Usucapion et garantie du fait personnel du vendeur : incompatibilité ?

Le motif d’intérêt général de sécurité juridique de l’usucapion peut-il justifier que le vendeur puisse l’invoquer, au détriment de la garantie d’éviction résultant du fait personnel due à l’acquéreur d’immeuble ? Insensible à l’argument de l’intérêt général, la Cour de cassation réaffirme sa solution antérieure et répond par la négative.

Le 12 mai 1983, deux personnes vendent un terrain. L’acheteur revend une parcelle de ce terrain le 29 janvier 2010. L’un des vendeurs originaires était cependant resté en possession du terrain pendant un temps suffisant pour invoquer la prescription acquisitive. C’est sur ce fondement qu’il assigne en revendication son cocontractant, acquéreur originaire de 1983, et le sous-acquéreur, pour la restitution de la parcelle cédée en 2010.

La Cour d’appel rejette cette demande en revendication au motif que la garantie d’éviction du fait personnel du vendeur faisait obstacle au jeu de l’usucapion à son profit sur l’immeuble vendu. Le vendeur forme un pourvoi en cassation, dans lequel est mis en avant le motif d’intérêt général de sécurité juridique de l’usucapion. La question posée était celle de savoir si le vendeur peut bénéficier de l’usucapion à l’égard du terrain vendu au détriment de l’acquéreur ou de celui qui a recueilli ses droits.

La Cour de cassation répond à cette question par la négative et affirme que la cour d’appel a fait « une exacte application des articles 1626 et 1628 du code civil ». Le vendeur est tenu de l’obligation de garantir l’acquéreur d’un terrain contre toute éviction résultant de son fait personnel. Or, l’usucapion, résultant de la possession trentenaire, est une éviction résultant d’un fait personnel. Par conséquent, le vendeur ne peut évincer l’acquéreur en invoquant la prescription acquisitive pour se faire reconnaître propriétaire du terrain qu’il a vendu mais dont il a conservé la possession. L’acquéreur est toujours recevable, dans ce cas, à lui opposer l’exception de garantie qui est perpétuelle.

Sur la perpétuité de l’exception de garantie du fait personnel

Il s’agit d’une réaffirmation presque mot pour mot d’une solution ancienne (Civ. 13 mai 1912, DP 1913. I. 143 ; S. 1912. I. 94) et réitérée plus récemment (Civ. 3e, 20 oct. 1981, n° 80-10.660 P, D. 1982. IR 531, obs. crit. B. Audit ; 13 juill. 2010, n° 09-13.472 P, JCP N 2010. 1340, note Le Gallou).

La première étape du raisonnement consiste à établir que l’adage quem de evictione tenet actio, eumdem agentem repellit exceptio (« qui doit garantie ne peut évincer », art. 1626 et 1628 c. civ.) s’oppose bien à l’usucapion. Il semble à peine nécessaire de démontrer que la prescription trentenaire est bien une éviction du fait personnel, et le vendeur d’immeuble ne peut s’en prévaloir contre l’acquéreur. Une seconde étape du raisonnement consiste à poser la règle de la perpétuité de l’exception de garantie.

Cette étape est nécessaire si on considère le champ d’application, quant aux personnes, de la règle de l’interdiction faite au vendeur de faire jouer l’usucapion sur l’immeuble vendu. En premier lieu, le vendeur et tous ceux qui lui succèdent de quelque manière que ce soit dans l’obligation de garantie, ne peuvent bénéficier de l’usucapion sur l’immeuble vendu. En second lieu, l’acquéreur et ses ayants cause peuvent bénéficier de la règle. Les faits de l’espèce et ceux des arrêts antérieurs indiquent que tant les ayants cause à titre particulier, qu’à titre universels, peuvent invoquer l’exception de garantie pour s’opposer à l’usucapion du vendeur.

Or, la transmission de l’obligation de garantie avec l’immeuble peut s’étaler sur une période assez longue, et, « les actions réelles immobilières se prescrivent par trente ans […] » (C. civ., art. 2227) et « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans […] » (C. civ., art. 2224). Si, d’une part comme en l’espèce, le vendeur est resté en possession de l’immeuble pendant un laps de temps suffisant, et si, d’autre part, l’action en garantie de l’acquéreur est prescrite, l’obstacle à l’usucapion est levé. Le vendeur d’immeuble, ainsi libéré de son obligation de garantie, peut dès lors faire jouer l’usucapion.

Pour contrecarrer cette possibilité, la Cour de cassation fait donc intervenir la perpétuité de l’exception de garantie, et fait appel à la règle quae temporalia sunt ad agendum perpetua sunt ad excipiendum » (l’action est temporaire, l’exception est perpétuelle). Appliqué au cas de la possession trentenaire de l’immeuble par le vendeur, la Cour considère que l’exception de garantie est perpétuelle et l’acquéreur ou celui qui a recueilli ses droits peut toujours l’opposer au vendeur qui est resté en possession de l’immeuble. Dès lors, à défaut de faire obstacle à l’usucapion du vendeur par voie de l’action, le propriétaire peut toujours le faire par la voie de l’exception.

