-t-il de même pour une jurisprudence ? C’est ce à quoi s’autorise, en l’espèce, la Cour de cassation en matière de conflits d’affiliation. Censurant la décision tranchant un tel conflit sans avoir mis en cause tous les organismes de sécurité sociale susceptibles d’être intéressés, la Haute juridiction transforme un simple pouvoir d’initiative du juge en une obligation d’appeler en cause les tiers intéressés.

À bien y regarder, cette solution n’est pas inédite ; elle est même classique si l’on se cantonne à l’enceinte de la chambre sociale (Soc. 19 juin 1975, n° 74-10.548, Bull. civ. V, n° 343 ; 6 juill. 1976, n° 75-10.370, Bull. civ. V, n° 425 ; 13 janv. 1977, n° 75-13.382, Bull. civ. V, n° 30 ; 30 mars 1978, n° 77-10.908). À l’inverse, et sauf à remonter très loin (v. par ex., Req., 2 août 1876, DP 1877. 1. 224 ; S. 1877. 1. 306), les autres chambres de la Cour de cassation se sont toujours refusées à permettre au juge d’ordonner d’office l’intervention forcée d’un tiers (Civ. 2e, 30 avr. 1954, Bull. civ. II, n° 114 ; Civ. 3e, 5 nov. 1975, n° 74-11.546, Bull. civ. III, n° 318), même lorsqu’elles statuaient en matière de conflits d’affiliation (Civ. 2e, 14 oct. 1959, Bull. civ. II, n° 648 ; 22 nov. 1961, JCP  1962. II. 12464 ; D. 1962. 546, note Brunet). Dans l’arrêt commenté, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation fait donc tomber la cloison qui la séparait jusqu’à alors de la chambre sociale. Dans la matière considérée, en dehors même des cas où la loi le prescrit, le juge doit ordonner l’intervention forcée d’un tiers. Sa saisine est conditionnée au fait d’avoir préalablement appelé en la cause tous les organismes de sécurité sociale susceptible d’être intéressés (sur la notion de saisine, v. N. Cayrol, Procédure civile, 3e éd., 2020, n° 414 s., p. 189 s.). La justification de cette solution est à rechercher dans la spécificité de la matière litigieuse (CSS, art. R. 643-2). Mais à la lecture de l’arrêt, il est un doute dont on a dû mal à se départir : la mise en cause du tiers demeure-t-elle soumise à la volonté des parties ?

Appeler en la cause et volonté des parties. « […] on oublie trop facilement que toute intervention forcée passe nécessairement par la volonté des parties, même lorsqu’elle est suscitée par un juge. Ce n’est pas lui, en effet, qui se charge d’accomplir les formalités requises pour appeler le tiers dans la cause. La mission du juge se limite simplement à une incitation plus ou moins pressante qui, pour se réaliser dans les faits, a besoin du concours de l’une des parties » (Civ. 3e, 6 oct. 1993, n° 91-15.728, RDI 1994. 75, obs. G. Leguay et P. Dubois image ; RTD civ. 1994. 163, obs. R. Perrot image). La lecture de cette affirmation suffit à dissiper le doute. L’intervention forcée est une demande en justice ; elle prend la forme d’un acte de procédure, et ce même lorsqu’elle intervient en cause d’appel (C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer et S. Guinchard, op. cit., n° 361, p. 290). Sans le concours de l’une des parties, le juge ne peut appeler en cause de son propre chef.

De là, deux situations sont possibles. Premièrement, l’une des parties réalise les formalités nécessaires à la mise en cause et l’instance se poursuit en présence de tous les organismes de sécurité sociale intéressés. Deuxièmement, les parties ignorent l’initiative du juge. Si cette dernière hypothèse paraît d’école, elle n’en demeure pas moins possible. Quelle conséquence sur le déroulement de l’instance ? À première vue, pas grand-chose… Le juge ne disposerait d’aucun moyen d’action pour contraindre les parties à une mise en cause qu’elles ne désirent pas (RTD civ. 1994. 163, préc.). Mais se comporter de la sorte à l’égard de celui qui va devoir apprécier l’opportunité des prétentions soulevées, c’est adopter une stratégie audacieuse dont on ne voit pas comment elle peut être profitable. Surtout, la lecture d’un arrêt récent fait craindre de voir le juge conditionner l’examen au fond à la mise en cause du tiers intéressé (dans une espèce où l’objet du pourvoi était indivisible, Com. 16 janv. 2019, n° 16-26.989, publié au Bulletin). Ainsi, illustrant une tendance lourde observée dans le déroulement de l’instance (L. Mayer, La maîtrise du procès par les parties et les contraintes procédurales, L. Flise et E. Jeuland (dir.), Le procès est-il encore la chose des parties, Actes des 5e rencontres de procédure civile, 2015, IRJS, p. 51 s.), en matière d’intervention forcée, les parties seraient de plus en plus sous la menace du juge.

  

 SYMBOLE GRIS