Transmission d’une QPC en matière d’adoption plénière

L’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 20 novembre 2019 pourrait bien relancer le débat sur l’opportunité de l’accouchement « sous X », régulièrement critiqué (v., par ex., Civ. 1re, 7 avr. 2006, n° 05-11.285, D. 2006. 1177, tribune B. Mallet-Bricout image ; RTD civ. 2006. 292, obs. J. Hauser image) notamment pour ses conséquences indirectes mais souvent radicales sur le lien de filiation paternelle.

En l’espèce, une enfant est « née sous X » le 23 octobre 2016. Elle a été immatriculée comme pupille de l’État le 24 décembre suivant. Le Conseil de famille des pupilles de l’État a consenti à son adoption le 10 janvier 2017 et une décision de placement a été prise le 28 janvier. L’enfant a été remise au foyer de M. et Mme B… le 15 février. Quelques jours plus tôt, le père biologique, M. A…, avait entrepris des démarches auprès du procureur de la République pour retrouver l’enfant. Une fois celle-ci retrouvée et identifiée, M. A… l’a reconnue, le 12 juin 2017. M. et Mme B… ont par la suite déposé une requête aux fins de voir prononcée l’adoption plénière de l’enfant et M. A… est intervenu volontairement dans la procédure. La cour d’appel ayant prononcé l’adoption, M. A… a formé un pourvoi en cassation à l’occasion duquel il a formulé deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) sur lesquelles se prononce l’arrêt sous examen. La Cour de cassation ne transmettra que la première, la seconde concernant une disposition – l’article 353, alinéa 3, du code civil – qui n’était pas applicable au litige.

Rappelons en effet que, pour que la Cour de cassation décide de saisir le Conseil constitutionnel de la question transmise, il faut que la disposition législative critiquée soit applicable au litige ou à la procédure en cours, ou constitue le fondement des poursuites, qu’elle n’ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel et enfin que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux. Concernant la première QPC, qui visait les articles 351, alinéa 2, et 352, alinéa 1, du code civil, les deux premières conditions étaient indubitablement réunies. En outre, la Cour de cassation a considéré que la question présentait un caractère sérieux « en ce qu’elle invoque une atteinte aux droits et libertés garantis par les alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et les articles 2 et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ».

La QPC renvoyée soutenait précisément que les dispositions de l’article 351, alinéa 2, du code civil – qui prévoient que le placement en vue de l’adoption peut intervenir deux mois après le recueil de l’enfant – et de l’article 352, alinéa 1, du même code – qui indique que « le placement en vue de l’adoption met obstacle à toute restitution de l’enfant à sa famille d’origine » et que « fait échec à toute déclaration de filiation et à toute reconnaissance » – portaient atteinte au droit de mener une vie familiale normale et à l’exigence de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant ainsi qu’au respect de la vie privée et au principe d’égalité devant la loi, en ce qu’elles empêchent le père d’un enfant né d’un accouchement anonyme d’établir tout lien de filiation avec lui dès son placement en vue de l’adoption et avant même que l’adoption soit prononcée.

En attendant la réponse du Conseil constitutionnel à cette question, il convient d’exposer sommairement le contexte du débat qui devra se tenir rue de Montpensier. Un débat à l’issue incertaine qui verra s’affronter plusieurs droits – droit d’accoucher dans l’anonymat, droit de l’enfant de connaître ses parents et d’être élevé par eux, droit d’établir son lien de filiation pour le père et respect de sa vie familiale – et intérêts – de la femme qui accouche, du père, de l’enfant, voire des parents adoptifs pressentis – divergents que le droit français s’efforce de concilier (pour une approche institutionnelle de la balance des intérêts en cause, v. F. Terré, C. Goldie-Genicon, D. Fenouillet, Droit de la famille, 9e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2018, spéc. § 654).

Le contexte trouve son origine dans le droit reconnu à la femme enceinte, par l’article 326 du code civil, d’accoucher dans l’anonymat (autrement appelé « accouchement sous X ») qui est historiquement considéré comme une mesure de protection de la santé de l’enfant ayant pour objectif de limiter les avortements (notamment clandestins) et les abandons « sauvages » de nouveau-nés non désirés (en ce sens, v. E. Poisson-Drocourt, note sous Civ. 1re, 7 avr. 2006, D. 2006. 2293 image ; pour une analyse des autres fondements possibles, v. F. Terré, C. Goldie-Genicon, D. Fenouillet, op. cit., spéc. § 653). La difficulté est que cet anonymat rend très difficile l’établissement de la filiation paternelle, privant pratiquement le père biologique de toute chance de se voir confier l’enfant, ce que M. A… vivait en l’espèce.

En effet, en cas d’accouchement anonyme, la filiation paternelle repose sur la reconnaissance d’un enfant dont le père biologique ignore souvent la date et le lieu de naissance, ce qui oblige généralement ce dernier à désigner l’enfant par le biais de la femme qui le porte ou le portait. Or, en raison du secret de l’admission et de l’accouchement, cette femme n’a officiellement jamais accouché, ce qui rend l’identification de l’enfant très difficile. Ainsi, l’enfant « né sous X » est le plus souvent déclaré « sans filiation » et, en conséquence, immédiatement recueilli par l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Dans le schéma classique, deux mois plus tard, l’enfant sera immatriculé pupille de l’État (CASF, art. L. 224-8, al. 1er, et L. 224-4, 1°). À la suite de cette immatriculation, le Conseil de famille des pupilles de l’État donnera en principe son consentement à l’adoption (CASF, art. R. 224-18, 2°) et l’enfant sera le plus souvent très rapidement placé en vue de cette adoption. Ce placement, qui interviendra donc rapidement mais plus de deux mois après le recueil, conformément à la première disposition critiquée par la QPC (C. civ., art. 351, al. 2), mettra fin à toute possibilité d’établir le lien de filiation biologique, ce qui est prévu par la seconde disposition critiquée (C. civ., art. 352, al. 1). Si le placement se passe bien, l’adoption plénière de l’enfant sera prononcée.

La Cour de cassation a déjà eu à se prononcer sur la question de l’articulation d’un accouchement anonyme et d’une reconnaissance paternelle. C’est la fameuse affaire Benjamin (sur laquelle, v., outre les notes sous l’arrêt de la Cour de cassation citées infra, P. Verdier, L’affaire Benjamin : des effets de la reconnaissance paternelle d’un enfant né sous X, AJ fam. 2004. 358 image ; P. Salvage-Gerest, Benjamin encore… Une indispensable mise au point, AJ fam. 2005. 18 image ; C. Neirinck, L’adoptabilité de l’enfant né sous X, RDSS 2005. 1018 image ; P. Salvage-Gerest, in P. Murat [dir.], Droit de la famille, Dalloz Action, 2016, spéc. § 221.162), du prénom d’un enfant reconnu de façon prénatale par son père mais né sous X et placé en vue de l’adoption en vertu du processus décrit plus haut. Dans cette affaire, la Cour de cassation (Civ. 1re, 7 avr 2006, n° 05-11.285, D. 2006. 2293, obs. I. Gallmeister image, note E. Poisson-Drocourt image ; ibid. 1177, tribune B. Mallet-Bricout image ; ibid. 1707, chron. J. Revel image ; ibid. 2007. 879, chron. P. Salvage-Gerest image ; ibid. 1460, obs. F. Granet-Lambrechts image ; ibid. 2192, obs. A. Gouttenoire et L. Brunet image ; Just. & cass. 2007. 328, rapp. A. Pascal image ; AJ fam. 2006. 249, obs. F. Chénedé image ; RDSS 2006. 575, obs. C. Neirinck image ; RTD civ. 2006. 273, obs. P. Remy-Corlay image ; ibid. 292, obs. J. Hauser image ; JCP 2006. I. 199, nos 1 s., obs. Rubellin-Devichi ; Defrénois 2006. 1127, obs. Massip ; Gaz. Pal. 2006. 3210, note Guittet ; RJPF-2006-6/38, note Le Boursicot ; LPA 17 juill. 2006, obs. Massip ; ibid. 7 mai 2007, obs. Bourgault-Coudevylle ; RLDC juin 2006, p. 34, note Le Boursicot ; Dr. famille 2006. Comm. 124, obs. P. Murat ; RLDC mai 2006, p. 45, obs. G. Marraud des Grottes) a pu affirmer que, dès lors qu’un enfant avait été reconnu par son père et identifié avant le consentement à l’adoption, le Conseil des familles n’était plus compétent pour donner un tel consentement, ce qui rendait le placement de l’enfant en découlant irrégulier.

La décision a été critiquée pour son imprécision, voire son incohérence au regard des articles du code civil et du code de l’action sociale et des familles (en ce sens, v. C. Neirinck, note sous Civ. 1re, 7 avr. 2006, n° 05-11.285, RDSS 2006. 575, art. préc.). Elle semble imposer que l’enfant soit identifié avant le consentement du Conseil de famille, consentement qui intervient en principe en amont du placement mais qui, en l’espèce, était curieusement intervenu après, ce qui a brouillé la portée de l’arrêt (sur les incertitudes quant à la portée de l’arrêt, v. P. Murat, note sous Civ. 1re, 7 avr. 2006, Dr. famille 2006. Comm. 124 ; M.-C. Le Boursicot, note sous Civ. 1re, 7 avr. 2006, RJPF-2006-6/38 ; J. Massip, obs. sous Civ. 1re, 7 avr. 2006, LPA 17 juill. 2006, art. préc.). Pourtant, l’arrêt visait l’article 352 du code civil qui, lui, fait du placement de l’enfant en vue de l’adoption l’événement « butoir » faisant obstacle à tout établissement du lien de filiation des parents biologiques.

Pour parfaire ce tableau en clair-obscur, on évoquera également une circulaire d’application de la réforme de la filiation intervenue en 2005 (circ. 30 juin 2006, de présentation de l’ord. n° 2005-759 portant réforme de la filiation) qui a semblé renforcer cette idée qu’il fallait impérativement que l’enfant soit identifié avant le placement et non au moment du consentement à l’adoption.

À ce jour, un certain flou subsiste, notamment dans l’hypothèse où l’enfant aurait été reconnu avant le placement (notamment par une reconnaissance prénatale) mais identifié après (sur cette « distorsion temporelle », v. C. Neirinck, L’adoptabilité de l’enfant né sous X, RDSS 2005. 1018 ; v. égal. J. Massip, obs. sous Civ. 1re, 7 avr. 2006, LPA 17 juill. 2006) et il pèsera peut-être dans l’analyse de la constitutionnalité des articles visés par la QPC. Cela d’autant que, nonobstant l’obligation des parquets de tout mettre en œuvre pour aider les pères biologiques d’enfants « nés sous X » à identifier ces enfants (C. civ., art. 62-1), dans l’immense majorité des cas, le temps de la procédure compromettra la restitution de l’enfant à son père (dans l’affaire Benjamin, alors que le père s’était démené pour affirmer sa volonté de l’élever avant même sa naissance, l’enfant est resté vivre dans sa famille adoptive qui l’élevait depuis six ans, v. Reims, 12 déc. 2006, RTD civ. 2007. 558, obs. Hauser ; Defrénois 2007. 795, obs. Massip).

En l’espèce, le père, sans conteste mal conseillé compte tenu de la jurisprudence rappelée, n’a pas immédiatement reconnu l’enfant. Il a attendu que celle-ci soit clairement identifiée pour le faire, à un moment où le Conseil de famille avait déjà consenti à l’adoption et où l’enfant était déjà placée en vue de cette adoption. Il se heurtait donc incontestablement aux dispositions de l’article 352, alinéa 1, du code civil et ses chances d’obtenir gain de cause sur le simple fondement des textes semblent nulles. Il lui reste donc deux voies : celle du contrôle de proportionnalité – qu’il a peut-être empruntée aussi mais nous ignorons les moyens de son pourvoi – et celle, radicale, de l’inconstitutionnalité des articles en question, dont il fait usage ici et qui ferait vaciller le château de cartes.