L’indifférence de la finalité d’intérêt général de l’usucapion

L’apport de la solution est cependant ailleurs et peut se formuler ainsi : l’intérêt général de sécurité juridique attaché à l’usucapion ne saurait justifier que le vendeur puisse évincer l’acquéreur en invoquant la prescription acquisitive. En réfutant l’argumentation du pourvoi, qui reprenait une critique des commentateurs des arrêts précédents (B. Audit, note ss. Civ. 3e, 20 oct. 1981, préc. ; G. Appert, obs. ss. Civ. 13 mai 1912, S. 1914. I. 209), la Cour affirme indirectement que la finalité de l’usucapion est indifférente à l’égard de la solution qu’elle réitère.

Cependant, la critique tirée de l’intérêt social de l’usucapion n’est-elle pas pertinente ? Ne faudrait-il pas relativiser quelque peu la perpétuité de l’exception de garantie du fait personnel pour laisser une juste place au jeu de l’usucapion au profit du vendeur ?

Si, en effet, on considère la finalité de la garantie du fait personnel, il faut se rappeler que « la règle prend sa source dans la bonne foi qui doit présider à tous les contrats, [car] il serait contre toute justice de souffrir que le vendeur profitât de sa fraude, et contre toute raison de présumer que l’acquéreur a bien voulu lui permettre de le tromper impunément » (P. A. Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires du code civil, t. XIV, Paris – Videcoq, 1836, rapport par le Tribun Faure sur le projet de loi destiné à former le Titre XI du Livre III du code civil, p. 165), et « il est impossible qu’en ne vendant rien on touche un prix » (P. A. Fenet, op. cit., Discours du tribun Grenier devant le Corps législatif sur le même projet, p. 198). On a encore soutenu qu’il « serait, en effet, singulier que le vendeur eût toute licence d’inquiéter son acheteur ; il y aurait dol de sa part à se réserver le droit de reprendre la chose qu’il vient de lui céder ou d’empêcher qu’il puisse en tirer tous les avantages escomptés » (H. Roland et L. Boyer, Adages du droit Français, 4e éd., Litec, 1999. 360, p. 720). Le but de la règle est donc d’éviter que le vendeur, par sa mauvaise foi ou son dol ne reprenne en quelque sorte de la main gauche ce qu’il a donné de la main droite. Tout en respectant cette finalité, il est possible de faire jouer l’usucapion en faveur du vendeur dans une certaine mesure.

Si on considère également la règle quae temporalia, il faut observer qu’elle n’est pas absolue. Appliqué à la nullité du contrat, l’exception ne peut plus être invoquée après un commencement d’exécution (C. civ., art. 1185 ; Civ. 1re, 12 nov. 2020, n° 19-19.481 P, Dalloz actualité, 27 nov. 2020, obs. C. Hélaine) car le commencement d’exécution équivaut à une confirmation du contrat (F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénédé, Droit civil. Les obligations, 12e éd., Dalloz, 2018, n° 568, p. 640). Appliqué à l’obligation de garantie, ne faut-il pas, par analogie, écarter l’exception de garantie lorsque l’acquéreur confirme l’usucapion par son inaction, et laisser ainsi jouer l’usucapion au profit du vendeur ?

Pour l’admission de l’usucapion en faveur du vendeur d’immeuble

On peut répondre à cette question par l’affirmative.

« Les prescriptions sont l’un des fondements de l’ordre social » et « un moyen de prévenir ou de terminer les procès » (P. A. Fenet, op. cit., t. XV, Présentation du titre XX du livre III du projet du code civil sur la prescription par Bigot-Préameneu, p. 575). Par ailleurs, la loi peut dans certains cas « présumer que celui qui a le titre a voulu perdre, remettre ou aliéner ce qu’il a laissé prescrire » (P. A. Fenet, loc. cit.). Enfin, « la prescription est mise, [dans les lois romaines], au nombre des aliénations de la part de celui qui laisse prescrire » (ibid., p. 576).

En un mot, l’exception de garantie doit être écartée dans certains cas, surtout lorsque l’inaction de l’acquéreur peut être interprétée comme une aliénation au vendeur, ou au moins comme une confirmation de l’usucapion. Une telle hypothèse est loin d’être fictive.

D’abord, il faut remarquer que la prescription extinctive ne court à l’égard de l’action en garantie qu’à compter de l’éviction (C. civ., art. 2233). Par conséquent, si l’usucapion est, comme le suppose l’arrêt rapporté, une éviction de l’acquéreur par le fait personnel du vendeur, elle ne devient effective qu’au bout de trente ans. C’est donc à partir de l’usucapion qu’il faut placer le point de départ de la prescription extinctive de l’action en garantie de l’acquéreur. Si ce dernier, outre l’usucapion qui a produit l’éviction, laisse son action en garantie s’éteindre par prescription, il y a là une sorte d’aliénation de l’immeuble ou une confirmation de la prescription trentenaire. Comme dans le cas de l’exception de nullité, l’exception de garantie devrait être écartée et le vendeur doit pouvoir faire jouer l’usucapion.

Si un vendeur peut racheter un terrain qu’il a vendu à son acquéreur ou à ses ayants droit, il semble bien excessif qu’il ne puisse jamais usucaper ce même terrain, alors même que ces deux moyens permettent d’acquérir la propriété. Si cette considération est insuffisante pour convaincre, il est toujours possible aux plaideurs d’invoquer le fameux « principe de proportionnalité » pour réclamer un certain équilibre entre l’obligation de garantie du fait personnel du vendeur et l’usucapion.

  

 SYMBOLE GRIS