Référé probatoire : quand le droit à la preuve se heurte au secret de l’instruction
Rendue le 10 juillet 2020, cette ordonnance du juge des référés du tribunal judiciaire de Paris est relative au mécanisme du « référé probatoire ». Elle attire particulièrement l’attention en raison du contexte pour le moins singulier dans lequel elle a été rendue.
Il s’agissait en l’espèce de la société Orange qui se prétendait créancière de la République du Congo pour une somme de plusieurs millions d’euros par l’effet d’une sentence arbitrale ayant bénéficié de l’exequatur. Une information judiciaire a par la suite été ouverte devant le tribunal judiciaire de Paris. La société a souhaité avoir communication du dossier pénal mais le procureur national financier a rejeté sa demande sur le fondement, notamment, des articles 11 et R. 156 du code de procédure pénale, tous deux relatifs au secret de l’instruction. Le parquet national financier a estimé que la communication du dossier devait être réservée aux parties et que ce dossier ne pouvait être communiqué aux tiers qu’à compter du prononcé d’une décision définitive.
La société a finalement assigné en référé le procureur de la République près le parquet national financier aux fins d’obtenir copie du dossier pénal sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile. Ce texte permet à tout intéressé de solliciter une mesure d’instruction légalement admissible s’il existe un motif légitime de conserver avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige. En l’occurrence, la demanderesse entendait exercer une action oblique contre un certain nombre de personnes mises en examen dans le cadre de l’information judiciaire pour obtenir le paiement de sa créance.
La société prétendait que les conditions posées par l’article 145 étaient toutes réunies :
• d’une part, elle arguait que la demande avait été formée avant tout procès puisqu’il s’agissait pour elle d’exercer une action oblique au fond contre les personnes visées pour pallier la défaillance du pays débiteur,
• d’autre part, elle faisait valoir que la mesure était légalement admissible eu égard à son droit à la preuve qui devait lui permettre d’avoir accès aux pièces du dossier pénal. Ce droit devait selon elle primer sur le secret bancaire. Elle prétendait que cet accès ne porterait pas atteinte à la présomption d’innocence des mis en examen puisque leur mise en cause était un « fait public »,
• enfin, elle invoquait un motif qu’elle estimait légitime puisqu’il s’agissait, par le biais de l’action oblique, de rendre effective l’exécution de la décision reconnaissant sa créance. Or le référé probatoire était le seul moyen d’accéder aux éléments de preuve nécessaires à cette action. Elle considérait que le procureur national financier devait mettre en oeuvre un contrôle de proportionnalité qui aurait dû conduire à privilégier son droit d’accès aux preuves.
Constitué partie principale au procès, le ministère public soutenait en défense que la demande formée devant le juge des référés était irrecevable et que la juridiction était incompétence. La fin de non-recevoir se fondait sur le fait que le procureur national financier n’est pas représentant du ministère public et ne saurait être attrait en justice. S’agissant de l’incompétence, le ministère public prétendait que les articles 11 et R. 156 du code de procédure pénale excluent la compétence du juge des référés sur le fondement de l’article 145 précité.
La décision du juge des référés est structurée autour de plusieurs axes.
Dans un premier temps, écartant la fin de non-recevoir, le juge précise que, le procureur de la République financier étant l’autorité investie par la loi en mesure de communiquer le dossier pénal dans les conditions de l’article R. 156 du code de procédure pénale, il peut être attrait à la cause sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile.
Dans un deuxième temps, sur l’octroi d’une mesure in futurum, le juge des référés commence par observer qu’il appartient au juge saisi sur le fondement de l’article 145 de rechercher si la production litigieuse est ou non indispensable à l’exercice du droit à la preuve du demandeur et proportionné aux intérêts antinomiques en cause. Il poursuit en soulignant qu’il résulte de la combinaison des articles 11 et R. 156 du code de procédure pénale qu’une partie à un procès civil peut être autorisée par le ministère public à produire dans ce procès des pièces d’une instruction pénale en cours, cette production ne constituant pas en soi une atteinte au principe d’égalité des armes. Dans son champ de compétence, le procureur national financier a qualité pour apprécier l’opportunité de communiquer une telle pièce et ainsi de déroger au secret de l’instruction.
Examinant les conditions d’application de l’article 145, le juge des référés observe que la demanderesse entend introduire un procès futur – en l’occurence une action oblique – et qu’elle s’est effectivement heurtée au refus du procureur national financier de lui permettre d’accéder aux pièces du dossier pénal. Toutefois, s’agissant du caractère légalement admissible exigé par le texte, le juge estime qu’il n’est pas habilité par la loi à ordonner la communication du dossier d’enquête ou de l’instruction à la place de l’autorité qu’elle désigne, en l’occurence le ministère public. Il en conclut que le motif légitime exigé par l’article 145 du code de procédure civile n’est pas établi.
