[Tribune] Des mots, toujours des mots (1 000), mais pas de moyens…
En préconisant « la structuration des écritures des avocats » par l’insertion, avant le dispositif, d’une synthèse des moyens invoqués dans la discussion, une note de la Direction des affaires civiles et du Sceau (DACS), du 27 août dernier, a suscité l’émoi de la profession. Celle-ci s’est focalisée sur la limitation de la taille de cette synthèse à un maximum de 10 % des conclusions dans la limite de 1 000 mots.
Des interrogations pratiques et substantielles
On le comprend tant cette proposition interroge. Des interrogations pratiques d’abord : faudra-t-il tenir compte des seuls mots de la discussion ou de l’acte dans son ensemble pour apprécier la taille des écritures ? Comment faire pour les contentieux complexes où ce cadre risque de se révéler insuffisant ? Comment sélectionner ce qui mérite de figurer dans la synthèse ? Des interrogations plus substantielles, ensuite et surtout : cette obligation ne fait-t-elle pas figure de nouvel analgésique destiné à calmer l’engorgement pathologique et chronique du rôle des juridictions ? Depuis plusieurs années, la médication employée pour combattre ce mal consiste à offrir au juge la faculté d’évacuer certaines affaires sans statuer au fond, pour motifs de pure forme. Ainsi, les articles 758 et 954 du code de procédure civile imposent, depuis les décrets n° 2017-891 et n° 2017-892 du 6 mai 2017, d’énoncer ses prétentions sous forme de dispositif et d’invoquer l’ensemble des moyens dans la discussion, sans quoi la juridiction n’en est pas saisie. La proposition de la DACS vient, sous la même sanction, ajouter l’obligation de rédiger une synthèse des moyens invoqués prenant la forme d’une liste numérotée, accentuant encore la prévalence de la forme sur le fond.
Le remède pour soigner le mal est pourtant connu de tous et depuis longtemps : il faut des moyens humains et matériels. Les mesures déployées se contentent néanmoins d’en attaquer les symptômes par l’accroissement des obligations des avocats, dont les écritures trop longues, mal organisées, peu maniables seraient la cause première d’une affection bien plus endogène. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas de nier les bénéfices qui résulteraient d’une meilleure structuration des conclusions, mais de souligner qu’elle ne doit pas cacher l’effet recherché : simplifier et alléger le travail du juge pour accélérer le cours de la justice. Ceci, puisque l’hypothèse d’une absence de synthèse – à laquelle on doit rattacher la synthèse incomplète ou erronée – serait investie de conséquences procédurales radicales, le juge étant dispensé d’avoir à statuer sur les moyens de fait ou de droit dont il ne serait pas saisi.
Des conséquences procédurales radicales
Le cœur du problème réside dans la sanction de ce nouveau formalisme. Sur ce point, la DACS estime inopportun de prévoir une irrecevabilité spécifique et considère que la difficulté est suffisamment adressée par le fait que la juridiction ne sera pas saisie des moyens non ou mal repris dans la synthèse. Cette solution, qui est déjà appliquée aux prétentions qui ne sont pas récapitulées dans le dispositif des conclusions, consiste à édicter une sanction qui ne dit pas son nom, alors qu’elle est radicale. En effet, lorsqu’une juridiction n’est pas saisie des prétentions d’une partie, cette dernière n’a pas le droit d’être entendue sur le fond de celles-ci. Il faudrait donc admettre que ces prétentions sont irrecevables (C. pr. civ., art. 30). Ce n’est pourtant pas l’analyse retenue par la Cour de cassation qui a estimé que, si la cour d’appel n’était pas saisie des chefs du dispositif non mentionnés dans la déclaration d’appel (C. pr. civ., art. 562), cela n’emportait pour autant pas fin de non-recevoir (Cass. avis 20 déc. 2017, n° 17-70.036 P, D. 2018. 692, obs. N. Fricero ; ibid. 757, chron. E. de Leiris, O. Becuwe, N. Touati et N. Palle ; AJ fam. 2018. 142, obs. M. Jean ). La nature procédurale de la sanction apparaît donc incertaine. Elle est pourtant essentielle notamment pour pouvoir rédiger correctement le dispositif de ses écritures. Cette problématique sera inéluctablement transposée à la rédaction de la synthèse soumise à un régime identique. Et que dire de l’attitude du contradicteur désireux de critiquer cette synthèse ? S’il ne peut invoquer une fin de non-recevoir, il sera contraint de suggérer au juge, par une périphrase, qu’il n’est pas saisi de tel ou tel moyen ; ce qui va à l’encontre de l’objectif poursuivi. La nouvelle étape franchie dans la « structuration des écritures » renforce ainsi la place donnée à cette sanction, consistant à permettre au juge de ne pas statuer lorsque les conclusions d’avocat ne respectent pas un standard. Les modalités formelles de présentation des écritures des représentants ad litem sont progressivement érigées en condition pour qu’une décision soit rendue sur les demandes des parties. Le transfert progressif sur l’avocat de charges qui relèvent de l’office du juge, permet à ce dernier de faire l’économie de dire le droit. Voici une entreprise qui se fait au détriment du justiciable.
La sanction de la structuration des écritures doit également être mise en relation avec l’existence d’un recours : quelles contestations les parties pourront-elles soulever lorsque le juge ne s’est pas considéré saisi de leurs moyens au motif qu’ils n’étaient pas – ou qu’ils étaient mal – repris dans la synthèse ? A priori si le juge est valablement saisi d’une prétention sans pouvoir examiner les moyens censés la justifier, il devra la rejeter, sauf à relever d’office le moyen litigieux sur le fondement de l’article 12 du code de procédure civile. Si le juge n’use pas du pouvoir que lui confère ce texte et déboute le plaideur, celui-ci n’aura d’autre choix que d’interjeter appel, ce qui lui permettra d’invoquer ce moyen, nécessairement nouveau, faute d’avoir été examiné en première instance (C. pr. civ., art. 563). La création d’un nouveau cas de défaut de saisine du juge risque d’entraîner un effet secondaire regrettable : l’augmentation mécanique du nombre des appels formés par des justiciables désireux d’être entendus sur leurs moyens. Si cette situation devait se produire en cause d’appel, il ne resterait que le pourvoi en cassation. Sauf à admettre que les moyens non repris dans la synthèse donneraient lieu à fin de non-recevoir, ce qui aurait pour conséquence, selon le cas, de les faire entrer dans le champ de compétence du juge ou du conseiller de la mise en état et d’ouvrir la voie de l’appel ou du déféré à l’encontre de l’ordonnance.
Cette obligation de synthétiser les moyens ne concernera que les conclusions rédigées par un avocat. Il n’est donc pas prévu de modifier l’article 446-2, alinéa 3, du code de procédure civile qui s’applique lorsque, dans une procédure orale, les parties formulent leurs prétentions et moyens par écrit sans être assistées ou représentées par un mandataire ad litem.
Une utilité douteuse pour la bonne administration de la justice
Enfin, on l’a dit : structurer les actes du procès est une nécessité. À ce titre, « la structuration des conclusions d’avocats », qui sont des actes de procédure, est une bonne idée. On peut toutefois s’interroger sur l’utilité de l’insertion d’un résumé de la discussion dans les conclusions pour mieux structurer l’acte. Le but de cette synthèse paraît plus de simplifier l’activité de juger, dès lors que le juge pourra être tenté de s’y référer exclusivement, plutôt que de permettre une meilleure organisation des écritures. Imposer un plan aurait eu une vertu plus structurante. Derrière la notion de « structuration » se cache le spectre de la simplification du contentieux.
Mais il y a pire, tant il est difficile d’accepter qu’in fine ce soit le justiciable qui pâtisse de la radicalité de la sanction. Ceci d’autant plus qu’elle n’était ni nécessaire, ni souhaitable, dès lors que les avocats sont enclins à respecter le formalisme prévu par le code alors même qu’il n’est assorti d’aucune sanction. On en voudra pour preuve l’exigence d’un bordereau récapitulatif des pièces annexé à l’assignation (C. pr. civ., art. 56) qui, jusqu’à l’entrée en vigueur de la réforme du 11 décembre 2019, n’était pas prévu à peine de nullité. Néanmoins, en dépit de l’absence de sanction, l’hypothèse d’une assignation sans bordereau de pièces demeurait marginale. On regrette la tendance à sanctionner les bonnes pratiques judiciaires sur le terrain du fond, qui n’engendre aucun bénéfice et pénalise les justiciables. Il est dommage que les solutions mises en œuvre pour traiter le mal dont souffre le procès civil en viennent à affecter les parties.
En revanche, la proposition tendant à la mise en place d’un dossier et d’un bordereau de pièces uniques pour un litige donné, similaire à ce qui existe en droit administratif (CJA, art. R. 412-2), est intéressante et de nature à apporter de réels bénéfices. La prise en charge des pièces dans le procès civil peut être améliorée. Chaque partie numérote elle-même les pièces visées dans ses conclusions, qui ne sont remises à la juridiction, en version papier principalement, qu’au moment du dépôt du dossier de plaidoirie. Aussi, un dossier unique à disposition du juge et des parties comportant une nomenclature harmonisée, constant en première instance et en appel, constituerait une avancée indéniable. Toutefois, il est à craindre que les outils numériques à disposition des juridictions et des auxiliaires de justice ne permettent pas, en l’état, d’atteindre cet objectif. Dès lors, la mise en œuvre de cette proposition suppose des investissements dont il est à craindre qu’ils ne soient réalisés dans un avenir proche. On le voit, la question des moyens invoqués par les parties au soutien de leurs prétentions ne permettra jamais de s’affranchir du débat relatif aux moyens de la Justice.