En effet, comme nous l’avons rappelé, les articles visés ne sont que la fin du processus dont le point de départ est l’accouchement de la mère dans l’anonymat. Ainsi, la QPC transmise, en mettant en cause la constitutionnalité des articles 351, alinéa 2, et 352, alinéa 1, du code civil pose en réalité la question prioritaire de la constitutionnalité du système entier. Certes, la QPC se garde bien de viser l’accouchement anonyme lui-même mais c’est sans doute parce que son principe a été « validé » par le Conseil constitutionnel (Cons. const. 16 mai 2012, n° 2012-248 QPC, JO 17 mai ; AJDA 2012. 1036 image ; D. 2013. 1235, obs. REGINE image ; ibid. 1436, obs. F. Granet-Lambrechts image ; AJ fam. 2012. 406, obs. F. Chénedé image ; RDSS 2012. 750, note D. Roman image ; RTD civ. 2012. 520, obs. J. Hauser image ; Dr. fam. 2012, n°120, note Neirinck) et même par la Cour européenne des droits de l’homme (à travers les arrêts Kearns, v. CEDH 10 janv. 2008, Kearns c. France, req. n° 35991/04, BICC 15 févr. 2008 ; CEDH, 10 janv. 2008, n° 35991/04, Kearns c/ France, D. 2008. 415, obs. P. Guiomard image ; AJ fam. 2008. 78, obs. F. Chénedé image ; RDSS 2008. 353, note C. Neirinck image ; RTD civ. 2008. 252, obs. J.-P. Marguénaud image ; ibid. 285, obs. J. Hauser image ; Procédures 2008, n°77, obs. Fricero ; RJPF 2008-4/23, obs. Garé ; Dr. fam. 2008, Étude 14, Gouttenoire, et Odièvre, v. CEDH, gr. ch., 13 févr. 2003, Odièvre c. France, req. n° 42326/98, AJDA 2003. 603, chron. J.-F. Flauss image ; D. 2003. 739, et les obs. image ; ibid. 1240, chron. B. Mallet-Bricout image ; RDSS 2003. 219, note F. Monéger image ; RTD civ. 2003. 276, obs. J. Hauser image ; ibid. 375, obs. J.-P. Marguénaud image ; JCP 2003. II. 10049, note Gouttenoire-Cornut et Sudre ; P. Malaurie, La Cour européenne des droits de l’homme et le “droit” de connaître ses origines, JCP 2003. I. 120 ; Gaz. Pal. 2005. 411, note Royant ; RJPF 2003-4/34, obs. Le Boursicot ; Dr. fam. 2003, n°58, note Murat ; Dr. fam. 2003, Étude 14, par Gaumont-Prat ; LPA 11 juin 2003, p. 11, note Roy ; JDI 2004. 696, note Leclercq-Delapierre). Néanmoins, on voit difficilement comment le Conseil constitutionnel pourrait juger les dispositions des articles visés inconstitutionnelles sans obliger le législateur à repenser entièrement l’édifice. Plusieurs auteurs ont déjà souligné combien tout repose sur cette spécificité du droit français qu’ils invitent, pour certains, à supprimer purement simplement (v., not. C. Neirinck, note sous Civ. 1re, 7 avr. 2006, RDSS 2006. 575, préc. ; F. Terré, C. Goldie-Genicon et D. Fenouillet, op. cit., spéc. § 654), d’autant que le contentieux montre que le système prive aussi des grands-parents de leurs petits-enfants (v., not., sur le contentieux relatif à l’arrêté d’admission comme pupille de l’État contesté par des grands-parents biologiques, P. Salvage-Gerest, in P. Murat [dir.], Droit de la famille, Dalloz Action, 2016, spéc. § 221.163 et les réf. citées § 221.181 s.).

C’est dire tout l’enjeu de cette question prioritaire de constitutionnalité dont on attend, avec impatience et curiosité, la réponse.

  

 SYMBOLE GRIS