Dans un troisième temps, le juge des référés procède à un examen détaillé et particulièrement précis des moyens tirés de la méconnaissance des droits et libertés fondamentaux de la société. Il estime notamment que le droit d’accès au tribunal de la demanderesse n’a pas été atteint dans sa substance et que le droit à l’exécution ne pouvait être efficacement invoqué dans la mesure où la mesure sollicitée sur le fondement de l’article 145 n’est pas une mesure d’exécution de la sentence arbitrale. Surtout, au terme d’un contrôle de proportionnalité, le juge des référés considère qu’en l’espèce, le droit d’accès aux preuves de la société ne saurait être privilégié par rapport aux intérêts légitimes de préservation de la présomption d’innocence et de respect de la vie privée.
Il en conclut que la production litigieuse, qui relève du droit à la preuve de la demanderesse, est disproportionnée par rapport aux intérêts antinomiques en présence. En l’absence de motif légitime et au regard du caractère non légalement admissible de la demande, le juge considère qu’il n’y a pas lieu à référé.
Certes, la juridiction saisie sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, qu’il s’agisse du juge des référés ou des requêtes, peut user « concurremment » des pouvoirs qu’il tient de ce texte. Il s’agit d’un fondement autonome qui lui permet d’octroyer des mesures d’instruction que d’autres que lui ont normalement vocation à accorder : le juge saisi au principal, le juge de la mise en état, etc. En revanche, il lui appartient de n’agir que dans le strict cadre imposé par les conditions exigées par le texte, notamment la nécessité de n’accorder que des demandes légalement admissibles. Autrement dit, avoir un intérêt légitime de se constituer une preuve ne suffit pas. Il appartient au juge saisi d’une demande de mesure d’instruction in futurum d’apprécier si toutes les conditions exigées par l’article 145 précité sont réunies, ce qui le conduit en particulier à développer un contrôle de proportionnalité de la mesure (v., sur les mesures d’investigation générales, Civ. 2e, 7 janv. 1999, n° 97-10.831 P ; Com. 10 févr. 2009, n° 08-10.532, D. 2009. 2714, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et T. Vasseur ). N’est pas légalement admissible la mesure qui heurterait, de façon disproportionnée, les droits et libertés fondamentaux en présence. En pareil cas, le motif invoqué par le demandeur perd sa légitimité. C’est par exemple ce qui explique que le juge peut refuser la communication de pièces d’une procédure se rapportant à des faits qui concernent la vie privée des parties (v., en ce qui concerne une procédure ecclésiastique, Civ. 2e, 29 mars 1989, n° 88-10.336, Bull. civ. II, n° 88 ; D. 1990. 45 , note M. Robine ; Gaz. Pal. 1990. 1. 3, note Échappé). Le secret est l’un de ces intérêts qui peuvent conduire à paralyser l’octroi d’une mesure d’instruction in futurum. La jurisprudence en fournit de nombreuses illustrations, en particulier s’agissant du secret des affaires ou du secret professionnel, qui nécessitent d’opérer une mise en balance des intérêts en présence (v. par ex. Com. 15 mai 2019, n° 18-10.491, Dalloz actualité, 17 juin 2019, obs. M. Kebir ; D. 2019. 1595 , note H. Michelin-Brachet ; ibid. 2009, obs. D. R. Martin et H. Synvet ; ibid. 2020. 170, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; sur la question du secret, v. Rép. pr. civ., v° Référé civil, par N. Cayrol, nos 588 s.). Or, bien souvent, « la conciliation de la protection de secrets légalement protégés avec celle des droits de la partie qui sollicite une mesure d’instruction est délicate » (v. V. Vigneau, in Droit et pratique de la procédure civile, Dalloz action, n° 221-23). En l’occurence, ce sont ces intérêts en présence qui devaient faire obstacle à la mesure sollicitée : le secret de l’instruction, la présomption d’innocence, le respect de la vie privée. C’est essentiellement l’atteinte susceptible d’être portée au secret de la procédure en cours d’instruction qui empêchait de bénéficier d’une mesure qui, rappelons-le, a pour seule vocation de permettre de se constituer une preuve en vue d’un futur procès qui n’est, à ce stade, que potentiel. En refusant d’octroyer la mesure d’instruction sollicitée, le juge des référés protège un intérêt supérieur au droit à la preuve de la demanderesse. Le secret de l’instruction demeure un principe essentiel, protecteur de la présomption d’innocence, et seul le procureur de la République peut être amené à y porter atteinte dans les limites de l’article 11 du code de procédure pénale. L’ordonnance rapportée souligne que le juge des référés ne saurait se substituer à l’organe désigné par la loi pour porter atteinte à ce principe essentiel, y compris lorsqu’il lui est demandé d’intervenir sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile.