Retour sur l’obligation pour le juge de relever d’office les dispositions protectrices des consommateurs
L’office du juge est devenu une question centrale en droit de la consommation. Une protection effective des consommateurs suppose en effet que le juge ait un rôle actif, comme en témoigne l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 5 mars 2020. En l’espèce, un consommateur tchèque avait conclu à distance un contrat de crédit renouvelable. N’ayant pas honoré les échéances dues, la banque a saisi le tribunal de district d’Ostrava afin d’obtenir sa condamnation au paiement d’une certain somme, augmentée des intérêts légaux. Il ressort cependant de la décision de renvoi que, au cours de la procédure au principal, la banque n’aurait pas affirmé, et encore moins apporté la preuve, que, avant la conclusion du contrat de crédit en cause, elle avait évalué la solvabilité de l’emprunteur. Par ailleurs, le consommateur n’aurait pas excipé de la nullité du contrat découlant de ce fait, cette nullité ne pouvant être prononcée qu’à sa demande en vertu du droit tchèque. La juridiction de renvoi estimant qu’une telle règle va à l’encontre de la protection du consommateur, telle que garantie par la directive 2008/48/CE, elle a donc saisi la Cour de Luxembourg afin qu’elle se prononce sur cette question. Celle-ci considère que « Les articles 8 et 23 de la directive 2008/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2008, concernant les contrats de crédit aux consommateurs et abrogeant la directive 87/102/CEE du Conseil, doivent être interprétés en ce sens qu’ils imposent à une juridiction nationale d’examiner d’office l’existence d’une violation de l’obligation précontractuelle du prêteur d’évaluer la solvabilité du consommateur, prévue à l’article 8 de cette directive, et de tirer les conséquences qui découlent en droit national d’une violation de cette obligation, à condition que les sanctions satisfassent aux exigences dudit article 23. Les articles 8 et 23 de la directive 2008/48/CE doivent également être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à un régime national en vertu duquel la violation par le prêteur de son obligation précontractuelle d’évaluer la solvabilité du consommateur n’est sanctionnée par la nullité du contrat de crédit, assortie de l’obligation pour ce consommateur de restituer au prêteur le principal dans un délai proportionné à ses possibilités, qu’à la seule condition que ledit consommateur soulève cette nullité, et ce dans un délai de prescription de trois ans ».
La Cour de Luxembourg poursuit ainsi son œuvre d’harmonisation de l’office du juge en imposant à celui-ci de relever d’office les dispositions protectrices des consommateurs, cette obligation reposant sur des considérations tenant à l’effectivité de la protection de ces derniers (pts 23 et 24), peu important qu’il existe des sanctions d’une autre nature, en l’occurrence une amende d’un montant allant jusqu’à 20 millions de CZK (environ 783 000 €), dans la mesure où « de telles sanctions ne sont pas à elles seules de nature à assurer de manière suffisamment effective la protection des consommateurs contre les risques de surendettement et d’insolvabilité recherchée par la directive 2008/48/CE (…) » (pt 38).
Cette obligation faite au juge d’assurer une protection effective des consommateurs était initialement cantonnée aux clauses abusives (CJCE 4 juin 2009, aff. C-243/08, D. 2009. 2312 , note G. Poissonnier ; ibid. 2010. 169, obs. N. Fricero ; ibid. 790, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; RTD civ. 2009. 684, obs. P. Remy-Corlay ; RTD com. 2009. 794, obs. D. Legeais . V. déjà CJCE 26 oct. 2006, aff. C-168/05, D. 2006. 2910, obs. V. Avena-Robardet ; ibid. 3026, obs. T. Clay ; ibid. 2007. 2562, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; RTD civ. 2007. 113, obs. J. Mestre et B. Fages ; ibid. 633, obs. P. Théry . V. égal. CJUE 17 mai 2018, aff. C-147/16, D. 2018. 1068 ; ibid. 2019. 607, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; AJ contrat 2018. 333, obs. V. Legrand ; RDC 2018, n° 115q3, p. 588, note J.-D. Pellier, spéc. nos 2 et 3. V. à ce sujet, J. -D. Pellier, Droit de la consommation, 2e éd., Dalloz coll. « Cours », 2019, n° 112). La Cour va même plus loin en considérant que le juge national doit prendre d’office des mesures d’instruction afin d’établir si une clause entre dans le champ d’application de la directive 93/13/CEE et, dans l’affirmative, apprécier d’office le caractère éventuellement abusif d’une telle clause (CJUE 9 nov. 2010, aff. C-137/08, D. 2011. 974, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; RTD eur. 2011. 173, chron. L. Coutron ; ibid. 632, obs. C. Aubert de Vincelles . V. égal. CJUE 7 nov. 2019, aff. C-419/18 et C-483/18, D. 2019. 2132 ). Elle s’est par la suite peu à peu étendue à d’autres matières. La CJUE avait en effet déjà consacré une telle obligation en matière de crédit à la consommation (CJUE 21 avr. 2016, aff. C-377/14, D. 2016. 1744 , note H. Aubry ; ibid. 2017. 539, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud , au sujet de l’obligation d’information prévue par l’article 10, paragraphe 2, de la directive du 23 avril 2008) et en matière de garantie de conformité (CJUE 4 juin 2015, aff. C-497/13, D. 2016. 617, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ). Encore convient-il d’observer que cette obligation est limitée à l’objet du litige, qui détermine donc les contours de l’office du juge (V. en ce sens, en matière de clauses abusives, CJUE 11 mars 2020, aff. C-511/17, Dalloz actualité, 30 mars 2020, obs. J.-D. Pellier).
Le droit français, quant à lui, est en retard, du moins sur le plan textuel. L’article R. 632-1 du code de la consommation (texte qui a été délégalisé par l’ord. n° 2016-301 du 14 mars 2016 relative à la partie législative du code de la consommation et le décr. n° 2016-884 du 29 juin 2016 relatif à la partie réglementaire du code de la consommation) dispose en effet que « Le juge peut relever d’office toutes les dispositions du présent code dans les litiges nés de son application. Il écarte d’office, après avoir recueilli les observations des parties, l’application d’une clause dont le caractère abusif ressort des éléments du débat ». En dehors du domaine des clauses abusives, le juge a donc simplement la faculté de soulever d’office les dispositions du (seul) code de la consommation (sur l’insuffisance de ce texte, v. J.-D Pellier, op. cit., n° 327). Mais la jurisprudence s’est quelque peu affranchie de cette règle, issue de la loi n° 2008-3 du 3 janvier 2008 pour le développement de la concurrence au service des consommateurs et complétée, s’agissant des clauses abusives, par la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, dite « Hamon » (Cass., ch. mixte, 7 juill. 2017, n° 15-25.651 : « Attendu que si le juge n’a pas, sauf règles particulières, l’obligation de changer le fondement juridique des demandes, il est tenu, lorsque les faits dont il est saisi le justifient, de faire application des règles d’ordre public issues du droit de l’Union européenne, telle la responsabilité du fait des produits défectueux, même si le demandeur ne les a pas invoquées », D. 2017. 1800, communiqué C. cass. , note M. Bacache ; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 583, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; RTD civ. 2017. 829, obs. L. Usunier ; ibid. 872, obs. P. Jourdain ; ibid. 882, obs. P.-Y. Gautier ; RTD eur. 2018. 341, obs. A. Jeauneau . V. égal. Civ. 1re, 19 févr. 2014, n° 12-23.519, ayant censuré un jugement qui avait considéré que la vente d’un chiot n’entrait pas dans le champ d’application de la garantie légale prévue par le code de la consommation : « Qu’en statuant ainsi, alors que, selon ses propres constatations, la vente avait été conclue entre un vendeur agissant au titre de son activité professionnelle et un acheteur agissant en qualité de consommateur, en sorte qu’il lui incombait de faire application, au besoin d’office, des dispositions d’ordre public relatives à la garantie légale de conformité, la juridiction de proximité a violé les textes susvisés ». V. dans le même sens, au sujet d’un chat, Civ. 1re, 20 févr. 2019, n° 17-28.819, D. 2020. 624, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ). Comme l’affirme le Professeur Carole Aubert de Vincelles, « il faut donc en conclure que désormais, quel que soit le domaine de protection des consommateurs, l’effectivité de celle-ci justifie que le juge national soit tenu d’apprécier d’office le respect des exigences découlant des normes de l’Union en matière de droit de la consommation » (C. Aubert de Vincelles, La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de droit de la consommation in Le droit européen de la consommation, dir. Y. Picod, Mare et Martin, 2018, p. 35, n° 21. V. égal. en ce sens, J.-D. Pellier, op. cit., n° 327 ; Y. Picod, Droit de la consommation, 4e éd., 2018, Sirey, n° 359 ; G. Raymond, Droit de la consommation, 5e éd., LexisNexis, 2019, n° 118 ; N. Sauphanor-Brouillaud, C. Aubert De Vincelles, G. Brunaux et L. Usunier, op. cit., nos 1265 et 1266. Rappr. J. Calais-Auloy, H. Temple H. et M. Depincé, Droit de la consommation, 10e éd., 2020, Dalloz, n° 637 ; J. Julien, Droit de la consommation, 3e éd., LGDJ, coll. « Précis Domat », 2019, n° 236).
Il convient cependant d’observer que l’office du juge est susceptible de se heurter à deux obstacles, l’un étant certain et l’autre, sujet à caution : en premier lieu, on sait qu’en matière de clauses abusives, la Cour considère que le consommateur peut préférer le maintien de la clause, ce qui empêche le juge de la supprimer. La Cour affirme à ce sujet que « S’agissant d’une sanction telle que la nullité du contrat de crédit, assortie de l’obligation de restituer le principal, il y a lieu de préciser que, lorsque le consommateur émet un avis défavorable à l’application d’une telle sanction, cet avis devrait être pris en compte (V., par analogie, CJCE 4 juin 2009, aff. C-243/08, Sté Pannon GSM Zrt c/ Mme Erzsébet Sustikné Gyorfi, EU:C:2009:350, pt 33, D. 2009. 2312 , note G. Poissonnier ; ibid. 2010. 169, obs. N. Fricero ; ibid. 790, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; RTD civ. 2009. 684, obs. P. Remy-Corlay ; RTD com. 2009. 794, obs. D. Legeais , et CJUE, 21 févr. 2013, aff. C-472/11, Banif Plus Bank Zrt c/ Csaba Csipai, EU:C:2013:88, pt 35, D. 2013. 568 ; ibid. 945, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; RTD eur. 2013. 559, obs. C. Aubert de Vincelles ) ». Cette considération mérite d’être saluée, dans la mesure où le procès civil demeure la chose des parties. Le consommateur, pour des raisons qui lui sont propres, peut préférer opter pour le maintien du contrat. À cet égard, la sanction prévue par le droit français est peut-être plus appropriée : en cas de violation du devoir de vérifier la solvabilité de l’emprunteur posé par l’article L. 312-16 du code de la consommation, le prêteur est déchu du droit aux intérêts, en totalité ou dans la proportion fixée par le juge en vertu de l’article L. 341-2 du même code. À première vue, la sanction fulminée par le droit tchèque est plus sévère à l’endroit du prêteur puisqu’elle aboutit, s’agissant d’une nullité, à la perte de ses droits au paiement des intérêts et des frais convenus (comme le rappelle la Cour dans le point 29 de l’arrêt commenté). Mais elle est aussi plus radicale pour l’emprunteur, en ce qu’elle l’oblige à restituer au prêteur le capital prêté dans un délai proportionné à ses possibilités …
En second lieu, il existe un doute sur le point de savoir si le juge peut indéfiniment soulever d’office la déchéance du droit aux intérêts, sanction fréquente en matière de crédit à la consommation, ou si son pouvoir se heurte à une limite temporelle (mais la réflexion peut être généralisée). La jurisprudence française est divisée à cet égard, mais une certaine tendance veut que le pouvoir du juge soit borné par la prescription quinquennale (Paris, 11 janv. 2018, n° 16/12948, D. 2018. 238, obs. G. Poissonnier ; RTD civ. 2018. 904, obs. H. Barbier : « la prescription quinquennale était applicable à toutes les actions relatives à ce contrat », de sorte que « le tribunal ne pouvait sans méconnaître cette règle relever d’office une irrégularité qui aurait affecté les offres de prêts ». Contra TI Montluçon, 4 juill. 2018, n° 11-18-000056, D. 2018. 1485, obs. G. Poissonnier ; RTD civ. 2018. 904, obs. H. Barbier ). Cette jurisprudence est cependant critiquable : aux termes de l’article 2224 du code civil, « Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer » (sous la réserve du délai butoir prévu par l’article 2232 du même code. V. à ce sujet J.-D. Pellier, Retour sur le délai butoir de l’article 2232 du code civil, D. 2018. 2148 ). Or, le juge n’agit pas au sens de ce texte lorsqu’il soulève une déchéance. Son pouvoir s’apparente plus à un moyen de défense soulevé au profit du consommateur, raison pour laquelle il devrait pouvoir le faire indéfiniment. Une question préjudicielle a d’ailleurs été posée à la CJUE par le tribunal d’instance d’Épinal (TI Épinal, 20 sept. 2018, n° 11-18.000406, D. 2018. 2085, obs. G. Poissonnier ; ibid. 2019. 607, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; RTD eur. 2019. 410, obs. A. Jeauneau ; CCC 2018, n° 205, obs. Bernheim-Desvaux : il lui est demandé de dire si la directive n° 2008/48/CE, concernant les contrats de crédit aux consommateurs, s’oppose « à une disposition nationale qui, dans une action intentée par un professionnel à l’encontre d’un consommateur et fondée sur un contrat de crédit conclu entre eux, interdit au juge national, à l’expiration d’un délai de prescription de cinq ans commençant à courir à compter de la conclusion du contrat, de relever et de sanctionner, d’office ou à la suite d’une exception soulevée par le consommateur, un manquement aux dispositions (…) protectrices des consommateurs prévues par ladite directive »).
Affaire à suivre …